Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre II/Chapitre 3

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 187-191).
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CHAPITRE III

Ce que c’est que d’être calme ; à l’égard de qui l’on est calme, et pour quels motifs.

I. Comme le fait d’être en colère est le contraire du fait d’être calme, et que la colère est le contraire du calme d’esprit, il faut traiter les points suivants : quels sont les gens calmes ; à l’égard de qui le sont-ils, et pour quels motifs.

II. Le calme sera donc un retour de l’âme à l’état normal et un apaisement de la colère.

III. Ainsi donc, si l’on s’irrite contre ceux qui méprisent et que ce mépris soit une chose volontaire, il est évident que, à l’égard de ceux qui ne font rien de cette sorte, ou qui agiraient dans ce sens involontairement, ou qui se donneraient cette apparence, on sera dans une disposition calme.

IV. De même à l’égard de ceux dont les intentions seraient le contraire de leurs actes, et pour ceux qui se comporteraient de la même façon envers eux-mêmes qu’envers nous ; car personne ne semble disposé à se déprécier.

V. À l’égard de ceux qui reconnaissent leurs torts et qui s’en repentent ; car, subissant comme une punition le chagrin que leur cause l’action commise, ils font tomber la colère. Cela se remarque dans le cas des châtiments infligés aux serviteurs : nous punissons d’autant plus ceux qui refusent d’avouer leurs torts et opposent des dénégations ; mais, contre ceux qui conviennent que l’on a raison de les punir, nous ne gardons pas de ressentiment. Cela tient à ce que c’est de l’impudence que de refuser de reconnaître un tort manifeste ; or l’impudence est une sorte de mépris et de défi, car[1] nous ne respectons pas ce qui nous inspire un profond mépris.

VI. De, même à l’égard de ceux qui s’humilient devant nous et qui ne nous contredisent point, car ils font voir qu’ils se reconnaissent nos inférieurs ; or les inférieurs craignent leurs supérieurs, et quiconque éprouve de la crainte ne songe pas à mépriser. La preuve qu’une attitude humble fait tomber la colère, c’est que les chiens ne mordent pas ceux qui sont assis.

VII. À l’égard de ceux qui agissent sérieusement avec nous lorsque nous-mêmes sommes sérieux, car ils semblent, dans ce cas, nous prendre au sérieux, et non pas nous mépriser.

VIII. À l’égard de ceux qui nous ont rendu de plus grands services[2] ; de ceux qui ont besoin de nous et qui ont recours à notre aide, car ils sont dans une condition inférieure à la nôtre.

IX. À l’égard de ceux qui ne sont pas insolents, ni railleurs, ni sans déférence, soit envers qui que ce soit, ou envers les gens de bien ou envers les personnes de la même condition que nous-mêmes.

X. D’une manière générale, il faut examiner, d’après les circonstances contraires (à celles qui accompagnent la colère), les motifs que l’on a d’être calme ; observer quelles personnes on craint et l’on révère. En effet, tant qu’elles sont dans ce cas, on ne se fâche pas contre elles, vu qu’il est impossible d’avoir tout ensemble (vis-à-vis d’un même individu) et de la crainte et de la colère.

XI. Contre ceux qui ont agi par colère, ou bien l’on n’a pas de colère soi-même, ou bien l’on en a moins[3] ; car on voit bien qu’ils n’ont pas agi par mépris, la colère excluant ce sentiment. Et en effet, le mépris n’est pas douloureux, tandis que la colère est accompagnée de douleur[4].

XII. De même vis-à-vis de ceux que l’on révère. Quant à ceux qui se trouvent dans des conditions qui excluent la colère, il est évident qu’ils seront calmes ; comme, par exemple, si l’on est au jeu, en train de rire, en fête, dans un jour de bonheur, dans un moment de succès ou en pleine convalescence[5], et, généralement, quand on est exempt de chagrin, lorsqu’on goûte un plaisir inoffensif, que l’on conçoit un espoir honnête. Tels sont encore ceux qui ont laissé passer du temps[6] et ne s’emportent pas tout de suite, car le temps fait tomber la colère.

