Rig Véda ou Livre des hymnes/Introduction

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Traduction par Alexandre Langlois.
Bibliothèque Internationale Universelle (p. 21-38).

INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE

Il y a cent ans, personne ne se doutait que les Aryas de la Bactriane fussent nos ancêtres. L’extrême Orient nous était presque inconnu ; l’Inde, particulièrement, n’était pour nous que l’empire du mystère, du fantastique, de l’impossible. Nous n’en savions quelque chose que par les Grecs, les Arabes, les Persans, conquérants ou voisins, intéressés à ne représenter leurs rivaux que sous les couleurs qui leur convenaient. Voltaire avait pris la compilation propagandiste d’un missionnaire catholique pour un extrait réel des livres sacrés des brahmanes. On n’entrevoyait l’Inde qu’à travers les songes des docteurs musulmans ; on ne connaissait ni ses origines, qui sont les nôtres, ni ses théogonies, parmi lesquelles tous les peuples antiques ont cherché des idées et puisé les croyances. Le sanscrit, clef de tant de mystères, est une découverte moderne. Ce n’est pas qu’on n’ait eu primitivement le soupçon d’une langue et d’une littérature religieuse et philosophique, dont les prêtres seuls se réservaient la connaissance ; mais sans grammaire et sans lexique de cette langue, on ne pouvait que conjecturer ses richesses. Tout était ténèbres, alors, dans ce monde voilé sinon éteint, dans ce passé dérobé aux yeux profanes par l’inquiétude jalouse des brahmanes.

Le soupçon qu’on en avait tenait plutôt du rêve que de la réalité, et, comme tout mystère, il avait sa légende. On prétendait que saint François Xavier, possédant miraculeusement le don des langues, avait appris d’un ange le sanscrit pour réfuter les erreurs des doctrines brahmaniques, mais sans pouvoir en transmettre la connaissance. On disait qu’un jésuite, du nom de Roberto de Nobili, s’était fait brahmane pour connaître les arcanes religieux de l’Inde ; mais que, découvert et dévoilé, il avait subi des persécutions ingénieusement féroces, et qu’on lui avait arraché les yeux pour qu’il ne pût avancer davantage dans une étude essentiellement secrète. D’autres missionnaires, sans approfondir cette langue mystérieuse, en constatèrent l’importance ; le père Pons, par exemple, fit au père Duhalde un rapport assez exact des richesses sanscrites et des traditions védiques. Tout cela, du reste, n’était que des conjectures et des essais ; et Anquetil-Duperron, en traduisant du persan les Oupanichads, ne nous fit connaître que les commentaires et non le texte des Védas. On savait depuis longtemps que les Arabes de Bagdad et les sultans Gaznévides avaient fait traduire des poëmes et des théologies indiennes ; mais se méfiant avec raison du choix et du jugement mahométans, on s’en rapportait peu à ces traductions expurgées par le fanatisme.

Tout restait donc à faire quand la conquête des Indes par une nation policée et curieuse éveilla l’intérêt des savants, et suscita leurs investigations. Les Anglais, plus persévérants que nous, et plus à même d’ailleurs, par leur établissement définitif sur les bords du Gange, de s’informer des mœurs et de l’esprit de leurs tributaires, s’enquirent des langues qu’on parlait autour d’eux : le palî, ancien idiome, le pracrit, dialecte vulgaire ; le sanscrit, langue hiératique et littéraire. Ils étudièrent surtout ce dernier ; ils se firent initier à ses œuvres innombrables en littérature et en théologie, demandèrent à plusieurs brahmanes un abrégé de leurs codes religieux et civils, se procurèrent des manuscrits, entreprirent des dictionnaires, réunirent des savants laïques et religieux, et fondèrent avec eux la société asiatique de Calcutta. William Jones avait donné l’impulsion ; Colebrooke la suivit et la dépassa. Grâce à sa liaison avec un de ces brahmanes curieux et intelligents, qui voulait à la fois s’instruire dans l’histoire de nos idées et dévoiler la source des siennes, Colebrooke put pénétrer la philosophie et la religion de ce grand peuple des Aryas, souche des principales nations européennes, ainsi que des Hindous et des Perses. C’est donc à Colebrooke et à son digne initiateur Ram-mohun-roy, que nous devons le premier ouvrage sérieux sur les philosophies théocratiques de l’Inde. Une fois cette grande phase de l’humanité dévoilée, l’érudition et la science se précipitèrent à sa conquête. Les manuscrits védiques abondèrent en Europe : Rosen rectifia les textes, Langlois, Wilson les traduisirent, Muller, Weber les classèrent ; Eugène Burnouf élucida les travaux antérieurs ; d’autres de plus en plus nombreux les suivirent ; et un monde fut découvert, non moins nouveau que l’Amérique de Christophe Colomb.

Maîtres désormais de textes véritables, en possession de lexiques et de grammaires, de commentaires et de gloses qui pouvaient guider et assurer leur marche, une foule d’hommes studieux se plongèrent à l’envi sur cet océan de définitions, de dissertations, d’amplifications, de scholies, de poëmes, d’où émergèrent bientôt, grâce à leurs persévérants efforts, une société tout entière, et divers cultes successifs. Que découvrîmes-nous tour à tour ? Des traditions sacrées formulées sous les rhythmes de l’hymne, reproduites oralement pendant des temps indéterminés, et transcrites sur des feuilles de palmier vers le douzième siècle avant notre ère, ce sont les Védas. Puis une religion officielle, le Brahmanisme ; des lois religieuses, le Code de Manou ; des épopées sacrées, le Ramâyana, le Mahâbhârata ; plusieurs systèmes philosophiques, le Sankya, le Nyaya, le Védanta ; des schismes nombreux, des individualités athéistes ; des légendes théocratiques, les Pouranas ; des traditions historiques, les Itihasas ; des commentaires pratiques, les Brahmanas ; des recensions sacerdotales, les Samhitas ; des résumés liturgiques, les Soutras ; des leçons religieuses, les Oupanichads ; une encyclopédie officielle, les Sastras, et enfin une réforme radicale, d’abord victorieuse et ensuite vaincue, le bouddhisme : inextricable confusion de vérités et d’erreurs, d’utopies et de systèmes, de réalités et de rêves, sans date, sans chronologie, sans fil conducteur.

Ce n’est que plus tard, et au fur et à mesure du classement des formes différentes sous lesquelles la pensée humaine s’est manifestée, que nous pourrons passer en revue tous les produits de l’inspiration indienne. Aujourd’hui nous n’avons à nous occuper d’une manière spéciale que des Védas, dont le nom signifie : science suprême.

Les Védas sont au nombre de quatre, le Rig, le Sâma, le Yadjour, et l’Atharva-Véda. Le Rig, le Sâma, et l’Atharva ne renferment que des vers ; le Yadjour-Véda contient des vers et de la prose et se partage en Yadjour blanc et Yadjour noir. Ces quatre livres constatent, selon nous, dans la série lyrique, les deux premières périodes de la civilisation indienne. Le Rig, le plus ancien et le plus vénéré de tous, auquel on a souvent donné le nom unique de Véda, nous a conservé les traditions du culte de la famille, et contient les seuls documents historiques et littéraires qui nous restent de l’Inde dans la période primitive. Le Yadjour et le Sama-Véda sorte de rituels des cérémonies du culte sacerdotal, nous semblent affirmer l’avénement de la période d’organisation dont le Code de Manou est la plus haute expression. Par contre l’Atharva-Veda, par ses objurgations, ses superstitions, ses colères et ses haines, par son manque presque absolu de valeur philosophique et littéraire, indique que ce qu’il y avait de beau et de bon dans les idées cosmologiques du Rig-Véda, ce qu’il pouvait y avoir d’utile dans la forte et intelligente constitution du brahmanisme s’était entièrement dégradé et que la période d’organisation touchait à sa fin. Le terrain est donc préparé : Kapila et Çakya-Mouni n’ont plus qu’à venir, l’un pour opposer sa philosophie rationnelle à l’absorbante orthodoxie brahmanique, l’autre pour combattre les castes au nom de l’égalité de la douleur et de la misère humaine.

