Aller au contenu

Sabre et scalpel/08

La bibliothèque libre.

Chapitre VIII.

P RÈS de deux mois s’étaient écoulés depuis les événements que nous venons de raconter.

Gilles était complètement rétabli et avait repris le cours de ses travaux avec, toutefois, l’aide de Céleste.

Giacomo était revenu plusieurs fois, sur l’invitation de Maximus et il commençait presque à compter parmi les intimes.

Depuis trois ou quatre jours, cependant, Maximus semblait avoir quelque chose qui le tourmentait. Il avait des moments de rêverie profonde, après, lesquels il se levait tout à coup, marchait à grand pas, et allait successivement vers Céleste et Gilles comme s’il avait eu quelque chose à leur dire, puis retournait sans avoir parlé ; il s’agitait, sortait et finissait par se mettre dans une colère sourde contre lui-même.

Un jour cependant que Gilles et Céleste étaient ensemble dans le bureau, Maximus entra et ferma la porte derrière lui.

— J’ai à vous parler, dit-il en faisant le tour de la chambre pour voir si personne n’était aux écoutes.

Ce commencement un peu solennel surprit Gilles et Céleste qui se regardèrent pour lire dans la figure l’un de l’autre une explication qu’ils n’y trouvérent pas.

— Mon frère, dit la vieille fille, vous nous faites peur avec vos airs de juge ; dépêchez-vous donc de nous tirer d’inquiétude.

— Quelqu’erreur dans les comptes peut-être, murmura Gilles ; pourtant…

— Ce n’est pas cela.

— L’insolence de quelque domestique ? roucoula Céleste.

— Vous n’y êtes pas. Ah ! ça, j’ai donc l’air bien drôle, que vous faites des suppositions de ce genre-là.

— Dam ! monsieur, fit Gilles.

— Dam ! mon frère répéta Céleste.

— Sacrebleu ! cria Maximus, il n’y a donc pas moyen de se faire comprendre, ici ! Eh ! bien ; je veux donner un bal. Là ; voilà le mot lâché.

— Céleste et Gilles se mirent à rire aux éclats.

— Et c’est pour cela, mon frère que depuis trois où quatre jours, vous êtes comme un condamné à mort.

— Et que je croyais monsieur pris de la fièvre qui m’a fait si cruellement souffrir, appuya Gilles.

— Hum ! C’est une chose importante ; et j’y ai songé sérieusement, dit Maximus. Maintenant c’est décidé ; et je veux avoir votre avis sur les détails.

— Vous me surprenez, mon frère.

— La chose ne vous plaît pas ?

— Au contraire, j’en suis enchantée.

— Mademoiselle y brillera, c’est moi qui l’en assure, dit Gilles.

— Flatteur ! murmura Céleste en rougissant modestement.

— Je ne dis que la vérité.

— Voyons, dit Maximus, il ne s’agit pas de cela. Mon projet est arrêté et j’ai besoin de votre aide.

— Comptez sur moi, mon frère ; quel est votre plan ?

— C’est justement ce que je viens vous demander ; cependant, je veux que ce soit grandiose et qu’on en parle en ville…

— Mon Dieu, j’ai déjà plusieurs fois organisé de ces réunions, chez mon pauvre ami, dit Gilles Perron, et si mes faibles services peuvent vous être de quelqu’utilité…

— Vrai ! s’écria Maximus, dont la figure s’illumina ; vous avez déjà donné des bals.

— Pas précisément donné, mais organisé.

— Cela revieht au même ; alors vous allez m’aider.

— C’est mon devoir, et ce sera en outre un plaisir. Si vous voulez seulement me donner la liste des personnes que vous désirez inviter, je prends tout sur mes charges ; pourvu toutefois que Mademoiselle Céleste veuille bien me prêter un peu son concours.

Il accompagna ces paroles d’un regard sous lequel la vieille fille pâlit de bonheur.

— Quant à Maximus sa joie ne connut plus de bornes. Il saisit les mains de Gilles :

— Vous êtes mon sauveur, dit-il, vous êtes un grand homme ! je vais vous passer ma liste ; faites comme vous l’entendrez ; je vous donne pleins pouvoirs.

— Bien, c’est entendu, dit Gilles : une chose encore, cependant : la date ?

