Rob Roy/30

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 360-373).


CHAPITRE XXX.

LE COMBAT DU DÉFILÉ.


Général, écoutez-moi, observez-moi bien, regardez avec attention mon visage ; c’est celui d’une femme. Voyez si l’ombre d’une crainte, si la moindre alarme, si une teinte de pâleur s’y montre, excepté celle de la colère, pour venir invoquer votre pitié.
Bonduca.


Nous passâmes le reste de la nuit aussi bien que le permettait le misérable cabaret où nous étions, Le bailli, fatigué de son voyage et des scènes qui venaient de se passer, moins inquiet d’ailleurs que moi de notre arrestation qui, pour lui, ne pouvait être que l’affaire d’un dérangement temporaire ; peut-être aussi moins difficile sur la propreté et la décence de son lit, se jeta dans une des crèches dont j’ai déjà parlé, et ne tarda pas à ronfler d’une manière bruyante. Pour moi, je restai assis auprès de la table, la tête appuyée sur mes bras, et je ne goûtai qu’un sommeil souvent interrompu. Dans le cours de la nuit j’eus l’occasion de remarquer du doute et de l’hésitation dans les mouvements des soldats. Des détachements envoyés en reconnaissance revinrent sans apporter aucune information qui parut satisfaire l’officier commandant : il paraissait inquiet, en faisait partir d’autres, qui ne revenaient pas tous au clachan.

Aux premiers rayons du jour, un caporal et deux hommes se précipitèrent dans la hutte, entraînant avec eux un montagnard que je reconnus immédiatement pour mon ancienne connaissance le porte-clefs. Le bailli, éveillé en sur saut par le bruit qu’ils firent en entrant, le reconnut également, et s’écria : « Que Dieu nous fasse grâce ! ils ont attrapé ce pauvre Dougal… Capitaine, je donnerai caution, une caution raisonnable pour ce Dougal. »

Cette offre lui était sans doute dictée par un souvenir reconnaissant de l’heureuse intervention du montagnard en sa faveur, mais le capitaine ne lui répondit qu’en le priant de se mêler de ses propres affaires, et de se rappeler que lui-même était prisonnier en ce moment.

« Je vous prends à témoin, monsieur Osbaldistone, » dit le bailli, qui probablement connaissait mieux les formes de la procédure civile que celles de la jurisprudence militaire ; « je vous prends à témoin qu’il a refusé une caution valable. Je suis d’avis que, d’après l’acte de 1701, Dougal pourra lui intenter une action en dommages et intérêts pour emprisonnement arbitraire, et j’aurai soin certainement que justice lui soit rendue. »

L’officier qui, je l’appris alors, s’appelait Thornton, ne fit aucune attention aux menaces du bailli ni à ses remontrances, et soumit Dougal à un interrogatoire très-sévère sur son genre de vie et ses relations ; il le força successivement de convenir, quoique avec l’air de la plus grande répugnance, qu’il connaissait Rob-Roy Mac-Gregor, qu’il l’avait vu depuis un an, depuis six mois, depuis un mois, cette semaine même ; enfin, qu’il n’y avait qu’une heure qu’il l’avait quitté. Tous ces aveux échappaient au prisonnier l’un après l’autre comme autant de gouttes de sang, et paraissaient ne lui être arrachés que par la menace que lui fit le capitaine Thornton de le faire pendre au premier arbre s’il ne donnait pas des renseignements plus positifs et plus détaillés.

Maintenant, mon ami, dit le capitaine, vous voudrez bien me dire combien votre maître a d’hommes avec lui en ce moment. »

Dougal promena ses regards de tous côtés, excepté de celui de son interrogateur, et répondit qu’il ne pouvait pas être sûr de cela.

« Regardez-moi, chien de montagnard, dit l’officier, et rappelez-vous que votre vie dépend de votre réponse. Combien de coquins ce misérable proscrit avait-il avec lui quand vous l’avez quitté ?

— Ah, il n’en avait que six, moi non compris.

— Et où est allé le reste de ses bandits ?

— Ils sont allés avec le lieutenant se battre contre les clans de l’ouest.

— Contre les clans de l’ouest ! Hé ! cela est assez probable. Et quelle mission aviez-vous en venant ici ?