Il suffit de lire les hymnes du Rig pour reconnaître qu’ils ont été chantés dans le Saptasindhou, le pays des sept rivières de la vallée de l’Indus. La division en castes n’existait pas à cette époque. La constitution du pouvoir politique et du pouvoir religieux s’organisait peu à peu, comme ailleurs. Mais ici c’est le pouvoir politique qui a été vaincu dans la personne de Viçwamitra, forcé de se faire brahmane, pour rester puissant ; et, dès lors, les deux pouvoirs, n’en ont plus formé qu’un seul, quoique divisés en apparence. Le Yadjour et le Sâma-Véda, représentant la constitution brahmanique définitive, nous conduisent peut-être au temps où les Aryas s’étaient avancés de l’ouest au sud-est des monts Hymalaya, sur les bords de la Saraswati et du Gange où fut composé plus tard l’Atharva-Véda. Quoi qu’il en soit, ce que nous savons d’une manière certaine, c’est que chaque Véda a emprunté ses vers au Rig, en les disposant suivant les besoins du culte. C’est donc à ce dernier qu’il nous faut principalement demander le secret de l’antique civilisation indienne.

Les hymnes du Rig-Véda sont les cantiques des Aryas, les vaillants, les nobles, les honorables, d’où descend la race indo-européenne tout entière. On les chantait à l’aurore, à midi, et au soir, en plein air, sous la voûte du ciel. Pas de temple, pas de sanctuaire ; une enceinte pure et simple, au milieu de laquelle était disposé un tertre comme autel, dont chaque face répondait à un des points cardinaux ; un banc de gazon pour les dieux ou pour les mânes évoqués ; un foyer pour le sacrifice ; le beurre, le lait, une liqueur fortifiante, pour offrandes, le père pour pontife, la mère pour officiante, les enfants pour fidèles : culte naïf et primitif, que rien encore ne complique, ne trouble, et qui semble le même pour l’Arya du Pendjab, et pour l’Arya de l’Irân, pour le pâtre et pour l’agriculteur.

Les chants védiques expriment à leur origine une confiance naïve, un optimisme naturel, un sentiment de vérité, qui peu à peu s’altérèrent sous l’influence sacerdotale. Avant que les brahmanes eussent formé une caste dominatrice, eussent conquis une puissance absolue, la sincérité des cœurs, comme partout, avait pressenti l’unité de Dieu. Plus tard une philosophie théologique embrouilla fatalement ces premières idées naturelles et pures ; et, l’élan des âmes étant remplacé par une liturgie minutieuse et glacée, le monothéisme primitif fut englouti dans un panthéisme sans limites. Il y a donc évidemment, dans les Védas, des inspirations de différents âges, des prières de différents cultes, toute une tradition idéale qui peut mettre sur la trace des révolutions théologiques. Peut-être y aura-t-il un jour une sorte de révélation historique sur les Hindous qui surgira de l’étude de leurs Védas. Jusqu’à présent, malgré les milliers de commentaires dont leur texte a été entouré, on ne peut qu’y entrevoir une lente conquête des Aryas sur les Dasyous, indigènes d’une autre race, refoulés vers le midi de l’Inde ; quelques convulsions intérieures, quelques rivalités locales, et cette sourde domination brahmanique, qui s’infiltre peu à peu dans les âmes, qui se substitue à l’autorité patriarcale, qui combat et domine plus tard l’autorité royale, et aboutit enfin à l’établissement des castes. On ne peut donc qu’en déduire trois inspirations, trois manières, et pour ainsi dire, trois philosophies.

La première de ces inspirations, celle des Aryas primitifs, originale dans sa forme, unitaire dans sa théogonie, simple dans ses vœux, la plus ancienne, la plus pure, ne s’adresse qu’aux phénomènes les plus sensibles de la nature : le feu, l’éther, le soleil ; la seconde, plus raisonneuse, plus recherchée, spécifie les attributs de la puissance providentielle, multiple le nombre des phénomènes qu’elle croit représenter les forces divines, et s’achemine ainsi vers le polythéisme ; la troisième, obscure à force d’explications, inintelligible à force d’abstractions, s’enfonce de symboles en symboles dans le vide d’un panthéisme insondable. C’en est fait, le brahmane dominateur peut venir, les âmes vacillantes tomberont fatalement sous son joug, et un peuple, d’origine active et intelligente, descendra jusqu’au dernier degré de l’apathie et de l’impuissance.

Quoi qu’il en soit, dans le principe, ce qui caractérise le Véda, c’est la simplicité. L’homme reconnaît une suprématie céleste, et il croit qu’elle se manifeste dans les phénomènes qu’il observe ; le feu lui parait une des forces les plus incontestables de la nature, et il s’adresse à lui sous le nom d’Agni ; le soleil lui semble un des bienfaiteurs les plus manifestes de l’humanité, et il l’invoque sous le nom de Sourya ; l’atmosphère lui est favorable par ses pluies fécondes, et il la bénira sous le nom d’Indra ; la voûte céleste attire ses regards, ce sera pour lui Varouna ; la nature terrestre, la verdure et ses prestiges le charment par leur splendeur, et il la différenciera du ciel par le nom de Prisni ; le vent de la montagne enfin est pour lui un tyran, qui courbe sous son sceptre le panache des forêts et la crête des flots, qui amoncelle les nuages ou qui les déchire, et il le suppliera sous le nom de Roudra. Ainsi fait-il de tous les phénomènes qui le frappent, que tantôt il individualise, que tantôt il résume sous le nom générique de Dévas, esprits lumineux.

Un autre trait caractéristique du Véda est la sincérité. Cette sincérité se manifeste aussi bien dans les vœux les plus exigeants que dans les objurgations les plus violentes. L’Arya est aussi franc dans ses désirs de richesse et de prospérité que dans sa haine pour le Dasyou, l’indigène, son rival, son ennemi. À l’entendre, le Dasyou ne vit que de rapines, dérobe honteusement, comme un brigand, le bien d’autrui ; il n’a ni foi, ni loi, il méconnaît les dieux, il est lâche, perfide et pervers. L’Arya le voue à l’exécration, et supplie les puissances célestes de le foudroyer, de l’anéantir, aussi bien qu’il les implore sans cesse pour doubler ses biens, pour augmenter ses troupeaux, pour lui donner une postérité nombreuse, valeureuse et productive. Tel est l’homme primitif, aux passions exaltées et franches, à l’énergie de sentiments, à l’avidité des richesses. Ce sont d’abord des vaches et des chevaux qu’il réclame aux divinités, c’est plus tard de l’or, et toujours le triomphe, la fortune, le bonheur matériel et immédiat. Il leur apprête le soma, la liqueur du sacrifice, afin qu’ils lui rendent un bienfait pour chaque goutte du breuvage sacré, il les convie à recevoir ses offrandes pour leur en demander instantanément le prix.

