Rose et Blanche/5/4

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B. Renault, éditeur (Tome Vp. 104-151).


CHAPITRE IV.

La Profession.


Les années du noviciat de sœur Blanche étaient écoulées. Le temps avait calmé les douleurs de cette âme pure et résignée, mais rien n’avait effacé le souvenir cher et douloureux de Rose. Son départ avait d’abord laissé un vide si affreux dans sa vie, qu’elle avait presque renoncé à sa vocation, et que roulant dans sa jeune tête mille projets romanesques, elle avait écrit plusieurs fois à son amie pour lui promettre de la suivre et de renoncer au couvent pourvu qu’elle renonçât au théâtre. Mais grâce à la surveillance de Scholastique ces lettres n’étaient point parties ; toute la communauté les avait commentées, en secret de madame Adèle, de qui on se cachait toujours lorsqu’il s’agissait de commettre quelque petitesse qu’elle eût désapprouvée. Alors comme on savait bien que Blanche était libre et pouvait quitter le couvent, au lieu de l’effrayer par des reproches et des menaces, on s’entendit pour lui rendre la vie douce et belle ; on l’entoura de petits soins, on intéressa même la conscience de l’abbé de P., en lui disant que Blanche avait envie de quitter le cloître pour suivre son amie dans le monde, et que celle-ci devenue comédienne ne manquerait pas de la perdre. Alors le bon directeur, qui n’était point cagot, mais crédule, et qui, en véritable prêtre français, haïssait le théâtre, s’efforça de rattacher sa pénitente à ses premières affections. Son influence fut plus puissante que les petites intrigues de l’intérieur, et bientôt Blanche, plus fervente que jamais, s’efforça d’oublier la seule personne qu’elle eût aimée avec passion ; car dans ce cœur timide et craintif l’amitié était plus forte, plus réelle que l’amour, et Laorens n’était qu’une inquiétude de l’imagination, qu’un besoin de l’âme, au lieu que Rose était sa vie de tous les jours, et le seul bonheur qu’elle se fût permis de goûter.

Le jour arriva donc où elle devait prononcer ses vœux et s’enchaîner par des liens indissolubles. Ce jour-là, l’église parquetée et cirée comme un salon, resplendissante comme un miroir, fut parée de fleurs comme aux plus belles fêtes. Les murs étaient tapissés de guirlandes, les dalles du chœur jonchées de roses effeuillées, la voûte imprégnée d’encens ; les grands chandeliers d’argent, les angles d’or du tabernacle et de la croix, les rosettes des cadres gothiques étincelaient de jour et de soleil, et les fleurs de métal, entassées sur les châsses, faisaient rayonner l’autel de l’éclat projeté de leurs lames brillantes. L’orgue versait à flots son harmonie vibrante et pleine ; la cloche bondissait joyeuse et cadencée dans la campanille italienne, les voix métalliques et pénétrantes des jeunes filles allaient mourir d’arcade en arcade au milieu des nuages d’encens et de mélodie ; et à voir la chapelle si éblouissante, à respirer tant de parfums, à s’enivrer de l’humidité mystique qui saisissait l’âme au pied des colonnes, à se plonger dans l’extase qui en faisait tressaillir toutes les fibres et en inondait tous les replis, il eût été difficile de deviner qu’une pauvre fille, dans toute la force de l’âge, dans les premiers jours de sa beauté, allait être fiancée à une réclusion éternelle. Il y avait de l’amour, de la passion dans l’air, et lorsque quatre jeunes filles, les plus jolies de la Grande-Bretagne, s’avancèrent sous leur vêtement blanc, fraîches comme les fleurs de leurs corbeilles, roses comme la ceinture de moire qui serrait leur taille d’enfant, ailées comme les chérubins de l’Albane, on eût dit des amours de l’opéra fourvoyés dans le lieu saint, plutôt que des anges échappés du ciel. L’église aussi a ses dangers, ses faiblesses, ses séductions ; les extases célestes assouplissent le cœur à toutes les sympathies, à toutes les tendresses, et la jeune âme qui s’est long-temps abreuvée de l’amour divin au milieu des pompes et des mystères du catholicisme, est ouverte, faible et candide à l’amour qui voudrait s’y glisser, non moins pur, mais plus terrestre : c’est que l’amour sans doute est une parcelle du ciel émanée de Dieu même. Le clergé, invité à la fête, meublait le chœur de tout le luxe de sa richesse et de tout l’éclat de sa gloire. En contemplant les étoles de soie brodées d’or, les robes de satin dont les longs plis balayaient le parquet, les chasubles de velours cramoisi plaquées d’or et d’argent, les soutanes de moire violette, on se demandait avec amertume combien d’existences heureuses absorbaient tant de vanités puériles et de rivalités mondaines. Les nombreux amis de la communauté encombraient les tribunes, semblables aux amis dont l’auteur a peuplé le parterre pour applaudir sa pièce ; le fond de la chapelle était occupé par les religieuses en longs manteaux noirs ; les pensionnaires et les locataires se tenaient dans la partie du milieu que des grilles séparaient des deux autres, et la foule qui n’avait pu pénétrer dans les tribunes, se pressait vers cette partie de l’église, d’où les yeux profanes ne pouvaient percer le voile qui les séparait des religieuses.

