Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre II/Chapitre 6

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 204-210).
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CHAPITRE VI


De quoi avons-nous honte et n’avons-nous pas honte ? — Devant qui avons-nous honte ? — Dans quelle disposition avons-nous honte


I. Quelles sont les choses dont nous avons honte et celles dont nous n’avons pas honte ; devant qui et dans quelle disposition éprouvons-nous ce sentiment, c’est ce que l’on va rendre évident.

II. La honte sera une peine occasionnée par celles des choses fâcheuses, ou présentes, ou passées, ou futures, qui paraissent donner de nous une mauvaise opinion. L’impudence sera une sorte de mépris et d’indifférence à cet égard.

III. Si la honte est telle que nous l’avons définie, il s’ensuit nécessairement que l’on a honte à propos de celles des choses fâcheuses qui paraissent laides, soit à nous-mêmes, soit à ceux dont l’opinion nous touche. À cette classe appartiennent toutes les actions dérivant d’un vice par exemple, jeter son bouclier ou prendre la fuite ; car c’est là un effet de la lâcheté ; soit encore, garder frauduleusement un dépôt confié, car c’est là un effet de l’improbité.

IV. Avoir eu des rapports d’une nature illicite au point de vue de la personne, du lieu, ou du temps ; car c’est là en effet de l’incontinence.

V. Tirer profit d’objets sans valeur, ou d’un commerce déshonorant, ou spéculer dans des conditions impossibles, comme, par exemple, sur des pauvres et des morts. De là le proverbe : « Il dépouillerait un mort[1] ; » car c’est là un effet de l’amour sordide du gain, de l’avarice.

VI. Ne pas secourir quand on en a les moyens pécuniaires, ou prêter un secours insuffisant et accepter des secours de gens qui n’ont pas autant de ressources que nous.

VII. Emprunter à la personne qui fera mine de demander, et demander à qui fera mine de réclamer son dû ; faire une réclamation au moment où l’on vient nous demander, et faire des compliments pour avoir l’air de demander, et insister après avoir été refusé ; car ce sont autant de marques d’avarice.

VIII. Louer une personne en sa présence est un acte de flatterie. Faire un éloge outré de ses qualités et passer l’éponge sur ses défauts ; témoigner une peine exagérée sur la douleur d’un autre, et mille autres démonstrations analogues ; car ce sont là aussi des signes de flatterie.

IX. Ne pas savoir supporter les fatigues que supportent bien des personnes plus âgées que nous, plus délicates, plus fortunées, ou, en général, qui paraissent moins en état de les supporter ; car ce sont là des signes de mollesse.

X. Accepter des libéralités d’un autre, et cela à plusieurs reprises ; reprocher celles dont on est l’auteur ; car ce sont là des marques de petitesse d’esprit et de bassesse.

XI. Parler à tout instant de soi et se vanter ; présenter comme de soi ce qui est d’un autre ; car c’est là de la jactance. Il en est de même de tous les effets et de toutes les marques, de chacun des vices et de leurs analogues, car ce sont autant de choses laides et ignominieuses.

XII. Ajoutons-y le fait de ne pas avoir sa part des choses honorables auxquelles participent tous les hommes, ou tous nos pareils, ou le plus grand nombre. Or j’appelle « nos pareils » ceux de notre race, de notre pays, de notre âge, de notre famille et, généralement, ceux qui vont de pair avec nous ; car, dès lors, il est honteux de ne pas recevoir sa part, d’instruction par exemple, dans une mesure donnée, et des autres biens semblablement. Il l’est encore davantage si cette non participation paraît être de notre faute ; car, dès lors, elle est plutôt causée par un vice de notre nature si nous sommes nous-mêmes les auteurs de nos imperfections passées, présentes ou futures.

XIII. Ceux-là sont encore honteux qui ont subi, subissent ou subiront telles épreuves dont les suites sont la déconsidération et la réprobation. Tel est, par exemple, le cas où nous nous prêtons, en personne, à des actes déshonorants, entre autres à l’outrage aux mœurs. Tel est encore celui qui nous expose à l’incontinence, soit spontanément, soit malgré nous, ou à la violence, malgré nous. car le support de ces épreuves a pour origine le manque de cœur ou la lâcheté, et l’impuissance à s’en défendre. Telles sont les choses dont on a honte, ainsi que d’autres analogues.