Ma foi, c’est vrai, c’est un détail, celui-là. Eh ! bien, arrangez toujours le reste en attendant, j’y songerai ; mais faites toujours comme si c’était pour bientôt.

Et le bonhomme s’esquiva joyeusement, tout heureux d’être déchargé en faveur de Gilles, d’une affaire qui l’avait empêché de dormir durant plusieurs nuits.

Pendant que Gilles organise la soirée tout en s’aidant à chaque moment des Conseils de Céleste, nous retournerons un peu auprès du père Chagru que nous avons laissé dans l’ombre peut-être trop longtemps.

On se rappelle avec quel empressement singulier, l’honnête marin avait accepté les offres de Gilles, et était venu demeurer chez Maximus.

Son esprit un peu lent avait fini par comprendre que le plan de Gilles et de Giacomo avait quelque chose de sérieux et qu’ils étaient hommes à poursuivre leurs desseins jusqu’au bout, même au prix du deuil et du déshonneur de toute une famille.

Dès lors, une idée fixe germa dans son cerveau. Il s’y cramponna avec cette ténacité des gens qui conçoivent lentement, mais chez qui l’impression, une fois faite, demeure presque ineffaçable.

— Ils sont fins et capables de tout, se dit-il ; Eh ! bien, moi, Michel Chagru, si je ne puis pas les mettre en panne, je leur clouerai du moins une plane en travers de l’étrave. Et s’il le faut, ajouta-t-il, avec un soupir, je les ferai couler bas et que Dieu me pardonne !

La ferme de Maximus n’était qu’à quelques arpents de sa maison.

Le père Chagru s’y installa tranquillement, se faisant petit pour ne pas exciter les susceptibilités qui ne manquent jamais de s’élever à l’arrivée d’un nouveau compagnon.

Maximus avait trois garçons de ferme dont l’un, le chef était marié, et demeurait avec sa famille dans la maison proprement dite, pendant que les deux autres avaient leur logis dans le haut d’une espèce de fourni en pierre où l’on mettait les grains pendant l’hiver… Ils n’allaient à la maison qu’à l’heure des repas et le soir, fumer leur pipe et raconter de ces histoires de revenants auxquelles les gens de la campagne prennent tant d’intérêt.

C’est dans le grenier dont nous venons de parler que le père Chagru fut logé.

De ses deux compagnons de chambre, l’un était un homme insignifiant, travaillant comme quatre mangeant comme dix.

Le second mérite une mention spéciale. Il se nommait François, tout court.

C’était un célibataire de quarante cinq ans, grand maigre, mais souple et musculeux comme un singe. Les quelques cheveux qu’il avait étaient roux et sa barbe était d’un jaune sale. Inutile de dire qu’il n’était pas beau. Il était bien payé et aurait pu souvent faire des folies comme les autres ; mais il ne prenait jamais part à leurs plaisirs. Il était toujours mis pauvrement et n’avait jamais d’argent. Comme on ne lui connaissait pas de défauts qui eussent pu rendre compte de la manière dont il dépensait ses gages, on en était venu à croire volontiers qu’il était avare et qu’il enterrait son argent quelque part dans le but de s’amasser un petit trésor.

Il parlait peu et se liait difficilement ; mais quand une fois il donnait son amitié, on pouvait y compter.

Comme le père Chagru, il avait navigué pendant assez longtemps. Lorsque ce dernier arriva, François fut raide et se tint à distance ; mais quand il l’entendit glisser dans la conversation ces termes marins dont Chagru assaisonnait fréquemment ses paroles, il se rapprocha tout doucement et finit par faire des avances,

— Comme ça vous avez navigué, lui dit-il, un soir que le père Chagru fumait sa pipe en rêvant, les deux pieds sur le cendrier du grand poêle où flambait un feu de hêtre sec.

— Navigué ? dit Chagru en secouant les cendres de sa pipe. J’ai tenu la barre et le porte-voix pendant trente ans, et j’ai fait la traversée plusieurs fois.

François, le regarda avec admiration.

— Moi, dit-il, maintenant, je n’ai jamais dépassé les alentours du golfe.

— Vous êtes donc un vieux de la vieille vous aussi.

— Oui ! j’ai souvent passé la nuit sur le pont, et j’en ai bu de la salée. Mais je suis né sous une mauvaise étoile et je n’ai pas fait fortune.

