Salvator Rosa (trad. Loève-Veimars)/Chapitre V

La bibliothèque libre.
Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (2p. 120-146).


CHAPITRE V.

LES DEUX CAPUZZI.


Le signor Capuzzi ne savait que trop bien qui lui avait préparé la disgrâce de la porta del Popolo, et on peut imaginer quelle colère l’animait contre Antonio et Salvator Rosa. Il s’efforçait de consoler Marianna, qui se disait malade de frayeur, mais qui ne l’était en effet que du chagrin d’avoir vu le maudit Michèle l’enlever à son Antonio. Marguerite lui apportait assiduement des nouvelles de son bien-aimé, et elle mettait toute sa confiance dans l’esprit entreprenant de Salvator. Elle attendait d’un jour à l’autre quelque nouvel événement, et, en attendant, elle se consolait en tourmentant le vieux Pasquale, qui, dans son amour, se prêtait à tous les caprices de sa pupille. Lorsqu’elle avait épuisé sur lui toute sa mauvaise humeur, et qu’elle souffrait enfin qu’il touchât de ses lèvres ses petites mains de rose, il jurait qu’il ne quitterait pas les genoux du pape avant d’avoir obtenu une dispense pour épouser sa nièce.

Quelques jours s’étaient écoulés, lorsqu’un matin, vers l’heure de midi, Michèle arriva en toute hâte, et vint annoncer qu’un personnage était en bas, et demandait avec instance à parler au signor Pasquale Capuzzi.

— O puissance du ciel ! s’écria le vieillard en colère. Ne sais-tu pas, misérable, que je ne reçois aucun étranger dans ma maison ?

— L’étranger, dit Michèle, avait fort bonne mine ; c’était un homme d’âge, il s’exprimait fort bien, et se nommait Nicolo Musso.

—Nicolo Musso !… dit Capuzzi en réfléchissant ; celui qui a le théâtre de la porta del Popolo… Que peut-il me vouloir ?

— À ces mots, il ferma soigneusement la porte, et descendit, pour aller causer avec Nicolo, sous le péristyle.

— Mon digne signor Pasquale, dit Nicolo en s’avançant vers lui et en le saluant avec aisance, que je suis heureux de pouvoir faire votre connaissance ! Que de remercîmens ne vous dois-je pas ! depuis que les Romains vous ont vu à mon théâtre, vous le meilleur appréciateur des arts, le premier des virtuoses, ma recette et ma vogue ont doublé. Je ne suis que plus mortifié de ce que quelques mauvais sujets ont osé vous assaillir sur la route à votre retour. Par tous les saints, signor Pasquale, ne gardez pas rancune à mon théâtre à cause de cela, et que cet attentat, que je maudis, ne me prive pas de votre visite.

— Mon bon signor Nicolo, répondit Pasquale en se rengorgeant, soyez assuré que je n’ai jamais éprouvé autant de plaisir qu’à votre théâtre ; votre Formica, votre Agli, sont des comédiens qui n’ont pas leurs égaux : mais la frayeur, qui a presque causé la mort de mon ami le signor Splendiano Accoramboni et la mienne, a été trop grande. Elle ne m’a pas fait prendre en aversion votre théâtre, mais bien le chemin qui y conduit : mettez votre théâtre sur la place del Popolo ou dans la rue Babuina ou dans la rue Ripetta, je ne manquerai pas une seule soirée d’y venir ; mais il n’y a pas de puissance sur terre qui me fasse aller à la porta del Popolo, une fois la nuit venue.

Nicolo soupira, comme obsédé par un profond souci.

— Cela me touche rudement, dit-il, plus rudement que vous ne croyez peut-être, signor Pasquale. — Hélas ! j’avais mis en vous toutes mes espérances ! Je venais implorer votre assistance !

— Mon assistance ? demanda le vieillard étonné. En quoi aurais-je pu vous assister, signor Nicolo ?