Et maintenant, quel est le peuple qui chantait ces hymnes si heureusement inspirés ? Figurons-nous d’abord, au pied des montagnes les plus hautes du globe, sur le versant occidental de l’Himalaya (séjour des neiges), un pays rude et austère, des champs d’orge sur les plateaux, des herbages dans les fonds, et à l’horizon des rochers superposés, des torrents qui se mêlent aux flots de l’Indus, toute la majesté de la nature, mais aussi toute sa rigueur. L’hiver et l’été sont durs : froid glacial ou chaleur étouffante ; les équinoxes sont féconds en tempêtes ; mais le printemps a des charmes si vifs que le chant des ancêtres le redira à toutes les générations. C’est là que vécurent ces Aryas de l’Inde, séparés de leurs frères, les Iraniens, et des émigrants Aryas, nos véritables ancêtres, qui sont déjà partis, et, sous les noms de Celtes, de Pélasges, de Germains et de Slaves, ont suivi la marche du soleil, contourné la mer Caspienne, traversé des fleuves et leurs courants rapides, des montagnes et leurs forêts épaisses, des marais et leurs terrains mouvants, en emportant avec eux, dans notre Occident, le véritable Agni, le feu sacré de l’intelligence et du progrès.

L’Arya de l’Inde, traînant après lui ses troupeaux, pillant pour les augmenter, luttant pour les défendre, s’arrêtant tout à la fois pour combattre et pour se reposer, acharné contre les autochtones, ces Dasyous qu’il ne peut assez souvent maudire, rapportant à ses dieux ses victoires et leur en demandant de nouvelles, est un peuple en marche qui se développe par une lente conquête. Aussi ses hymnes sont-ils à la fois des prières, des chants de victoire, des imprécations contre les vaincus, rarement des préceptes de conduite, plus rarement encore des préceptes de morale. L’Arya médo-perse, soumis aux variétés climatériques du sol qu’il a choisi pour son établissement, réjoui par le printemps, désolé par l’hiver, enthousiasmé des fleurs et des fruits de son Iran, épouvanté des neiges et des tempêtes de son Touran, discernera dans la nature deux forces ennemies, deux combattants, le bien et le mal. L’Arya slavo-scandinave, en pénétrant dans le Nord rigide, verra des divinités féroces dans ses nuages fantastiques, et dans ses glaces polaires. L’Arya celtique, voyageant à travers les brumes et les marais, prendra des rochers pour autels et des forêts pour temple ; de sa terreur naîtront des mystères terribles, et de sa vie menacée des sacrifices sanglants. L’Arya gréco-romain, au contraire, sous son ciel azuré, au bord de sa mer radieuse, sur sa terre favorisée par la plus douce des températures, s’épanouira en mille grâces de poésie, et peuplera les cieux de toute une génération divine.

Le pays, où se livrent les luttes sourdes et répétées des Aryas-Hindous, le Saptasindhou, formé par les affluents de l’Indus, et longtemps borné, pour ces derniers, d’un côté par le fleuve, de l’autre par la montagne, n’est pas encore fort distant du lieu d’origine des vaillants hommes, la Bactriane, si féconde en émigrants. Les Aryas-Hindous s’y développeront avec patience, y gagneront pied à pied une patrie, y poursuivront, combat par combat, l’extermination de leurs mystérieux adversaires, et fonderont leur unité en consacrant tour à tour les inspirations de leurs poètes, et en léguant à leur postérité leur étrange livre aux centaines d’auteurs.

Qu’étaient-ce donc ces auteurs si nombreux ? Nous l’avons dit, des pères de famille, ces prêtres naturels, primitifs interprètes des vœux et des hommages de leurs enfants. Ces pères de famille allumaient le feu du sacrifice, lui offraient comme aliment le soma, liqueur tirée de l’asclépiade amère, le beurre, le lait, plus tard un bélier, et enfin le cheval. Pendant ce sacrifice ils prononçaient des paroles sacramentelles et des prières ; et, quand le sacrificateur était poëte, ces paroles devenaient des rhythmes, ces prières devenaient des hymnes. Puis on répétait ces hymnes à chaque nouveau sacrifice ; on se les transmettait oralement de fils en fils ; et la tradition s’établissait, et le respect des ancêtres se consolidait par cette tradition même, et l’on évoquait autour du gazon sacré les mânes de ces ancêtres inspirés, et l’alliance se perpétuait entre le passé et le présent, en engageant l’avenir et en fondant peu à peu le culte, les rites et la foi. Autant de familles, autant de sacrifices ; autant de poëtes patriarches, autant de cantiques. De là ce millier d’hymnes, dans le Rig-Véda dont encore nous avons perdu un grand nombre ; car, lorsque la famille s’éteignait, sa prière particulière n’étant plus répétée, n’étant plus transmise par la piété filiale, s’effaçait de la mémoire des indifférents qui se contentaient de répéter et de transmettre la prière de leur propre chef. Puis, d’un autre côté, dans les branches nombreuses, multipliées par les mariages qui créaient de nouvelles familles, de nouveaux poëtes se manifestaient, chantant à leur manière les merveilles de la vie et les mystères de la mort. Le concert du Véda variait dès lors d’accents et d’expression : des idées neuves surgissaient, des interprétations différentes des phénomènes de la nature et de l’intervention céleste, ajoutaient de nouveaux dieux au panthéon traditionnel ; l’amour-propre, l’antagonisme, la passion prenaient parfois aussi une place destructive dans le groupe primitif, et peu à peu, fatalement, s’altérait la candeur originelle.

L’antiquité du Rig-Véda est aujourd’hui incontestable. Son caractère religieux l’a fait conserver avec une sorte de piété ardente et jalouse, et l’on pourrait jusqu’à un certain point reconnaître au style même des invocations, et à la nature des êtres surhumains qu’on y adore, l’époque d’une grande partie de ses hymnes. D’abord la conception d’une force divine y est simple, et la prière naïve. L’Arya est en marche ; il implore en sa faveur les forces de la nature, il lève les obstacles qu’il rencontre par une invocation : ici à une rivière pour qu’elle modère son courant, là à une montagne pour qu’elle abaisse ses pentes, plus loin aux eaux du ciel pour qu’elles assainissent par leur abondance les miasmes d’un marais ; plus habituellement à Indra pour qu’il accorde un nouveau triomphe à ses protégés. Plus tard, l’Arya vainqueur s’établit sur la terre conquise, il la cultive avec la charrue, il rentre sa récolte sur des chars, bat ses blés, crible son orge, cultive ses rizières ; et son ordre social plus avancé se reflète déjà dans ses dieux. Il compare Agni, le feu, à un coursier, qui, attelé à son char, secoue sa crinière ; Ousha, l’aurore, à une déesse montée sur un brillant véhicule ; les vents du matin, les Marouts, fils de Vayou ou de Roudra, sont aussi sur des chars, armés en guerre avec le glaive et le carquois, décochant des flèches contre les nuages, et buvant le soma avant leur journée de travail. Plus tard il se mêle à la figure vague, mais encore noble de l’image providentielle, des traits exagérés ou bizarres : Sourya, le soleil, a des bras d’or, des mains d’or, et même une langue d’or ; les Marouts, ont des attelages de daims, des cuirasses et des lances. C’est que l’industrie vient d’apparaître chez l’Arya indien : il peigne le chanvre, tisse la laine, perfore des puits, utilise tous les animaux domestiques, travaille les métaux et sait en apprécier l’usage et la valeur. Plus tard encore, la pensée pure et instinctive cède le pas à l’interprétation des dépositaires de la tradition. Le brahmane apparaît comme le seul intermédiaire entre la divinité et l’homme ; il impose son intervention, il complique le rituel, il crée les castes, il édicte des lois, et la multitude, lui confiant son âme, se laisse dominer peu à peu, absorber, annuler.

