Saint Paul (Renan)/III. Première affaire de la circoncision

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Michel Lévy (p. 57-95).


CHAPITRE III.


PREMIÈRE AFFAIRE DE LA CIRCONCISION.



Le retour de Paul et de Barnabé fut salué dans l’Église d’Antioche par un cri de joie. Toute la rue de Singon[1] fut en fête ; l’Église se rassembla. Les deux missionnaires racontèrent leurs aventures et les choses que Dieu avait faites par eux. « Dieu lui-même, dirent-ils, a ouvert aux gentils la porte de la foi. » Ils parlèrent des Églises de Galatie, presque toutes composées de païens. L’Église d’Antioche, qui depuis longtemps avait reconnu pour son compte la légitimité du baptême des gentils, approuva leur conduite. Ils restèrent là plusieurs mois, se reposant de leurs fatigues, et se retrempant à cette source de l’esprit apostolique[2]. C’est alors, ce semble, que Paul convertit et s’adjoignit pour disciple, compagnon et collaborateur[3] un jeune homme incirconcis et né de parents païens, nommé Titus[4], qu’on voit désormais avec lui.

Un grave dissentiment, qui faillit anéantir l’œuvre de Jésus, éclata vers ce temps et mit l’Église naissante à deux doigts de sa perte. Ce dissentiment tenait à l’essence même de la situation ; il était inévitable ; c’était une crise que la religion nouvelle ne pouvait manquer de traverser.

Jésus, en portant la religion sur les plus hauts sommets où elle ait jamais été portée, n’avait pas dit bien clairement s’il entendait ou non rester juif. Il n’avait pas marqué ce qu’il voulait conserver du judaïsme. Tantôt, il soutenait qu’il était venu confirmer la Loi de Moïse, tantôt, la supplanter. À vrai dire, c’était là, pour un grand poëte comme lui, un détail insignifiant. Quand on est arrivé à connaître le Père céleste, celui qu’on adore en esprit et en vérité, on n’est plus d’aucune secte, d’aucune religion particulière, d’aucune école. On est de la religion vraie ; toutes les pratiques deviennent indifférentes ; on ne les méprise pas, car ce sont des signes qui ont été ou sont encore respectables ; mais on cesse de leur prêter une vertu intrinsèque. Circoncision, baptême, pâque, azymes, sacrifices, tout cela devient également secondaire. On n’y pense plus. Aucun incirconcis, d’ailleurs, ne se mit nettement avec Jésus, de son vivant ; la question n’eut donc pas l’occasion de se poser. Comme tous les hommes de génie, Jésus ne se souciait que de l’âme. Les questions pratiques les plus importantes, celles qui paraissent capitales aux esprits inférieurs, celles qui causent le plus de torture aux hommes d’application, n’existaient pas pour lui.

À sa mort, le désarroi avait été général. Abandonnés à eux-mêmes, privés de celui qui avait été pour eux toute une vivante théologie, ils revinrent aux pratiques de la piété juive. C’étaient des gens dévots au plus haut degré ; or la dévotion du temps, c’était la dévotion juive. Ils gardèrent leurs habitudes, et retombèrent dans ces petites pratiques que les personnes ordinaires envisageaient comme l’essence du judaïsme. Le peuple les tenait pour de saintes gens ; par un singulier revirement, les pharisiens, qui avaient servi de point de mire aux plus fines railleries de Jésus, se réconcilièrent presque avec ses disciples[5] Ce furent les sadducéens qui se montrèrent les irréconciliables ennemis du mouvement nouveau[6]. L’observation minutieuse de la Loi paraissait la première condition pour être chrétien.

De bonne heure, on rencontra dans cette manière de voir de grandes difficultés. Car, dès que la famille chrétienne commença de s’élargir, ce fut justement chez des gens d’origine non Israélite, chez des adhérents sympathiques du judaïsme, non circoncis, que la foi nouvelle trouva le plus d’accès. Les obliger de se faire circoncire était impossible. Pierre, avec un bon sens pratique admirable, le reconnut bien. D’un autre côté, les esprits timorés, tels que Jacques, frère du Seigneur, voyaient une suprême impiété à admettre des païens dans l’Église et à manger avec eux. Pierre ajourna le plus qu’il put toute solution.

Du reste, les juifs, de leur côté, s’étaient trouvés dans la même situation et avaient tenu une conduite analogue. Quand les prosélytes ou les partisans leur arrivèrent de toutes parts, la question s’était présentée à eux. Quelques esprits avancés, bons laïques sans science, soustraits à l’influence des docteurs, n’insistèrent pas sur la circoncision ; parfois même ils détournèrent les nouveaux convertis de la pratiquer[7]. Ces simples et bons cœurs voulaient le salut du monde, et y sacrifiaient tout le reste. Les orthodoxes, au contraire, et à leur tête les disciples de Schammaï, déclarèrent la circoncision indispensable. Opposés au prosélytisme parmi les gentils, ils ne faisaient rien pour faciliter l’accès de la religion ; au contraire, ils montraient à l’égard des convertis une certaine roideur ; Schammaï les chassait, dit-on, de chez lui à coups de bâton[8]. Cette division se voit clairement à propos de la famille royale de l’Adiabène. Le juif nommé Ananie qui la convertit, et qui n’était nullement un savant, détourna fortement Izate de se faire circoncire : « On peut parfaitement, disait-il, vivre en juif sans la circoncision ; adorer Dieu est la chose vraiment importante. » La pieuse Hélène fut du même avis. Un rigoriste nommé Éléazar déclara, au contraire, que, si le roi ne se faisait pas circoncire, il était un impie ; qu’il ne servait de rien de lire la Loi, si on ne l’observait pas ; que le premier précepte était la circoncision. Le roi suivit cette opinion, au risque de perdre sa couronne[9]. Les petits rois qui embrassaient le judaïsme en vue des riches mariages que leur offrait la famille d’Hérode se soumettaient à la même cérémonie[10]. Mais la vraie piété était de moins facile composition que la politique et l’avidité. Beaucoup de pieux néophytes menaient la vie juive, sans s’être assujettis au rite qui était censé pour le vulgaire en ouvrir l’accès[11]. C’était là pour eux une cause de perpétuel embarras. Les sociétés bigotes et où les préjugés sont forts ont coutume d’ériger leurs pratiques religieuses en actes de bon ton, de bonne éducation[12]. Tandis qu’en France, l’homme dévot, pour avouer sa piété, est obligé de vaincre une sorte de honte, de respect humain, chez les musulmans, à l’inverse, l’homme qui pratique sa religion est le galant homme ; celui qui n’est pas bon musulman ne saurait être une personne comme il faut ; sa position est celle qu’a chez nous un manant grossier et de mauvaises façons. De même, en Angleterre et aux États-Unis, celui qui n’observe pas le dimanche se met au ban de la bonne société. Parmi les juifs, la position de l’incirconcis était pire encore. Le contact avec un tel être avait à leurs yeux quelque chose d’insupportable ; la circoncision leur paraissait une obligation pour quiconque voulait vivre chez eux[13]. Celui qui ne s’y soumettait pas était une créature de bas étage, une sorte d’animal impur qu’on évitait, un malotru avec lequel un homme de bonne compagnie ne pouvait avoir de rapports.