Mais à un signal donné, après les chants d’usage et une courte exhortation du directeur, l’abbé de P., le rideau noir glissa rapidement sur ses tringles, et l’on vit tout le chapitre des Augustines, rangé dans un demi-cercle de stalles. Seule sur un prie-Dieu, la novice, richement vêtue, enveloppée d’un cachemire blanc et d’un voile lamé d’argent, attendait ses parens représentés, suivant l’usage, par deux personnes de bonne volonté. L’abbé Canscalmon, avec sa bonne tenue et sa figure vénérable, était invariablement chargé du rôle de père. Il se leva gravement, alla offrir la main à une grande sœur de charité, agenouillée parmi les spectateurs, et tous deux traversant la nef, s’approchèrent de la novice. Accoutumé à cette sorte de représentation, le digne abbé marchait avec toute la lenteur convenable. Il n’en était pas ainsi de sœur Olympie, impatiente de voir finir un vain cérémonial ; elle tirait l’abbé par le bras, et en le contraignant de marcher aussi vite qu’elle, elle dérangeait tout le système politique de sa coiffure et de son rabbat. Cela contrariait un peu le bon abbé, qui avait la jambe fort belle sous son bas de soie, et dont le pied, couvert d’une large boucle en argent, faisait crier le parquet, avec une majesté vraiment théâtrale.

Malgré son air toujours pressé, sœur Olympie pleurait. Elle n’aimait pas la claustration et n’en comprenant pas l’utilité, elle plaignait de tout son cœur les personnes qui s’y vouaient. Elle-même confessait hautement qu’une profession était le plus lugubre spectacle qu’on pût offrir aux vivans, et qu’elle n’avait jamais pu y assister sans un profond sentiment de tristesse.

Le père et la mère prirent donc chacun une main de la novice, et traversant de nouveau la nef, ils la conduisirent au maître-autel où l’attendait monseigneur de V, assis sur un riche fauteuil, le dos tourné au Saint des Saints, devant lequel s’agenouillait la foule.

Parée comme pour un jour de noces, étincelante de diamans, de satin, de dentelles et de fleurs, la novice, tremblante comme une feuille battue des vents, s’avança avec peine jusqu’à un carreau, placé aux pieds de monseigneur. Cette riche toilette que l’on ne tirait que pour de semblables occasions, du chartrier du couvent, faisait ressortir l’élégance de sa grande taille, timidement voûtée, et la blancheur prestigieuse de ses bras et de ses épaules nues ; son cœur ému, palpitait sous sa ceinture de perles, le sang avait abandonné ses joues, et lorsque sœur Olympie releva gauchement le voile qui cachait ce beau visage à tous les regards, on eût dit d’une belle vierge d’albâtre, sortie de la main de Canova ou de Foyatier. Un murmure d’admiration, de regret et de pitié s’éleva dans la foule qui se pressait pour la voir.