XIII. Une chose qui fait cesser la colère, même plus grande[7], dont nous sommes animés contre telle personne, c’est la vengeance que nous avons pu exercer antérieurement sur une autre. De là cette réponse avisée de Philocrate[8] à quelqu’un qui lui demandait pourquoi, devant le peuple transporté de colère contre lui, il n’essayait pas de se justifier. « Pas encore, dit-il. Mais quand le feras-tu ? — Lorsque j’aurai vu porter une accusation contre quelque autre. » En effet, on devient calme (à l’égard d’un tel), quand on a épuisé sa colère contre un autre ; témoin ce qui arriva à Ergophile. Bien que l’on fût plus indigné de sa conduite que de celle de Callisthène, on l’acquitta parce que, la veille, on avait condamné Callisthène à la peine de mort[9].

XIV. De même encore, si les gens (qui nous ont fait tort) ont subi une condamnation et qu’ils aient éprouvé plus de mal que ne leur en auraient causé les effets de notre colère ; car l’on croit, dans ce cas, avoir obtenu justice.

XV. De même, si l’on pense être coupable soi-même et mériter le traitement infligé ; car la colère ne s’attaque pas à ce qui est juste. On ne croit plus, dès lors, subir un traitement contraire à ce qui convient ; or c’est cette opinion qui, nous l’avons vu[10], excite la colère. Voilà pourquoi il faut réprimer, au préalable, par des paroles. On a moins d’indignation quand on a été réprimé (ainsi), même dans la condition servile.

XVI. De même, si nous présumons que la personne maltraitée par nous ne se doutera pas de notre action, ni de nos motifs ; car la colère s’attaque toujours à tel individu pris en particulier : c’est une conséquence évidente de la définition donnée [11]. C’est ce qui fait la justesse de ce vers du Poète :

Il faut dire que c’est Ulysse le preneur de villes [12].

En effet (Polyphème) ne serait pas considéré comme puni s’il ne pouvait se douter ni de l’auteur, ni du motif de la vengeance exercée contre lui. L’on a donc pas de colère contre ceux qui ne peuvent reconnaître notre action. On n’en a plus contre les morts, puisqu’ils ont subi la dernière peine et ne peuvent plus éprouver de souffrance, ni reconnaître notre vengeance ; or c’est là le but que poursuivent les gens en colère. Aussi c’est avec à-propos que, au sujet d’Hector qui n’est plus, le Poète, voulant mettre un terme à la colère d’Achille, place ces mots dans la bouche d’Apollon :

Dans sa fureur, il outrage une terre insensible [13].

XVII. Il est donc évident que ceux qui veulent inspirer des sentiments modérés doivent discourir au moyen de ces lieux. On met l’auditoire dans ces différentes dispositions (suivant les cas). On lui présente les gens contre lesquels il est irrité ou comme redoutables, ou dignes d’être révérés, ou encore comme ayant mérité de lui ou comme ayant des torts involontaires, ou enfin comme ayant été grandement affligés de ce qu’ils ont fait.

  1. On voit que nous lisons γὰρ au lieu de γοῦν.
  2. Qu’ils n’en ont reçu de nous (note de l’édition de Meredith Cope).
  3. Que s’ils avaient agi de sang-froid.
  4. Cp. chap. II, § 1.
  5. Ἐν πληρώσει. On a traduit quelquefois : « dans l’accomplissement (de ses désirs). »
  6. Sur un fait pouvant exciter la colère.
  7. Plus grande que celle dont le tiers serait l’objet.
  8. Philocrate est mentionné plusieurs fois dans le discours du Démosthène sur la fausse ambassade.
  9. Ergophile et Callisthène, généraux athéniens qui furent accusés de trahison.
  10. chap. II, § 1.
  11. Chap. II, § 2.
  12. Homère, Od., IX, 504.
  13. Homère, Il., XXIV, 54.