La grande dualité qui est au sein du judaïsme se révélait en ceci. La Loi, essentiellement restrictive, faite pour isoler, était d’un tout autre esprit que les Prophètes, rêvant la conversion du monde, embrassant de si larges horizons. Deux mots empruntés à la langue talmudique rendent bien la différence que nous indiquons. L’agada opposée à la halaka, désigne la prédication populaire, se proposant la conversion des païens, en opposition avec la casuistique savante, qui ne songe qu’à l’exécution stricte de la Loi, sans viser à convertir personne. Pour parler le langage du Talmud, les Évangiles sont des agadas ; le Talmud, au contraire, est la dernière expression de la halaka. C’est l’agada qui a conquis le monde et fait le christianisme ; la halaka est la source du judaïsme orthodoxe, qui dure encore sans vouloir s’élargir. L’agada se présente comme une chose principalement galiléenne ; la halaka, comme une chose surtout hiérosolymitaine. Jésus, Hillel, les auteurs d’apocalypses et d’apocryphes sont des agadistes, élèves des Prophètes, héritiers de leurs aspirations infinies ; Schammaï, les talmudistes, les juifs postérieurs à la destruction de Jérusalem sont des halakistes, des adhérents de la Loi, avec ses strictes observances. Nous verrons, jusqu’à la crise suprême de l’an 70, le fanatisme de la Loi grandir chaque jour, et, à la veille du grand désastre de la nation, aboutir, par une sorte de réaction contre les doctrines de Paul, à ces « dix-huit mesures » qui rendirent désormais impossible tout commerce entre les juifs et les non-juifs et ouvrirent la triste histoire du judaïsme fermé, haineux et haï, qui fut le judaïsme du moyen âge et est encore le judaïsme de l’Orient.

Il est clair que, pour le christianisme naissant, c’était ici le point d’où dépendait l’avenir[14]. Le judaïsme imposerait-il ou non ses rites particuliers aux foules qui venaient à lui ? Une distinction s’établirait-elle entre le fond monothéiste qui constituait sa nature et les observances qui le surchargeaient ? Si le premier parti eût triomphé, comme le voulaient les schammaïtes, la propagande juive était chose finie. Il est bien certain que le monde ne se serait pas fait juif dans le sens étroit du mot. Ce qui composait l’attrait du judaïsme, ce n’étaient pas les rites, qui ne différaient pas en principe de ceux des autres religions, c’était sa simplicité théologique. On l’acceptait comme une sorte de déisme ou de philosophie religieuse ; et, en effet, dans la pensée d’un Philon par exemple, le judaïsme s’était très-bien associé aux spéculations philosophiques ; chez les esséniens, il avait revêtu la forme d’utopie sociale ; chez l’auteur du poëme attribué à Phocylide[15], il était devenu un simple catéchisme de bon sens et d’honnêteté ; chez l’auteur du traité « De l’empire de la raison[16] », une sorte de stoïcisme. Le judaïsme, comme toutes les religions fondées d’abord sur la caste et la tribu, était encombré de pratiques destinées à séparer le croyant du reste du monde. Ces pratiques n’étaient plus qu’un obstacle le jour où le judaïsme aspirait justement à devenir la religion universelle, sans exclusion ni séparation. C’est en tant que déisme, et non en tant que mosaïsme, qu’il devait devenir la religion universelle de l’humanité. « Aime tous les hommes, disait Hillel, et rapproche-les de la Loi ; ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. Voilà toute la Loi ; le reste en est le commentaire[17]. » Qu’on lise les traités de Philon, intitulés « De la vie contemplative » ou « Que tout honnête homme est libre » ; qu’on lise même certaines parties des vers sibyllins écrites par des juifs[18], on est porté dans un ordre d’idées qui n’a rien de spécialement juif, dans un monde de mysticité générale qui n’est pas plus juif que bouddhiste ou pythagoricien. Le Pseudo-Phocylide va jusqu’à supprimer le sabbat ! On sent que tous ces hommes ardents pour l’amélioration de l’humanité voulaient réduire le judaïsme à une morale générale, le dégager de tout ce qu’il a de particulier, de tout ce qui fait de lui un culte limité.

Trois raisons capitales, en effet, faisaient du judaïsme quelque chose de très-fermé : c’étaient la circoncision, la défense des mariages mixtes et la distinction des viandes permises ou défendues. La circoncision était pour les adultes une cérémonie douloureuse, non sans danger et désagréable au plus haut degré. C’était une des raisons qui interdisaient aux juifs la vie commune et faisaient d’eux une caste à part[19]. Aux bains et aux gymnases, parties si importantes des cités antiques, la circoncision exposait le juif à toutes sortes d’avanies. Chaque fois que l’attention des Grecs et des Romains était portée sur ce point, c’étaient des explosions de plaisanteries. Les juifs y étaient fort sensibles, et s’en vengeaient par de cruelles représailles[20]. Plusieurs, pour échapper au ridicule, et voulant se faire passer pour des Grecs, cherchaient à dissimuler leur marque originelle par une opération chirurgicale[21] dont Celse nous a conservé le détail[22]. Quant aux convertis qui acceptaient cette cérémonie d’initiation, ils n’avaient qu’un parti à prendre, c’était de se cacher pour fuir les sarcasmes. Jamais un homme du monde ne se fût résigné à une telle situation, et c’est là sans doute la raison pour laquelle les conversions au judaïsme étaient bien plus nombreuses parmi les femmes que parmi les hommes[23], celles-ci n’y trouvant pas dès l’abord une épreuve repoussante et choquante à tous égards. On a beaucoup d’exemples de juives mariées à des païens, et on n’a pas un seul exemple de juif marié avec une païenne. De là bien des tiraillements ; le besoin se faisait sentir d’un casuiste large qui vînt mettre la paix dans ces ménages troublés.

Les mariages mixtes étaient l’origine de difficultés du même genre. Les juifs traitaient ces mariages de pure fornication[24] ; c’était le crime que les kanaïm punissaient du poignard, justement parce que la Loi, ne le frappant d’aucune peine déterminée, en laissait la répression au bras des zélés[25]. Bien que liés par la foi et l’amour du Christ, deux chrétiens pouvaient ainsi être empêchés de contracter mariage. L’israélite converti à Jésus qui voulait épouser une sœur de race grecque entendait appeler cette union, sainte à ses yeux, des noms les plus outrageants[26].