Ma chère fille, dit l’archevêque, que demandez-vous ?

Le père et la mère prirent la parole.

Nous présentons notre chère fille au ministre du Seigneur, pour que de fiancée de Jésus-Christ, elle en devienne l’épouse.

— C’est bien, répondit l’archevêque ; qu’elle approche, et que le Seigneur exauce ses vœux.

La novice se leva.

— Vous êtes fiancée avec le Seigneur, ma chère fille.

— Oui, mon père, répondit sœur Blanche, si bas et si timidement, qu’à peine entendit-on le son de sa voix.

— Depuis quand ?

— Depuis trois ans et plus.

— Avez-vous atteint l’âge où vous pouvez disposer de vous-même ?

— J’ai plus de vingt-un ans.

— Comment vous nommez-vous, ma chère sœur ?

— Sœur Blanche.

— C’est votre nom de religion ; mais votre nom parmi les hommes ?

— Blanche…, je ne sais pas…

— Denise Lazare, reprit à voix haute sœur Olympie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’effet de ce nom eut quelque chose de magique sur plusieurs des personnages qui environnaient l’autel. L’abbé de P…, debout sur les dernières marches, fit une exclamation de surprise, et se rapprocha de la novice avec une vivacité qui n’était plus de son âge. Sœur Blanche tressaillit comme si un fer rouge l’eût touchée ; une rougeur éclatante anima ce visage si pâle. Elle se leva à demi comme pour protester contre l’arrêt de sœur Olympie. Mais tout-à-coup, promenant autour d’elle ses yeux égarés, elle saisit le bras de l’abbé de P., et s’y cramponnant de toute sa force, elle étendit son autre main vers un homme livide de pâleur, qui s’était détaché de la foule et se tenait immobile devant elle, les cheveux hérissés, les lèvres bleues. Alors, rassemblant tout le courage que lui donnait la peur et l’égarement : C’est lui, c’est lui, s’écria-t-elle en cherchant à se cacher sous les plis de l’aube de son confesseur ; et elle tomba sans connaissance sur le riche tapis fleuronné de l’autel.

L’homme pâle, en qui le lecteur a pu déjà reconnaître Horace Cazalès, était resté comme pétrifié au moment où le voile de la novice était tombé. Mais dès qu’elle l’eut reconnu, dès que son regard terrible l’eut foudroyé, il s’élança vers elle, et eût suivi sœur Olympie qui l’emportait vers le chœur, dans ses bras robustes, si l’abbé de P, avec son air doux et sévère à la fois, n’eût saisi fortement son habit :

— Pas de scandale, monsieur, lui dit-il à demi-voix, je sais tout ; j’aurai l’honneur de vous voir aujourd’hui, retirez-vous.

Horace troublé, anéanti, fouilla machinalement dans sa poche, y prit son adresse qu’il glissa dans la main de l’abbé, et se retourna vers les spectateurs de cette scène étrange, parmi lesquels régnait une incroyable confusion. Les prêtres écumaient d’indignation, les bedeaux se signaient, les jeunes gens riaient aux éclats, les dandys lorgnaient le fond de l’église où un pareil scandale venait de s’élever ; à la vue de Blanche qu’on rapportait évanouie, mourante, les petites pensionnaires, enchantées de cet incident de roman, se poussaient et se haussaient sur la pointe du pied, pour mieux voir ; elles se questionnaient et se répondaient en frappant leurs mains avec un étonnement naïf mêlé de joie malicieuse. Les maîtresses de classe s’efforçaient en vain de rassembler leur troupeau en désordre, et de le soustraire à ce qu’elles regardaient comme un dangereux exemple. Le rideau noir retomba lourdement sur la grille, et toutes les curiosités se retirèrent mal satisfaites et toutes prêtes à demander la fin du spectacle qu’elles s’étaient promis.