— C’est justement comme moi. Je connaissais pourtant mon métier.

— Il y a des gens qui ne peuvent jamais réussir…

Ça, c’est une vérité.

— Et qui travaillent, pourtant.

— Comme des nègres ; c’est encore vrai.

Les deux hommes causèrent longtemps, et il était tard dans la nuit quand ils songèrent à se coucher.

À partir de ce jour ils se rapprochèrent de plus en plus ; et au bout d’une semaine ils se faisaient déjà des confidences.

— Je n’ai toujours eu que des malheurs, disait François un soir qu’ils étaient encore à la même place fumant leurs pipes, pendant que l’autre garçon de ferme était allé faire la veillée — et c’est encore un grand accident qui m’a fait renoncer à la mer… J’ai pris cela pour un avertissement.

Ça s’est vu ; et il ne faut pas badiner avec ces choses-là.

— Il y a bien dix ans, continua François. Nous avions louvoyé pendant tout le baissant avec une grosse brise de Nord-Est. C’était en octobre ; il ne faisait pas chaud. Il pouvait être onze heures du soir. Pas de lune ni d’étoiles, on ne voyait rien à dix pas. Nous courrions notre dernière bordée au sud pour prendre le havre du Bic, car le vent augmentait et le montant commençait à se faire sentir.

Il me semble pourtant qu’étaient nos lumières et bien placées, mais la goëlette roulait fort et la mer abrillait à tout moment ; nous avions déjà perdu un homme et le capitaine était attaché à la roue. J’étais descendu un instant dans la cale pour voir si le bâtiment fatiguait, quand tout-à-coup, un craquement terrible, se fit entendre je n’eus que le temps de monter sur le pont ; un grand steamer nous avait pris en travers et coupés jusqu’à la quille. Je ne sais pas comment tout cela arriva, mais deux minutes après j’étais sur le pont du steamer avec le capitaine. La goëlette était disparue avec le reste de l’équipage.

Il y avait à bord, près de 500 ouvriers émigrés. On nous fit descendre avec eux.

Dans un coin, séparée de tous les autres, je remarquai une femme à cheveux blancs, accroupie sur un tas de hardes, et tenant sur ses genoux un petit garçon de cinq ou six ans.

Elle avait la tête baissée et je voyais ses larmes couler jusque sur la figure du petit.

Tous les autres couraient, s’agitaient pour savoir ce qui était arrivé — car le choc avait été ressenti. Elle seule ne bougeait pas et semblait ne s’apercevoir de rien. Je ne sais pas ce qui me poussait, mais j’allai la trouver.

— Vous pleurez, lui dis-je, en ôtant mon chapeau ; est-ce qu’on aurait fait mal à votre enfant ou à vous peut-être — je savais que parmi ces gens-là on ne se gênait pas quand on avait des coups à donner.

Elle releva la tête et me regarda sans répondre. Jamais je n’oublierai cette figure-là : les larmes m’en vinrent aux yeux.

— Si je pouvais vous être utile, continuai-je !

— Elle me regarda encore longtemps.

— Je ne vous ai pas encore vu à bord dit-elle, à la fin ; qui êtes vous et d’où venez-vous ?

Je lui expliquai en deux mots ce qui était arrivé.

Pendant que je parlais le petit garçon se réveilla et demanda à boire.

Je courus à travers le monde et, en m’informant, je trouvai l’eau. Je lui en apportai une tasse pleine. Il but et parut se rendormir.

— Vous êtes bon, me dit-elle, et je vous remercie pour mon enfant.

Sa tête retomba sur sa poitrine et elle se remit à pleurer.

Je n’ai pourtant pas le cœur si tendre, mais cette douleur là me poignait.

Je m’éloignai et j’allai aux informations parmi les émigrés. Les uns levaient les épaules ; les autres me riaient au nez et tournaient le dos. Je crois bien, c’étaient tous des allemands qui ne comprenaient pas un seul mot de français, ainsi que je m’en aperçus plus tard.

À la fin, je trouvai une femme belge qui me donna des renseignements.