Mais cette multitude qu’on vient de condamner à une inégalité infranchissable par l’institution des castes, et à une ignorance absolue par l’interdiction de lire même ses codes sacrés, fera dévier le sabéisme ingénieux et poétique, qui avait succédé au monothéisme primitif, vers un polythéisme universel. Le soma, cette liqueur du sacrifice, sera traité de divinité, ainsi que le mortier et le pilon qui servent à l’obtenir ; la plante médicinale passera déesse ; les grenouilles seront invoquées, les dés enfin deviendront des dieux. C’en est fait, le bien et le mal, la pluie bienfaisante comme l’ouragan, la moralité comme les passions, prennent rang dans cet olympe étrange, qui a remplacé la voûte céleste et pure des premiers Aryas. C’était par l’Asoura, le principe de vie, indépendant de toute manifestation particulière, que s’était révélé le monothéisme primitif ; maintenant l’Asoura cessera d’être une croyance pour entrer dans le domaine philosophique qui intervertira sa valeur ; et Vâk, la sainte parole symbolisant les puissances diverses de la nature, créera pour la multitude autant de dieux, que ses besoins, ses terreurs et ses rêves en auront exigés.

Malheureusement l’ordre chronologique du Véda a été confondu par ses transcripteurs, et le classement en est arbitraire à un tel point que dès la première des huit sections du Rig, on rencontre des hymnes de tous les âges. Dans ce recueil, que les brahmanes ont coordonné, on reconnaît, sans difficulté, le dessein spécial de mettre d’accord les anciennes prières avec le nouveau culte. On y trouve même une sorte d’idée dirigeante dans la disposition des invocations de presque tous ses livres : d’abord paraît Agni, puis Indra, ensuite les Viçwadévas, tous les dieux ; comme si les diverses familles, les diverses tribus, dont chacune affectionnait tout naturellement le nom et l’image de son dieu particulier, avaient voulu s’entendre et s’arranger de manière à former, dans chaque livre, une espèce de panthéon des différents symboles et des différents attributs de la divinité indienne. Peut-être cet arrangement a-t-il plus d’importance qu’on ne lui en a accordé jusqu’à présent, et dévoile-t-il une partie de l’intelligence politique des brahmanes, lesquels, pour arriver à la domination de toutes les tribus des Aryas de l’Inde, auraient commencé par en adopter les différents symboles, en leur faisant une place d’honneur dans le livre qu’ils déclaraient sacré. Y a-t-il une époque antérieure au Rig-Véda ? Tout le fait présumer : les divers Manous, rappelés dans le Rig tout autant que les douze prophètes qui précèdent Zerdoust ou Zoroastre, énumérés dans le Décatir. Aussi MM. Émile Burnouf, Lassen Oppert, Obry, ont-ils cherché à déterminer la géographie et même la langue de ce berceau commun de l’Occident tout entier, l’Aryana. À l’âge le plus éloigné peuvent se rapporter, chez les Aryas, les premiers rudiments de la vie et l’unité divine d’Agni, antérieure à celle d’Indra. Puis vient le temps des Richis, ces poëtes religieux, qui chantaient dans la langue ancienne les bienfaits de l’Être tout-puissant, en lui dénonçant les méfaits des phénomènes naturels, la grêle, la glace, l’ouragan. Cette animation de la matière en mouvement n’est que de la poésie ; mais elle ne cache qu’aux inattentifs l’unité fondamentale. Enfin, la séparation amène deux dialectes, le sanscrit et le zend, et chaque grande émigration, tout en conservant des traditions analogues, se divise par les interprétations, c’est-à-dire par la théologie. Les méditatifs Aryas, avant leur séparation, tandis qu’ils formaient encore une alliance de tribus homogènes dans les plaines de la Bactriane, avaient observé la nature, et réfléchi sur les secrets de l’univers. Aussi, frappés tout autant par le spectacle des phénomènes physiques que par les mystères de l’existence, ils semblent s’être expliqué le principe du monde visible par le mouvement qui prouve la vie, et par la vie qui naît, croît, cesse, et se renouvelle constamment autour de nous. De là la conception d’un principe de vie, unique et général, indépendant des individus de toutes les espèces, dans le règne végétal comme dans le règne animal, se transformant, se divisant, se répandant partout. Les Indiens nommèrent ce principe Asoura, les Iraniens Ahoura, et c’est en lui que MM. Alfred Maury, Pavie, Eichhoff reconnaissent ce monothéisme, dont d’autres indianistes placent l’éclosion beaucoup plus tard. En tout cas, ce principe des Asouras, qui explique le monde pour les Aryas et justifie l’intervention des dieux, est le fondement de leur culte, et le sentiment inspirateur de leurs hymnes. Il est avéré, en outre, qu’avec le culte des éléments, ils avaient adopté le culte des mânes. La tradition le prouve surabondamment ; le respect de l’hymne de famille, l’évocation des aïeux autour du gazon sacré, le texte même de certains chants, tout confirme l’existence chez eux de cette vieille idée, qu’on trouve aussi dans la religion des plus anciens Grecs et Latins. Les Aryas honoraient leurs ancêtres, dont quelques-uns, tels que les Ribhous devenaient même des demi-dieux. Ils leur offraient des sacrifices : et c’est peut-être la raison déterminante de l’adoption des Védas par les brahmanes ; car ainsi était établie la valeur traditionnelle d’un recueil, auquel on donnait le sens de parole divine, prononcée et recommandée par des êtres surhumains.

En nous rendant compte du panthéon védique d’après la lecture des hymnes, et non d’après les commentaires brahmaniques, nous avons d’abord constaté une simplicité et une clarté toute en l’honneur des conceptions primitives et de l’esprit net et sobre de nos premiers ancêtres. Indépendamment de l’Asoura, ce principe générateur de la pensée religieuse et de ses symboles, nous trouvons trois grands dieux auxquels l’Arya-Indien s’adresse le plus souvent : ce sont Agni, le feu, Indra, l’éther et Sourya, le soleil. Quant à Aditi, la nature indivise, Varouna, le ciel étoilé, Vayou, l’air, Roudra, le vent, les Marouts, les brises, les Aswins, les crépuscules, Ousha, l’aurore, Prisni, la terre, ils n’apparaissent que comme dieux secondaires, puissants dans leur cercle d’activité, mais plutôt auxiliaires des trois dieux supérieurs que souverains par eux-mêmes de toutes les choses et de tous les êtres. Le Rig-Véda ouvre et ferme par un hymne à Agni. Si, comme nous le croyons, une idée dirigeante a présidé au classement du Rig, cette disposition n’indiquerait-elle pas qu’Agni était le dieu des prêtres, comme Indra semble le dieu des guerriers, et qu’il devait, d’après les brahmanes, triompher de tous ses rivaux, et les absorber à la fin dans sa toute-puissance ? Toujours est-il qu’il y a une sorte d’antagonisme entre eux, sinon dans les actes, au moins dans les attributs, et l’on voit cette lutte naître et se développer dans des chants divers, qui, par leurs louanges graduées et progressives, tendent à attribuer à l’un ou à l’autre la prédominance, la souveraineté suprême, la création. Nous chercherons à établir cette hypothèse par la légende de l’un, Indra, et par les développements, de l’autre, Agni ; quant à Sourya, il est aussi clair dans sa cause et aussi incontestable dans ses effets que l’astre immense et bienfaisant qu’il représente.