Sur l’escalier extérieur un nouvel incident vint à propos compléter l’amusement des oisifs du beau monde qui étaient venus là tuer leur matinée. Une jeune femme petite et bossue, et dont la timidité provinciale avait quelque chose de triste et d’intéressant, s’efforçait, avec un vieux domestique, d’entraîner le héros de l’aventure jusqu’à un remise qui les attendait au bas des degrés. Mais Horace tremblant, égaré, ne pouvait plus se soutenir, et sans l’aide du concierge Fonvielle, mademoiselle Cazalès et le bon Mathias, n’eussent pas réussi à le transporter plus loin.

Horace passa la nuit dans des convulsions assez inquiétantes. Le matin il se sentit plus calme. La première personne qu’il reconnut à son chevet fut l’abbé de P… Il y avait une expression d’intérêt si sincère sur le front rigide du jésuite, que le malade lui tendit la main et le remercia de sa visite. Puis il lui témoigna l’impatience d’être seul avec lui et avec sa sœur qui ne l’avait pas quitté de la nuit, et dont les soins chaleureux l’avaient pénétré d’une vive reconnaissance.

Mais quand ils furent tous trois enfermés, ce fut à qui n’entamerait point l’explication délicate. Horace était timide, l’abbé discret, et mademoiselle Cazalès, avide de comprendre l’étrange événement qui venait de la bouleverser.

Monsieur l’abbé, dit enfin Horace, vous m’avez témoigné hier l’intention de me voir ; sans doute vous m’apportez des éclaircissemens sur une rencontre intéressante pour moi…

— Monsieur, dit l’abbé avec douceur et dignité, votre santé vous permet-elle d’entrer sur-le-champ en explication sur cette affaire importante et… difficile à traiter ?

— Oui, Monsieur, je veux en avoir la force. Elle m’a manqué trop long-temps ; je serai franc avec vous, afin que vous le soyez avec moi ; je vous dirai tout…

Épargnez-vous ce soin, Monsieur ; je ne suis pas venu ici pour vous confesser, je sais tout, je vous l’ai déjà dit… Ce manuscrit est-il de votre écriture ? le reconnaissez-vous ? — Ô ciel ! oui, je le reconnais, s’écria Horace en prenant le manuscrit des mains de l’abbé et en le remettant à sa sœur, dont l’œil attentif semblait demander l’aveu de cet étrange secret. M’expliquerez-vous, Monsieur, comment il se trouve entre vos mains ?

Oui ! monsieur, et quoique jésuite, moi, je serai franc ; cet écrit fut oublié dans un carton de dessins, par un jeune homme, qui donnait des leçons au couvent, et notamment à sœur Blanche. Celle-ci, après l’avoir lu, me le remit sous le sceau de la confession, et il n’est sorti de mes mains, que pour retourner dans les vôtres. Avez-vous confiance en ma parole ?

— Oui, monsieur, puisque je n’ai plus rien à vous apprendre, c’est donc à moi de vous interroger ; cette personne infortunée que vous appelez sœur Blanche…

— Et qui s’appelle Denise… interrompit le jésuite, froidement.

— Eh bien, oui, monsieur, Denise ; Denise Lazare ; comment est-il possible qu’on abuse ainsi de la faiblesse de son esprit ? comment accepte-t-on le sacrifice d’une vie qui s’ignore elle-même !… Dites-moi aussi, monsieur, car je l’avoue, ma curiosité l’emporte sur ma répugnance à en parler ; dites-moi comment on a réussi à lui ôter toutes les apparences de son infirmité morale pour lui faire accomplir ce sacrifice bizarre ; dites-moi comment… ma tête s’y perd !… Elle m’a regardé ; elle m’a désigné, elle m’a reconnu… ou j’ai fait un rêve terrible, ou lorsqu’elle s’est évanouie entre vos bras, monsieur, c’est moi qu’elle vous montrait avec terreur, avec désespoir !… Parlez, monsieur ; il y a dans tout cela quelque chose d’étrange ; ou j’ai perdu l’esprit…

