Rob Roy/31

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 373-386).


CHAPITRE XXXI.

LA FEMME DU CHEF.


Malheur aux vaincus ! s’écriait le sauvage Brennus quand l’épée des Gaulois abattit l’orgueil de Rome. Malheur aux vaincus ! disait-il en jetant dans la balance le poids additionnel de son sabre massif. Et de nos jours encore, sur le champ de bataille, le malheur du vaincu n’a de bornes que dans la volonté du vainqueur.
La Gauliade.


Je cherchai à distinguer Dougal parmi les vainqueurs. Je ne doutais plus que le rôle qu’il avait joué ne fut préparé d’avance pour attirer l’officier anglais dans le défilé, et je ne pouvais m’empêcher d’admirer avec quelle adresse ce sauvage ignorant et en apparence si simple avait voilé son dessein, s’était laissé arracher comme par force les faux renseignements que son but était de donner. Je prévis qu’il y aurait du danger à s’approcher des vainqueurs dans la première chaleur d’un triomphe qui était terni par des actes de cruauté, car j’avais vu des montagnards, ou pour mieux dire des enfants qui se trouvaient parmi eux, poignarder un des deux soldats que leurs blessures empêchaient de se relever. J’en concluais donc qu’il serait peu sûr de se présenter sans quelque médiateur, et comme je ne voyais pas Campbell, en qui j’étais bien alors forcé de reconnaître le fameux Rob-Roy, je résolus de réclamer la protection de son émissaire Dougal.

Après avoir vainement jeté les yeux de tous côtés, je retournai sur mes pas pour voir quel secours il me serait possible de donner à mon malheureux ami ; mais, à ma grande satisfaction, je reconnus que M. Jarvie avait été enlevé de son poste dangereux : la figure noire de contusions, les vêtements en désordre, il était assis au pied du même roc auquel il avait été suspendu un moment auparavant. Je me hâtai de le rejoindre et de lui offrir mes félicitations sur sa délivrance ; mais il ne les reçut pas d’abord avec autant de cordialité que je les lui offrais, et une violente quinte de toux lui laissait à peine assez d’haleine pour exprimer les doutes qu’il éprouvait sur ma sincérité.

« Hem ! hem ! hem !… On dit qu’un ami vaut mieux qu’un frère !… hem ! hem ! hem ! Quand je suis venu ici, monsieur Osbaldistone, dans ce pays maudit de Dieu et des hommes… hem ! hem ! hem ! que Dieu me pardonne de jurer ! rien que pour vos propres affaires, croyez-vous qu’il soit bien à vous… hum ! hum ! de me laisser d’abord exposé à être fusillé ou noyé, entre les habits rouges et les montagnards, et puis suspendu entre ciel et terre comme un épouvantail, sans faire seulement un effort… hem ! hem !… un effort pour me délivrer ? »

Je lui fis mille excuses, et lui expliquai tellement ma position et l’impossibilité où j’étais de lui porter aucun secours, que je réussis enfin à le persuader ; et le bailli, qui était aussi facile à apaiser qu’à mettre en colère, me rendit encore une fois ses bonnes grâces. Je pris ensuite la liberté de lui demander comment il était parvenu à se tirer d’embarras.

« Me tirer d’embarras ! je serais resté suspendu là jusqu’au jour du jugement dernier, plutôt que de m’en tirer moi-même, ayant la tête pendante d’un côté et les deux pieds de l’autre, comme la balance d’un changeur de monnaies. C’est cette créature Dougal qui m’a tiré d’embarras comme il a déjà fait hier. Il a coupé les pans de ma redingote avec son poignard, et, assisté d’un autre montagnard, m’a remis sur mes pieds, aussi lestement que s’il ne me fût rien arrivé. Mais voyez un peu ce que c’est que d’avoir des habits de bon drap ; si ma redingote eût été d’un de vos mauvais camelots de France, ou de ces draps légers qu’on porte à présent, elle se serait déchirée comme un vieux chiffon sous un tel poids que celui de mon corps. Béni soit l’ouvrier qui en a fabriqué le tissu ; je balançais là-haut avec autant de sécurité qu’une gabarre attachée au rivage par un triple câble à Broomiselaw[1]. »

Je lui demandai alors ce qu’était devenu son libérateur.