— Je venais seulement pour voir ce que Votre Honneur faisait dans le clachan avec ces gentilshommes en habits rouges. »

« Je crois, » dit M. Jarvie qui était venu se placer derrière moi, « je crois que cet homme finira par devenir un traître. Je suis bien aise de ne pas m’être exposé à des frais à cause de lui. »

« Maintenant, mon ami, dit le capitaine, entendons-nous bien. Vous venez d’avouer que vous êtes venu ici comme espion, et vous devriez en conséquence être pendu au premier arbre. Mais si vous voulez me rendre un service, je vous en rendrai un autre. Il faut que vous me conduisiez, moi et quelques-uns de mes gens, à l’endroit où vous avez laissé votre chef : j’ai deux mots à lui dire pour une affaire sérieuse ; après quoi je vous laisserai aller librement, et je vous donnerai cinq guinées par-dessus le marché.

— Oh, oh ! s’écria Dougal réduit aux dernières extrémités de la perplexité et de la détresse… je ne puis faire cela, j’aime mieux être pendu.

— Eh bien, vous serez satisfait, mon ami, vous allez l’être, et que votre sang retombe sur votre tête… Caporal Cramp, chargez-vous de l’emploi de grand-prévôt… emmenez-le !… »

Le caporal s’était placé depuis quelques instants en face du pauvre Dougal, tenant à la main une corde qu’il avait trouvée dans la maison, et affectant d’y faire un nœud coulant pour lui en faire comprendre la destination. Sur l’ordre du capitaine, il la jeta autour du cou du malheureux, et, avec l’aide de deux soldats, l’entraîna jusqu’à la porte. Vaincu par l’effroi d’une mort immédiate, Dougal s’écria du seuil de la porte : « Arrêtez, messieurs, arrêtez… je ferai tout ce que Son Honneur voudra.

— Emmenez-le, dit le bailli, il mérite plus que jamais d’être pendu… Emmenez-le donc, caporal ; pourquoi ne l’emmenez-vous pas ?

— Brave homme, dit le caporal, je pense et je puis dire que si vous vous voyiez vous-même aussi près de la potence, du diable si vous ne seriez pas aussi peu pressé. »

Cet aparté m’empêcha d’entendre ce qui se passait entre le prisonnier et le capitaine Thornlon ; mais j’entendis le premier dire d’un ton pleureur et tout à fait subjugué : « Vous n’exigerez pas que je vous suive, quand je vous aurai montré l’endroit où est Mac-Gregor ?

— Trêve à vos lamentations, coquin ! Non, je vous donne ma parole que je ne vous emmènerai pas plus loin. Caporal, faites ranger la troupe devant la maison et préparer les chevaux de ces messieurs ; il faut que nous les emmenions avec nous. J’ai besoin de tout mon monde, je ne puis laisser ici personne pour les garder. Allons, mes enfants, aux armes. »

Les soldats s’empressèrent d’obéir, et furent bientôt prêts à marcher ; nous fumes emmenés comme prisonniers avec Dougal. En sortant de l’auberge, j’entendis notre compagnon de captivité rappeler au capitaine sa promesse de lui donner cinq guinées.

« Les voici, » dit l’officier en lui mettant de l’or dans la main, « mais songez bien que si vous essayez de nous tromper, je vous brûle la cervelle de mes propres mains.

— Ce misérable, dit le bailli, est encore pire que je ne l’avais jugé ; c’est une créature intéressée et perfide : oh ! vil amour du lucre auquel les hommes s’abandonnent ! mon père le diacre disait que l’argent perdait plus d’âmes que le fer ne tuait de corps. »

L’hôtesse s’avança alors, et demanda le paiement de l’écot, y compris tout ce qui avait été bu par le major Galbraith et les deux montagnards. L’officier anglais voulut faire quelque observation, mais mistress Mac-Alpine lui déclara que si elle ne s’en était pas fiée à ce qu’ils lui avaient dit, qu’ils attendaient Son Honneur, elle ne leur aurait pas fait crédit d’une pinte de liqueur ; qu’elle ne savait pas si elle reverrait jamais M. Galbraith, mais que, en tous cas, elle était bien sûre de ne jamais voir son argent ; qu’elle était une pauvre veuve, et n’avait pour vivre que ce que lui rapportait son auberge.