Tout cela est étrange, en effet, dit l’abbé ; cependant ce qu’il y a de certain, c’est que je n’ai jamais connu sœur Blanche, telle que Denise est dépeinte dans ce terrible écrit. C’est maintenant une personne d’un esprit cultivé, et qui, au lieu de ne pas penser du tout, pense peut-être trop, à l’heure qu’il est.

— Grand Dieu ! ne m’abusez-vous pas ! Denise n’est plus idiote !

Elle a plus d’esprit que toute la communauté, mais son esprit est toujours humble, ingénu et soumis, c’est un être vraiment parfait et trop parfait, peut-être.

Ici le confesseur soupira, en se rappelant combien d’heures la perfection minutieuse de sœur Blanche lui avait fait passer au confessionnal, durant les froides soirées de l’hiver.

Au reste, monsieur, ajouta-t-il, il y a une personne qui peut vous donner de plus amples indications que moi. C’est la sœur de charité Olympie. Il paraît qu’elle est instruite des précédentes années de sœur Blanche. Je n’ai pas osé prendre sur moi de vous l’amener ; mais si vous le désirez…

Ah ! courez, monsieur, dit Horace, en lui serrant les mains, soyez charitable et zélé pour moi, qui l’ai été si peu !

Quelques heures après, les personnages précédens étaient réunis de nouveau dans la chambre de M. Cazalès. La sœur Olympie et un jeune homme inconnu, s’étaient joints à eux. C’était un jeune médecin que la sœur de charité avait connu à Bordeaux, et retrouvé à Paris, à l’hôpital du Val-de-Grâce, où elle était employée depuis un an. Tout en causant avec lui, elle lui avait parlé, par hasard, du Sacré-Cœur et de ses religieuses, avec lesquelles elle avait eu des relations. Il avait été médecin de ce couvent, et se souvenait particulièrement d’une cure remarquable qu’il y avait faite. C’était une jeune idiote qui s’appelait Denise, et qui, tout à coup, avait retrouvé la raison d’une manière inespérée.

Appelé à donner des renseignemens sur son compte, à M. Cazalès, il raconta les faits avec une physionomie froide, des mots techniques, et un secret contentement de lui-même, qui perçait dans ses explications verbeuses, empreintes de je ne sais quel pédantisme de délicatesse plus embarrassant à entendre qu’une sèche relation de la vérité.

« Monsieur, dit-il à Horace, je fus effectivement appelé au couvent du Sacré-Cœur, à Bordeaux, à l’époque que vous me citez. La jeune fille, qui réclamait mes soins, s’appelait Denise et n’était âgée que de seize ans. Elle me présenta d’abord tous les symptômes caractéristiques d’un profond désordre dans l’innervation.

» Je fus donc porté à penser que ces symptômes n’étaient que sympathiques de quelque lésion de l’estomac ; mais la régularité parfaite des fonctions de tout organe autre que le cerveau, l’absence de cette sensibilité excessive dont ils deviennent le siége dans les affections aiguës, me convainquirent bientôt que cette maladie remontait à une cause moins commune.

» Du reste, » et ici le jeune médecin prit du tabac dans une boîte de platine russe, « à l’altération évidente qui régnait dans le système circulatoire, jointe à l’aspect peu commun des symptômes cérébraux, vous sentez, Monsieur, qu’on ne pouvait se refuser à admettre que le centre nerveux fût le siége de quelque désordre morbide extraordinaire. »

Horace fit un soupir d’impatience, le médecin fit une pause et reprit en redoublant de gravité.