Les prescriptions sur les viandes pures et impures n’avaient pas moins de conséquence. On en peut juger par ce qui se passe encore de nos jours. La nudité n’étant plus dans les mœurs modernes, la circoncision a perdu pour les israélites tous ses inconvénients. Mais la nécessité de boucheries séparées est restée pour eux fort gênante. Elle oblige ceux qui sont rigides à ne pas manger chez les chrétiens et par conséquent à se séquestrer de la société générale. Ce précepte est la cause principale qui tient encore, en beaucoup de pays, le judaïsme à l’état de secte cloîtrée. Dans les pays où les israélites ne sont pas séparés du reste de la nation, il est une pierre de scandale ; pour le comprendre, il suffit d’avoir vu à quel point les juifs puritains, arrivant d’Allemagne ou de Pologne, sont blessés des licences que leurs coreligionnaires se permettent de ce côté du Rhin. Dans des villes comme Salonique, où la majorité de la population est juive, et où la richesse est entre des mains juives, le commerce vivant de la société est par là rendu impossible. L’antiquité se plaignait déjà de ces entraves[27]. Une loi juive, reste des siècles reculés durant lesquels les soins de propreté furent une partie essentielle de la législation religieuse, frappait le porc d’une note d’infamie, qui n’avait aucune raison d’être en Europe. Cette vieille antipathie, trace d’une origine orientale, paraissait puérile aux Grecs et aux Romains[28]. Une foule d’autres prescriptions venaient d’un temps où l’une des préoccupations des civilisateurs fut d’empêcher leurs subordonnés de manger des choses immondes, de toucher des charognes. L’hygiène du mariage, enfin, avait donné lieu pour les femmes à un code d’impuretés légales assez compliqué. Le propre de ces sortes de prescriptions est de survivre au temps où elles ont eu raison d’être, et de devenir à la longue aussi gênantes qu’elles ont pu être à l’origine bonnes et salutaires.

Une circonstance particulière donnait aux prescriptions sur les viandes beaucoup de gravité. Les viandes provenant des sacrifices faits aux dieux étaient considérées comme impures[29]. Or ces viandes, après les sacrifices, étaient souvent portées au marché[30], où il devenait fort difficile de les distinguer. De là d’inextricables scrupules. Les juifs sévères ne regardaient pas comme licite de s’approvisionner indistinctement au marché ; ils voulaient qu’on questionnât le vendeur sur l’origine de la viande et qu’avant d’accepter les mets on questionnât l’hôte sur la manière dont il s’était approvisionné[31]. Imposer ce fardeau de casuistique aux néophytes eût été évidemment tout gâter. Le christianisme n’eut pas été le christianisme, si, comme le judaïsme de nos jours, il eût été obligé d’avoir ses boucheries à part, si le chrétien n’eût pu sans violer ses devoirs manger avec les autres hommes. Quand on a vu dans quel réseau de difficultés les religions très-chargées de prescriptions de ce genre enserrent la vie[32] ; quand on a vu en Orient le juif, le musulman séparés par leurs lois rituelles, comme par un mur, du monde européen où ils pourraient prendre leur place, on comprend l’immense importance des questions qui se décidaient au moment où nous sommes. Il s’agissait de savoir si le christianisme serait une religion formaliste, rituelle, une religion d’ablutions, de purifications, de distinctions entre les choses pures et les choses impures, ou bien la religion de l’esprit, le culte idéaliste qui a tué ou tuera peu à peu le matérialisme religieux, toutes les pratiques, toutes les cérémonies. Pour mieux dire, il s’agissait de savoir si le christianisme serait une petite secte ou une religion universelle, si la pensée de Jésus sombrerait par l’incapacité de ses disciples, ou si cette pensée, par sa force première, triompherait des scrupules de quelques esprits étroits et arriérés qui étaient en train de se substituer à elle et de l’oblitérer.

La mission de Paul et de Barnabé avait posé la question avec une telle force, qu’il n’y avait plus moyen de reculer devant une solution. Paul, qui, dans la première période de sa prédication, avait, ce semble, prêché la circoncision[33], la déclarait maintenant inutile. Il avait admis d’emblée des païens dans l’Église ; il avait formé des Églises de gentils ; Titus, son ami intime, n’était pas circoncis. L’Église de Jérusalem ne pouvait plus fermer les yeux sur des faits aussi notoires. En général, cette Église était, sur le point qui nous occupe, hésitante ou favorable au parti le plus arriéré. Le sénat conservateur était là. Voisins du temple, en contact perpétuel avec les pharisiens, les vieux apôtres, esprits étroits et timides, ne se prêtaient pas aux théories profondément révolutionnaires de Paul. Beaucoup de pharisiens, d’ailleurs, avaient embrassé le christianisme, sans renoncer aux principes essentiels de leur secte[34]. Pour de telles personnes, supposer qu’on pouvait être sauvé sans la circoncision était un blasphème. La Loi leur paraissait subsister dans son entier. On leur disait que Jésus était venu y mettre le sceau, non l’abroger. Le privilège des enfants d’Abraham leur paraissait intact ; les gentils ne pouvaient entrer dans le royaume de Dieu sans s’être préalablement affiliés à la famille d’Abraham ; avant d’être chrétien, en un mot, il fallait se faire juif. Jamais, on le voit, le christianisme n’eut à résoudre un doute plus fondamental. Si l’on eût voulu croire le parti juif, l’agape même, le repas en commun, eût été impossible ; les deux moitiés de l’Église de Jésus n’eussent pu communier l’une avec l’autre. Au point de vue théologique, la question était plus grave encore : il s’agissait de savoir si l’on était sauvé par les œuvres de la Loi ou par la grâce de Jésus-Christ.

Quelques membres de l’Église de Judée, étant venus à Antioche, sans mission, à ce qu’il paraît, du corps apostolique[35], provoquèrent le débat[36]. Ils déclarèrent hautement qu’on ne pouvait être sauvé sans la circoncision. Il faut se rappeler que les chrétiens, qui avaient à Antioche un nom et une individualité particulière, n’en avaient pas à Jérusalem ; ce qui n’empêchait pas que ce qui venait de Jérusalem n’eût dans toute l’Église beaucoup de force, car le centre de l’autorité était là. On fut fort ému. Paul et Barnabé résistèrent de la façon la plus énergique. Il y eut de longues disputes. Pour y mettre un terme, il fut décidé que Paul et Barnabé iraient à Jérusalem s’entendre avec les apôtres et les anciens sur ce sujet.

L’affaire avait pour Paul une importance personnelle. Son action jusque-là avait été presque absolument indépendante. Il n’avait passé que quinze jours à Jérusalem depuis sa conversion et depuis onze ans il n’y avait pas mis le pied[37]. Aux yeux de plusieurs il était une sorte d’hérétique, enseignant pour son propre compte et à peine en communion avec le reste des fidèles. Il déclarait fièrement qu’il avait eu sa révélation, son Évangile. Aller à Jérusalem, c’était, du moins en apparence, renoncer à sa liberté, soumettre son Évangile à celui de l’Église mère, apprendre d’autrui ce qu’il savait par une révélation propre et personnelle. Il ne niait pas les droits de l’Église mère ; mais il s’en défiait, parce qu’il connaissait l’obstination de quelques-uns de ses membres. Il prit donc ses précautions pour ne pas trop s’engager. Il déclara qu’en allant à Jérusalem, il ne cédait à aucune injonction ; il feignit même, selon une prétention qui lui était habituelle[38], d’obéir en cela à un ordre du ciel, et d’avoir eu à ce sujet une révélation[39]. Il prit avec lui son disciple Titus, qui partageait toutes ses idées, et qui, comme nous l’avons dit, n’était pas circoncis[40].