« La créature, dit-il (c’était le nom qu’il se plaisait à donner à Dougal), m’a fait entendre qu’il y aurait du danger à s’approcher de la dame en ce moment, et m’a recommandé d’attendre ici son retour. Je pense qu’il vous cherche. C’est une créature qui a du bon sens, et, ma foi, je gagerais qu’il a raison dans ce qu’il dit de la dame, comme il l’appelle. Hélène Campbell, avant d’être mariée, n’était pas une fille remarquable par sa douceur ; et elle n’est pas devenue, je crois, une des femmes les plus traitables. Il y a des gens qui disent que Rob lui-même a peur d’elle. Je crois qu’elle ne me reconnaîtra pas, car il y a bien des années que nous ne nous sommes vus ; je suis donc décidé à attendre Dougal avant de nous approcher d’elle. »

J’approuvai beaucoup cette résolution ; mais le sort avait décidé que ce jour-là la prudence du bailli ne serait d’aucune utilité pour lui ou pour les autres.

Quoique la fusillade eût cessé, André Fairservice restait perché sur la plateforme, mais dans une immobilité complète. Cette position ne permettait pas qu’il échappât aux yeux de lynx des montagnards, lorsqu’ils eurent le temps de jeter les regards autour d’eux. Ils poussèrent un grand cri, et trois ou quatre d’entre eux, s’enfonçant aussitôt dans le taillis, gravirent le flanc rocailleux de la montagne, chacun dans une direction différente, pour arriver au lieu où ils avaient remarqué cette bizarre apparition.

Arrivés à une portée de fusil du pauvre André, ils ne s’inquiétèrent pas de lui offrir aucun secours ; mais, le mettant en joue, ils lui firent entendre par des signes auxquels il était impossible de se méprendre, qu’il lui fallait descendre et s’abandonner à leur merci, s’il ne voulait leur servir de cible. Placé entre deux dangers égaux, André ne pouvait hésiter long-temps ; il se mit donc sur-le-champ en devoir de descendre, s’accrochant tantôt aux branches de chêne et de lierre, tantôt aux pointes saillantes du roc, avec une anxiété presque délirante, et ne manquant jamais, chaque fois qu’il avait une main libre, de l’étendre vers les montagnards qui étaient en bas, comme pour les prier de détourner de lui les canons de leurs fusils. Les montagnards s’amusaient beaucoup de la terreur d’André : ils tirèrent deux ou trois coups de fusil sans aucun dessein de le blesser, je le crois, mais seulement dans l’intention de se divertir de sa frayeur excessive, et de le voir redoubler et d’efforts et d’agilité pour atteindre le terme d’une course périlleuse que la crainte d’une mort immédiate pouvait seule lui donner le courage d’entreprendre.

Enfin il arriva en terre ferme, ou pour mieux dire il tomba sur un terrain plat ; car, ayant glissé lorsqu’il était peu éloigné du pied de la montagne, il roula jusqu’en bas. Quelques montagnards, qui s’apprêtaient à le recevoir, l’aidèrent à se relever ; mais avant qu’il fût affermi sur ses jambes, ils l’avaient déjà dépouillé non seulement du contenu de ses poches, mais lui avaient enlevé perruque, chapeau, habit, veste, bas et souliers, et cela avec une dextérité si admirable, que cet homme que l’on avait vu tomber complètement habillé, se releva presque nu. En un clin d’œil il était devenu un véritable épouvantail. Sans avoir égard à la douleur que faisaient éprouver à ses pieds nus les broussailles et les aspérités du roc, les montagnards l’entraînèrent vers le théâtre du combat.

