Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre II/Chapitre 5

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 198-204).
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CHAPITRE V


Qu’est-ce que la crainte et ce qui l’inspire ? Dans quelle disposition est-on lorsqu’on a de la crainte ?


I. Maintenant [1], sur quoi porte la crainte ; quels sont ceux qui l’inspirent ; dans quel état d’esprit sont ceux qui l’éprouvent, c’est ce que rendront évident les explications qui vont suivre. La crainte sera donc une peine, ou un trouble causé par l’idée d’un mal à venir, ou désastreux, ou affligeant : car tous les maux indifféremment ne donnent pas un sentiment de crainte ; telle, par exemple, la question de savoir si l’on ne sera pas injuste ou inintelligent ; mais c’est plutôt ce qui implique l’éventualité d’une peine ou d’une perte grave, et cela non pas dans un lointain avenir, mais dans un temps assez rapproché pour que ces maux soient imminents. Et en effet, on ne redoute pas ce qui est encore bien loin de nous : ainsi tout le monde sait qu’il faudra mourir ; mais, comme ce n’est pas immédiat, on n’y songe pas.

II. Si donc la crainte est bien ce que nous avons dit, il en résulte nécessairement que ce sentiment aura pour motif tout ce qui parait avoir une grande puissance peur détruire, ou pour causer un dommage qui doive amener une peine très vive. C’est pourquoi les indices qui annoncent de tels actes inspirent de l’effroi, car ce qui effraye nous apparaît comme tout proche ; c’est là ce qui constitue le péril (autrement dit) l’arrivée prochaine d’une chose effrayante.

III. À cet ordre de faits appartiennent l’inimitié et la colère des gens qui ont une action sur nous, car il est évident qu’ils en ont à la fois et le pouvoir et la volonté.

IV. De même l’injustice qui possède la puissance ; car c’est par l’intention que l’homme injuste est injuste.

V. De même la vertu outragée qui possède la puissance ; car il est évident que, à la suite d’un outrage, elle veut toujours (se venger), mais que, dans le cas présent, elle le peut.

VI. Ajoutons la crainte que nous inspirent ceux qui peuvent nous faire quelque mal, car il arrive nécessairement qu’une personne animée d’une telle crainte prend ses mesures en conséquence.

VII. Comme il y a beaucoup de gens pervers, dominés par l’appât du gain et remplis de peur en face du danger, c’est une cause de crainte, le plus souvent, que d’être à la merci d’un autre. Par suite, ceux qui se rendent complices d’une action dangereuse donnent à craindre qu’ils ne trahissent, ou fassent défection.

VIII. Ceux qui sont en état de commettre un préjudice donnent toujours des craintes à ceux qui sont dans le cas d’être préjudiciés ; et en effet, les hommes commettent des injustices presque aussi souvent qu’ils en ont le pouvoir. Il en est de même de ceux qui ont subi un préjudice, ou qui peuvent en avoir subi ; car ils guettent toujours l’occasion de se venger. De même encore ceux qui en ont fait subir donnent à craindre qu’ ils ne recommencent dès qu’ils en auront la faculté, dans la crainte de représailles. Car cette éventualité a été posée[2] comme étant à craindre.

IX. De même les compétiteurs poursuivant un même but qu’ils ne peuvent atteindre tous deux ensemble, car on est toujours en lutte avec les gens placés dans ces conditions.

X. Ceux qui se rendent redoutables à plus puissant que nous le sont aussi pour nous-mêmes, car on pourrait plutôt nous nuire que nuire à des gens plus puissants que nous. Ceux qui redoutent des gens plus puissants que nous sont à craindre, pour la même raison.

XI. Sont encore à craindre ceux qui ont perdu des gens plus puissants que nous, et même ceux qui s’attaquent à des gens moins puissants que nous. En effet, ils sont à craindre dès maintenant, ou le seront quand leur puissance sera devenue plus grande. Parmi les gens qui ont éprouvé un préjudice (par notre fait), qui sont nos ennemis et nos rivaux, ce ne sont pas ceux qui s’emportent et qui éclatent en injures, mais ceux qui sont d’un naturel calme, dissimulé et fourbe ; car ces sortes de gens ne laissent pas voir les coups qu’ils sont près de nous porter et, par suite, on n’est jamais sûr d’en être éloigné.

XII. Tout ce qui est redoutable l’est encore davantage lorsque, une faute étant commise, il n’est aucun moyen de la réparer et que, loin de là, cette réparation ou bien est chose absolument impossible, ou bien n’est pas en notre pouvoir, mais plutôt au pouvoir de nos adversaires.

On a encore des craintes à propos des maux auxquels il n’y a pas de remède, ou bien auxquels il n’y en a pas d’une application facile. Pour parler en thèse générale, sont des sujets de crainte tous les événements qui, frappant ou menaçant les autres, nous inspirent un sentiment de pitié. Ainsi donc, ce qui motive la crainte et ce qui la fait naître, nous en avons cité pour ainsi dire les exemples les plus importants. Quant à la disposition d’esprit où se trouvent ceux qui ont des craintes, c’est ce qu’il s’agit d’expliquer maintenant.

XIII. Si la crainte est un sentiment inhérent à la perspective d’une épreuve funeste, il est évident que personne ne craint rien : ni parmi ceux qui croient ne devoir rien éprouver, ni en fait d’épreuves dont on se croit exempt, ni de la part de gens de qui l’on n’en attend pas, ni dans les situations où l’on se croit à l’abri.