Paul, Barnabé et Titus se mirent en route. L’Église d’Antioche leur fit la conduite sur la route de Laodicée-sur-la-Mer[41]. Ils suivirent la côte de Phénicie, puis traversèrent la Samarie, trouvant à chaque pas des frères et leur racontant les merveilles de la conversion des gentils. La joie était partout. Ils arrivèrent ainsi à Jérusalem. C’est ici une des heures les plus solennelles de l’histoire du christianisme. La grande équivoque va être tranchée ; les hommes sur lesquels repose tout l’avenir de la religion nouvelle vont se trouver face à face. De leur grandeur d’âme, de leur droiture de cœur dépend l’avenir de l’humanité.

Dix-huit ans s’étaient écoulés depuis la mort de Jésus. Les apôtres avaient vieilli ; un d’eux avait souffert le martyre ; d’autres peut-être étaient morts. On sait que les membres défunts du collège apostolique n’étaient pas remplacés, qu’on laissait ce collège s’éteindre au fur et à mesure. À côté des apôtres, s’était formé un collège d’anciens, qui partageaient leur autorité[42]. L’ « Église », censée dépositaire du Saint-Esprit, était composée des apôtres, des anciens et de toute la confrérie[43]. Parmi les simples frères eux-mêmes, il y avait des degrés[44]. L’inégalité était parfaitement admise ; mais cette inégalité était toute morale ; il ne s’agissait ni de prérogatives extérieures ni d’avantages matériels. Les trois principales « colonnes », comme l’on disait, de la communauté étaient toujours Pierre, Jacques, frère du Seigneur, et Jean, fils de Zébédée[45]. Plusieurs Galiléens avaient disparu ; ils avaient été remplacés par un certain nombre de personnes appartenant au parti des pharisiens. « Pharisien » était synonyme de « dévot » ; or, tous ces bons saints de Jérusalem étaient fort dévots aussi. N’ayant pas l’esprit, la finesse, l’élévation de Jésus, ils étaient tombés après sa mort dans une sorte de bigoterie pesante, analogue à celle que leur maître avait si fortement combattue. Ils étaient incapables d’ironie ; ils avaient presque oublié les éloquentes invectives de Jésus contre les hypocrites. Quelques-uns étaient devenus des espèces de talapoins juifs, à la manière de Jean-Baptiste et de Banou, des santons tout adonnés aux pratiques et contre lesquels certainement Jésus, s’il avait vécu encore, n’eût pas eu assez de sarcasmes.

Jacques, en particulier, surnommé le Juste[46] ou « frère du Seigneur », était un des plus exacts observateurs de la Loi qu’il y eût[47]. Selon certaines traditions, fort douteuses, il est vrai, c’était même un ascète, pratiquant toutes les abstinences naziréennes, gardant le célibat[48], ne buvant aucune liqueur enivrante, s’abstenant de chair, ne coupant jamais ses cheveux, s’interdisant les onctions et les bains, ne portant jamais de sandales ni d’habits de laine, vêtu de simple toile[49]. Rien, on le voit, n’était plus contraire à la pensée de Jésus, qui, au moins depuis la mort de Jean-Baptiste, avait déclaré les simagrées de ce genre parfaitement vaines. Les abstinences, déjà en faveur dans certaines branches du judaïsme[50], devenaient à la mode et formaient le trait dominant de la fraction de l’Église qui plus tard devait être rattachée à un prétendu Ébion[51]. Les juifs purs étaient opposés à ces abstinences[52] ; mais les prosélytes, surtout les femmes, y inclinaient beaucoup[53]. Jacques ne bougeait pas du temple ; il y restait, dit-on, seul de longues heures en prières, si bien que ses genoux avaient contracté des calus comme ceux des chameaux. On croyait que là il passait son temps, à la façon de Jérémie, pénitent pour le peuple, à pleurer les péchés de la nation et à détourner les châtiments qui la menaçaient. Il lui suffisait de lever les mains au ciel pour faire des miracles[54]. On l’avait surnommé le Juste et aussi Obliam, c’est-à-dire « rempart du peuple[55] », parce qu’on supposait que c’étaient ses prières qui empêchaient la colère divine de tout emporter[56]. Les juifs l’avaient, à ce qu’on assure, presque en la même vénération que les chrétiens[57]. Si cet homme singulier fut réellement le frère de Jésus, ce dut être au moins un de ces frères ennemis qui le renièrent et voulurent l’arrêter[58], et c’est peut-être à de tels souvenirs que Paul, irrité d’un esprit si borné, faisait allusion quand il s’écriait à propos de ces colonnes de l’Église de Jérusalem : « Ce qu’ils ont été autrefois, peu m’importe ! Dieu ne fait pas acception de personnes[59]. » Jude, frère de Jacques, était, ce semble, en entière conformité d’idées avec lui[60].

En résumé, l’Église de Jérusalem s’était de plus en plus éloignée de l’esprit de Jésus. Le poids de plomb du judaïsme l’avait entraînée. Jérusalem était pour la foi nouvelle un milieu malsain et qui aurait fini par la perdre. Dans cette capitale du judaïsme, il était fort difficile de cesser d’être juif. Aussi, les hommes nouveaux comme saint Paul évitaient-ils presque systématiquement d’y résider. Forcés maintenant, sous peine de se séparer de l’Église primitive, de venir conférer avec leurs anciens, ils se trouvaient dans une position pleine de malaise, et l’œuvre, qui ne pouvait vivre qu’à force de concorde et d’abnégation, courait un immense danger.

L’entrevue, en effet, fut singulièrement tendue et embarrassée[61]. On écouta d’abord avec faveur le récit que Paul et Barnabé firent de leurs missions : car tous, même les plus judaïsants, étaient d’avis que la conversion des gentils était le grand signe du Messie[62]. La curiosité de voir l’homme dont on parlait tant, et qui avait engagé la secte dans une voie si nouvelle, fut d’abord très-vive. On glorifiait Dieu d’avoir fait un apôtre avec un persécuteur[63]. Mais, quand on en vint à la circoncision et à l’obligation de pratiquer la Loi, le dissentiment éclata dans toute sa force. Le parti pharisien éleva ses prétentions de la façon la plus absolue. Le parti de l’émancipation répondait avec une vigueur triomphante. Il citait plusieurs cas où des incirconcis avaient reçu le Saint-Esprit. Si Dieu ne faisait pas la distinction des païens et des juifs, comment avait-on l’audace de la faire pour lui ? Comment tenir pour souillé ce que Dieu a purifié ? Pourquoi imposer aux néophytes un joug que la race d’Israël n’avait pu porter ? C’est par Jésus qu’on est sauvé et non par la Loi[64]. Paul et Barnabé racontaient à l’appui de cette thèse les miracles que Dieu avait faits pour la conversion des gentils[65]. Mais les pharisiens objectaient avec non moins de force que la Loi n’était pas abolie, qu’on ne cessait jamais d’être juif, que les obligations du juif restaient toujours les mêmes. Ils refusaient d’avoir des rapports avec Titus, qui était incirconcis ; ils traitaient ouvertement Paul d’infidèle et d’ennemi de la Loi.