Le capitaine Thornton coupa court à ses remontrances en lui payant son mémoire, qui ne montait qu’à quelques schellings d’Angleterre, quoique le total en parût formidable en monnaie du pays. Il voulut même pousser la libéralité jusqu’à nous comprendre, M. Jarvie et moi, dans le paiement général ; mais le bailli, sans avoir égard au conseil de l’hôtesse qui l’engageait à laisser faire les Anglais, qui à coup sûr nous donnaient assez de tourment, calcula la part de l’écot qui nous regardait et la paya. Le capitaine saisit cette occasion pour nous faire quelques excuses sur notre détention : « Si vous êtes, nous dit-il, de fidèles et paisibles sujets du roi, vous ne regretterez pas un jour de retard quand cela peut être utile à son service : dans le cas contraire, je n’aurai fait que mon devoir. »

Force était de nous contenter de son apologie, et nous le suivîmes, quoiqu’à regret.

Je n’oublierai jamais avec quelle sensation délicieuse je quittai l’atmosphère sombre, étouffante et enfumée de la hutte montagnarde où nous avions passé si incommodément la nuit, pour la fraîcheur embaumée de l’air du matin, et les rayons éclatants du soleil levant, qui, sortant d’un tabernacle d’or et de pourpre, éclairait le paysage le plus pittoresque, le plus abondant en beautés naturelles, qui ait jamais ravi mes yeux. À gauche était la vallée à travers laquelle le Forth serpentait en poursuivant son cours vers l’est, et entourait d’une guirlande de bois taillis le pied d’une belle colline entièrement détachée ; à droite, au milieu de rocs nus, d’épais buissons et d’une profusion de monticules, s’étendait un large lac, dont la surface, légèrement ondulée par la brise du matin, formait de petites vagues que les rayons du soleil rendaient étincelantes. Les bords de cette magnifique nappe d’eau étaient environnés de masses de roches et de montagnes majestueuses sur lesquelles se balançaient des forêts de bouleaux et de chênes. Le frémissement harmonieux du feuillage agité par le vent, le reflet des rayons du soleil, donnaient à cette solitude un air de vie et de mouvement. L’homme seul paraissait petit dans ces lieux où la nature se montrait sous les formes les plus élevées et les plus majestueuses. Les misérables petites huttes qui, au nombre d’une douzaine, formaient le village appelé le clachan d’Aberfoïl, étaient construites de pierres brutes cimentées par du limon au lieu de mortier, et couvertes de mottes de gazon grossièrement placées sur des branches de bouleau et de chêne coupées dans les bois voisins ; ces toitures descendaient si près de la terre qu’André Fairservice remarqua que la nuit précédente nous aurions pu faire galoper nos chevaux par-dessus les maisons du village, sans nous en apercevoir, à moins que les pieds de nos bêtes n’eussent passé à travers le toit.

D’après ce que nous vîmes, la maison de mistress Mac-Alpine, toute misérable qu’elle nous avait paru, était encore bien supérieure à toutes les autres. Et dans le cas où ma description vous inspirerait quelque curiosité de la voir, je ne crois pas que vous y trouviez beaucoup de changements au moment actuel, car les Écossais ne sont pas un peuple qui accueille facilement les innovations, même quand elles tendent à améliorer leur sort[1].

Le bruit de notre départ donna l’éveil aux habitants de ces misérables demeures, et plus d’une vieille femme vint faire une reconnaissance sur la porte entr’ouverte de sa chaumière. En voyant ces sibylles avancer leurs têtes grises à peine couvertes d’une calotte de flanelle, et nous montrer leurs fronts ridés et leurs bras longs et décharnés, en les entendant marmotter entr’elles quelques paroles en gaélique, accompagnées de gestes bizarres, mon imagination me représenta les sorcières de Macbeth, et je crus lire sur les traits sinistres de ces vieilles toute la malice des trois Parques. Les petits enfants qui sortaient aussi des maisons, les uns tout à fait nus, les autres à moitié couverts de lambeaux de vieux plaids, frappaient dans leurs petites mains et faisaient des grimaces aux soldats anglais avec une expression de haine nationale et de malignité qui était au-dessus de leur âge. Je remarquai surtout qu’on ne voyait pas un homme, pas même un garçon de dix ou douze ans, parmi les habitants d’un village dont la population semblait forte en proportion de son étendue, et l’idée me vint que nous étions destinés à recevoir de leur part, dans le cours de notre excursion, des témoignages de malveillance plus effectifs encore que ceux qui se peignaient sur toutes les figures, et qui s’exprimaient par les murmures de ceux que nous voyions.

