Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre II/Chapitre 7

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 211-213).
◄  VI.
VIII.  ►

CHAPITRE VII


Des personnes à qui l’on fait une faveur. — Des motifs de la faveur accordée. — De la disposition d’esprit de ceux qui l’accordent.


I. À qui fait-on une faveur ; à quel titre ; dans quel état d’esprit la fait-on, c’est ce que montrera clairement la définition de la faveur.

II. La faveur sera donc ce dont une personne qui possède est dite gratifier celui qui a besoin, non pas en retour d’autre chose, ni dans l’intérêt de celui qui gratifie, mais dans l’intérêt pur et simple de celui qui reçoit cette faveur.

III. La faveur est importante si ceux qui la reçoivent ont de grands besoins ; si l’objet en est considérable et difficile à obtenir ; si elle est accordée dans des circonstances graves et délicates ; enfin, si l’auteur de cette faveur est seul à agir ou le premier ou le principal.

IV. Les besoins sont des appétits, et au premier rang sont ceux auxquels se joint le chagrin de la privation. Il en est ainsi des désirs passionnés, de l’amour, par exemple, et dans les souffrances physiques, dans les dangers. En effet, celui qui court un danger éprouve un désir passionné ; de même celui qui est dans l’affliction. Aussi ceux qui sont plongés dans la misère ou vivent dans l’exil trouvent-ils un bienfait dans le service, si minime que ce soit, qui leur est rendu, eu égard à l’étendue de leurs besoins et à leur situation. Ainsi, par exemple, celui qui, dans le Lycée, a procuré une natte de jonc [1].

V. Il est donc nécessaire, surtout pour de telles occasions, que l’on use de bons offices, ou sinon, pour des occasions équivalentes, ou plus importantes. Ainsi, comme on voit clairement dans quelle circonstance et à quel titre on fait une faveur, il est évident qu’il faut présenter les uns d’après cela, en les montrant comme étant encore ou ayant été dans un chagrin, ou dans un besoin de cette gravité, et obliger les autres en leur rendant tel ou tel service, lorsqu’ils éprouvent tel ou tel besoin.

VI. Il est facile de voir aussi d’où l’on doit tirer les arguments pour supprimer l’idée d’une faveur et pour ôter aux gens tout sentiment de gratitude. En effet, ou bien on alléguera que le service rendu est, ou était intéressé : dès lors, nous l’avons vu, ou il n’y a plus faveur, ou bien ce service était l’effet d’un hasard ou de la contrainte ; ou encore que ce n’était qu’un procédé de réciprocité, et non une faveur spontanée soit à la connaissance, soit à l’insu de son auteur, car, dans les deux cas, le caractère de réciprocité subsiste et, par suite, il n’y aurait pas de faveur.

VII. Il faut examiner chacun de ces cas sous tous les chefs de catégories, car la faveur doit remplir certaines conditions de nature, de grandeur, de qualité, de temps et de lieu. Un signe qui sert à reconnaître la faveur, c’est lorsque l’on n’a pas accordé un bon office trop peu important, ou que l’on n’a pas fait la même chose, ou autant, ou plus pour ses ennemis ; car il ressortirait de là qu’on n’aurait pas agi ainsi dans notre propre intérêt, — ou bien quand, au contraire, on rend sciemment un mauvais service, car nul ne convient qu’il a besoin de choses mauvaises. Voilà qui est expliqué sur le fait d’accorder une faveur ou de la refuser.

  1. Τὸν φορμόν. Le scoliaste suppose que l’on fait passer à un prisonnier une natte de jonc à l’aide de laquelle il s’évade.