Pendant qu’ils descendaient ainsi, ils nous découvrirent à notre tour, M. Jarvie et moi. Aussitôt une demi-douzaine de montagnards armés se précipitent vers nous, et nous menacent à la fois de leurs épées, de leurs poignards et de leurs pistolets. Le moindre signe de résistance eût été un acte de folie, d’autant plus que nous étions sans armes. Nous nous soumîmes donc à notre sort, et ce fut avec quelque rudesse que ceux qui s’étaient chargés de notre toilette se préparaient à nous réduire à peu près à l’état de nature (pour me servir de l’expression du roi Lear), comme ils avaient fait au pauvre bipède sans plumes qui grelottait, à quelques pas de nous, de frayeur autant que de froid. Un hasard favorable nous épargna pourtant ce dernier malheur, car au moment où je venais d’être débarrassé de ma cravate (une élégante steinkerque, par parenthèse, et garnie de denlelles), et où le bailli venait d’être dépouillé des restes de sa redingote, Dougal parut, et la scène changea. Au moyen de vives remontrances, mêlées de jurements et de menaces, du moins à ce que put me faire présumer la violence de ses gestes, il força les pillards, malgré leur répugnance, non seulement à s’arrêter au milieu de leur opération, mais encore à nous rendre ce qu’ils s’étaient déjà approprié. Il arracha ma cravate des mains de celui qui l’avait prise, et dans son zèle pour me la restituer, il la tourna autour de mon cou en la serrant d’une telle force, que je fus porté à croire que pendant sa résidence dans la prison de Glasgow, il était non seulement substitut du geôlier, mais qu’il avait bien pu aussi y prendre des leçons comme apprenti du bourreau. Il jeta sur les épaules de M. Jarvie les lambeaux de sa redingote, et voyant accourir d’autres montagnards, il se mit en marche avec nous, nous précédant de quelques pas, après avoir recommandé à notre nouvelle escorte de nous prêter assistance, à M. Jarvie surtout, pour que nous pussions descendre avec plus de facilité. André Fairservice implora la protection de Dougal de toute la force de ses poumons, le priant du moins d’intervenir pour qu’on lui rendît ses souliers : ce fut en vain. « Non, non, répondit Dougal, vous n’êtes pas un gentilhomme, vous ; je ne crains pas de me tromper en disant qu’il y a ici des gens qui valent mieux que vous, et qui cependant marchent nu-pieds. » Et laissant André poursuivre sa marche à loisir, ou plutôt laissant à la foule des montagnards qui l’entouraient le soin de le faire marcher, il nous fit entrer dans le défilé où l’escarmouche avait eu lieu, afin de nous présenter comme de nouveaux prisonniers au chef femelle de sa troupe. Dans ce trajet, Dougal se donna un grand mouvement ; il menaçait, frappait même ceux qui, s’approchant de nous de trop près, semblaient vouloir prendre à notre capture un intérêt plus vif qu’en apparence il n’en prenait lui-même.

À la fin nous parûmes devant l’héroïne du jour, dont l’aspect, de même que celui des figures farouches, bizarres et pourtant guerrières qui l’environnaient, ne laissa pas, je dois l’avouer, de me frapper de terreur. Je ne sais pas si Hélène Mac-Gregor avait joué un rôle actif dans le combat, et ce que j’appris ensuite dut même me faire penser le contraire ; mais les taches de sang qu’on voyait sur son front, sur ses mains, sur ses bras nus, sur la lame de l’épée qu’elle tenait à la main ; ses joues enflammées, le désordre de ses cheveux d’un noir de jais, dont une partie s’échappait du bonnet rouge, surmonté d’une plume, qui formait sa coiffure : tout semblait indiquer qu’elle avait pris une part active au combat. Ses yeux noirs et vifs, ainsi que toute sa physionomie, exprimaient l’orgueil de la victoire, le plaisir de la vengeance satisfaite. Cependant elle ne paraissait ni cruelle ni sanguinaire ; et lorsque la première émotion que me causait cette entrevue fut dissipée, elle me rappela quelques portraits des héroïnes sacrées que j’avais vus dans les églises catholiques de France. Elle n’avait pas toute la beauté d’une Judith, ni l’air inspiré d’une Deborah, ni celui de la femme d’Héber le Cynéen, au pied de laquelle le puissant oppresseur d’Israël s’inclina et tomba mort[2] ; mais l’enthousiasme dont elle était agitée donnait à sa figure et à son port, qui avaient une sorte de dignité farouche, quelque ressemblance avec ces héroïnes de l’Écriture sainte : un artiste y eût puisé une heureuse inspiration.