Il s’ensuit donc, nécessairement, que la crainte s’empare de ceux qui se croient exposés à une épreuve, qu’ils craignent ceux de qui ils l’attendent, ainsi que l’épreuve elle-même et la situation qui doit l’amener.

XIV. On ne se croit exposé aux épreuves ni lorsqu’on est, ni lorsqu’on se juge en pleine prospérité ; c’est ce qui rend arrogant, dédaigneux et téméraire. Ce qui nous met dans cette disposition, c’est la fortune, la force, l’étendue de nos relations d’amitié, la puissance. — Ni lorsqu’on croit avoir traversé des passes terribles, au point d’être trempé pour toute éventualité ; tels, par exemple, ceux qui ont déjà reçu la bastonnade. Seulement il faut qu’il y ait en nous un vague espoir de salut dans l’affaire où nous nous débattons. Une marque de cette vérité, c’est que la crainte nous rend capables de prendre un parti, tandis que personne ne délibère plus dans une situation désespérée

XV. Ainsi donc il faut mettre les gens dans une telle disposition d’esprit, lorsque l’intérêt de notre cause est de leur faire craindre qu’ils ne soient exposés à telle épreuve, et alléguer que, en effet, d’autres personnes plus fortes l’ont subie, et montrer ceux qui, dans des conditions semblables, la traversent ou l’ont déjà traversée, par le fait de gens desquels ils ne croyaient pas devoir l’attendre et quand cette épreuve, ainsi que la circonstance qui l’a produite, étaient loin de leur pensée.

XVI. Maintenant que l’on voit clairement en quoi consiste la crainte, ce qui la fait naître, quel est l’état d’esprit de ceux qui l’éprouvent, on verra non moins clairement, par suite, ce que c’est que l’assurance, sur quels objets elle porte, et comment se conduisent les gens qui en ont ; car l’assurance est le contraire de la crainte, et l’homme doué d’assurance le contraire de l’homme timoré. L’assurance est donc l’espoir du salut, accompagné de l’idée que ce salut est à notre portée, et que les choses à craindre ou n’existent pas, ou sont loin de nous.

XVII. Ce qui donne de l’assurance, c’est l’éloignement du danger et la proximité des choses qui rassurent ; c’est l’existence d’un moyen de réparer le mal et d’un secours ou multiple, ou d’une grande importance, ou l’un et l’autre. On a de l’assurance lorsqu’on n’a pas éprouvé un préjudice ; qu’on n’en a pas causé ; lorsqu’on n’a pas du tout de compétiteurs, ou que nos compétiteurs n’ont aucune puissance, ou que ceux qui ont de la puissance sont nos amis. De même, lorsqu’on a rendu des services ou qu’on en a reçu ; ou encore lorsque les gens intéressés à notre action sont plus nombreux, ou plus puissants, ou l’un et l’autre.

XVIII. Étant donnée cette disposition, on a de l’assurance si l’on croit avoir réussi en beaucoup d’affaires et n’avoir pas été éprouvé ; ou bien si l’on a souvent affronté le danger et qu’on y ait échappé ; car il y a deux manières, pour l’homme, d’être inaccessible à la passion[3] : tantôt c’est qu’il n’a pas traversé d’épreuves, tantôt qu’il a eu le moyen de s’en tirer. C’est ainsi que, dans les dangers de la vie maritime, une même confiance dans l’avenir anime ceux qui n’ont pas l’expérience de la tempête et ceux qui puisent les moyens de salut dans cette expérience.

XIX. De même lorsque le fait en question ne donne de crainte ni à nos pareils, ni à nos inférieurs, ni aux personnes sur lesquelles nous croyons avoir un avantage ; or on croit avoir un avantage sur quelqu’un lorsqu’on l’a emporté sur lui, ou sur des gens plus forts que lui, ou sur ceux de sa force.

XX. De même encore si l’on croit posséder en plus grand nombre, ou dans une plus grande proportion, les biens dont la jouissance plus complète nous rend redoutables. Telle, par exemple, la supériorité de nos finances, de nos corps de troupes, de nos amis, de notre pays et de notre organisation militaire, à tous les points de vue et même aux points de vue principaux. De même, si l’on n’a causé de préjudice à personne, ou que ce soit seulement à un petit nombre de gens, ou à des gens qui ne sont pas en position de nous faire peur.

XXI. Enfin, d’une manière générale, si les desseins des dieux tournent à notre avantage, ou ceux de toutes sortes, ou ceux dont la manifestation nous arrive par les présages et les oracles. En effet, il y a de l’assurance dans le sentiment de la colère ; ce n’est pas le fait de commettre une injustice, mais celui d’en subir une qui excite ce sentiment en nous ; or nous supposons que c’est aux victimes d’une injustice que la volonté divine sera secourable.

XXII. De même lorsque, se livrant à un premier effort, on se croit à l’abri d’épreuves présentes, ou futures, et que l’on compte sur le succès.

Nous nous sommes expliqué sur les choses qui inspirent de la crainte et sur celles qui donnent de l’assurance.


  1. L’édition de Buhle place cette phrase à la fin du chapitre précédent, mais elle appartient évidemment à celui-ci.
  2. § 5.
  3. À la crainte, dans le cas présent.