XIV. Mais, comme la honte est une idée que l’on se fait de la déconsidération encourue, et suggérée par cette déconsidération même, plutôt que par les conséquences de l’acte accompli (personne ne songe à sa réputation, si ce n’est à cause de ceux qui l’établissent), il s’ensuit nécessairement que l’on a honte, par rapport à l’opinion de ceux que l’on considère.

XV. On considère ceux qui nous admirent, ceux que nous admirons, et ceux dont on veut être admiré, et ceux avec lesquels on rivalise et ceux dont on ne dédaigne pas l’opinion.

XVI. Quant à ceux dont on veut être admiré et que l’on admire, ce sont les gens qui possèdent quelqu’un des biens honorables, ou ceux auxquels il nous arrive de demander quelques-unes des choses qu’ils ont à leur disposition ; ainsi les amoureux.

XVII. Nous rivalisons avec nos pareils. On se préoccupe de l’opinion des gens sensés comme ayant un sentiment juste des choses ; tels sont, par exemple, les vieillards et les personnes éclairées.

XVIII. Les choses qui frappent les yeux et qui se font au grand jour, provoquent la honte. De là, le proverbe : « La pudeur est dans les yeux. » Aussi avons-nous plus de retenue devant ceux qui devront être toujours en notre présence et ceux qui font attention à nos actes, parce que les uns et les autres ont les yeux sur nous.

XIX. De même devant ceux qui ne sont pas en faute pour le même objet que nous, car il est évident que leur opinion nous sera défavorable ; et devant ceux qui ne sont pas portés à l’indulgence pour ceux qu’ils prennent en faute. En effet, les actions dont on est soi-même capable, on ne s’indigne pas, dit-on, de les voir faire au prochain ; et, par contre, ce qu’on ne fait pas soi-même, il est évident qu’on s’en indigne.

XX. Devant ceux qui sont enclins à répandre des bruits dans le monde ; car il n’y a point de différence entre n’avoir pas d’opinion sur un fait, et ne pas le divulguer. Or ceux qui sont portés à divulguer nos actes, ce sont les gens que nous avons lésés, attendu qu’ils sont toujours à l’affût ; les médisants, car ils sont prêts à dénoncer ceux qui ne sont pas en faute et, à plus forte raison, ceux qui y sont ; les gens dont la vie se passe à voir les fautes du prochain, ce qui est le cas des moqueurs et des auteurs comiques ; car ce sont autant de gens médisants et enclins au commérage. De même encore devant ceux auprès desquels nos démarches n’ont jamais manqué de réussir ; car on est dans la disposition de gens qui se sentent admirés. Voilà pourquoi on a honte devant les personnes qui viennent demander un premier service, n’ayant jamais eu, jusqu’alors, à risquer sa considération en leur présence.

C’est dans ce cas que se trouvent ceux qui depuis peu, veulent être nos amis, car ils ont arrêté leur vue sur nos plus beaux côtés. C’est ce que fait ressortir la belle réponse d’Euripide aux Syracusains [2]. Tel est aussi le cas de nos relations anciennes quand elles n’ont donné lieu à aucune mauvaise action de notre part.

XXI. On est pris de honte non seulement au sujet des choses que nous avons qualifiées de honteuses, mais encore à la vue de ce qui en est le signe ; par exemple, non seulement en nous livrant aux plaisirs aphrodisiaques, mais encore à la vue d’un indice de ces plaisirs ; et non seulement en faisant des choses honteuses, mais rien qu’à en parler.

XXII. Semblablement aussi, nous avons honte non seulement devant ceux que nous avons dit, mais encore devant les personnes dont la vue nous les rappellera ; par exemple, leurs serviteurs, leurs amis.

