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Sabre et scalpel/09

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Chapitre IX.

L E lendemain Maximus parut au déjeuner, la figure rayonnante, et annonça solennellement que le bal aurait lieu le dix février. On était au six et tout devait être prêt dans quatre jours.

— Ma maison est à vous, dit-il à Gilles Peyron ; commandez, ordonnez ! Je veux que la fête soit magnifique qu’on en parle encore dans cent ans.

Gilles s’inclina ; un sourire errait sur ses lèvres :

— Comptez sur moi, dit-il, je ferai de mon mieux et j’ose croire que vos visiteurs seront satisfaits.

Il se mit aussitôt à l’œuvre. La maison fut envahie par une armée d’ouvriers. On transporta la bibliothèque au grenier — malgré les soupirs de Maximus qui comptait beaucoup sur ses in-folios pour donner à ses invités une idée de son savoir, — et plusieurs vieux meubles furent relégués dans la cave. Céleste, la chevelure dans un désordre qui n’était pas l’effet de l’art, allait, venait, donnait des conseils. La vieille fille avait retrouvé, pour la circonstance, toute l’ardeur et tout l’enthousiasme de ses vingt ans.

Maximus, en somme, triomphait. Parfois il regardait Gilles à l’œuvre et murmurait : quel homme ! quel homme !

Enfin, le grand jour arriva.

Dès six heures, les lustres du salon furent allumés. Maximus voulait juger du coup d’œil : il fut ébloui. Les grandes glaces reflétaient la lumière qui se jouait sur les dorures et le cristal des girandoles : c’était féerique.

Tout-à-coup, Maximus, qui avait tourné ses regards vers l’avenue, éprouva une émotion violente. Il venait d’apercevoir trente ou quarante soldats, en grand uniforme, qui descendaient de voiture et se dirigeaient vers sa maison. Sa première pensée fut qu’on venait l’arrêter : Gilles ! Céleste ! Ernestine ! S’écria-t-il, que me veut cette troupe ! Ah ! mon Dieu ! on vient !… le bonhomme n’en put pas dire davantage, il étouffait. Gilles accourut le premier, et d’un coup d’œil fut au courant de la situation.

— Calmez-vous, de grâce, dit-il ; c’est une petite surprise que je vous ménageais : c’est la musique du régiment, que j’ai fait venir.

L’inquiétude de Maximus se calma comme par enchantement ; des larmes de reconnaissance lui vinrent aux yeux : il faillit embrasser Gilles.

— Admirable idée ! mon ami, dit-il, admirable idée ! quel homme vous êtes ! quel homme ! quel homme !

Ernestine partageait l’agréable surprise causée à son oncle. Seule, Melle Céleste sentit un peu de vinaigre mêlé à sa joie : elle ne dit rien, mais elle pensa, à part elle, que deux bons violons, une clarinette et une contre-basse auraient coûté moins cher, auraient fait moins de tapage que ces gros instruments et peut-être donné de meilleure musique.

Après tout le violon criard et la clarinette nasillarde peuvent avoir leurs charmes pour certaines oreilles.

À huit heures Maximus prit sa montre et commença à prêter l’oreille ; mais ce fut seulement vers neuf heures que les premiers invités firent leur apparition. On entendait par tout le corridor ces chuchotements étouffés, ce bruissement des soieries emmaillotées qui font frémir le cœur du maître de maison.

Maximus, tout gonflé, distribuait des saluts de droite à gauche, et jetait des petits bonjours agréables parmi les arrivants. Il était fort convenablement habillé de noir. Seulement, sur la basque gauche de son habit, s’étalait une grande médaille en or retenue par un ruban marron long de six pouces. Il avait obtenu cette médaille au concours d’agriculture l’année précédente, comme premier prix pour un jeune bœuf de deux ans.

— Je l’ai gagnée, disait-il ; je ne vois pas pourquoi je l’enfouirais au fond d’un tiroir.

— C’est cela, avait dit Gilles ; l’agriculture étant la plus noble profession des hommes, je ne vois pas pourquoi les lauriers conquis dans ses rangs ne seraient pas montrés avec honneur !

Il avait dit cela la main appuyé sur le cœur et l’œil au plafond. Maximus, après cela, serait mort, plutôt que de ne pas mettre sa médaille.

En haut, Céleste recevait les dames. Elle portait, ce soir-là, une robe montante en soie à fond jaune ramagée de fleurs rouges et noires et garnie de dentelles aussi nombreuses que les cordages d’un navire à trois ponts. Sur la tête, le col et les bras, de l’or, des perles, des diamants jetés à profusion et pêle-mêle : une véritable vitrine de bijoutier. Ses grandes mains étaient à l’étroit dans une paire de gants dont les doigts rebelles ne lui montaient qu’à la seconde phalange. Maximus trouvait cette toilette supérieurement riche : Gilles la proclamait tout simplement divine.

