Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre III/Chapitre 16

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 351-355).
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CHAPITRE XVI


De la narration.


I. La narration, dans les discours démonstratifs, ne se développe pas tout d’un trait, mais à l’occasion de chaque partie ; car il faut exposer les actes qui servent de texte au discours. En effet, le discours, dans sa composition, renferme un élément indépendant de l’art, attendu que l’orateur n’est en rien la cause des actes, — et un élément tiré de l’art, et cet élément consiste à démontrer ce qui existe, si la chose est difficile à croire, ou à montrer quelle en est la qualité ou la quantité, ou tout cela ensemble.

II. Voici pourquoi, dans certains cas, il ne faut point raconter tout d’un trait : c’est que, à démontrer de cette façon, on chargerait trop la mémoire. D’après tels faits, l’homme dont on parle est brave ; d’après tels autres, il est habile, ou juste, et le discours, ainsi conduit, est plus simple ; mais, conduit de l’autre manière, il est varié et alourdi.

III. Il faut rappeler les (actions) célèbres ; aussi beaucoup de discours peuvent se passer de narration : par exemple, si tu veux louer Achille ; car tout le monde connaît ses actions. Mais (en d’autres cas) on doit y recourir. S’il s’agit de Critias, il le faut ; car bien des gens ne le connaissent pas[1].

IV. Il est ridicule de dire, comme quelques-uns le font aujourd’hui, que la narration doit être rapide. C’est comme cet individu à qui un boulanger demandait s’il devait pétrir une pâte dure ou molle : « Eh quoi ! répondit-il, n’est-il pas possible de faire bien ? » Il en est de même ici. Il ne faut pas être prolixe dans la narration, pas plus qu’il ne faut l’être dans l’exorde, ni dans l’exposé des preuves ; car, ici, la bonne proportion ne dépend pas de la rapidité ou de la brièveté, mais de la juste mesure : or celle-ci consiste à dire tout ce qui rendra évident le fait en question, ou tout ce qui aura pour résultat d’en faire admettre l’existence, ou le côté blâmable, le côté injuste, ou enfin d’y faire trouver les qualités que l’orateur veut qu’on y trouve, et d’obtenir l’effet contraire dans le cas opposé.

V. Il (te) faut intercaler, sous forme de narration, tout ce qui peut mettre en relief ton mérite. Exemple : « Quant à moi, je lui ai toujours donné des avertissements conformes à la justice en lui disant de ne pas abandonner ses enfants, » Pareillement, ce qui fait ressortir la perversité de l’adversaire : « Il a répondu à cela que, là où il serait, il aurait d’autres enfants. » Cette réponse est placée par Hérodote dans la bouche des Égyptiens quittant leur pays[2]. On introduira encore tout récit fait pour plaire aux juges.

VI. Dans la défense, la narration est moins importante. Le point discuté alors c’est : ou que le fait (mis en cause) n’existe pas, ou qu’il n’est pas nuisible, ou injuste, ou qu’il n’a pas la gravité qu’on lui prête. Aussi ne convient-il pas de disserter en vue d’établir un point reconnu, à moins que l’on n’ait pour but de montrer, par exemple, si l’acte en cause a été accompli, qu’il l’a été, mais sans causer de préjudice.

VII. Il faut, en outre, raconter les faits passés, à moins que des faits actuels n’excitent la pitié ou la terreur. L’apologue d’Alcinoüs en est un exemple lorsqu’il est retracé à Pénélope en soixante vers[3]. Citons encore Phayllus et son poème cyclique[4] ; ainsi le prologue qui se trouve dans l’Énée[5].

VIII. Les mœurs doivent jouer un rôle dans la narration. C’est ce qui aura lieu si nous voyons ce qui lui donne un caractère moral. D’abord, c’est de faire connaître son dessein : on reconnaîtra quel est le caractère moral en apercevant quel est le dessein ; et l’on reconnaîtra quel est le dessein d’après le but auquel tend l’orateur.

Ce qui fait que les discours mathématiques n’ont pas de caractère moral, c’est qu’ils ne comportent pas non plus une détermination. Car il n’y a rien en eux qui les motive. Mais les discours socratiques en ont, attendu, qu’ils traitent de questions qui portent ce caractère.