Ce qui donne à Sourya, le soleil, une valeur toute poétique, c’est qu’il apparaît à chacun comme le plus distinct, le plus évident, le plus actif de tous les dieux. Rien n’est douteux dans sa puissance, rien n’est équivoque dans ses diverses manifestations. Son séjour est dans le ciel, mais son empire est aussi bien sur la terre que dans les airs, dans l’espace qu’il remplit, dans la nature qu’il éclaire, échauffe et féconde. Les animaux lui doivent la vue pour se diriger, les hommes l’intelligence pour le comprendre ; il donne aux montagnes leur physionomie, à la plaine sa parure, au fleuve son scintillement, à la fleur sa beauté, à tous les êtres ce qui les caractérise et ce qui les différencie. Son absence efface toutes les couleurs, vide l’horizon, éteint tous les yeux, confond tous les esprits, détruit toute individualité, et remplace par un chaos temporaire l’harmonie des mondes, qui n’est autre chose pour les hommes primitifs que la lumière. Mais Sourya ne se contente pas de briller, et de dispenser, entre tous, les effluves inépuisables de sa splendeur ; il pénètre chaque corps organisé, il prodigue sa chaleur à la création entière, dote la sève de son activité, le sang de sa tiédeur, la terre de sa fécondité, l’imagination de ses brillantes couleurs ; il entretient l’existence de tous, et imprime au mouvement universel sa vertu de croissance et d’élasticité. Le soleil enfin crée la joie, le bonheur ; la nuit est triste, le ciel voilé par la tempête est terrible ; les ténèbres sont la mort, la clarté seule est la vie. Ces propriétés bienfaitrices du soleil, les Aryas les saisissent, et les expriment par les noms divers du soleil, qu’ils appellent tour à tour Sourya, le resplendissant, et Savitri, le créateur, Pouchan, le nourricier, et Mitra, l’ami de tous, Bhaga, le fortuné et Aryaman, le puissant. Enfin, sous le nom de Vichnou, le voyageur céleste, ils se le figurent d’abord comme un nain qui apparaît avec sa grosse tête à l’horizon, croît avec la rapidité vertigineuse d’un dieu, projette ses feux dans l’infini, s’empare du ciel et le traverse en trois pas : le lever, le zénith et le coucher. Pour eux Vichnou c’est le soleil dans sa force, dans sa puissance, dans sa domination, indépendamment de ses bienfaits et de ses œuvres.

Telle est même l’influence qu’on prête, dans les hymnes védiques, à l’astre souverain, que Eug. Burnouf n’a pas hésité à présenter Indra comme le symbole de l’énergie atmosphérique du soleil. Or il explique sa pensée en termes si exacts et si poétiques à la fois, que nous prendrons la liberté, au bénéfice de nos lecteurs, d’emprunter à sa judicieuse et profonde étude du Véda, ce morceau si remarquable :

« J’appelle Indra la puissance météorique du soleil ; Ahi, Sushna, Vritra, le nuage sous ses aspects ; Marouts, les vents déchaînés. Indra ne va-t-il pas jouer dans les airs le même rôle qu’un roi puissant à la tête de son armée ? C’est le dieu de la lutte par excellence : on l’appelle Indra de la racine Ind, régner, Arya comme les nobles seigneurs du temps, Sousipra, au beau nez, pour distinguer le chef, par ce signe de noblesse, des ennemis au nez aplati, que l’on appelait Dasyous, et que l’on nomme ici Dânavas, on le nomme Hchattriya, comme les princes féodaux ; on le nomme Râja, car il est vraiment le roi des cieux ; il est Div, c’est-à-dire paré de vêtements brillants ; il est Çakra, c’est-à-dire puissant. Voici maintenant son cortège et son œuvre, comme le Véda nous les présente.

« Quand la nuit touche à son terme, une fine lueur se répand d’en haut et commence à rendre visibles les silhouettes des arbres et des collines. L’âne s’éveille le premier et donne avis à toute la nature que le roi du ciel est en route et qu’il approche. C’est cette bête, si belle dans les contrées du midi, et dont la nôtre n’est qu’une grotesque dégradation, que les Aryas ont donnée pour attelage aux cavaliers célestes, aux deux Açwins véridiques, courriers matinaux et médecins vigilants, qui viennent, avec la clarté pour remède, guérir la nature entière des maux et des erreurs de la nuit. »

Ô Açwins, écoutez l’hymne que chantait en votre honneur un homme errant dans les ténèbres, hymne que j’ai répété en recouvrant la vue par votre protection, auteurs de tout bien.

(Caxivan, i, 241.)

Avec vos coursiers aux ailes d’or, rapides, doux, innocents, s’éveillant avec l’aurore, humides de rosée, heureux et disposés à faire des heureux, venez à nos sacrifices, comme les abeilles au miel.

Vos rayons avec le jour repoussent les ténèbres et projettent au loin dans l’air des lueurs brillantes. Le soleil attelle ses coursiers.

(Vamadéva, i, 191.)

« Le char des Açwins a trois sièges, sur un desquels est placée la fille du soleil, Arjunî, cette charmante lumière, que le regard des dieux suit avec un pur amour ; la jeune et aimable fille est emportée par eux dans leur course circulaire.

« Alors apparaît l’Aurore, sœur de la Nuit ; elle est sur un char éclatant ; rougeâtre, elle ouvre les portes rougeâtres de l’Orient ; elle s’avance, elle s’étend, elle remplit le monde de clarté.

Ousha se dévoile, comme une femme couverte de parure, elle semble se lever et se montrer à la vue, comme une femme qui sort du bain. Elle a tissé la plus belle des étoiles ; et toujours jeune elle précède a l’orient la grande lumière.

(Satyasravas, ii, 375.)

« En effet voici le roi lui-même, voici Indra. Le ciel n’est plus rougeâtre ; les Açvins ont été plus loin vers l’Occident ; l’Aurore disparaît comme eux ; c’est le cortège royal qui va venir.

« Indra est monté sur un char d’or, traîné par des coursiers jaunes ; il est lui-même tout resplendissant d’or ; il porte la tiare étincelante ; il tient dans une main, l’arc d’or ; dans l’autre, la foudre, qui est sa flèche ; sur son char est le disque d’or, aux bords tranchants. Il a pour cocher l’habile et prudent Mâtali.

L’escorte d’Indra est composée des Marouts, qui sont au nombre de soixante-trois ; Mâtariçwan (le chien de Mâtali ?) est leur chef ; il complète le nombre soixante-quatre, qui est celui des divisions de la rose des vents. Les Marouts sont traînés par des antilopes, les plus rapides des animaux. Fils de Prisni, qui est la terre montueuse, ou de Sindhou, qui est l’Indus, ils vont avec bruit autour de leur seigneur, prêts à le soutenir dans la lutte. Du reste, eux-mêmes sont tous des princes et méritent le nom d’Aryas et de Kchattryas, comme Indra, qui est leur suzerain et leur chef de guerre.