Le trait le plus admirable de l’histoire des origines du christianisme est que cette division profonde, radicale, portant sur un point de première importance, n’ait pas occasionné dans l’Église un schisme complet, qui eût été sa perte. L’esprit cassant et exagéré de Paul avait ici une redoutable occasion de se montrer ; son bon sens pratique, sa sagesse, son jugement remédièrent à tout. Les deux partis furent vifs, animés, presque durs l’un pour l’autre ; personne ne renonça à son avis, la question ne fut pas résolue, on resta uni dans l’œuvre commune. Un lien supérieur, l’amour que tous avaient pour Jésus, le souvenir dont tous vivaient, fut plus fort que les divisions. Le dissentiment le plus fondamental qui se soit jamais produit au sein de l’Église n’amena pas d’anathème. Grande leçon que les siècles suivants ne sauront guère imiter !

Paul comprit que, dans des assemblées nombreuses et passionnées, il ne réussirait jamais, que les esprits étroits y auraient toujours le dessus, que le judaïsme était trop fort à Jérusalem pour qu’on pût espérer de lui une concession de principes. Il alla voir séparément tous les personnages considérables, en particulier Pierre, Jacques et Jean[66]. Pierre, comme tous les hommes qui vivent surtout d’un sentiment élevé, était indifférent aux questions de parti. Ces disputes l’affligeaient ; il eût voulu l’union, la concorde, la paix. Son esprit timide et peu étendu se détachait difficilement du judaïsme ; il eût préféré que les nouveaux convertis eussent accepté la circoncision, mais il voyait l’impossibilité d’une telle solution. Les natures profondément bonnes sont toujours indécises ; parfois même elles sont entraînées à un peu de dissimulation : elles veulent contenter tout le monde ; aucune question de principe ne leur paraissant valoir le bien de la paix, elles se laissent aller avec les différents partis à des paroles et à des engagements contradictoires. Pierre commettait quelquefois cette faute bien légère. Avec Paul, il était pour les incirconcis ; avec les juifs sévères, il était partisan de la circoncision. L’âme de Paul était si grande, si ouverte, si pleine du feu nouveau que Jésus était venu apporter sur la terre, que Pierre ne pouvait manquer de sympathiser avec lui. Ils s’aimaient, et, quand ils étaient ensemble, c’était le monde entier que ces souverains de l’avenir se partageaient entre eux.

Ce fut sans doute à la fin d’une de leurs conversations que Paul, avec l’exagération de langage et la verve qui lui étaient habituelles, dit à Pierre : « Nous pouvons nous entendre : à toi l’Évangile de la circoncision, à moi l’Évangile du prépuce. » Paul releva plus tard ce mot comme une sorte de convention régulière et qui aurait été acceptée de tous les apôtres[67]. Il est difficile de croire que Pierre et Paul aient osé répéter hors de leur tête-à-tête un mot qui eût blessé au plus haut degré les prétentions de Jacques et peut-être même de Jean. Mais le mot fut prononcé. Ces horizons larges, qui n’étaient guère ceux de Jérusalem, frappèrent beaucoup l’âme enthousiaste de Pierre. Paul fit sur lui la plus grande impression et le gagna complètement. Jusque-là, Pierre avait peu voyagé ; ses visites pastorales ne s’étaient pas étendues, ce semble, hors de la Palestine. Il devait avoir environ cinquante ans. L’ardeur voyageuse de Paul, les récits de ses courses apostoliques, les projets qu’il lui communiquait pour l’avenir allumaient son ardeur. C’est à partir de ce temps qu’on voit Pierre s’absenter de Jérusalem et mener à son tour la vie errante de l’apostolat.

Jacques, avec sa sainteté d’un goût si équivoque, était le coryphée du parti judaïsant[68]. C’était par lui que s’étaient faites presque toutes les conversions de pharisiens[69] ; les exigences de ce parti[70] s’imposaient à lui. Tout porte à croire qu’il ne fit aucune concession sur le principe dogmatique[71] ; mais une opinion modérée et conciliatrice commença bientôt à se faire jour. On admit la légitimité de la conversion des gentils ; on déclara qu’il était inutile de les inquiéter en ce qui concerne la circoncision, qu’il fallait seulement maintenir quelques prescriptions intéressant la morale ou dont la suppression eût trop vivement choqué les juifs[72]. Pour rassurer le parti des pharisiens, on faisait remarquer que l’existence de la Loi n’était pas pour cela compromise, que Moïse avait depuis un temps immémorial et aurait toujours des gens pour le lire dans les synagogues[73]. Les juifs convertis restaient ainsi soumis à toute la Loi, et l’exemption ne regardait que les païens convertis[74]. Dans la pratique, d’ailleurs, on devait éviter de choquer ceux qui avaient des idées plus étroites. Ce furent probablement les esprits modérés, auteurs de cette transaction passablement contradictoire[75], qui conseillèrent à Paul de porter Titus à se laisser circoncire. Titus, en effet, était devenu une des principales difficultés de la situation. Les pharisiens convertis de Jérusalem supportaient volontiers l’idée que, bien loin d’eux, à Antioche ou au fond de l’Asie Mineure, il y avait des chrétiens incirconcis. Mais en voir à Jérusalem, être réduit à les fréquenter et à commettre ainsi une flagrante violation de cette Loi à laquelle ils tenaient par le fond de leurs entrailles, voilà ce à quoi ils ne se résignaient pas.

Paul accueillit une telle demande avec infiniment de précautions. Il fut bien convenu que ce n’était pas comme une nécessité qu’on demandait la circoncision de Titus, que Titus restait chrétien dans le cas où il n’accepterait pas cette cérémonie, mais qu’on la lui demandait comme une marque de condescendance pour des frères dont la conscience était engagée et qui autrement ne pourraient pas avoir de rapports avec lui. Paul consentit, non sans quelques paroles dures contre les auteurs d’une telle exigence, contre « ces intrus qui n’étaient entrés dans l’Église que pour diminuer la somme des libertés créées par Jésus[76] ». Il protesta qu’il ne soumettait en rien son opinion à la leur, que la concession qu’il faisait n’était que pour cette fois seulement et en vue du bien de la paix. Avec de telles réserves, il donna son consentement, et Titus fut circoncis. Cette transaction coûta beaucoup à Paul, et la phrase dans laquelle il en parle est une des plus originales qu’il ait écrites. Le mot qui lui coûte semble ne pouvoir couler de sa plume. La phrase, au premier coup d’œil, paraît dire que Titus ne fut pas circoncis, tandis qu’elle implique qu’il le fut[77]. Le souvenir de ce moment pénible lui revenait souvent ; cette apparence de retour au judaïsme lui semblait parfois un reniement de Jésus ; il se rassurait en disant : « J’ai été juif avec les juifs pour gagner les juifs[78]. » Comme tous les hommes qui tiennent beaucoup aux idées, Paul tenait peu aux formes. Il voyait la vanité de tout ce qui n’est pas chose de l’âme, et, quand les intérêts suprêmes de la conscience étaient en jeu, lui, d’ordinaire si roide, abandonnait tout le reste[79].