IX. Certaines considérations morales sont inhérentes à chaque trait de mœurs. Par exemple : « Il marchait tout en parlant ; » ce qui dénote de l’arrogance et de la rusticité. Il faut discourir non pas comme d’après sa pensée, ainsi que le font les orateurs d’aujourd’hui, mais comme d’après une détermination. « Quant à moi, telle était ma volonté, parce que telle était ma résolution; mais, si ce n’était pas de mon intérêt, du moins, c’était préférable. » En effet, le premier parti est d’un homme avisé, et l’autre, celui d’un homme de bien. S’il est d’un homme avisé de poursuivre un but utile, il est d’un homme de bien de se déterminer d’après le beau. Si le fait est incroyable, il faut s’étendre sur les motifs. C’est ce que fait Sophocle. Citons ce passage de l’Antigone (où elle dit) qu’elle a plus de sollicitude pour son frère que pour un mari ou des enfants, alléguant que ceux-ci, ayant péri, pourraient être remplacés ;

Tandis que, son père et sa mère étant descendus chez Pluton, il ne pourrait plus lui renaître[6] un frère.

Si tu n’as pas de motif à faire valoir, tu allégueras que tu n’ignores pas que tes assertions sont incroyables, mais que ta nature est ainsi faite. En effet, on ne croit pas que quelqu’un fasse, de gaieté de cœur, autre chose que ce qui lui est avantageux.

X. De plus, il faut, dans la narration, tirer parti des effets de pathétique, déduire les conséquences, dire des choses connues de l’auditeur, et apporter des arguments qui touchent personnellement l’orateur ou l’adversaire : « Il s’est éloigné en me regardant de travers ; » ou comme Eschine[7], qui dit de Cratyle : « Il se mit à siffler et à battre des mains. » En effet, ce sont là des choses qui apportent la conviction, attendu que ce sont des indices, que l’on connaît, des choses que l’on ne sait pas. On peut retrouver la plupart de ces indices dans Homère.

Elle dit, et la vieille femme tenait son visage dans ses mains[8].
En effet, ceux qui se mettent à pleurer portent les mains à leurs yeux. Présente-toi, tout d’abord, sous tel caractère, afin que l’on considère ton adversaire comme ayant tel autre caractère ; seulement, fais-le sans le laisser voir. La preuve que c’est facile est à prendre dans ceux qui annoncent une nouvelle. Sans en savoir rien encore, nous nous en faisons déjà pourtant une certaine idée. Il faut placer la narration sur plusieurs points de son discours et, quelquefois même, au début.

XI. Dans la harangue, il y a très peu de place pour la narration, parce que l’on n’a rien à raconter quand il s’agit de l’avenir ; mais, s’il y a narration, elle prendra son texte dans des événements passés, afin que, par ce souvenir, on conseille mieux sur les faits ultérieurs, soit qu’il serve à incriminer ou à louanger ; et alors on ne fait plus acte de conseiller. Mais, si l’opinion avancée est incroyable, il faut promettre de donner immédiatement ses motifs et faire appel au jugement de qui l’auditoire voudra désigner. Citons, par exemple, la Jocaste de Carcinus, dans son Œdipe, qui promet toujours (des indications), quand l’interroge celui qui cherche son fils, et encore l’Hémon de Sophocle[9].

  1. Dans le manuscrit de Paris (1741), on a reproduit ici le passage relatif à l’éloge, l. I, ch, IX, §§ 33 - 37 (p. 1367 b 26 - 1368 a, 10).
  2. Cp. Hérodote (II, 30), où les Égyptiens accentuent leur réponse d’un geste caractéristique. — Cette dernière phrase pourrait bien être une scolie introduite dans le texte.
  3. Le récit fait par Ulysse devant Alcinoüs, dans lequel les faits sont reproduits comme actuels (πραττόμενα), occupe les chants IX à XII de l’Odyssée. Racontés devant Pénélope, comme passés (πεπραγμένα), ils n’occupent plus que 60 vers. On a proposé de lire 30 (chant XXIII, vers 310-340), ou 26 (262 — 288). L’apologue d’Alcinoüs était passé en proverbe, pour désigner un récit interminable. (Voir Spengel et Meredith Cope.)
  4. Phayllus, poète inconnu, qui paraît avoir résumé des récits étendus formant un poème cyclique.
  5. Le scoliaste donne le début de ce prologue qui ouvrait l’Énée d’Euripide.
  6. Littéralement « fleurir ». (Sophocle, Antig., vers 911-912)
  7. Probablement, Eschine le Socratique.
  8. Odyssée, XIX, 361.
  9. Antig., vers 635 ; alias 679.