Tout ce cortège bruyant, mouvant et lumineux, dont les armes se choquent et dont les fouets claquent au milieu des airs, s’avance vers le foyer d’Agni, s’y arrête un instant, y reçoit de la main du prêtre et par l’entremise du feu sacré, le soma, liqueur ardente des guerriers, et les aliments solides de l’offrande. Indra et la brillante armée des rapides Marouts sont prêts désormais à engager le combat.

Déjà en effet, en présence d’Indra qui s’avance, Ahi, le serpent, fait glisser son corps vaporeux dans les airs, et rassemble des montagnes de nuages. Sushna, l’aride, tient les eaux suspendues dans l’atmosphère, les refuse à la terre, dessèche les plaines et les collines, tarit les fleuves, fait périr de faim et de maladie les troupeaux et les hommes. Le sacrifice languit, l’œuvre de la production et de la vie semble près de s’arrêter, les Asouras ne recevront plus les aliments dont ils ont besoin pour accomplir sans fatigue leur fonction divine. Tous les êtres sont intéressés dans la lutte. Vritra, celui qui couvre de nuages l’atmosphère, s’est emparé des régions dont Indra est le maître ; il y commande, il a voilé la face du resplendissant, et a dérobé à la terre la vue de sa majesté. Mais voici Indra qui s’avance armé de la foudre.

À INDRA

Je veux chanter les antiques exploits par lesquels s’est distingué le foudroyant Indra. Il a frappé Ahi ; il a répandu les ondes sur la terre ; il a déchaîné les torrents des montagnes.

Ahi se cachait dans la montagne ; il l’a frappé de cette arme retentissante, fabriquée pour lui par Twastri ; et les eaux, telles que des vaches qui courent à leur étable, se sont Jetées au grand fleuve.

… Magavan a pris sa foudre qu’il va lancer comme une flèche ; il a frappé le premier-né des Ahis.

… Aussitôt les charmes de ces magiciens sont détruits ; aussitôt tu sembles donner naissance au soleil, au ciel, à l’aurore. L’ennemi a disparu devant toi !

Indra a frappé Vritra, le plus nébuleux de ses ennemis. De sa foudre puissante et meurtrière, il lui a brisé les membres, tandis qu’Ahi, comme un arbre frappé de la hache, gît étendu sur la terre.

… Il osait provoquer le dieu fort et victorieux… il n’a pu éviter un engagement mortel, et l’ennemi d’Indra, d’une poussière d’eau, a grossi les rivières.

Privé de pieds, privé de bras, il combattait encore, Indra de sa foudre le frappa à la tête, et Vritra… tombe déchiré en lambeaux…

La mère de Vritra s’abaisse ; Indra lui porte par-dessous un coup mortel ; la mère tombe sur le fils. Dânou est étendue comme une vache avec son veau.

Le corps de Vritra, ballotté au milieu des airs agités et tumultueux, n’est plus qu’une chose sans nom que submergent les eaux. Cependant l’ennemi d’Indra est enseveli dans le sommeil éternel…

Indra, roi du monde mobile et immobile, des animaux apprivoisés et sauvages, armé de la foudre, est aussi roi des hommes. Comme le cercle d’une roue en embrasse les rayons, de même Indra embrasse toutes choses.

(hiranyastoupa, i, 57.)


« Le résultat de la bataille est que la vie est rendue aux animaux et aux plantes ; c’est l’œuvre d’Indra, prince dispensateur des richesses, trésor inépuisable de l’abondance. »

Dans le Rig, comme on le voit, Indra a presque l’importance suprême. N’était Agni qui balance son empire, il serait le premier des dieux. Il possède une légende complète : dès sa naissance, il est fort ; dès qu’il combat, il est invincible. Une fois pourtant il a hésité, il a tremblé, c’est sans doute à la première bataille des éléments, à l’heure du chaos primitif : les nuages s’amoncelaient avec tant d’intensité, les ténèbres étaient si épaisses, l’horreur était si profonde qu’Indra allait fléchir, lorsque Twachtri lui apporta la foudre. Or Twachtri, c’est Agni, c’est le feu qui est partout, dans l’atmosphère par la foudre, dans le soleil par les rayons, dans la terre par la sève, dans la créature par la chaleur du sang. Mais, sur l’autel où il s’allume, l’homme semble communiquer plus directement avec lui ; il le crée par sa volonté, il le dégage du bois qui le contient, il l’alimente avec le beurre, il le voit naître, grandir, dominer, porter dans les airs la flamme, et la prière dans les cieux. Aussi voyez comme il l’aime, comme il l’invoque, comme il le loue ; c’est l’intermédiaire tout-puissant, c’est le recours éternel, c’est le bienfaiteur immuable ! Immense comme le monde, il se fait petit pour consumer l’holocauste ; brûlant comme le soleil, il se fait tiède pour entrer dans le cœur de l’homme ; sa langue dévore tout ce qu’elle touche, mais réchauffe tout ce qu’elle épargne. Il est le principe vivifiant par excellence, infini comme l’univers et subdivisé comme l’étincelle, c’est à la fois le plus fort et le plus utile des éléments, le plus à la portée de l’homme, le plus directement applicable ; aussi persistons-nous à croire qu’il fut la première manifestation de Dieu pour les Aryas, et l’attribut céleste le plus incontestable.

Tel est le précis de ce que nous pouvons déduire des Védas sur les origines et le culte des Aryas-Indiens. Occupons-nous maintenant de leur imagination féconde et lumineuse, c’est-à-dire de leur véritable gloire.

Le Rig-Véda n’est pas seulement un monument historique des plus importants, il est un véritable chef d’œuvre littéraire. Quelle verve et quelle fécondité dans ces esprits inspirés, qui, sans antécédents étrangers, sans autre modèle que la nature, ont rencontré dans leurs âmes ardentes les élans les plus sublimes, les mouvements les plus heureux, les nuances les plus élégantes, les formes les plus poétiques.

Leur cadre est étroit : leurs grands dieux qu’ils nomment les Adityas ne sont qu’au nombre de douze ; ils confondent parfois les attributs et les rôles de chacun de ces dieux, ils leur accordent tour à tour la priorité et la souveraineté célestes, ils ne savent auquel d’entre eux attribuer la création et la toute-puissance. Qu’importe ! ils ne raisonnent pas, ils chantent ; et leurs hésitations, leurs erreurs, sont toujours rachetées par le tableau qu’ils représentent ou par la scène qu’ils décrivent. Il se dégage de leur poésie une fraîcheur qui nous rend sensible et délicieuse la nature limpide des montagnes. Ousha, leur aurore, a toutes les grâces et toutes les beautés à la fois : elle réveille les oiseaux et tranquilise les hommes, elle apporte sur son char tous les dons des dieux ; elle est l’admirable par ses couleurs, la bienfaisante par ses promesses, la toute aimable par ses charmes, l’impatiemment attendue, l’éternellement espérée. Et les Açwins, les crépuscules, quelle belle, juste et pittoresque épithète que de les surnommer les véridiques, ceux qui ne trompent jamais aucun être de la création ; les messagers fidèles qu’on bénit d’annoncer l’aurore, qu’on remercie de présider à la nuit, pour mettre l’homme en garde et imposer le sommeil aux animaux. Et les Marouts, les vents, ces braves, ces diligents, ces infatigables compagnons d’Indra dans sa lutte perpétuelle contre les noirs nuages qui, sans lui, se résoudraient en grêle plutôt qu’en pluie, qui désoleraient la nature, au lieu de la féconder. Comme ils combattent avec ardeur, ces vaillants auxiliaires, comme ils se précipitent, comme ils se succèdent, comme ils attaquent le sinistre Vritra, l’amonceleur des nuées, le génie des frimas et des ténèbres, comme ils dispersent ses masses compactes, comme ils apprêtent l’œuvre d’Indra qui, d’un coup de foudre, achève la victoire !