La concession capitale qu’impliquait la circoncision de Titus désarma bien des haines. On convint que, dans les pays éloignés où les nouveaux convertis n’avaient pas de rapports journaliers avec les juifs, il suffirait qu’ils s’abstinssent du sang, ainsi que des viandes offertes en sacrifice aux dieux ou suffoquées, et qu’ils observassent les mêmes lois que les juifs sur le mariage et les rapports des deux sexes[80]. L’usage de la viande de porc, dont l’interdiction était partout le signe du judaïsme, fut laissé libre. C’était à peu près l’ensemble des préceptes noachiques, c’est-à-dire qu’on supposait avoir été révélés à Noé, et qui étaient imposés à tous les prosélytes[81]. L’idée que la vie est dans le sang, que le sang c’est l’âme même, inspirait aux juifs une extrême horreur pour les viandes non saignées. S’en abstenir était pour eux un précepte de religion naturelle[82]. On supposait les démons particulièrement avides de sang, en sorte qu’en mangeant de la viande non saignée, on risquait d’avoir pour compagnon de bouchée un démon[83]. Un homme qui, vers le même temps, écrivit sous le nom usurpé du célèbre moraliste grec Phocylide un petit cours de morale naturelle juive, simplifiée à l’usage des non-juifs[84], s’arrêtait à des solutions analogues. Cet honnête faussaire n’essaye nullement de convertir son lecteur au judaïsme ; il cherche seulement à lui inculquer les « préceptes noachiques » et quelques règles juives bien adoucies sur les viandes et sur le mariage. Les premières de ces règles se réduisent pour lui à des conseils d’hygiène et de convenance alimentaire, à l’abstinence de choses repoussantes ou malsaines ; les secondes portent sur la régularité et la pureté des rapports sexuels[85]. Tout le reste du rituel juif est réduit à néant.

Du reste, ce qui sortit de l’assemblée de Jérusalem ne fut convenu que de vive voix et même ne fut pas libellé d’une manière bien stricte, car nous y verrons déroger fréquemment[86]. L’idée de canons dogmatiques émanant d’un concile n’était pas encore de ce temps. Avec un bon sens profond, ces gens simples atteignirent le plus haut degré de la politique. Ils virent que le seul moyen d’échapper aux grandes questions est de ne pas les résoudre, de prendre des moyens termes qui ne contentent personne, de laisser les problèmes s’user et mourir faute de raison d’être.

On se sépara content. Paul exposa à Pierre, Jacques et Jean l’Évangile qu’il prêchait aux gentils ; ceux-ci l’approuvèrent complètement, n’y trouvèrent rien à reprendre, n’essayèrent non plus d’y rien ajouter[87]. On donna hautement la main à Paul et à Barnabé, on admit leur droit divin immédiat à l’apostolat du monde païen ; on leur reconnut une sorte de grâce particulière pour ce qui était l’objet spécial de leur vocation. Le titre d’apôtre des gentils, que saint Paul s’attribuait déjà, lui fut, à ce qu’il assure[88], officiellement confirmé, et sans doute on lui accorda, au moins par aveu tacite, le fait auquel il tenait le plus, savoir qu’il avait eu sa révélation spéciale aussi directement que ceux qui avaient vu Jésus, en d’autres termes, que sa vision du chemin de Damas valait les autres apparitions du Christ ressuscité. On ne demanda en retour aux trois représentants de l’Église d’Antioche que de ne pas oublier les pauvres de Jérusalem. L’Église de cette ville, en effet, par suite de son organisation communiste, de ses charges particulières et de la misère qui régnait en Judée, continuait d’être aux abois. Paul et son parti accueillirent avec empressement cette idée. Ils espérèrent par une sorte de contribution fermer la bouche au parti hiérosolymite intolérant et le réconcilier avec la pensée qu’il existait des Églises de gentils. Au moyen d’un léger tribut, on achetait la liberté de l’esprit et l’on restait en communication avec l’Église centrale, hors de laquelle on n’osait espérer de salut[89].

Pour qu’aucun doute ne restât sur la réconciliation, on voulut que Paul, Barnabé et Titus, retournant à Antioche, fussent accompagnés de deux des principaux membres de l’Église de Jérusalem, Juda Bar-Saba et Silvanus ou Silas, chargés de désavouer les frères de Judée qui avaient jeté le trouble dans l’Église d’Antioche, et de rendre témoignage à Paul et à Barnabé, dont on reconnaissait les services et le dévouement. La joie à Antioche fut très-grande. Juda et Silas avaient le rang de prophètes ; leur parole inspirée fut extrêmement goûtée de l’Église d’Antioche. Silas se plut tant dans cette atmosphère de vie et de liberté qu’il ne voulut plus retourner à Jérusalem. Juda revint seul vers les apôtres, et Silas s’attacha à Paul par des liens, chaque jour plus intimes, de confraternité[90].