Ce ne fut que lorsque nous fûmes hors du village que ces gens se livrèrent à l’expression de toute leur haine. À peine l’arrière-garde avait-elle dépassé les dernières maisons pour prendre un petit sentier rompu formé par les traîneaux sur lesquels les habitants transportent leur tourbe, et qui conduisait dans les bois qui garnissent l’autre côté du lac, que nous entendîmes un bruit confus de voix de femmes dont les hurlements aigus se mêlaient aux cris des enfants et à des battements de mains dont les montagnards accompagnent toujours les exclamations que leur fait pousser la rage ou la douleur. Je demandai à André, qui était pâle comme la mort, ce que tout cela signifiait. « Je crains que nous ne le sachions que trop tôt, dit-il. Cela signifie que les femmes montagnardes poursuivent de leurs malédictions et de leurs imprécations les habits rouges, leur souhaitant malheur comme à tout ce qui a jamais parlé la langue saxonne. J’ai entendu des femmes anglaises et écossaises proférer des malédictions, cela n’a rien d’extraordinaire nulle part ; mais je n’ai jamais entendu de langues semblables à celles de ces chiennes de montagnardes, ni former des souhaits aussi affreux : elles disent qu’elles voudraient voir ces hommes égorgés comme des moutons ; se laver les mains jusqu’au coude dans leur sang ; les voir souffrir la mort de Walter Cuming de Guiyock[2] qui fut mis en pièces de telle sorte qu’il ne restait pas de son corps un morceau assez gros pour suffire au souper d’un chien et bien d’autres paroles qu’on est étonné d’entendre sortir d’un gosier humain. Je ne crois pas qu’elles puissent se perfectionner dans le talent de blasphémer et de maudire, à moins que le diable lui-même ne vienne leur donner des leçons. Et, ce qu’il y a de pire, elles nous ont dit de continuer à suivre le lac, et nous que verrons ce qui nous arrivera. »

En réunissant les explications d’André avec ce que j’avais remarqué moi-même, je ne pus douter qu’on ne méditât quelque attaque contre notre troupe. La route, à mesure que nous avancions, semblait offrir toute espèce de facilité à ce désagréable incident. D’abord, se détournant des bords du lac, elle nous conduisit à travers une prairie marécageuse, couverte de bois taillis parsemés çà et là de sombres et épais buissons propres à favoriser une embuscade. Tantôt il nous fallait traverser des torrents qui descendaient des montagnes et dont les eaux étaient si grosses et si rapides que les soldats y entraient jusqu’aux genoux, et ne pouvaient résister à leur violence qu’en se tenant deux ou trois par le bras. Quoique je n’eusse aucune expérience de l’art militaire, il me sembla que des guerriers à demi sauvages, tels qu’on m’avait représenté les montagnards, pouvaient, dans de semblables lieux, attaquer avec avantage des forces régulières. Le bon sens du bailli et sa pénétration lui avaient fait faire les mêmes remarques ; je le vis par la demande qu’il fit de parler au capitaine, à qui il adressa ces paroles : « Capitaine, ce n’est pas pour m’attirer aucune faveur de votre part, car c’est une chose que je méprise, et je commence même par protester que je me réserve toujours mon action contre vous pour cause de violence et de détention arbitraire… mais comme ami du roi George et de son armée je prends la liberté de vous faire quelques observations. Ne pensez-vous pas que vous pourriez prendre un moment plus favorable pour vous enfoncer dans ce vallon ? Si vous cherchez Rob-Roy, tout le monde sait qu’il n’a jamais avec lui moins d’une cinquantaine d’hommes déterminés ; et s’il a pu rassembler les gens de Glengyle, de Glenfinlas et de Balquidder, il peut vous jouer un mauvais tour. Mon avis sincère, comme ami du roi, serait que vous feriez mieux de retourner au clachan car les vieilles femmes d’Aberfoïl sont comme les chouettes de mer, dont le glapissement lugubre est toujours suivi d’une tempête.