Enfin, à dix heures, les fanfares éclatèrent dans la grande salle : il y eut un frémissement dans l’assemblée quand Maximus, rouge de plaisir, ouvrit la danse avec la femme d’un lieutenant colonel.

Le premier quadrille se dansa comme tous les quadrilles : on s’amusait partout ; les éclats de rire étouffés derrière les éventails, les regards qui se croisaient, les plaisanteries fines, tout cela avait un cachet qui reflétait cette bonne vieille et franche gaieté gauloise que cultivaient nos ancêtres et que leurs neveux commencent à oublier.

La dernière mesure du quadrille venait de se faire entendre ; Maximus circulait parmi les danseurs, décochant des sourires aux dames et donnant de grandes poignées de main à ceux de ses invités qu’il n’avait jamais vus. Il était heureux, cet excellent Maximus et se disait : — Tout ce monde jouit, tout ce monde s’amuse et c’est moi seul qui suis la cause de cette gaieté, de ce bonheur.

Gilles se multipliait ; il allait, venait, voyait à tout ; on l’apercevait en même temps parlant bas au chef d’orchestre et faisant des signaux mystérieux aux domestiques. C’était la personnification de l’employé plein de zèle, de l’administrateur vigilant.

Ernestine était mise avec une distinction parfaite ; une simple robe blanche faite d’un tissu léger et toute unie, dessinait sa taille qu’entourait une ceinture en ruban bleu. Les cheveux, roulés en énormes tresses derrière la tête, n’avaient pour tout ornement qu’une petite rose blanche au milieu de laquelle un diamant de la plus belle eau faisait l’effet d’une véritable goutte de rosée. Elle ne portait aucun de ces bijoux énormes qui écrasent la jeunesse de nos jours et empêche souvent qu’on ne distingue du premier coup d’œil la mère d’avec la fille. Un cercle d’admirateurs lui faisait cour ; aimable également pour tous, elle avait pour chacun un mot bienveillant, une chose agréable à dire. Parfois son regard plongeait rapide au milieu de la foule des danseurs : une espèce de petite moue d’impatience et presque de dépit passait sur sa lèvre, mais sa physionomie reprenait aussitôt son expression habituelle. Cependant l’heure s’était avancée. La jeune fille avait déjà dansé plusieurs quadrilles et sauté quelques galops. La musique jouait maintenant une de ces adorables valses à trois temps que dansent encore les blondes filles du nord et que nous avons remplacé par cette course sans mesure, furieuse, haletante qui s’appelle de nos jours la valse à deux temps. Les couples tournoyaient souriants et gracieux. Les mamans regrettaient leurs vingt ans et les pères en voulaient à leurs cheveux blancs et à leur embonpoint. Les vieux garçons — il y en a partout et toujours, — songeaient qu’après tout, la vie à deux peut bien avoir son bon côté. Enfin la fièvre de la danse avait envahi toute la salle.

Ernestine valsait ; mais, tout en valsant, elle continuait à examiner les groupes de jeunes gens qui encombraient les portes. Tout-à coup, son cavalier la sentit tressaillir ; son souffle se précipita ; une imperceptible rougeur lui monta au front.

— Je suis fatiguée, dit-elle, reposons-nous un instant ; voici justement un canapé, asseyons-nous un peu.

Au même instant, Giacomo Pétrini traversait le salon, derrière les couples, et venait saluer Céleste. C’est son entrée qui avait causé l’émotion d’Ernestine : elle le suivait du coin de l’œil.

La musique avait cessé ; les danseurs causaient par groupes, ou se promenaient dans les passages. Giacomo, après avoir présenté ses hommages à Céleste, se fit un chemin vers Ernestine qu’entourait de nouveau un groupe d’élégants dorés sur tranche. L’arrivée de Giacomo leur fit faire la grimace et, rivaux de tout-à-l’heure, ils se donnèrent la main pour démolir le nouveau venu. Il n’avait jamais fréquenté les bals et, par conséquent, il était inconnu de la plupart des visiteurs de Maximus.

— Qu’est-ce que ce grand sombre ? disait un petit muscadin aux cheveux jaunes et plats.

— Connais pas, disait un autre, en frisant sa moustache d’un air dédaigneux et les yeux fixés au plafond

— C’est peut-être un prince déguisé, glissa un troisième, avec une petite moue admirable d’ironie.

— Déguisé est le mot, dit un jeune précieux aux binocles d’or.

— Ou bien c’est un prince de coulisse, ajouta le petit monsieur aux cheveux jaunes.

— Il a fréquenter le gymnase ; quels muscles ! dit un grand maigre.

— C’est peut-être un professeur de boxe, appuya un gros garçon aux cheveux roux.

Et il le fixait effrontément.