  1. Jean Malala, p. 242 (édit. de Bonn). Voir les Apôtres, p. 226-227.
  2. Act., xiv, 27-28.
  3. II Cor., viii, 23.
  4. Gal., ii, 1, 3 ; Tit., i, 4.
  5. Act., v, 34 ; xv, 5 ; xxi, 20 ; xxiii, 9 et suiv.
  6. Act., iv, 5-6 ; xxiii, 6 et suiv.
  7. On sent que c’était l’avis de Josèphe (Ant., XX, ii, 5 ; Vita, 23) et du juif dont les renseignements ont été recueillis par Strabon, XVI, ii, 35-37.
  8. Talm. de Bab., Schabbath, 31 a.
  9. Jos., Ant., XX, ii, 5. Voir les Apôtres, p. 256.
  10. Jos., Ant., XVI, vii, 6 ; XX, vii, 1, 3. Cf. Masséket Gérim, édit. Kirchheim, c. i.
  11. Suétone, Domitien, 12.
  12. Voir ci-dessous, p. 312, 322-323.
  13. Josèphe, Vita. 23.
  14. Voir déjà Act., x, 13-15.
  15. Jacob Bernays, Ueber das phokylideische Gedicht ( Berlin, 1856).
  16. Parmi les œuvres de Josèphe.
  17. Pirké Aboth, i, 12 ; Talm. de Rab., Schabbath, 31 a.
  18. Carmina sibyll., III, 213 et suiv. Cf. Strabon, XVI, ii, 35-37. Il est remarquable que le Pseudo-Phocylide, le Pseudo-Héraclite, la fausse sibylle ne se font aucun scrupule d’employer parfois des expressions païennes.
  19. Tac., Hist., V, 5. Cf. Strabon, XVI, ii, 37.
  20. Voir l’atroce punition qu’on prétendit être échue à Apion, parce qu’il s’était moqué de la circoncision. Josèphe, Contre Ap., II, 13.
  21. I Macch., i, 15 ; I Cor., vii, 18 ; Jos., Ant., XII, v, 1 ; Martial, VII, xxix (xxx), 5 ; Talm. de Bab., Jebamoth, 72 a ; Talm. de Jér., Jebamoth, viii, 1 ; Buxtorf, Lex. chald., talm., rabb., au mot משך.
  22. De medic., VII, 25. Cf. Dioscoride, IV, 157 ; Épiphane, De mensuris et ponderibus, 16.
  23. Josèphe, B. J., II, xx, 2. Cf. Derenbourg, Palestine d’après les Thalmuds, I, p. 223, notes, et dans Forschungen der wiss.-talm. Vereins, no 14, 1867 (Beilage zu Ben Chananja, no 6), p. 190 ; Act., xiii, 50 ; xvi, 1.
  24. Genèse, xxxiv, 14 et suiv. ; Exode, xxxiv, 16 ; Nombres, xxv ; Deutér., vii, 3 et suiv. ; I Rois, xi, 1 et suiv. ; Esdras, x ; Néhémie, xiii, 23 et suiv. ; Talm. de Jér., Megilla, iv, 10.
  25. Mischna, Sanhédrin, ix, 6. Cf. Nombres, xxv, 13.
  26. Comp. I Cor., vii
  27. I Cor., x, 25 et suiv. ; Tac., Hist., V, 5.
  28. Philon., Leg. ad Caium, § 45 ; Strabon. XVI, ii, 37.
  29. Exode, xxxiv, 45 ; Mischna, Aboda zara, ii, 3.
  30. Théophraste, Caract., ix ; Servius, ad Æneid., VIII, 183.
  31. I Cor., viii, 4 et suiv. ; x, 25 et suiv.
  32. Je citerai l’exemple des métualis de Syrie, réduits au fanatisme le plus sombre par l’obligation où ils sont de briser toute leur vaisselle et de bouleverser leur maison dès qu’un chrétien y a touché.
  33. Cela semble résulter de II Cor., v, 16 ; Gal., v, 11, en observant la force de ἔτι.
  34. Act., xv, 5 ; xxi, 20.
  35. Act., xv, 24. Le soin avec lequel on insiste sur ce point prouve qu’au moins on les soupçonnait fort d’en avoir une.
  36. Act., xv, 1-2.
  37. Gal., ii, 1. Il semblerait plus naturel de dire « quatorze » ans. Mais, si l’on ne compte pas les quatorze ans à partir du moment de la conversion (cf. ibid., i, 17-18), on tombe dans des difficultés de chronologie presque insolubles.
  38. Comp. Act., XXVI, 16, etc.
  39. Gal., ii, 2.
  40. Gal., ii, 1-3.
  41. Aujourd’hui Lattakié.
  42. Act., xv, 2, 22, 23 ; xxi, 18.
  43. Act., xv, 4, 22.
  44. Act., xv, 22.
  45. Gal., ii, 9 ; Clem. Rom., Epist. I ad Cor., 5.
  46. Il est possible que ce nom ne lui ait été donné qu’après sa mort, par allusion au verset d’Isaïe, iii, 10, tel que le présentent les Septante, et à son nom d’Obliam. Hégésippe, en effet, indique le rapprochement, et, mettant en connexion intime ses noms de Δίκαιος ; et d’Ὠϐλίας, ajoute ὡς οἱ προφῆται δηλοῦσι περὶ αὐτοῦ.
  47. Jos., Ant., XX, ix, 1.
  48. Ceci semble en contradiction avec I Cor., ix, 5, et montre bien que tout ce portrait conservé par Hégésippe et par saint Épiphane est en partie composé de traits a priori.
  49. Hégésippe, dans Eusèbe, Hist. eccl., II, 23 ; Eusèbe, H. E., II, 1 ; Épiph., hær. lxxviii, 7, 13-14 ; saint Jérôme, De viris ill., 2 ; Comm. in Gal., i, 19 ; Adv. Jovin., I, col. 182 (Martianay) ; Pseudo-Abdias, Hist. apost., VI, 5. Cf. Évangile des Nazaréens, dans saint Jérôme, De viris illustr., 2. On sent dans ces curieux passages l’écho et souvent des extraits textuels d’une légende judéo-chrétienne, cherchant à exagérer le rôle de Jacques et à le transformer en un grand prêtre juif. Du reste, le passage Act., xxi, 23 et suiv. montre bien le goût de Jacques pour les vœux et pour les pratiques extérieures. L’épître qu’on lui attribue offre aussi un certain caractère ascétique.
  50. Daniel, i, 8, 12 ; Tobie, i, 12 et suiv. ; Josèphe, Vita, 2-3. Voir surtout ce qui concerne les esséniens et les prétendus thérapeutes dans Philon et dans Josèphe, et les réflexions d’Eusèbe sur ce sujet (Hist. eccl., II, 17).
  51. Épiph., hær. xxx, 15-16 ; Homil. pseudo-clem., viii, 15 ; xii, 1, 6 ; xiv, 1 ; xv, 6. Cf. Rom., ch. xiv ; Clément d’Alexandrie, Pædag., II, 1.
  52. Talm. de Jér., Nazir, i, 6.
  53. Mischna, Nazir, iii, 6 ; vi, 11 ; Jos., B. J., II, xv, 1.
  54. Épiph., hær. lxxviii, 14.
  55. Ou peut-être « lien du peuple » (חבלצם). Il est possible que ce titre ait exprimé d’abord son rôle dans la société chrétienne ; puis la légende judéo-chrétienne aura prêté à Jacques un rôle dans la nation juive tout entière.
  56. Hégésippe, loc. cit. ; Épiph., hær. lxxviii, 14.
  57. Hégésippe, loc. cit. ; Josèphe, Ant., XX, ix, 1, passage qui semble bien authentique. Ce qu’y ajoutent Origène (Comm. in Matth., tomus X, § 17, et Contre Celse, I, § 47 ; II, § 13), Eusèbe (H. E., II, 23 ; Dem. év., III, 23), saint Jérôme (De viris illustr., 2, Adv. Jovin., l. c.), au contraire, est le résultat d’une erreur d’Origène ou d’une interpolation.
  58. Voir Vie de Jésus, p. 134.
  59. Gal., ii, 6.
  60. Jud., 1 et toute l’épître. Cf. Matth., xiii, 55 ; Marc, vi, 3.