XXIII. Maintenant, d’une manière générale, nous n’avons honte ni devant ceux pour l’opinion de qui nous n’avons qu’un profond dédain, — en effet, personne ne s’observe devant de jeunes esclaves ou des animaux ; — ni, dans les mêmes circonstances, devant nos familiers ou des inconnus ; mais bien devant nos familiers, dans telles circonstances où la vérité semble intéressée, et devant des étrangers dans celles où la loi est en jeu.

XXIV. Voici encore des situations où l’on pourrait avoir honte : d’abord s’il se trouvait en notre présence quelqu’une des personnes que nous avons dit nous inspirer de la retenue. Tels étaient [3] ceux que nous admirons ou qui nous admirent, ceux de qui nous tenons à être admirés ou auxquels nous avons à demander quelque service que l’on n’obtiendrait pas si l’on ne jouissait pas de leur considération, et cela soit qu’on nous voie (c’est dans ce sens que Cydias, lors de la délibération relative à la clérouchie[4] de Samos, s’exprima devant le peuple. Il prétendait que les Athéniens supposassent les Grecs placés tout autour d’eux pour les observer, et non pas seulement informés du décret qu’ils allaient voter [5], soit que l’on se tienne près de nous, ou que l’on doive s’apercevoir de notre conduite. C’est pour cela que, dans le malheur, on n’aime pas à être vu de ceux qui, naguère, nous jalousaient, car ceux qui nous jalousent ont pour nous un sentiment d’admiration.

XXV. Soit encore le cas où il y a quelque chose de déshonorant dans nos propres affaires et dans nos actions, ou dans celles de nos ancêtres, ou de quelques personnes dont les intérêts sont liés aux nôtres et, d’une manière générale, de ceux pour qui nous avons honte. À cette dernière catégorie appartiennent d’abord ceux dont nous avons parlé (précédemment), et encore ceux dont nous répondons, ceux qui ont reçu nos leçons ou nos conseils.

XXVI. Soit enfin le cas où d’autres, parmi nos pareils, excitent notre émulation ; car il est beaucoup d’actions que la réserve à garder vis-à-vis de ces personnes nous suggère, ou nous interdit.

XXVII. Ceux qui doivent être en vue et dont la conduite sera épluchée au grand jour par ceux qui sont dans leur secret seront encore plus sujets à la honte. De là ce mot du poète Antiphon, au moment de périr sous la bastonnade par l’ordre de Denys. Voyant ses compagnons de supplice se cacher la tête dans leur manteau au sortir des portes : « Pourquoi vous cacher la tête, dit-il ; serait-ce pour que personne, dans cette foule, ne nous puisse reconnaître demain ? »

Voilà pour ce qui concerne la honte. Quant à l’absence de honte [6], il est évident que nous pourrons tirer un bon parti des arguments contraires.

  1. Ou peut-être : « Il gagnerait sur un mort. »
  2. Ruhnken (Hist. crit. orat. gr., t. VIII ; orat., Reiske, p. 150) propose de lire Hypéride au lieu de Euripide, ce qui est assez plausible. Voici la substance de cette réponse qui nous est rapportée par le scoliaste : Les Syracusains déclinant une demande que leur adressaient les Athéniens : « Vous auriez dû, leur dit l’ambassadeur d’Athènes, être amenés à plus d’égards pour nous, qui vous tenions en grande considération, n’y eût-il d’autre motif, au moins, en raison de ce que nous ne faisions que commencer à vous adresser une demande.»
  3. §§ 14 et suiv.
  4. Tirage au sort des terres partagées entre les colons.
  5. Thucydide (liv. I) ne parle pas de ce décret, mais Isocrate (Panégyr. d’Ath.) y fait allusion et tâche de justifier les Athéniens. Cydias florissait dans l’ol. CVII (353 av. J.-C.).
  6. ᾿Αναισχυντία ne signifie pas toujours impudence, manque de retenue. Ce expressions ne sont jamais prises dans un sens favorable, tandis que le mot grec peut l’être. C’est ainsi que nous disons : « Je n’ai pas honte de l’avouer, » en parlant d’une action ou d’une pensée honorable.