— Tranquillisez-vous, monsieur, répondit le capitaine Thornton. Je ne fais qu’exécuter mes ordres. Et puisque vous dites que vous êtes un ami du roi George, vous serez bien aise d’apprendre qu’il est impossible que cette bande de brigands, qui a si long-temps ravagé le pays avec impunité, échappe aux mesures qui sont prises en ce moment pour la détruire. L’escadron de milice commandé par le major Galbraith, qu’ont rejoint un ou deux autres détachements de cavalerie, occupe en ce moment les défilés inférieurs de ce pays sauvage ; trois cents montagnards, sous les ordres des deux gentilshommes que vous avez vus à l’auberge, se sont emparés des hauteurs, et différents corps de troupes de la garnison doivent garder les collines et les défilés dans toutes les directions. Les dernières nouvelles que nous avons reçues de Rob-Roy s’accordent avec l’aveu fait par cet homme que, se trouvant cerné de tous côtés, il a renvoyé le plus grand nombre de ses gens, dans le dessein de se cacher ou de parvenir à s’échapper, grâce à la connaissance parfaite qu’il a des passages.

— Je ne m’y fierais pas, dit le bailli… Il y avait ce matin plus d’eau-de-vie que de cervelle dans la tête de Garschattachin, et si j’étais à votre place, capitaine, je ne voudrais pas mettre ma principale confiance dans ces montagnards. Les faucons n’arrachent pas les yeux aux faucons. Ils peuvent bien se quereller entre eux, se dire des injures, peut-être même se donner quelques coups de sabre, mais ils finissent toujours par se réunir contre ceux qui portent des culottes et qui ont de l’argent dans leurs poches. »

Il paraît que cet avis ne fut pas tout à fait perdu. Le capitaine Thornton commanda à ses soldats de marcher en bon ordre, d’armer leurs mousquets et de mettre la baïonnette au bout du fusil. Il forma un avant-garde et une arrière-garde, composées chacune de deux soldats sous les ordres d’un sous-officier, et leur ordonna de se tenir sur le qui vive. Dougal subit un autre interrogatoire très-sévère, mais il persista dans ses déclarations précédentes ; et le capitaine lui ayant reproché de nous conduire par des chemins qui paraissaient suspects et dangereux, il répondit avec une espèce d’humeur qui me parut assez naturelle : « Ce n’est pas moi qui les ai faits. Si ces messieurs aiment les grandes routes, ils auraient dû retourner à Glasgow. »

Cette réponse mit fin à l’interrogatoire, et nous nous remîmes en marche.

Notre route, quoique nous conduisant vers le lac, avait été jusque là si ombragée par les bois, que nous n’avions pu entrevoir que de temps à autre cette belle nappe d’eau ; mais tout à coup le chemin s’étant séparé du bois et venant côtoyer le bord du lac, nous pûmes en admirer à notre aise la vaste surface qui, maintenant que l’air du matin ne l’agitait plus, réfléchissait dans un calme majestueux les hautes et sombres montagnes couvertes de bruyères, et les masses grises de rochers qui l’environnent. Bientôt les bords du rivage se rétrécirent tellement et devinrent si escarpés, qu’ils ne nous permettaient plus d’autre passage que l’étroit sentier que nous suivions, et qui était dominé par des rochers, du haut desquels on aurait pu nous écraser en roulant des pierres, sans qu’il eût été possible de faire la moindre résistance. Ajoutez à cela que la route suivait les détours de chaque promontoire et de chaque baie du lac, ce qui souvent empêchait la vue de s’étendre à cent pas devant et derrière nous. Notre commandant parut concevoir quelque inquiétude sur notre position ; il réitéra l’ordre à ses soldats de se préparer à une alerte, et menaça plusieurs fois Dougal de le mettre à mort sur-le-champ s’il l’avait attiré dans quelque embuscade. Celui-ci écouta ses menaces d’un air d’impassibilité stupide, qui pouvait aussi bien provenir du sentiment de son innocence que de son inflexibilité dans le parti qu’il avait pris.