  61. L’histoire de cet épisode capital nous est connue par deux récits, Act., xv et Gal., ii. Ces deux récits offrent des divergences très-graves. Naturellement, pour l’exactitude des faits matériels, c’est celui de Paul qui doit être préféré. L’auteur des Actes écrit sous le coup d’une forte préoccupation politique. Il est, pour la doctrine, du parti favorable aux païens ; mais, dans les questions de personnes, il est bien plus mou que Paul ; il veut effacer la trace des dissentiments qui ont existé ; enfin, il veut donner une base à la théorie qui tendait à prévaloir sur le pouvoir de l’Église assemblée. Il prête ainsi à l’entrevue un air de concile qu’elle n’eut pas à ce degré, et à Paul une docilité contre laquelle il proteste lui-même (comp. Act., xv, 41 ; xvi, 4, à Gal., ch. i et ii). D’un autre côté, Paul est préoccupé de deux idées fixes : d’abord maintenir le droit des Églises païennes hors de contestation ; en second lieu, bien établir qu’il n’a rien reçu ni appris des apôtres. Or, le seul fait d’être venu à Jérusalem était une reconnaissance de l’autorité de l’Église de Jérusalem. Les deux récits demandent donc à être combinés, modifiés et conciliés.
  62. Act., xv, 4, 14-18.
  63. Gal., i, 23-24.
  64. Act., xv, 7 et suiv.
  65. Act., xv, 12.
  66. Gal., ii, 2 et suiv. Le récit de Paul n’exclut pas la possibilité d’assemblées ; mais il exclut l’idée que l’affaire ait été traitée principalement dans une assemblée et ait été résolue par une assemblée.
  67. Gal., ii, 7-9 ; II Cor., x, 13-16 ; Rom., xi, 13 ; xv, 14-16.
  68. Act., xxi, 18 et suiv. ; Gal., ii, 12.
  69. Hégésippe, dans Eus., H. E., II, 23.
  70. Ce sont là sans doute les παρείσακτοι ψευδάδελφοι de Gal., ii, 4.
  71. Les Actes prétendent le contraire. Mais Gal., ii, 12, prouve qu’il ne modifia pas son opinion.
  72. Act., xv, 13-21.
  73. C’est là le sens du verset xv, 21. Les pharisiens n’envisageaient pas la Loi comme devant s’appliquer au genre humain tout entier ; ce qui était essentiel à leurs yeux, c’est qu’il y eût toujours une tribu sainte qui l’observât et offrît une réalisation vivante de l’idéal révélé.
  74. Comp. Act., xxi, 20 et suiv.
  75. Comp. Act., xxi, 20-25.
  76. Gal., ii, 4.
  77. Gal., ii, 3-5. Le sens est : « Si Titus fut circoncis, ce n’est pas qu’on l’y eût forcé. Il le fut à cause des faux frères,… auxquels nous pûmes céder un moment, mais non nous soumettre en principe. » Ce jeu de négations est conforme à l’usage hébraïque. Comp. Rom., xv, 18. L’opposition de πρὸς ὥραν et de διαμείνῃ confirme notre explication. Si on ne l’adopte pas, le verset 5 reste un non-sens. Cf. Tertullien, Contre Marcion, V, 3. La conduite de Paul en cette circonstance, si elle fut telle que nous le supposons, répond bien à Act., xvi, 3 ; xxi, 20 et suiv., à I Cor., ix, 20 et suiv., et à Rom., xiv ; xv, 1 et suiv.
  78. I Cor., ix, 20.
  79. Voir surtout sa réponse en ce qui concerne les viandes sacrifiées aux idoles. I Cor., viii, 4 et suiv. ; x, 10 et suiv.
  80. Act., xv, 28 et suiv. Comp. Act., xxi, 25 ; Apoc., ii, 14, 20 ; Pseudo-Phocylide, vers 175 et suiv. ; Pseudo-Héraclite, 7e lettre (d’une main juive ou chrétienne), ligne 85 (édition de Bernays) ; Pseudo-Clément, Homil., vii, 4, 8 ; Recogn., I, 30 ; IV, 36 ; VI, 10 ; IX, 29 ; Constit. apost., VI, 12 ; Canones apost., canon 63 (Lagarde) ; lettre des Églises de Lyon et de Vienne, dans Eusèbe, H. E., V, 1 ; Tertullien, Apol., 9 ; Minutius Felix, 30. Sur le sens du mot πορνεία, comp. I Cor., v, 1, et Lévit., xviii. Ce mot ne peut signifier seulement les mariages mixtes ; cf. I Cor., vii. L’interdiction de manger du sang tomba vite en désuétude chez les Latins (saint Aug., Contra Faustum, XXXII, 13). Mais elle se conserva chez les Grecs (conc. de Gangres, canon 18 ; Novelles de Léon le Philosophe, const. 58 : Harménopule, Epitome canonum, sect. V, tit. v, no 14, p. 65-66 (Freher) ; Cotelier, Eccl. græcæ monum., t. III, p. 504-505, 668-669 ; De Sto Theodoro, vers 253, dans Wernsdorf, Manuelis Philæ carmina græca, p. 46.
  81. Talm. de Bab., Sanhédrin, 56 b.
  82. Genèse, ix, 4 ; Lévit., xvii, 14 ; Livre de jubilés, c. 7 (Ewald, Jahrb., années 2 et 3).
  83. Origène, Contre Celse, VIII, 30.
  84. Poema νουθετικόν, vers 139, 145, 147, 148 (Bernays, Ueber das phokyl. Gedicht). La correspondance apocryphe d’Héraclite, composée en grande partie au ier siècle de notre ère, montre par moments une tendance analogue. Cf. J. Bernays, Die heraklitischen Briefe (Berlin, 1869), p. 26 et suiv., 68, 72 et suiv.
  85. Poema νουθετικόν, vers 175 et suiv.
  86. Comp. surtout Act., xv, 20, et I Cor., viii-x. Il est impossible d’admettre l’authenticité textuelle du décret rapporté Act., xv, 23-29, d’abord, parce que saint Paul, Gal., ii, invoquerait un tel décret s’il avait existé ; 2o parce que Gal., ii, 12 et suiv., n’a plus de sens si un tel décret eût été porté ; 3o parce que le récit Act., xxi, 18 et suiv. et même xvi, 3, ne s’expliquent pas davantage en cette hypothèse ; 4o parce que la doctrine de Paul sur les viandes immolées (I Cor., viii-x) est en contradiction avec le décret ; 5o parce que le parti judéo-chrétien nia toujours la légitimité de toute abrogation d’une partie de la Loi, ce qui ne se concevrait pas si la question avait été canoniquement réglée par des personnes telles que Jacques et Pierre, dont le parti judéo-chrétien proclamait la suprême autorité.
  87. Gal., ii, 2, 6 et suiv. Cf. le Κήρυγμα Παύλου, cité par l’auteur du De non iterando baptismo, à la suite des Œuvres de saint Cyprien, édit. Rigault, Paris, 1648, append., p. 139.
  88. Gal., ii, 7-9. Il est probable que la mémoire de Paul le servait ici conformément aux intérêts de sa thèse et l’induisait en quelque exagération.
  89. Gal., ii, 2.
  90. Act., xv, 22 et suiv.