J’éprouvais un grand embarras pour adresser la parole à cette femme extraordinaire ; mais M. Jarvie, rompant la glace par une toux préparatoire (car la rapidité avec laquelle on nous avait fait marcher l’avait mis encore une fois hors d’haleine), commença ainsi son discours : « Hem ! hem ! je m’estime très-heureux d’avoir cette agréable occasion (le tremblement de sa voix démentait l’emphase avec laquelle il s’efforçait de prononcer le mot agréable), cette agréable occasion de souhaiter le bonjour à la femme de mon cousin Robin. Hem ! hem ! comment vous portez-vous ? » ajouta-t-il en tâchant de prendre le ton de familiarité et d’importance qui lui était ordinaire ; « comment vous êtes-vous tous portés depuis que nous ne nous sommes vus ? Vous avez peut-être oublié votre cousin, mistress Mac-Gregor Campbell ! Hem ! hem ! mais vous vous rappelez du moins mon père, le digne diacre Nicol Jarvie, de Salt-Market à Glasgow. C’était un honnête homme, un homme sûr, un homme qui vous respectait beaucoup, vous et les vôtres. Ainsi donc, comme je le disais, je suis enchanté de vous voir, mistress Mac-Gregor Campbell ; et je vous demanderais la permission de vous embrasser comme ma cousine, si vos gens ne me tenaient les bras un peu trop serrés ; et puis, pour vous dire la vérité, comme un magistrat doit le faire, je crois qu’avant de dire bonjour à vos amis, il serait convenable que vous employassiez tant soit peu l’eau. »

La familiarité de ce discours n’était nullement en rapport avec l’état d’exaltation où se trouvait la personne à qui il était adressé ; car, échauffée par la victoire, elle allait prononcer des arrêts de mort.

« Qui êtes-vous, s’écria-t-elle, vous qui osez réclamer la parenté des Mac-Gregor, et qui n’avez ni leurs habits ni leur langage ? Qui êtes-vous, vous qui avec la langue et la robe du chien de chasse, cherchez à vous introduire au milieu des daims ?

— Je ne sais pas, reprit l’imperturbable bailli, si notre parenté vous a jamais été bien expliquée ; mais elle est bien connue et peut être prouvée. Ma mère Elspeth Mac-Farlane était femme de mon père le diacre Nicol Jarvie : que leurs âmes reposent en paix ! et Elspeth était fille de Parlane Mac-Farlane de Loch-Sloy. Or ce Parlane Mac-Farlane, comme peut vous le certifier sa fille encore vivante, Maggy Mac-Farlane, alias Mac-Nab qui a épousé Duncan Mac-Nab O’stuckavralachan, était cousin au quatrième degré de votre mari Robin Mac-Gregor, car… »

La virgo coupa soudain l’arbre généalogique, en demandant avec hauteur si le ruisseau libre dans son cours reconnaissait comme une portion de lui-même l’eau qu’on y avait puisée pour les vils usages domestiques de ceux qui habitaient près de ses bords.

« C’est juste, cousine, répliqua le bailli, mais cela n’empêche pas que le ruisseau serait bien aise que cette eau lui fût rendue, quand, pendant l’été, son lit desséché n’est plus rempli que de pierres qui blanchissent au soleil. Je sais bien que vous autres montagnards vous méprisez les habitants de Glasgow à cause de leurs vêtements et de leur langage ; mais chacun parle sa langue natale, celle qu’il a apprise dans son enfance, et ce serait une drôle de chose que de me voir, moi, avec mon gros ventre et mes courtes jambes, porter le plaid montagnard et des jarretières au dessous du genou. D’ailleurs, cousine, » continua-t-il malgré les signes que lui faisait Dougal pour lui recommander le silence (car l’amazone témoignait quelque impatience d’une telle loquacité) ; « d’ailleurs, vous respectez infiniment votre mari, et je vous approuve beaucoup, puisque l’Écriture le commande ; enfin, dis-je, vous le respectez : en bien ! cousine, alors, vous devez vous rappeler que j’ai été plus d’une fois utile à Robin, et que, sans parler du collier de perles dont je vous ai fait présent le jour de votre mariage, je lui ai rendu plus d’un service dans le temps où il faisait honnêtement et loyalement le commerce de bestiaux, dans le temps où il ne songeait ni à piller, ni à se battre, ni à troubler la paix du roi, ni à désarmer ses soldats, toutes choses contraires aux lois. »

Il avait touché là une corde qui résonnait mal aux oreilles de sa cousine. Elle se redressa avec fierté, et répondit avec un sourire plein d’amertume et de dédain :