« L’habitude extérieure du corps n’offrait aucune trace de ces altérations que laisse après elle la maladie même la moins prolongée. D’ailleurs la malade était dans un état d’agitation trop opposé à celui de torpeur et de prostration, qui accompagne le plus léger épanchement dans le cerveau, pour faire croire à une apoplexie.

» J’en étais là de mes conjectures sur les causes de cette singulière affection, lorsqu’on m’apprit que cette jeune fille était idiote depuis sa naissance, mais que cependant il ne lui était rien arrivé qui pût expliquer son état actuel. On avait remarqué seulement que pour l’amener au couvent, on l’avait tirée d’un sommeil singulièrement prolongé au-delà de ses habitudes.

» Alors, Monsieur, je ne vis plus dans l’état de la malade qu’une exaspération dans le trouble ordinaire de ses fonctions intellectuelles, et je me contentai de suivre dans le traitement l’indication des symptômes, sans penser en aucune manière à obtenir d’autre résultat qu’un retour à son idiotisme habituel. Aussi, quand l’exacerbation de ces symptômes céda sous l’influence d’une médication rationnelle, je n’y vis rien de surprenant ; car, dès l’instant où j’avais appris l’état antérieur de la malade, son affection avait perdu à mes yeux le caractère de singularité qui me l’avait fait suivre d’abord avec tant d’intérêt. Alors je n’apportais à son traitement rien de plus que les soins dus à une maladie ordinaire et bien connue.

» Mais, monsieur, notez bien ceci. Quand, après un certain temps, je remarquai que la guérison semblait dépasser le succès que j’en avais attendu, quand je vis que les facultés intellectuelles ne semblaient pas avoir conservé d’autres signes pathologiques que ceux d’une faiblesse suffisamment motivée après une affection aussi aiguë, (encore semblaient-ils s’effacer tous les jours au point qu’on eût dit qu’il n’y avait rien eu d’anormal dans l’état intérieur des fonctions cérébrales,) ce résultat, vous le pensez bien, me donna beaucoup à réfléchir. »

Ici Horace qui avait écouté le commencement avec une attention pénible, commença à prendre un vif intérêt au long discours du jeune docteur, il changea plusieurs fois de visage, et s’il eût eu la force de parler, il l’eût prié peut-être d’abréger ses commentaires. Mais il n’osa pas l’arrêter en si beau chemin, car le savant prenait un singulier plaisir à voir les efforts d’intelligence qu’il fallait à son auditeur pour le comprendre.

« Je comparai, reprit-il, ce que je venais d’observer avec des séries de symptômes et de faits entièrement analogues que possède la science, et qui avaient eu pour point de départ un acte extérieur dans lequel, malgré le désordre de ses facultés intellectuelles, le sujet jouait un rôle qui sans doute ne tenait d’abord que de l’instinct ; mais que la surexcitation nerveuse qui se développait nécessairement alors ajoutait à l’instinct, la force qui lui manquait pour envahir les autres sensations et même pour devenir raison. »

Ces explications terminées, le médecin et sœur Olympie se retirèrent. Cette dernière craignant que la découverte du secret de Denise ne jetât de la défaveur sur elle dans le couvent, et ne vînt à faire sur son propre esprit une impression pénible, avait gardé le silence sur le passé. Elle l’avait nommée sans crainte à l’église au moment de sa profession, ignorant que ce nom réveillerait en elle les vagues souvenirs que le manuscrit avait ressuscités à demi quelque temps auparavant.

Maintenant que vous savez tout ce qu’il vous importe de savoir, dit l’abbé de P. à Horace, permettez-moi de vous quitter, monsieur, si je ne vous suis plus utile.