« Si ces gentilshommes cherchent Gregarach le rouge, dit-il, il est certain qu’ils ne peuvent pas s’attendre à le trouver sans courir quelque danger. »

Au moment où le montagnard prononçait ces mots, le caporal qui commmdait l’avant-garde cria halte, et envoya un de ses hommes dire au capitaine que le défilé qui s’ouvrait devant eux était occupé par des montagnards postés sur un point élevé qui paraissait inexpugnable. Presque au même instant un soldat de l’arrière-garde vint dire qu’il avait entendu le son d’une cornemuse dans les bois que nous venions de traverser. Le capitaine Thornton, officier aussi habile que brave, résolut immédiatement de forcer le défilé qui était devant lui sans attendre qu’on vînt l’assaillir par derrière. Il assura à ses soldats que les cornemuses qu’ils avaient entendues leur annonçaient l’arrivée de leurs amis les montagnards qui venaient à leur secours ; il leur fit sentir l’importance de s’avancer, et de s’emparer, s’il était possible, de Rob-Roy, avant que ses auxiliaires vinssent leur enlever la moitié de l’honneur du succès, et partager la récompense promise pour la tête de ce fameux brigand. Il ordonna à l’arrière-garde de rejoindre le centre, fit serrer sur l’avant-garde ; en un mot, il fit toutes les dispositions nécessaires pour être maître du chemin et présenter un front aussi étendu que le permettait son peu de largeur. Il dit à Dougal que s’il l’avait trompé il paierait cher sa trahison, et le fit placer au centre entre deux grenadiers, auxquels il ordonna de tirer sur lui s’il essayait de s’échapper. La même place nous fut assignée comme étant la moins dangereuse, et le capitaine Thornton, prenant sa demi-pique des mains du soldat qui la portait, se mit à la tête de son détachement, et donna l’ordre de marcher en avant. La troupe s’avança avec la bravoure naturelle aux soldats anglais. Il n’en fut pas de même d’André Fairservice, à qui la frayeur avait presque fait perdre l’esprit ; et s’il faut dire la vérité, le bailli et moi, sans éprouver le même degré d’effroi, nous ne pouvions voir, avec une indifférence stoïque, notre vie exposée aux plus grands dangers dans une querelle où nous n’étions pas intéressés. Mais il n’y avait pas de remède, car ce n’était pas le moment des remontrances.

Nous avançâmes jusqu’à une vingtaine de pas de l’endroit où l’avant-garde avait aperçu l’ennemi. C’était un de ces promontoires qui s’avancent dans le lac, et autour de sa base le sentier tournait comme je l’ai déjà dit. Cependant, au lieu de côtoyer le rivage, le sentier montait en zigzags rapides sur le rocher, où il disparaissait quelquefois ; sans cela cette masse grisâtre et escarpée aurait été inaccessible. C’était sur le sommet de ce rocher que le caporal déclarait avoir vu les bonnets et les longs fusils de plusieurs montagnards probablement couchés à plat ventre au milieu de la haute bruyère et des broussailles dont il était couvert. Le capitaine lui ordonna de se porter en avant avec trois files et de déloger l’ennemi ; lui-même s’avança d’un pas plus lent, mais ferme, avec le reste de sa troupe, pour le soutenir.

Mais l’exécution de ce projet fut suspendue par l’apparition soudaine d’une femme sur le sommet du rocher. « Arrêtez ! dit-elle d’un ton d’autorité, et dites-moi ce que vous cherchez dans le pays des Mac-Gregor. »

J’ai rarement vu un port plus noble que celui de cette femme. Elle pouvait avoir de quarante à cinquante ans ; sa figure avait dû offrir dans sa jeunesse les traits d’une beauté mâle, et quoique la vie dure qu’elle menait l’exposât sans cesse aux ardeurs du soleil ou aux outrages de l’air, jointe à l’influence des chagrins dévorants et des passions qui l’agitaient et qui y avaient tracé de profonds sillons, ils étaient remarquables par leur caractère prononcé et l’énergie qu’ils exprimaient. Elle ne portait pas son plaid sur la tête et sur les épaules, comme c’est l’usage des femmes en Écosse, mais elle le drapait autour de son corps, suivant la coutume des soldats montagnards. Elle avait un bonnet d’homme, surmonté d’une plume, une épée nue à la main, et une paire de pistolets à sa ceinture.