La femme à cheveux blancs s’était embarquée à Liverpool avec deux enfants, celui qu’elle avait sur les genoux et une petite fille plus vieille que lui d’un an. Au commencement de la traversée la petite fille était tombée malade, et cinq jours après, elle était morte. Quand le corps fut enlevé pour être jeté à la mer, la pauvre femme déjà épuisée tomba sans connaissance. Pendant deux jours on crut qu’elle mourrait. Enfin elle revint à la vie, mais ses cheveux noirs auparavant étaient devenus tous blancs. Depuis ce jour elle était restée assise dans ce coin et n’avait pas cessée de pleurer.

Voilà ce que la femme belge me raconta dans un jargon que je comprenais à peine.

Le bâtiment devait arriver à Québec dans quarante-huit heures.

Pendant ce temps je tâchai de me rendre aussi utile que possible et d’aider cette pauvre femme, qui m’avait l’air de s’en aller tout doucement.

Rendus à Québec, je la fis conduire à l’Hôpital. Il était temps. Pendant deux mois elle fut en danger ; mais à la fin elle se rétablit.

J’avais eu occasion de lui rendre beaucoup de petits services pendant sa maladie, surtout vis-à-vis de son enfant ; elle prit confiance en moi et j’appris d’elle, les détails suivants, qu’elle me racontait les larmes aux yeux.

Fille d’un riche banquier de New-York, me dit-elle, je me suis mariée secrètement il y a une dizaine d’années avec un canadien du nom de Pierre Labru. Redoutant la colère de mon père, nous sommes immédiatement passés en Europe.

Pendant trois ans nous eûmes une existence assez heureuse ; mais, au bout de ce temps, l’argent étant venue à manquer, Labru s’embarqua un jour pour l’Amérique me laissant à Liverpool, avec mes deux enfants et une somme de quelque chelins seulement.

Mon premier mouvement fut un violent désespoir. Mais en devenant plus calme, je reconnus, dans ce malheur, la main de la Providence qui me châtiait de ma faute. Je m’armai de courage et je résolus de me racheter en me dévouant à mes enfants. J’écrivis plusieurs fois à mon père, mais mes lettres restèrent sans réponses.

Pendant longtemps je travaillai pour gagner leur vie et la mienne, et je mis même quelqu’argent de côté. Mais à la fin, mes forces commençant à s’épuiser, je me décidai à repasser en Amérique et à venir dans ce pays pour tâcher d’y trouver mon mari, ou quelque membre de sa famille qui m’en donnerait des nouvelles.

Je m’embarquai avec mes deux enfants à Liverpool à bord du navire où vous m’avez rencontrée. Vous savez le reste.

— Mais, lui demandai-je, n’avez-vous aucune indication qui puisse vous aider à retrouver votre mari ?

— Aucune, dit-elle : cependant avant de partir, il m’avoua que Pierre Labru n’était pas son nom véritable, mais il ne voulut pas me dire l’autre.

Je me fis faire par cette femme une description de son mari, et depuis ce temps-là, mon idée fixe a été de le retrouver. Quant à elle, aussitôt qu’elle a été rétablie, je l’ai placée à Portneuf, ma paroisse natale, où elle tient une école qui l’aide un peu à vivre.

J’ai abandonné la mer à jamais et je suis entré ici. On vous a probablement dit que je suis avare ; mais je puis bien vous avouer cela, à vous. Depuis que je suis dans cette ferme tous mes gages ont servi à aider cette malheureuse et à faire la recherche de son mari. Je ne sais pas pourquoi, mais je me suis attaché à cette pauvre abandonnée et surtout à son enfant qui est maintenant presqu’un homme.

Il est commis dans un magasin de la ville et gagne déjà presque assez pour vivre.

Il y a longtemps que je cherche, mais je ne me décourage pas, et quelque chose me dit que je réussirai.

— Vous êtes un honnête cœur, dit Chagru en lui tendant la main. Courage ! Je ne sais pas pourquoi, moi non plus ; mais quelque chose me dit aussi, que je pourrai vous aider dans cette entreprise, et que nous la mènerons à bonne fin.

À ce moment, l’arrivée de l’autre garçon de ferme interrompit leur entretien. Ils se retirèrent tranquillement tous les trois, et cinq minutes après le père Chagru rêvait qu’il capturait son bâtiment anglais et qu’il faisait pendre le capitaine, sous la figure de Gilles Perron à la pointe de la grande vergue.