— Eh quoi, monsieur l’abbé, dit Horace en marchant avec agitation dans sa chambre, me laisserez-vous ainsi en proie à une incertitude mortelle ? Ne me donnerez-vous point un conseil, un encouragement ? êtes-vous si peu prêtre, si peu jésuite, que vous veuillez vivre en dehors de la vie des hommes chétifs, et ne pas diriger leurs actions vers le but où tendent les vôtres ? Voyez ! voici ma sœur, qui ayant pris connaissance de ma confession écrite, est d’avis que je dois réparer mes torts en offrant mon nom et ma fortune à cette angélique sœur Blanche. Moi, pauvre profane, je suis effrayé de tant de bonheur, je l’avoue, je crains de n’en être pas digne… Et pourtant au prix de mon sang, je voudrais effacer le remords qui depuis tant d’années empoisonne toutes les joies de ma vie… mais oserai-je, moi, homme du monde, peu croyant, je le confesse, offrir mon appui et mon dévoûment à cette fille dont le cœur si pur et si fervent…

— Ah ! pour le coup, monsieur, dit l’abbé contrarié, vous m’en demandez plus que je n’en sais. Vous êtes homme de cœur, d’esprit et d’expérience, vous avez une conscience comme moi, je présume ; parce que je suis prêtre et jésuite, s’en suit-il que je sois plus éclairé et plus parfait que vous ? je devrais l’être, mais je sens que je ne le suis pas. En confession, je vous tiendrais un autre langage, je ferais mon devoir, mon métier si vous voulez. Mais ici je n’ai pas le droit de vous admonester, je ne suis pas pédant, voyez-vous ; et pour l’amour de Dieu, ne me forcez pas à l’être. Laissez-moi le droit d’être homme à la manière de tout le monde, tant que je n’ai pas le surplis sur le dos. À mon âge, monsieur, on est réfroidi sur le goût des conversions, on n’est pas charlatan, et le rôle de directeur commence à devenir passablement méritoire ; on ne l’exerce plus pour son plaisir, je vous en réponds.

— Vous êtes un digne homme, dit Horace en lui serrant la main. Vous ne voulez pas être mon conseil à titre de pédagogue, soyez-le à titre d’ami. Que feriez-vous à ma place ?

— Je ne sais pas, dit l’abbé, en hochant la tête.

— En vérité, monsieur ! s’écria mademoiselle Cazalès, avec surprise.

— Non, mademoiselle. Je ne suis pas un aigle. Je trouve le cas embarrassant, et à la place de monsieur votre frère, j’épouserais peut-être… je n’épouserais peut-être pas… Je réfléchirais… Réfléchissez ; adieu, monsieur ; quand vous aurez réfléchi, si je puis vous être utile, venez me voir, je serai toujours à votre service.

Mademoiselle Cazalès ne se laissa pas décourager par la froideur de l’auxiliaire sur qui elle avait compté. En amenant son frère à Paris elle n’avait eu d’autre but que de le distraire de son penchant pour Rose. Invitée par monseigneur de V., à voir la cérémonie d’une profession au couvent des Augustines, quelques jours après son arrivée, elle avait vu avec déplaisir Horace témoigner l’intention de l’y accompagner. Elle devinait bien que son plus puissant intérêt serait de contempler ces lieux remplis du souvenir de Rose, et ce souvenir, elle eût voulu l’écarter. Elle feignit donc d’être malade afin de l’en détourner. Mais comme elle le vit déterminé à s’y rendre seul, elle prit le parti d’y aller avec lui. La scène extraordinaire dont elle fut témoin et la découverte d’un secret qu’elle n’avait jamais soupçonné, changèrent tout à coup la nature de ses projets. Au lieu de détourner son frère du mariage, elle résolut de l’y déterminer ; et, s’emparant avec chaleur d’un nouveau moyen d’attaque, elle s’avisa de se servir de Blanche pour effacer l’image de Rose. Quoiqu’il y eût bien un peu d’orgueil aristocratique dans l’humble piété de mademoiselle Cazalès, et qu’une alliance aussi obscure l’eût fâchée en toute autre circonstance, elle était dévote plus qu’ambitieuse, égoïste dans ses goûts mystiques, plus encore que dans ses intérêts privés ; avoir une jeune religieuse pour belle-sœur, était pour elle l’antidote à opposer à la belle-sœur comédienne.