« Oui, vous et vos pareils vous pouviez prétendre à une parenté entre nous, quand nous avions la lâcheté de consentir à vous servir comme de misérables esclaves dignes de vivre sous vos lois, quand nous nous abaissions à être vos fendeurs de bois, vos porteurs d’eau, à vous pourvoir de bestiaux pour vos banquets, à nous laisser opprimer par vos lois tyranniques. Mais maintenant nous sommes libres, libres par suite de l’acte même qui ne nous a laissé ni foyer, ni nourriture, ni vêtements, qui m’a privée de tout et dont le souvenir me fait frémir quand je pense que tous les moments de ma vie ne peuvent être consacrés à la vengeance ! Mais j’achèverai une journée si bien commencée, par une action qui brisera tous les liens qui peuvent exister entre les Mac-Gregor et les vils habitants des basses terres. Allan, Dougal, liez ces trois hommes ensemble par le cou et par les pieds, et précipitez-les dans le lac. Ils iront y chercher leurs parents montagnards ! »

Le bailli, alarmé de cet ordre, allait recommencer des remontrances qui probablement n’auraient fait qu’irriter les passions violentes de sa cousine, lorsque Dougal, se jetant devant lui, se mit à parler à sa maîtresse dans sa propre langue avec une abondance et une rapidité qui contrastaient étrangement avec la manière lente, imparfaite et presque stupide dont je l’avais entendu s’exprimer en anglais : à ce que je présumai par la vivacité de ses gestes, son plaidoyer était en notre faveur.

Sa maîtresse lui répondit, ou plutôt interrompit sa harangue, en s’écriant en anglais, comme si elle eût voulu nous donner un avant-goût du sort qu’elle nous préparait : « Vil chien ! fils d’un chien ! oses-tu bien discuter mes ordres ? Si je t’ordonnais de leur couper la langue et d’en faire un échange entre eux, pour voir celui des deux qui a la plus déliée ; si je t’ordonnais de leur arracher le cœur, afin de découvrir lequel renferme le plus de trahison contre les Mac-Gregor, ton devoir ne serait-il pas d’obéir ? Cela s’est fait au jour de la vengeance, quand nos pères avaient de grandes injures à punir.

— Sans doute, sans doute, » répliqua Dougal du ton de la plus profonde soumission, « votre volonté doit être faite, c’est une chose raisonnable. Mais si vous aimiez autant faire jeter dans le lac ce traître de capitaine avec le caporal Cramp et deux ou trois de ces habits rouges, je m’en chargerais avec beaucoup plus de plaisir, car ces deux honnêtes gentilshommes sont des amis de Gregarach, et ils venaient ici sur l’invitation du chef, et non pour aucun projet de trahison, comme je puis le certifier moi-même. »

La dame allait répondre, quand on entendit les notes sauvages de la cornemuse du côté de la route d’Aberfoïl : c’était la même sans doute que l’arrière-garde du capitaine Thornton avait entendue, et qui l’avait déterminé à forcer le défilé en avant plutôt que de s’exposer à être mis entre deux feux. L’escarmouche ayant été de très-courte durée, les hommes que précédait cette musique militaire, quoiqu’ils eussent hâté leur marche en entendant la fusillade, n’avaient pu arriver à temps pour y prendre part. La victoire s’était donc achevée sans eux, et ils semblaient arriver tout juste à temps pour féliciter leurs compatriotes de leur triomphe.

Il y avait une différence remarquable entre ces nouveaux venus et la troupe qui avait battu notre escorte, et cette différence était entièrement au désavantage de celle-ci. Parmi les montagnards qui environnaient la commandante[3], si je puis l’appeler ainsi sans offenser la grammaire, on voyait des vieillards, des enfants à peine en âge de porter les armes, même des femmes, enfin tous ceux qui ne combattent que dans les occasions désespérées, circonstance qui avait ajouté à l’amertume du chagrin et à la confusion du brave capitaine Thornton, quand il avait reconnu quels méprisables ennemis, grâce à leur nombre et à leur position, avaient vaincu ses braves vétérans. Mais les trente ou quarante montagnards qui venaient de se réunir aux premiers étaient des hommes dans la fleur ou dans la force de l’âge, bien faits et vigoureux, et leur costume exposait dans tout leur avantage leurs membres robustes et leurs muscles fortement dessinés. Ils étaient aussi supérieurs à la première troupe par les armes que par la bonne tenue. À un petit nombre près qui portaient des fusils, les montagnards qui entouraient le chef femelle étaient armés de haches, de faulx et autres armes étranges, quelques-uns même n’avaient que de gros bâtons, des poignards et de longs couteaux ; mais la plupart des nouveaux venus avaient des pistolets à la ceinture, un poignard et un sabre au côté, un fusil à la main, et un bouclier rond, fait d’un bois léger, curieusement recouvert de plaques de cuivre, avec une pointe de fer qui partait du centre. Ils portaient ce bouclier sur l’épaule gauche pendant la marche ou quand ils se servaient de leurs armes à feu, et le tenaient attaché au bras gauche quand ils chargeaient avec l’épée.

