Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre II/Chapitre 8

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 213-217).
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CHAPITRE VIII


De la pitié.


I. Quelles sont les choses qui excitent la pitié ; pour qui a-t-on de la pitié ; dans quel état d’esprit en a-t-on, voilà ce qu’il s’agit d’exposer ici.

II. La pitié sera le chagrin que nous cause un malheur dont nous sommes témoins et capable de perdre ou d’affliger une personne qui ne mérite pas d’en être atteinte, lorsque nous présumons qu’il peut nous atteindre nous-mêmes, ou quelqu’un des nôtres, et cela quand ce malheur parait être près de nous. En effet, il est évident que celui qui va être pris de pitié est dans un état d’esprit tel qu’il croira pouvoir éprouver quelque malheur, ou lui-même, ou dans la personne de quelqu’un des siens, et un malheur arrivé dans les conditions énoncées dans la définition, ou analogues, ou approchantes.

III. Aussi la pitié n’est le fait ni de ceux qui sont tout à fait perdus, car ils croient ne plus pouvoir rien éprouver, ayant essuyé toutes sortes d’épreuves, ni de ceux qui se croient au comble de la félicité. Ceux-là, au contraire, vous blessent par leur arrogance ; en effet, s’ils croient que tous les biens sont faits pour eux, il est évident qu’ils prétendent ne souffrir aucun mal, ce qui est à mettre au nombre des biens.

IV. Il y a, au contraire, des personnes qui, par une disposition naturelle, sont portées à réfléchir qu’elles pourraient être éprouvées elles-mêmes, savoir : celles qui l’ont été déjà et qui ont pu se tirer d’affaire ; les vieillards, par bon sens et par expérience ; les gens faibles et les lâches encore davantage ; les personnes cultivées, lesquelles sont aptes à raisonner.

V. De même ceux qui ont des parents, des enfants, une femme, car ce sont des êtres qui les touchent de près et peuvent être frappés de malheurs analogues.

VI. De même encore ceux qui ne sont ni dans un état de passion qui tienne du courage, telle que la colère ou la témérité, car ces passions ne calculent pas l’avenir, — ni dans une disposition qui les porte à l’arrogance ; car les arrogants ne sont pas en état de calculer que la même épreuve pourra les affecter, mais plutôt dans une situation d’esprit intermédiaire. Il en est de même de ceux qui n’ont pas de vives alarmes, car on est sourd à la pitié quand un malheur nous frappe d’épouvante, parce que l’on est tout entier à ses propres épreuves.

VII. On aura de la pitié si l’on croit qu’il existe d’honnêtes gens ; car, si l’on n’a cette idée de personne, on trouve toujours que le malheur est mérité. Et, d’une manière générale, lorsqu’on sera disposé à se rappeler que la même calamité est tombée sur soi-même, ou sur les siens, ou encore à songer qu’elle peut nous atteindre, nous ou les nôtres. Voilà pour les divers états d’esprit où l’on a de la pitié.

VIII. Quant à ce qui inspire ce sentiment, la définition donnée le montre avec évidence. Parmi les choses affligeantes et douloureuses, toutes celles qui amènent la destruction excitent la pitié, ainsi que toutes celles qui suppriment un bien, et celles dont la rencontre accidentelle est une cause de malheurs d’une grande gravité.

IX. Sont des choses douloureuses et des causes de perte : la mort, la flagellation, les infirmités, la vieillesse, les maladies, le manque de nourriture.

X. Les malheurs accidentels sont le fait de n’avoir pas d’amis, ou de n’en avoir qu’un petit nombre. Voilà pourquoi être arraché à ses amis et à ses familiers est un sort qui excite la pitié. De même la laideur, la faiblesse, la difformité, un malheur résultant de ce qui devait légitimement produire un avantage, et la répétition fréquente de cette conséquence.

XI. De même encore, quand un bien ne nous arrive qu’après que le malheur a été subi. Exemple : Diopithès[1] était mort lorsqu’arrivèrent les présents du roi. Quand aucun avantage n’a été obtenu, ou, que, une fois obtenu, il n’a pu être mis à profit.

Telle est la nature et la variété des choses qui excitent la pitié.

XII. Quant aux personnes qui nous en inspirent, ce sont nos relations, lorsqu’elles ne sont pas tout à fait intimes ; car, pour celles-ci, nous éprouvons les mêmes sentiments que nous ferait éprouver notre propre situation. Voilà pourquoi Amasis ne pleura pas sur son fils que l’on conduisait à la mort, et pleura sur son ami qui demandait l’aumône. Le sort de celui-ci était lamentable, mais celui du premier était terrible : car le terrible diffère du lamentable ; il exclut même la pitié et, souvent, il peut favoriser le sentiment contraire [2].

XIII. On a aussi de la pitié lors qu’un danger terrible est imminent. Ce sentiment nous anime encore à l’égard de ceux qui ont avec nous des rapports d’âge, de caractère, de profession, d’opinions, de naissance ; car ces rapports nous font d’autant mieux voir que la même épreuve pourrait nous atteindre, et, d’une manière générale, il faut observer, à ce propos, que ce que l’on craint pour soi nous inspire de la pitié pour les autres qui l’éprouvent.

XIV. Comme les épreuves qui paraissent à notre portée excitent la pitié, tandis que, n’ayant ni l’appréhension, ni le souvenir de ce qui est arrivé il y a des centaines d’années, ou arrivera plus tard, nous ne ressentons aucune pitié, ou tout au moins le même genre de pitié, il s’ensuit nécessairement que ceux qui contribuent à nous représenter des faits lointains par leur costume, leur voix et, généralement, avec tout l’appareil théâtral, seront plus aptes à faire naître la pitié ; car ils rapprochent de nous le malheur qu’ils reproduisent devant nos yeux, soit comme futur ; soit comme passé.

XV. Les événements récents, ou ceux qui auront lieu bientôt, sont, pour la même raison, d’autant plus propres à exciter la pitié.

XVI. Ajoutons-y la production des objets et des travaux de ceux qui ont souffert : par exemple, leurs vêtements et toutes les autres choses analogues ; les discours tenus par eux pendant l’épreuve, ceux des mourants, par exemple, et surtout ce fait qu’ils se sont comportés dans de telles circonstances avec une grande dignité. Tout cela fait naître une pitié d’autant plus vive qu’il nous semble que les faits se passent près de nous, soit que le sort du patient nous semble immérité, soit que l’épreuve subie par lui nous semble avoir eu lieu sous nos yeux.

  1. Fait inconnu d’ailleurs. Il s’agit probablement du général athénien dont parle Démosthène dans la troisième Philippique.
  2. Aristote dira plus loin (ch. IX, § 1) que la pitié a pour contraire l’indignation.