Un peu plus loin Giacomo attirait encore l’attention et était l’objet de conversations animées.

— Quelle belle tête ! disait une jeune fille à sa voisine, quelle expression dans le regard et l’adorable moustache !

— Ce doit être un espagnol ; comme il est brun !

— Mais non ! reprit un jeune homme, je crois reconnaître ce beau ténébreux ; c’est le ténor de cette troupe italienne qui donne en ce moment des représentations à Québec.

— Oh ! pour vous qui êtes, un ténor, assez léger même, répliqua la jeune fille, tous les jolis garçons sont ténors.

— N’importe, qu’il soit espagnol ou ténor, dit un vieux monsieur, c’est un bel homme tout de même, et quand j’étais à cet âge…

Les commentaires allaient leur train mais Giacomo avait l’air de ne s’apercevoir de rien ; il marchait droit et fier et passa sans cérémonie devant le petit monsieur aux cheveux jaunes et plats pour aller s’incliner devant Ernestine.

La jeune fille rougit beaucoup et lui tendit la main.

— Vous avez tardé beaucoup, ce soir, c’est bien mal à vous fit-elle.

— Mademoiselle, veuillez bien croire qu’il a fallu des obstacles insurmontables, pour me retenir si longtemps.

— Oh ! une excuse, nous connaissons cela, c’est facile à trouver.

— Vous êtes cruelle, mademoiselle : un médecin, vous le savez ne peut pas hésiter entre le plaisir et son devoir.

— Voyons, je vous croirai, si vous me dites, là, sans hésiter ce qui vous a retenu.

Bien volontiers, quoique ce ne soit pas gai. Au moment je m’apprêtais à partir on accourait me chercher en toute hâte pour un pauvre enfant qui venait de s’empoisonner avec des allumettes chimiques, je ne pouvais pas balancer et je suis resté près de lui tant que tout danger n’a pas été écarté. J’ai eu enfin la consolation de le remettre sauvé dans les bras de sa mère. J’en appelle à votre cœur, n’ai-je pas bien fait et me pardonnez-vous ?

Ernestine avait des larmes dans les yeux.

— De grand cœur, Monsieur, comme vous l’avez si bien dit, le devoir avant le plaisir. Je regrette seulement que vous n’ayez pas donné ces explications d’abord à mon tuteur, qui est très-inquiet.

Je les lui donnerai tout à l’heure, mademoiselle, mais j’ai cru devoir vous demander d’abord pardon, à vous qui êtes la reine de cette fête, la reine de…

Il allait ajouter quelque chose de plus tendre, mais, à ce moment, Maximus se présenta, le sourire aux lèvres :

— Pardon, dit-il, de vous interrompre, mais je viens de vous apercevoir et je voulais…

— J’allais justement vous présenter mes civilités et mes excuses pour être venu si tard ; j’en donnais les raisons à Mademoiselle qui vous dira qu’elles sont excellentes.

— Bien, bien, nous causerons de cela plus tard ; maintenant je compte sur vous pour me rendre un service.

Voyons, ajouta-t-il, en lui tapant familièrement sur l’épaule, j’ai commis auprès de ces dames l’indiscrétion de leur parler de votre charmante voix et elles veulent absolument vous entendre. Là, seriez-vous assez bon pour nous chanter quelque chose ; j’ai un excellent piano, il me coûte trois cents piastres et sort de la meilleure fabrique française : essayez-le, vous m’en donnerez des nouvelles.

Pétrini ne se fit pas prier. Il s’avança au piano, pendant que tous les regards étaient fixés sur lui.

Aux premiers accords qu’il fit entendre, le silence se fit dans l’assemblée. En ce temps-là, on était assez poli pour écouter ; les conversations s’interrompaient, personne ne parlait. Ces choses sont changées ; aujourd’hui on n’écoute plus guère. Il est entendu que les chanteurs et les pianistes viennent aux soirées expressément pour le plaisir d’animer les conversations, de mettre un peu d’entrain dans les causeries languissantes et de permettre aux gens timides de placer un mot.

Giacomo préluda par quelques accords et commença cette ravissante sérénade de Don Pasquale que Brignoli a immortalisée depuis parmi nous. Sa voix superbe soutenue par une méthode excellente et un goût exquis donnait à cette musique de Donizetti tout le charme et la suavité que le grand maître a su y répandre.

Les jeunes filles rêvaient de balcons et de guitares ; les jeunes gens jalousaient et les vieux songeaient, quand, tout à coup, des cris retentirent dans l’entrée : « au feu ! au feu !  !

Tout le monde se précipita : ce fut une tumulte indescriptible, une panique épouvantable.

Au milieu de toute cette cohue, coudoyant les uns renversant les autres Gilles Peyron se frayait un passage et se précipitait par le long couloir vers l’aile occupée par Ernestine où l’on apercevait déjà une lueur d’un rouge sombre à travers les croisées.