Mais il était facile de voir que cette troupe d’élite n’arrivait pas à la suite d’une victoire semblable à celle que venaient de remporter leurs compagnons. La cornemuse faisait entendre de temps à autre quelques notes lugubres qui semblaient bien éloignées d’exprimer l’orgueil du triomphe. Ils s’approchèrent de l’épouse du chef dans un morne silence, le regard sombre et baissé, et les cornemuses recommencèrent leurs accords sauvages et plaintifs.

Hélène se précipita vers eux avec un visage où la colère se mêlait à la crainte. « Que signifie ceci, Allaster ? dit-elle au joueur de cornemuse ; pourquoi ces sons plaintifs après une victoire ? Robert, Hamish, où est Mac-Gregor ? où est votre père ? »

Ses fils, qui commandaient la troupe, s’approchèrent d’elle d’un pas timide et lent, et lui murmurèrent tout bas quelques mots en gaélique. En les entendant elle poussa un cri qui fit retentir les rochers, et auquel les femmes et les enfants, en joignant les mains, répondirent par des hurlements qui semblaient être les derniers de leur vie. Les échos des montagnes répétèrent ces cris frénétiques et discordants de la douleur, qui chassèrent de leur asile les oiseaux de la nuit, effrayés d’entendre en plein jour un concert plus lugubre et plus affreux que le leur.

« Prisonnier ! » répéta Hélène lorsque les clameurs eurent cessé. « Prisonnier ! captif ! et vous vivez pour le dire ! Vils poltrons ! vous ai-je nourris pour que vous épargniez votre sang quand il s’agit de combattre les ennemis de votre père ? ou pour le voir prisonnier, et venir me l’annoncer ? »

Les fils de Mac-Gregor, auxquels s’adressaient ces reproches, étaient des jeunes gens dont l’aîné avait à peine atteint sa vingtième année. Hamish ou James, l’aîné des deux, était plus grand de toute la tête et beaucoup plus beau que son frère ; ses yeux d’un bleu clair, la forêt de cheveux blonds qui s’échappait de son bonnet bleu, lequel n’était pas sans élégance, donnaient à son ensemble quelque chose d’agréable, et présentaient en lui un échantillon des jeunes montagnards sous leurs traits les plus flatteurs. Le plus jeune se nommait Robert, mais, pour le distinguer de son père, ses compatriotes avaient joint à son nom l’épithète de oig, qui veut dire jeune. Des cheveux noirs et un teint brun, mais animé des vives couleurs de la vigueur et de la santé, et des membres plus robustes et mieux formés qu’ils ne le sont ordinairement à son âge, le caractérisaient d’une manière particulière.

Tous deux se tenaient en silence devant leur mère avec un visage abattu par la honte et la douleur, écoutant avec la soumission la plus respectueuse les reproches dont elle les accablait. Enfin, lorsqu’elle eut en quelque sorte exhalé son ressentiment, l’aîné lui parlant en anglais, vraisemblablement pour n’être pas compris de leurs gens, essaya de se justifier ainsi que son frère. J’étais assez près de lui pour entendre presque tout ce qu’il allait dire, et il m’importait tellement de m’instruire de tout ce qui se passait dans ce moment de crise, que je l’écoutai avec la plus grande attention.