Elle se mit donc à l’œuvre, courut aux Augustines, parla à la supérieure, confia le grand secret à cinq ou six nonnes qui le confièrent à toutes les autres. Elle demanda à voir sœur Blanche. Elle la trouva froide et timide, mais elle ne se rebuta de rien, et avec cette adresse conciliante qu’elle possédait au plus haut point, elle réussit, au bout de peu de jours, à gagner sa confiance. Dans son intérieur, elle agissait avec non moins d’habileté auprès d’Horace, Elle n’épargnait rien pour rendre plus crians les appels de sa conscience tout en feignant de chercher à les apaiser. Puis elle vantait avec art la beauté, les talents, l’esprit et le caractère angélique de sœur Blanche. Elle fit si bien, qu’elle amena son frère à demander une entrevue à la novice. Celle-ci refusa de revoir cet homme, qui ne lui causait que de l’effroi et de la douleur : car il lui rappelait toutes les angoisses, au milieu desquelles depuis trois ans elle se débattait, incertaine, épouvantée, et cherchant à ressaisir des souvenirs qui la torturaient et lui échappaient sans cesse. Mais la supérieure exigea qu’elle parût avec elle au parloir. La supérieure, ce n’était plus madame de Lancastre. L’excellente femme était morte. Sœur Scholastique Throcmorton, lui avait succédé. Bornée, volontaire, vaniteuse, la nouvelle abbesse avait compris que ce mariage ferait grand bruit dans le monde, et que sa novice lui ferait autant d’honneur extra-muros qu’elle lui aurait fait de profit à l’intérieur. Et puis, elle était dévote absolue, dévote intolérante, elle haïssait Rose, elle rougissait de colère à l’idée des triomphes de sa fugitive dans le monde, et quand elle eut appris de mademoiselle Cazalès, qu’Horace en était épris, elle donna les mains à son projet.

La novice tremblante, effrayée, prête à mourir, se laissa traîner au parloir. Horace fut aussi troublé qu’elle, il n’osa lui parler, il ne trouva pas un mot à lui dire, l’entrevue fut glaciale. Mademoiselle Cazalès et madame de Throcmorton soutinrent une conversation profondément savante sur la pluie, le brouillard, les rhumes de cerveau et les chaussures imperméables. Cependant, cet insipide entretien donna à Horace la hardiesse de se remettre un peu et de lever de temps en temps les yeux sur Denise, sa beauté avait changé de nature depuis les terribles jours du passé. Elle avait maigri, sa robuste santé de marinière avait pris la délicatesse et la pâleur des plantes qu’on dérobe au soleil. Elle avait d’ailleurs acquis la condition nécessaire à toute beauté réelle, elle avait reçu le feu du ciel, le rayon de l’intelligence divine. Ce n’était plus une belle statue, mais une femme adorable. Sa taille plus fine et plus souple se dessinait sous les longs plis de sa jupe blanche à peine serrée par une torsade de coton, le voile de baptiste semblait jaloux de la blancheur mate et fine de son front, et les fins contours de sa figure légèrement veinés de bleu, lui donnaient un air de souffrance et de tristesse, devant lequel tout homme eût voulu se prosterner. Horace ne put rester insensible à tant de charmes qui cherchaient à se dérober au lieu de se faire valoir. L’air de dédain et de froideur qui perçait sous la timidité craintive, lui plaisait au lieu de l’offenser, et quand il venait quelquefois malgré lui à se rappeler qu’il avait pressé dans ses bras cette créature si chaste et si belle, quand il se disait, le front brûlant et le cœur troublé, que cette vierge des autels était sa fiancée, son épouse, malgré lui il se sentait frissonner, car il était repentant ; il en aimait une autre et pourtant il était homme, il était jeune et il sentait sa tête s’embraser, ses remords diminuer, et le souvenir de Rose s’effacer, derrière ces souvenirs cuisans de douleur, de crainte et de volupté.