Arrivé là il descendit un escalier dérobé qui donnait sur le jardin et se trouva sur le théâtre de l’incendie.

Une foule de laquais étaient déjà rendus avec les gens du voisinage.

Le brave Chagru avait organisé la chaîne jusqu’à la citerne du jardin.

Les flammes dévoraient un bâtiment en bois qui touchait presque par un côté les appartements d’Ernestine.

Il n’y avait pas encore de danger immédiat pour le château mais il faliait de toute nécessité abattre la construction enflammée, car l’ardeur du feu faisait déjà craquer les vitres au balcon de la tourelle.

En ce moment Pétrini arriva, d’un coup d’œil il se rendit compte de la situation.

— Vite des cordes, des haches, dit-il, renversons la bâtisse.

En un clin d’œil tout fut apporté, car chez Maximus chaque chose était en règle et à sa place.

Giacomo grimpa lestement au moyen d’une échelle, sur la couverture, la hache à la main et les cordes roulées autour de sa ceinture.

Il fit dans le haut du toit deux trous énormes pour découvrir les chevrons aux quels il fixa solidement les cordes.

Tout cela fut l’affaire d’un moment, car les flammes le menaçaient déjà.

Il se laissa glisser plutôt qu’il ne descendit jus qu’à terre.

Tout le monde se suspendit au deux cordes et sous le choc le toit s’écroula avec un craquement sinistre au milieu d’une gerbe immense d’étincelles et de flocons de fumée.

À ce moment Pétrini aperçut une forme blanche se dresser près de la fenêtre du balcon puis retomber lourdement en arrière.

Il reconnut la robe d’Ernestine et s’armant d’une échelle il s’élança comme un fou vers la fenêtre.

D’un coup de poing il la fit voler en éclat et se précipita dans l’appartement.

Ernestine était étendue sur le tapis sans mouvement et la figure horriblement contractée.

On se rappelle que Gilles Peyron avait suivi pour sortir le couloir conduisant à la chambre de la jeune fille. L’escalier dérobé ouvrait quelques pas seulement avant d’arriver à cette chambre.

Toute la foule des danseurs, croyant la maison menacée, s’était précipitée sur les pas de l’intendant pour sortir au dehors. Ernestine s’était trouvée entraînée par ce mouvement et poussée jusqu’à sa chambre.

Par la fenêtre du balcon elle avait vu l’action courageuse de Pétrini et ne le croyait pas encore rendu à terre quand la toiture s’était abîmée. Elle crut voir le jeune médecin écrasé sous les décombres ; cette pensée jointe à l’éclat subit des flammes jaillissant tout-à-coup sur la fenêtre, lui fit perdre connaissance et c’est alors qu’elle tomba à la renverse.

Pétrini la saisit dans ses bras et la transporta en toute hâte sur un des canapés placés à l’autre bout du couloir.

En peu de temps elle revint à elle et ne put s’empêcher de pousser une exclamation de surprise mêlée de joie lorsqu’elle vit le jeune médecin à ses côtés.

Pétrini comprit cette exclamation et surtout l’expression du regard qui l’accompagnait. Il en fut franchement heureux.

— Allons, se dit-il, le mal des uns fait le bien des autres : il ne s’agit que de savoir en profiter.

Cependant on avait réussi à éteindre complètement l’incendie en achevant de jeter par terre la construction enflammée.

On ne voyait plus qu’une fumée épaisse et noirâtre qui s’échappait des débris à demi consumés et inondés par l’eau de la citerne.

Toute ombre de danger avait disparu, mais l’entrain était mort : Les invités se retirèrent peu à peu et bientôt il ne resta plus dans les salons qu’un ou deux joueurs attardés en quête d’une canne ou d’un chapeau.

Quand Giacomo vint souhaiter le bonsoir à Maximus, celui-ci lui saisit la main d’un air ému :

— Mon ami, lui dit-il, et sa voix tremblait — vous avez exposé vos jours pour sauver les nôtres et vous avez arraché ma pupille à une mort éminente ; moi Maximus Crépin, je vous en remercie publiquement ; vous pouvez maintenant considérer cette maison comme la vôtre ; vous aviez mon estime et mon amitié, vous venez de gagner ma reconnaissance, et la reconnaissance de Maximus Crépin n’est pas un vain mot.

Ce petit speech avait été dit dans le vestibule en présence d’une vingtaine de personnes qui approuvèrent avec éclat.

— Je n’ai fait que mon devoir dit Pétrini en mettant la main sur son cœur ; mais vos paroles, monsieur me sont une bien douce récompense, et croyez bien que je ne les oublierai jamais.

Enfin le roulement de la dernière voiture s’éteignit dans l’avenue et le château rentra dans l’ombre et le silence.