« Mac-Gregor, dit le jeune-homme, était invité à une entrevue par un habitant des basses-terres qui lui remit une lettre de la part de… (il prononça le nom si bas que je ne fus pas sûr de l’avoir bien entendu, mais il me parut qu’il ressemblait au mien) ; il accepta l’invitation, mais il nous ordonna de garder en otage le Saxon qui avait apporté cette lettre, pour lui garantir qu’on ne lui manquerait pas de foi. Il alla donc au lieu du rendez-vous (qui avait quelque étrange nom montagnard que je ne puis me rappeler), suivi seulement d’Angus Breck et du petit Rory, défendant que personne le suivît. Une demi-heure après, Angus Breck nous apporta la triste nouvelle que Mac-Gregor avait été surpris et fait prisonnier par un détachement de la milice de Lennox, commandé par Galbraith de Garschattachin. Il ajouta que Galbraith, sur la menace que lui fit Mac-Gregor, au moment de son arrestation, d’user de représailles sur l’individu resté en otage, avait ri de cette menace, et lui avait répondu : « Eh bien ! Rob, que chacun pende son homme : nous pendrons le cateran[4], et les caterans pendront le douanier. Par là le pays sera délivré à la fois de deux maudites pestes, un brigand montagnard et un agent du fisc. » Angus Breck, surveillé moins rigoureusement que son maître, réussit à s’échapper après être resté captif assez long-temps pour entendre cette discussion.

— Et quand vous l’apprîtes vous-mêmes, misérables traîtres. » s’écria la femme de Mac-Gregor, vous n’avez pas volé sur-le-champ au secours de votre père, pour le délivrer ou laisser vos cadavres à ses ennemis ! »

Le jeune Mac-Gregor répondit d’un air modeste, « que d’après la supériorité des forces de l’ennemi, et voyant qu’il ne se disposait pas à quitter le pays, il était revenu dans les montagnes, afin de rassembler une troupe suffisante pour tenter la délivrance de son père avec quelques chances de succès. » Il termina en disant « qu’il avait entendu dire que le détachement de la milice devait prendre ses quartiers soit dans la maison voisine de Gartantan, soit dans le vieux château du pont de Monteith, ou quelque autre forteresse de ce genre, qui, bien que forte et en état de défense, pouvait cependant être surprise, s’ils rassemblaient assez d’hommes pour l’exécution du projet. »

J’appris ensuite que le reste des troupes de Rob-Roy avait été divisé en deux bandes, l’une destinée à surveiller les mouvements de la garnison d’Inversnaid, dont un détachement sous les ordres du capitaine Thornton venait d’être vaincu ; l’autre à faire face aux clans montagnards qui s’étaient réunis aux troupes régulières et aux habitants des basses terres pour envahir simultanément le malheureux territoire qui, situé entre le Loch-Lomond, le Loch-Katrine et le Loch-Ard, était communément appelé le pays des Mac-Gregor. Des messagers furent dépêchés de tous côtés afin de concentrer, à ce que je présumai, toutes les forces de Mac-Gregor pour attaquer les habitants des basses terres ; et l’abattement et le désespoir, qui un moment auparavant étaient peints sur tous les visages, firent place à l’espoir de délivrer le chef et à la soif de la vengeance. Ce fut sans doute sous la brûlante influence de cette dernière passion que la femme de Mac-Gregor ordonna qu’on amenât devant elle le malheureux qu’on avait gardé en otage. Je crois que par un sentiment d’humanité ses fils l’avaient tenu éloigné de ses yeux ; mais cette précaution ne retarda que de peu d’instants sa malheureuse destinée. On amena donc devant elle un infortuné à demi mort de terreur, et dans les traits duquel je reconnus avec autant d’horreur que de surprise ma vieille connaissance Morris.

Il tomba prosterné devant l’épouse du chef, et fit un effort pour embrasser ses genoux, mais elle tressaillit et se recula comme si cet attouchement eût été une souillure, de sorte que tout ce qu’il put faire pour lui témoigner l’excès de son humiliation, fut de baiser le bas de son plaid. Jamais peut-être on n’entendit demander la vie avec d’aussi mortelles angoisses et d’une manière plus suppliante. La crainte agissait sur son esprit avec un tel degré d’exaltation, qu’au lieu de paralyser sa langue, comme cela arrive fréquemment, elle lui donnait presque de l’éloquence. Les joues couvertes d’une pâleur livide, les mains serrées convulsivement, roulant de tous côtés des yeux qui semblaient adresser ses derniers adieux à tout ce qui l’entourait, il protesta avec les serments les plus solennels de son ignorance totale des desseins que l’on avait contre Rob-Roy, jurant qu’il l’aimait et l’honorait de toutes les forces de son âme. Par une inconséquence, suite naturelle de sa terreur, il dit qu’il n’était que l’agent d’un autre, et il murmura le nom de Rashleigh. Il ne demandait que la vie… pour la vie il donnerait tout ce qu’il possédait au monde : c’était la vie seule qu’il implorait, la vie, dût-elle se prolonger dans les tortures et les privations, dût-il ne plus en jouir que dans les cavernes les plus sombres et les plus étouffées de ces montagnes.

