Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre III/Chapitre 17

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 355-361).
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CHAPITRE XVII


Des preuves.


I. Les preuves doivent être, nécessairement, démonstratives ; or il faut démontrer, puisque la controverse a lieu sur quatre points [1], en portant la démonstration sur le point controversé. Par exemple, qu’il s’agisse de discuter : pour établir que le fait n’existe pas, on doit insister sur la démonstration de ce point ; — qu’il n’a pas été nuisible, sur celle de cet autre point ; — qu’il ne l’a pas été autant (que le dit l’adversaire), ou qu’il a été accompli à bon droit (sur celle de chacun d’eux).

II. Il ne faut pas laisser ignorer que c’est dans ce seul ordre de discussion[2] que l’un des deux adversaires sera nécessairement de mauvaise foi ; car cette discussion n’a pas pour cause l’ignorance, comme il pourrait arriver si l’on discutait sur le juste. Aussi faut-il s’arrêter longtemps sur ce point ; mais sur les autres, non.

III. Le plus souvent, dans les discours démonstratifs, l’amplification aura pour objet d’établir que les actes (discutés) sont beaux et utiles. Il faut que les choses soient dignes de créance, car il arrive rarement que l’on en apporte la démonstration, si elles sont incroyables, ou si quelque autre en est l’auteur.

IV. Dans les harangues, on pourrait discuter pour établir ou que tel fait n’aura pas lieu, ou bien que ce que l’on prescrit aura lieu, mais que ce ne sera pas juste ou pas utile, ou que l’importance n’en sera pas telle qu’on le dit. Il faut voir, en outre, si quelque fausseté n’est pas avancée en dehors du fait discuté ; car ce sont autant de preuves qu’il y a eu mensonge sur les autres points.

V. Les exemples sont tout ce qu’il y a de plus propre aux harangues ; les enthymèmes, aux discours judiciaires ; car les premières ont trait à l’avenir et, par suite, c’est dans les faits passés qu’il faut puiser des exemples. Les seconds se rapportent à ce qui a ou n’a pas lieu, et c’est plutôt sur ce point que se fait la démonstration et que la nécessité s’impose ; car le passé a un caractère de nécessité.

VI. Seulement, il ne faut pas donner les enthymèmes tout d’un trait, mais les entremêler ; ; autrement, il se nuisent entre eux, car toute quantité a une mesure :

O mon ami, tu as dit ni plus ni moins que ce qu’aurait dit un homme sage[3].

Mais non pas : « les choses telles que les aurait dites… »

VII. Il ne faut pas non plus chercher à placer des enthymèmes à tout propos ; sinon, tu feras ce que font quelques-uns des gens qui philosophent, lesquels érigent en syllogismes des pensées plus connues et plus croyables que celles dont ils tirent leurs explications.

VIII. Lorsque tu veux produire un effet pathétique, n’emploie pas d’enthymème ; car, ou bien cet effet sera manqué, et l’enthymème sera sans portée. Les mouvements produits ensemble s’entre-détruisent, ou bien encore s’évanouissent, ou sont affaiblis. On ne doit pas non plus, lorsqu’on veut faire paraître des mœurs dans un discours, chercher, en même temps, à placer un enthymème. La démonstration (dans ce cas) ne comporte ni mœurs, ni intention.

IX. Les sentences sont de mise dans une narration et dans la preuve ; car c’est un élément moral : « Moi aussi j’ai donné (de l’argent), tout en sachant bien qu’il ne faut pas être confiant. » Voici la même idée, exprimée en termes pathétiques : « Il ne m’importe guère d’être préjudicié ; à lui il reste le profit, mais à moi, la justice. »

X. Haranguer est plus difficile que de plaider ; et cela se comprend : dans le premier cas, on s’occupe de l’avenir, et dans le second, du passé. Les augures le savaient bien, comme l’a dit Épiménide le Crétois. Il ne prononçait pas d’oracles sur l’avenir, mais sur le passé, inconnu d’ailleurs. La loi sert de texte aux discours judiciaires ; or, quand on part d’un principe, il est facile de concevoir une démonstration, et l’on n’a pas à beaucoup insister. Ainsi l’on peut faire du pathétique contre l’adversaire, ou en faveur de sa propre cause, mais, en aucune façon, sans s’écarter du sujet. Il faut donc n’y recourir que si l'on est à court d’arguments ; c’est ce que font les orateurs d’Athènes, et (notamment Isocrate), il accuse dans un discours délibératif ; c’est ainsi qu’il incrimine les Lacédémoniens dans le Panégyrique, et Charès dans son discours sur les alliés[4].

XI. Dans les discours démonstratifs, il faut placer çà et là des louanges sous forme d’épisodes comme le fait Isocrate ; car toujours il met en scène quelque personnage[5]. C’est dans ce sens que Gorgias disait que la matière ne lui faisait pas défaut : parlant d’Achille, il fait l’éloge de Pélée, puis d’Éaque, puis du dieu (Jupiter), puis, par la même occasion, celui de la bravoure ; ou bien « il a fait ceci, il a fait cela, ce qui, certes, a telle ou telle importance… »

XII. Ainsi donc, quand on dispose d’arguments démonstratifs, il faut encore parler au point de vue des mœurs, et démonstrativement ; mais, si tu n’as pas d’enthymèmes à ta disposition, parler (surtout), au point de vue des mœurs. Pour un orateur honnête, il est plus convenable de faire paraître ses qualités morales que l’exactitude de ses expressions.