« C’est Hélène Campbell, la femme de Rob, me dit tout bas le bailli d’un ton fort alarmé, avant peu il y aura plus d’une tête cassée parmi nous. »

« Que cherchez-vous ici ? » demanda-t-elle une seconde fois au capitaine Thornton, qui s’était avancé lui-même pour reconnaître.

« Nous cherchons le proscrit Rob-Roy Mac-Gregor Campbell, répondit l’officier. Nous ne faisons pas la guerre aux femmes ; n’opposez donc pas une vaine résistance aux troupes du roi, et vous pouvez être assurée que vous ne recevrez que de bons traitements.

— Oui, répliqua l’amazone, je connais toute l’étendue de votre humanité et de votre clémence. Vous ne m’avez laissé ni nom, ni réputation ; les os de ma mère tressailleront dans la tombe quand les miens iront les rejoindre. Vous n’avez laissé à moi et aux miens ni maison, ni asile, ni lit, ni couverture, ni bestiaux pour nous faire vivre, ni toison pour nous vêtir ; vous nous avez tout pris ; tout, jusqu’au nom de nos ancêtres ; et maintenant vous venez nous enlever la vie.

— Je ne viens prendre la vie de personne, répondit le capitaine, mais il faut que j’exécute mes ordres. Si vous êtes seule, bonne femme, vous n’aurez rien à craindre ; s’il y a quelqu’un avec vous d’assez téméraire pour tenter une inutile résistance, que son sang retombe sur sa tête. En avant, sergent !

— En avant, marche ! répéta le sous-officier. Houzza ! mes enfants ! pour la tête de Rob-Roy une bourse pleine d’or. »

Il s’avança au pas de charge suivi de six soldats, mais au moment où ils atteignaient le premier tournant du défilé, une douzaine d’armes à feu partirent de différents côtés. Le sergent frappé d’une balle au milieu du corps, fit encore un effort pour continuer de monter, s’appuyant sur ses mains pour gravir la surface du roc ; mais ses forces l’abandonnèrent, et après ce dernier effort il tomba, et roula le long du rocher jusqu’au fond du lac, où il disparut. Trois soldats tombèrent tués où blessés ; les trois autres atteints, plus ou moins dangereusement, se replièrent sur le corps principal.

« Grenadiers, en avant ! » cria le capitaine. Je dois vous rappeler qu’à cette époque les grenadiers portaient en effet cette arme destructive d’où ils ont tiré leur nom. Quatre grenadiers marchèrent donc en tête de la troupe, et Thornton se disposa à les soutenir. « Messieurs, nous dit-il alors, mettez-vous à l’abri du danger ; retirez-vous… Grenadiers, ouvrez vos gibernes ; grenades en main ; allumez la mèche ; en avant ! »

La troupe s’avança en poussant des cris, le capitaine en tête ; les grenadiers jetaient leurs grenades dans les buissons où se cachait l’ennemi, et les fusiliers gravissaient bravement le rocher. Dougal, oublié dans ce tumulte, se glissa prudemment dans les broussailles qui couvraient le roc, et qui dominaient cette partie de la route où nous nous étions arrêtés d’abord ; il y grimpa avec l’agilité d’un chat sauvage. Je suivis son exemple avec une espèce d’instinct qui me fit penser que le feu des montagnards balaierait tout ce qui se trouverait dans le sentier battu. J’étais hors d’haleine ; car un feu roulant dont chaque coup était répété par mille échos, le sifflement des fusées des grenades et leur explosion, les cris des soldats, les hurlements des montagnards, formaient un fracas qui, je ne crains pas de l’avouer, semblait me donner des ailes pour arriver à un lieu de sûreté. Les difficultés augmentèrent bientôt tellement, que je désespérai de rejoindre Dougal qui s’élançait de roc en roc et sautait de tronc d’arbre en tronc d’arbre avec la légèreté d’un écureuil. Enfin je m’arrêtai, afin de jeter un regard derrière moi et de découvrir ce qu’étaient devenus mes compagnons ; je les vis tous deux dans une position très critique.