Il est impossible de dépeindre le mépris, l’aversion et le dégoût que semblaient inspirer à l’épouse de Mac-Gregor les humbles supplications de cet homme qui se traînait à ses pieds en demandant la vie.

« Je te laisserais vivre, dit-elle, si la vie devait être pour toi un fardeau aussi pesant, aussi insupportable qu’elle l’est pour moi et pour tout être noble et généreux. Mais toi, misérable ! tu ramperais dans le monde, insensible à tous les malheurs qui l’affligent, à ses misères ineffables, à la masse de crimes et de chagrins qui s’y accumulent chaque jour… Tes jours seraient calmes et heureux, tandis que des âmes nobles et généreuses sont trahies dans leur confiance ; tandis que des misérables sans nom et sans naissance foulent aux pieds des hommes braves et illustrés par une longue suite d’aïeux. Oui, au milieu de la désolation générale, tu goûterais le bonheur que goûte le chien du boucher en se vautrant dans la fange et dans le sang des animaux les plus nobles et les plus innocents qui tombent sous le couteau de son maître. Non ! tu n’auras pas ce bonheur ! tu mourras, lâche, infâme que tu es ! tu mourras avant que ce nuage ait achevé d’obscurcir le soleil. »

Alors elle dit quelques mots à ceux qui l’entouraient : deux d’entre eux se saisirent du suppliant toujours prosterné, et l’entraînèrent au bord d’un rocher suspendu sur le lac. Il poussait les cris les plus perçants, les plus effroyables que la crainte ait jamais arrachés : je puis les appeler effroyables, car, bien des années après, ils me poursuivaient encore dans mes rêves. Pendant que ses assassins, ou, si vous voulez, ses bourreaux, l’entouraient, il me reconnut, et les derniers mots que je lui entendis articuler, furent : « Ô monsieur Osbaldistone, sauvez-moi ! sauvez-moi ! »

Je fus si ému de cet horrible spectacle, que, quoique je m’attendisse à tout moment à partager le même sort, je tentai de parler en sa faveur ; mais, comme on devait s’y attendre, mon intervention fut accueillie avec un froid mépris. Quelques montagnards tenaient la victime de manière à ne pas lui permettre un mouvement ; d’autres, ayant enveloppé une grosse pierre dans un plaid, la lui attachèrent au cou, et d’autres encore le dépouillaient de ses vêtements. Ainsi lié et à demi nu, ils le précipitèrent dans le lac, qui avait en cet endroit douze pieds environ de profondeur, en poussant un hurlement de triomphe et de vengeance, au milieu duquel le dernier cri de l’infortuné se fit cependant entendre. La pesanteur de sa chute fit rejaillir jusqu’à nous les eaux bleuâtres du lac, et les montagnards, avec leurs piques et leurs épées, veillèrent quelques moments dans la crainte que, parvenant à se dégager du poids qu’on lui avait attaché, il ne fît quelques efforts pour regagner le rivage. Mais le nœud avait été serré trop solidement ; le malheureux s’enfonça sans résistance… Les eaux que sa chute avait troublées se refermèrent sur lui et reprirent leur calme ordinaire, et cette vie, dont il avait si ardemment imploré la conservation, fut à jamais rayée du livre de l’humanité[5].



  1. Sur la rivière de la Clyde, en Écosse. a. m.
  2. Allusion au meurtre de Sisara par Jaël. a. m.
  3. Chieftainess. a. m.
  4. Le brigand. a. m.
  5. Le texte dit : and the unit of that life for which he had pleaded so strongly, was for ever withdrawn from the sun of human existence : ce qui signifie littéralement : et l’unité de cette vie qu’il avait réclamée avec tant d’ardeur, fut à jamais retranchée de la somme de l’existence humaine. a. m.