XIII. Parmi les enthymèmes, ceux qui tendent à réfuter sont plus goûtés que ceux qui tendent à démontrer, vu que tous ceux qui établissent une réfutation rentrent mieux, évidemment, dans les conditions du syllogisme, car le rapprochement des contraires rend ceux-ci plus saisissables.

XIV. Les arguments qui s’attaquent à l’adversaire ne sont pas d’une autre espèce que de celle des preuves ; destinés qu’ils sont à détruire son opinion les uns au moyen d’une objection, les autres au moyen d’un syllogisme. Or, soit dans une délibération, soit dans un procès, si l’on parle le premier, il faut d’abord exposer ses preuves[6], puis répondre aux arguments contraires, soit qu’on les détruise, ou qu’on les prévienne pour les combattre. Si la contradiction donne prise de plusieurs côtés, aborder en premier les raisons contraires, comme le fit Callistrate dans l’assemblée des Messéniens, car il renversa d’avance ce qu’ils auraient pu dire ; puis, cela fait, il s’y prit de cette manière pour produire ses propres raisons.

XV. Si l’on parle le second, il faut d’abord répondre au discours de l’adversaire en détruisant ses arguments et les retournant contre lui ; et cela, surtout lorsqu’ils ont été goûtés par l’auditoire. Car, de même que l’esprit n’admet pas (comme innocent) un homme contre lequel se sont élevées des préventions, il n’admet pas davantage (comme plausible) un discours, si l’adversaire lui a semblé avoir parlé dans le bon sens. Il faut donc préparer une place dans l’esprit de l’auditeur pour le discours que l’on va prononcer. C’est ce qui arrivera si tu détruis (les arguments du préopinant). Voilà pourquoi ce n’est qu’après avoir combattu ou bien tous les points traité, ou les plus importants, ou ceux que l’auditoire a paru admettre, ou enfin ceux dont la réfutation est facile, que l’on abordera, de la façon que j’ai dit, les arguments plausibles qui nous sont propres.

Je me porterai d’abord comme champion des déesses ;br/> Car, pour moi, Junon…[7].

Dans ces vers, le poète touche d’abord le point le plus simple. Voilà pour les preuves.

XVI. Quant aux mœurs, comme le fait de donner quelques détails sur sa propre personne nous expose à l’envie, à l’accusation de prolixité ou à la contradiction, et celui de parler d’un autre au reproche d’outrage ou de grossièreté, il faut faire parler une autre personne, comme Isocrate le fait dans le Philippe[8] et dans l’Antidosis[9]. De même Archiloque, pour blâmer. Il met en scène un père qui parle ainsi au sujet de sa fille, dans cet ïambe :

Avec de l’argent, il ne faut désespérer de rien, ni affirmer par serment l’impossibilité de quoi que ce soit.
Il met en scène l’architecte Charon, dans l"ïambe qui commence ainsi :
Peu m’importent les richesses de Gygès…

De même Sophocle fait parler Hémon à son père en faveur d’Antigone, comme si d’autres personnes tenaient la parole[10].

XVII. On doit aussi transformer les enthymèmes, et quelquefois les convertir en sentences : « Il faut que les hommes de sens[11] contractent des traités pendant qu’ils sont heureux ; car, dans ces conditions, ils obtiendront les plus grands avantages »[12]. Maintenant, sous forme d’enthymème : « En effet, si c’est au moment où les traités sont le plus utiles et le plus profitables qu’il faut les conclure, il faut conclure des traités pendant que la fortune est prospère. »

  1. 1o Non-existence du fait, — 2o Fait existant, mais non nuisible. — 3o Fait existant, nuisible, mais moins qu’on ne l’a dit. — 4o Fait existant, nuisible, nuisible autant qu’on l’a dit, mais non injuste.
  2. Dans la discussion portant sur la non-existence du fait en litige.
  3. Homère, Odyssée, IV, 204.
  4. Discours sur la paix, § 27.
  5. Thésée (Hélène § 22 ; Pâris (Ibid., § 41) ; les prêtres égyptiens et Pythagore (Busiris, § 21) ; les poètes (Ibid., § 38) ; Agamemnon (le Panathénaïque, § 72). Cp. Spengel.
  6. C’est-à-dire les preuves justifiant sa propre opinion ou sa propre conduite.
  7. Euripide, Troyennes, vers 969 ; alias 979.
  8. § 73.78 ou plutôt § 4-7. (Spengel.)
  9. § 141-149 ; § 132- 139. (Voir, dans Spengel, plusieurs entres exemples de cet artifice oratoire.
  10. Antig., vers 688 et suivants.
  11. Ou plutôt les peuples sensés.
  12. Cp. Isocrate, Archidamus, § 50.