Le nombre est grand des auteurs auxquels on attribue ces hymnes, si riches de ton, si variés d’images, d’un mouvement si lyrique, comme celui à Indra par Gritsamada ; d’une grâce si délicate, comme celui à l’aurore par Gotâma ; d’une ampleur si majestueuse, comme celui de Vamadéva à Agni. Aussi faut-il leur pardonner, comme le fait M. Barthélémy Saint-Hilaire, certaines répétitions dans la forme de leurs poésies et dans le sujet de leurs chants. Chaque chantre cependant semble avoir son dieu de prédilection. Pour Viswamitra, poëte guerrier, c’est Indra ; pour son rival, Vasichtha, poëte prêtre, c’est Agni ; pour Sounahsépa, c’est Varouna, le dieu des espaces célestes de la nuit comme du jour, dont l’œuvre n’est jamais interrompue, dit son panégyriste ; pour Hiranyastoupa, c’est Savitri, le soleil vivifiant, et il en raconte pompeusement les grandeurs et la puissance ; pour Canwa et Gotama, ce sont les Marouts, qui dispersent, ébranlent, fendent les nuages, et les font tomber en bienfaisante pluie ; pour Savya, c’est Indra, non le dieu des combats terrestres, mais le distributeur des eaux célestes, vainqueur de Vritra, le noir nuage ; enfin pour chacun d’eux aussi, c’est toujours Indra, la force, et Agni, la bonté. On ne saurait croire avec quelle abondance, quelle pompe, quelle imagination, ils proclament et décrivent les vertus de leurs divinités. Leur verve est inépuisable, et leurs hymnes sonores, comme ils les appellent, varient les images, les métaphores, les comparaisons, les allégories avec une richesse qui semble s’accroître de génération en génération : ainsi Nodhas, fils de Gotama, Prascanwas, fils de Ganwa, Parasara, petit-fils de Vasichtha, Samyou et Garga, fils de Bharadvadja, ont la même foi que leurs pères ; mais leurs chants ont peut-être encore plus d’éclat et d’originalité.

Du reste, plusieurs d’entre eux sont de véritables poëtes comme Bharadvadja, Caxivan, Coutsa, Gotama, Gritsamada, Sounahsépa, et surtout Viswâmitra, Vamadéva, Dirghâtamas et Vasichtha. Ce dernier est le plus fécond de tous : on compte cent seize hymnes sous son nom, tandis que le grand Dirghâtamas, le poète le plus penseur, le plus hardi et le plus brillant, n’en a composé que ving-sept. Il est vrai que, parmi ces chants tous inspirés et grandioses, outre Açwaméda, ce sacrifice du cheval si largement décrit, Dirghâtamas nous a laissé une sorte de poëme dithyrambique adressé aux Viçwadévas, à tous les dieux, et qui raconte dans un style magnifique l’ordre des phénomènes de la nature jusqu’alors incompris, la division des temps, des saisons, des mois, des jours, et où se manifeste la prescience d’un unique auteur de ces mouvements réguliers et splendides, qui émerveillèrent les premiers hommes avant même qu’ils s’en rendissent compte. Eh bien ! ces mystères divins, Dirghâtamas les explique avec cette inspiration du poëte, cette certitude du prêtre et cette conscience exaltée, qui font de lui une des plus grandes figures du Védisme. Il invoque tout d’abord Agni, le dieu toujours présent au sacrifice, et lui donne deux frères, le feu céleste, la foudre, et le feu du soleil, le rayon. Puis, énumérant les vertus du nombre fatidique sept, il démontre par sept rênes pour la direction d’un char qui n’a qu’une roue, les sept couleurs de l’arc-en-ciel. Mais tout à coup il interrompt sa démonstration par cette question audacieuse : « Qui a vu à sa naissance cet être divin prendre un corps pour en donner à ce qui n’en a pas ? Où était alors l’esprit, le sang, l’âme de la terre ? » Et à la strophe suivante, il déclare que, faible et ignorant, il n’en veut pas moins sonder ces mystères. Puis vient le grand détail de la création et Agni, transformé à la fois en astre flamboyant et en diviseur du temps, s’élance sur un char aux douze rayons (les douze mois), et emmène avec lui les sept cent trente jumeaux, c’est-à-dire les trois cent soixante-cinq jours et les trois cent soixante-cinq nuits.

Certainement les explications de Dirghâtamas sont un peu confuses ; il appelle tantôt pied, tantôt roue, tantôt rayon, les mois, les quinzaines, les jours, les nuits et les heures ; certainement il va un peu loin quand il accorde au poëte le don de consolider l’océan céleste, mais sa seconde expression où il dit qu’il suit la révolution du soleil, n’est-elle pas la preuve que la pensée humaine cherche déjà à s’expliquer la logique des mondes ? En tout cas, cette vaste allégorie, où il exalte à la fois les grandeurs d’Agni et les vertus de la libation, l’amène à des pensées d’une pénétration singulière pour une époque si reculée : « Les deux esprits éternels vont et viennent partout, dit-il, seulement les hommes connaissent l’un sans connaître l’autre. » N’a-t-il pas voulu dire que l’on voyait bien le feu dans ses manifestations visibles, mais qu’on ignorerait toujours la puissance de l’invisible ? Et il continue, enchaîné dans sa pensée, selon son énergique métaphore, la poursuite de l’âme suprême, il soupçonne l’unité de Dieu, il frôle la vérité ; encore un élan, et il l’affirmerait ; mais il se contente de confesser la foi du Védisme, tout en cherchant à s’en rendre compte : « L’esprit divin qui circule au ciel, on l’appelle Indra, Mitra, Varouna, Agni. Les sages donnent à l’être unique plus d’un nom. »

Cette intuition d’un esprit suprême, qui réside au ciel, domine la terre et gouverne le monde, est aussi précieuse que significative dans la bouche d’un des plus nobles et plus anciens Richis ; elle ébranle bien vivement l’hypothèse que les chantres des Védas ne possédaient pas le sentiment de l’unité divine. Ils en ont, au contraire, plus que le souvenir, plus que l’espoir, ils en ont la certitude et en cherchent la démonstration. À nos yeux ils ont toujours conservé dans leur âme ce sentiment épuré et sublime, et ils nous semblent même l’avoir imposé à leurs successeurs, les brahmanes. Aussi, répéterons-nous avec M. Villemain, dans sa belle étude sur Pindare et la poésie lyrique : « La rencontre des mêmes notions dans l’homme atteste l’identité des âmes et leur affinité naturelle avec la vérité divine. »

Quel que soit, du reste, le sens réel des Védas, quel que soit l’esprit qui les ait conçus, la foi qui les ait chantés, on demeure tout étonné, au point de vue littéraire, de la sérénité du style, de la grandeur des idées, de la fermeté des sentiments qui les caractérisent. Il semble qu’un souffle divin ait enflammé tous ces esprits, inspiré tous ces poëtes. On croirait, à les entendre, que, de leur temps, la fraîcheur odorante qui s’élevait, à l’aurore, du fond des prairies, du feuillage des arbres, du sein des fleurs, avait plus de charme pour les sens et de grâce pour l’esprit que de nos jours. Mais si le ciel enchante les Richis par ses clartés, la terre par ses parfums, l’atmosphère par ses couleurs ; si la brise qui agite les moissons, la rosée qui diamante les herbes, le rayon naissant qui empourpre l’espace, jettent leur âme dans l’extase et dirigent leurs chants vers les cieux, n’est-ce pas la preuve indiscutable que leur cœur est poétique et que leurs lèvres sont sincères ? N’en ressort-il pas cette évidence que l’humanité des premiers âges sentait instinctivement la divinité sourdre de l’âme, comme une source de la montagne ? Que voulez-vous que soient ces vents harmonieux et bienfaisants, sinon des dieux propices, et cette atmosphère vivifiante, et ce soleil fécondant, et cette nature si riche, et ces eaux si utiles, c’est-à-dire tous les génies védiques, sinon d’admirables allégories de la force, de la grandeur et de la générosité d’un Être supérieur et créateur, qui détaille ses bienfaits avec tant de prodigalité, que le contemplateur de sa bonté finit par s’égarer dans ces manifestations infinies.