Le bailli, à qui la peur avait probablement donné un degré d’agilité extraordinaire, était parvenu à gravir à la hauteur de vingt pieds environ sur le roc, lorsque son pied ayant glissé en voulant passer d’une pointe de rocher à une autre, il aurait été rejoindre son père le digne diacre, dont il aimait tant à citer les faits et gestes, si une branche d’épine qui s’avançait en saillie n’eût accroché les pans de sa redingote et ne l’eût retenu. Ainsi suspendu dans une position peu commode, il ressemblait assez à l’enseigne de la Toison d’or, qu’on voit sur la boutique d’un mercier dans la Trongate[3] de sa ville natale.

Quant à André Fairservice, il avait atteint non sans peine le sommet d’un rocher nu et stérile qui dominait le bois ; mais il s’y trouvait placé entre deux feux, et dans une position telle qu’il lui était aussi impossible d’avancer que dangereux de reculer. Parcourant en tous ses sens son étroite plate-forme, il criait merci alternativement en gaélique et en anglais, suivant le côté vers lequel semblait pencher la victoire. Le bailli répondait à ses cris par des gémissements que lui arrachaient à la fois la peur et la gêne résultant de sa situation précaire.

Mon premier mouvement fut d’aller au secours de M. Jarvie ; mais c’était chose impossible sans le concours d’André, que mes signes, mes prières, mes ordres, mes menaces, ne purent décider à quitter sa périlleuse station où, semblable à un ministre d’état qui sent son incapacité et les dangers de sa place sans pouvoir descendre du poste éminent auquel il a eu la présomption d’aspirer, il continuait de pousser des cris pitoyables que personne n’entendait, et de s’agiter en tous sens, faisant les contorsions et prenant les postures les plus bizarres pour éviter les balles qui sifflaient autour de lui.

La cause de sa terreur ne dura que quelques minutes, car le feu, bien nourri jusqu’alors, cessa tout à coup, signe certain que le combat était terminé. Alors j’essayai d’atteindre quelque endroit d’où je pusse faire un appel à la clémence du vainqueur, quel qu’il fût, persuadé qu’on ne laisserait pas l’honnête bailli suspendu comme le tombeau de Mahomet entre ciel et terre, sans venir à son secours. À force de grimper, je parvins à une éminence d’où je découvris en plein le champ de bataille. Le combat avait effectivement fini, comme je le pressentais, par la défaite complète du capitaine Thornton. Une troupe de montagnards étaient occupés à désarmer cet officier et une douzaine d’hommes qui lui restaient et dont la plupart étaient blessés. Environnés par des forces triples des leurs, privés de la faculté d’avancer ou de reculer, exposés à un feu meurtrier auquel ils pouvaient à peine répondre avec quelque succès, ils avaient mis bas les armes par ordre de leur officier qui avait senti qu’une plus longue résistance ne pouvait que faire perdre la vie à des braves, car la retraite était impossible. Protégés par leur position, les montagnards avaient acheté la victoire à peu de frais ; ils n’eurent qu’un homme tué, et deux furent blessés par les grenades. J’appris plus tard tous ces détails. Dans ce moment, je compris seulement le résultat de l’affaire, en voyant l’officier anglais, la figure couverte de sang, dépouillé de son chapeau et de ses armes, et ses hommes, dont les visages tristes et abattus exprimaient la rage et la honte, environnés d’une troupe de guerriers à demi sauvages qui faisaient subir aux vaincus toutes les conséquences des lois de la guerre.



  1. Je ne sais comment ceci pourrait s’appliquer au temps de M. Osbaldistone ; mais je puis assurer le lecteur dont la curiosité le porterait à visiter les lieux de ces romanesques aventures, que le clachan d’Aberfoïl a maintenant une assez bonne petite auberge.
  2. Tyran féodal, lequel périt les pieds embarrassés dans les étriers de son cheval, qui l’entraîna au loin et ne fit de son corps qu’une seule plaie. a. m.
  3. Nom d’une rue de Glasgow. a. m.