Ce n’est pourtant que par les idées, par les images, par les élans du cœur que nous pouvons goûter ces délicieuses poésies, car nous ne percevons ni leurs rhythmes, ni leur harmonie. Or tous les indianistes sont d’accord sur les progrès grammaticaux du sanscrit, sur la perfection graduée de sa forme ; et ils traitent volontiers d’inculte l’idiome rude et primitif des Aryas védiques. Quels ne sont donc pas la puissance et l’éclat naturels de ce langage rudimentaire pour rayonner encore à ce point, pour nous émouvoir par sa franchise, sa noblesse, sa vigueur ! Qu’on ne reproche pas à ces hymnes primitifs leur monotonie, elle n’atteste que leur candeur, et n’est produite que par l’uniformité de l’adoration. Qu’on n’accuse pas de subtilité les nuances d’expression des prières védiques, où des poètes primordiaux s’ingénient de toutes façons à symboliser leur reconnaissance. Qu’on n’exige pas de ces chants lyriques et isolés cet ensemble merveilleux qui surprend et entraîne dans les épopées helléniques. Qu’on ne leur demande pas cette composition savante des idées qui sait les pondérer avec choix, les opposer avec art, les classer au profit de l’effet, les énumérer au profit de l’émotion. Tous ces perfectionnements de l’esprit, toute cette œuvre de la critique sur soi-même, toute cette rhétorique habile et chatoyante, fruit des siècles autant que du génie, les Richis les ignoraient, et cependant leur œuvre nous attire et nous charme ; tant la vérité s’y manifeste avec une netteté saisissante et une incontestable splendeur.

Et maintenant résumons-nous. S’il est possible de pressentir, il n’est pas possible de déterminer d’une manière certaine l’époque où les grandes et simples idées du Véda se modifièrent en s’oblitérant ; où ce naturalisme sincère et curieux, qui n’avait pour lien que le sentiment unique des cœurs, devint une doctrine, et vit les variétés de son inspiration s’assujettir aux règles d’un système, et former un ensemble, une religion comme le mot l’indique lui-même. N’est-ce pas à la longue que ce phénomène dut se produire ? N’est-ce pas peu à peu, interprétation sur interprétation, concession sur concession, que le Brahmanisme, dut parvenir à l’absorption des croyances antérieures et à l’organisation puissante d’une théologie enlaçant toutes les consciences, convainquant toutes les raisons, brisant les obstacles et imposant ses lois ? Il y a là un travail que la science n’a pas fait, et qui nous expliquerait peut-être mieux les transformations successives de l’idée religieuse.

L’Açwaméda (le sacrifice du cheval) fut probablement le premier pas vers une religion commune et un sacerdoce reconnu, parce que ce fut le premier culte national. Jusqu’alors le père de famille avait suffi au sacrifice des premiers jours ; plus tard la tribu s’étant régularisée en s’augmentant, les défenseurs ayant pris leur place en face du péril et leur rôle dominateur au sein de la foule, les poètes étant prêtres, il fallut sept officiants ordinaires, qu’on choisissait parmi les individus principalement voués au sacerdoce. Dès lors le sacrifice change de nature ; de la famille il passe à un groupe plus nombreux, à celui de la tribu qui peut seule se priver d’un serviteur si nécessaire que le cheval, qui peut seule offrir un holocauste si précieux, chez qui peuvent seuls se rencontrer des sacrificateurs spéciaux et experts. Dès lors les castes naissent, et vont être bientôt les Brahmanes, les Kchattriyas, et les Vaiçyas, c’est-à-dire les prêtres, les guerriers, et les cultivateurs. Quant aux ouvriers, les Soudras, l’interprétation moderne veut qu’ils soient les vaincus, les esclaves, et voilà pourquoi on ne les auraient pas initiés au Véda.

Si donc l’Awçameda dut commencer la transformation du Rig-Véda, c’est aussi à partir de cette époque que doit dater le culte de Brahma, la prière personnifiée, et toute l’organisation brahmanique. Mais, nous l’avons dit, les hymnes qui se rapportent à cette phase sont disséminés, et il n’est pas possible, dans l’état présent de nos connaissances sur l’Inde, de les classer méthodiquement. Cependant il est facile de discerner quand le père de famille cède à un ministre spécial du culte l’ordre et les détails du sacrifice[1] ; il est facile de reconnaître une sorte de sacerdoce quand le prêtre se glorifie des dons et des récompenses qu’accordent les chefs et les riches à son intervention[2] ; enfin lorsque les tableaux primitifs, les invocations naïves aux forces de la nature se compliquent d’une sorte de métaphysique, lorsque dans la dernière section apparaissent successivement Vâk, la parole sainte, Paramâtma, l’âme suprême, Pradjapati, le dieu créateur, Gandharva, l’oiseau divin qui remplace Agni comme messager entre la terre et le ciel ; lorsqu’on s’adresse tour à tour à Patha, l’arbre de la science sacrée, à Véna, le nuage du sacrifice, à Pouroucha, le principe masculin, qui a pour auxiliaire Viradj, la substance corporelle, et à Adhipouroucha, l’âme incorporée ; lorsqu’on invoque Nirritti, la mort, pour la repousser, la Pauvreté, pour la maudire, la Bienfaisance, pour l’implorer, la Libéralité, pour l’exciter, les Plantes pour qu’elles chassent la maladie, le Courroux divin, pour qu’il s’apaise, les Mânes d’un jeune richi, pour qu’il reprenne la vie ; lorsqu’enfin l’on raconte si étrangement les noces de Sourya, le soleil, considéré à la fois comme flamme et comme rayon ; lorsqu’on a fait à Sindhou, l’Indus, une sorte d’adieu, et que l’on énumère toutes les autres rivières qui descendent vers la péninsule ; lorsqu’on chante le Sacre d’un roi, qui va être bientôt le conquérant du Gange, à ce moment significatif, le Védisme, sans avoir cessé et surtout sans avoir épuisé sa poésie, fait place à d’autres inspirations, qui souvent seront aussi grandes, quoique d’un genre différent. Ces nouvelles inspirations appartiennent au Brahmanisme, c’est-à-dire à la période d’organisation indienne.

Max. Grazia — Jules David.

  1. Voir : section III, lecture iv, hymne 3 ; section IV, lecture v, hymne 1 ; section V, lecture vi, hymne 3.
  2. Voir : section IV, lecture i, hymne 10 ; section IV lecture ii, hymne 1.