— Mon bon signor Pasquale, répondit Nicolo en tirant son mouchoir et en essuyant ses larmes, mon excellentissime signor Pasquale, vous aurez remarqué que mes comédiens mêlent des ariettes à leurs rôles. Je pensais introduire peu à peu un orchestre, et enfin, esquivant les ordonnances, à risquer un opéra. Vous, signor Capuzzi, vous êtes le premier compositeur de toute l’Italie, et sans l’incroyable légèreté des Romains et la jalousie des maestri, on n’entendrait que vos compositions sur les théâtres. Je voulais vous prier humblement de m’accorder quelques moments pour les faire exécuter, autant que mes faibles ressources le permettent.

– Mon brave signor Nicolo, dit Capuzzi, pourquoi donc nous entretenons-nous ici dans la rue ? Ayez la complaisance de monter quelques marches ! Venez avec moi dans ma pauvre demeure !

À peine Nicolo fut-il entré dans la chambre que Capuzzi prit une grosse liasse de musique, la détacha, s’empara d’une guitare, et commença une effroyable cacophonie, mélange discordant de miaulemens et d’aboiemens, qu’il nommait un air de bravoure.

Nicolo trépignait comme un bienheureux ; il soupirait, il soufflait, et s’écriait dans les pauses : — Bravo ! bravissimo ! Benedetissimo Capuzzi ! Jusqu’à ce qu’en fin, dans un excès d’enthousiasme, il tomba aux genoux de Pasquale, et les embrassa si violemment qu’il le fit crier de douleur. — Par tous les saints ! c’en est assez, signor Nicolo : vous allez me renverser !

— Non, s’écria Nicolo, non, signor Pasquale, je ne me relèverai pas avant que vous m’ayez promis de me donner cette divine ariette, pour que Formica puisse la chanter après-demain sur mon théâtre !

— Vous êtes un homme de goût, dit Pasquale, un homme d’un tact profond ! À quel autre mieux qu’à vous pourrais-je confier mes compositions ! Vous aurez toutes mes ariettes… Mais lâchez-moi ! — Hélas, je ne pourrai les entendre, tous mes chefs-d’œuvre. — Laissez-moi donc, signor Nicolo.

— Non, s’écria Nicolo en serrant toujours fortement les jambes sèches et frêles de Capuzzi ; signor Pasquale, je n’abandonnerai pas cette place avant que vous ne m’ayez donné parole de venir après-demain à mon théâtre. Craignez-vous une nouvelle attaque ? Ne pensez-vous pas que les Romains, lorsqu’ils auront entendu vos ariettes, ne vous ramèneront pas en triomphe avec des torches ? Mais quand cela n’arriverait pas, moi et mes camarades bienaimés, nous vous escorterons jusqu’à votre demeure.

— Vous voulez m’accompagner vous-même avec vos camarades ! Combien de gens êtes-vous bien ?

— Nous aurons de huit à dix personnes à vos ordres. Etes-vous décidé à exaucer ma prière ?

— Formica, murmura Pasquale, a une belle voix.

— Décidez-vous, de grâce ! s’écria Nicolo en le serrant de plus près.

— Vous me répondez que je reviendrai sain et sauf au logis ? dit Pasquale.

— J’y engage mon honneur et ma vie ! s’écria Nicolo.

— Tope ! dit Pasquale. J’irai après-demain à votre théâtre.

Nicolo se releva, et pressa si fortement Pasquale dans ses bras qu’il lui coupa presque la respiration.

En ce moment, Marianna entra. Le signor Pasquale lui fit, en vain signe de s’éloigner ; elle n’y donna aucune attention, et s’avançant vers Musso, elle lui dit comme en colère : — Vous cherchez en vain à attirer mon oncle dans votre théâtre, signor Musso. Vous oubliez l’attaque affreuse que nous avons eu à essuyer de la part d’infâmes ravisseurs, et qui m’a presque coûté la vie ! Jamais je ne souffrirai que mon oncle s’expose à un danger semblable. Renoncez à vos projets, maître Nicolo. N’est-ce pas, mon oncle ? vous ne vous risquerez plus sur cette dangereuse route de la porta del Popolo ?

En vain Pasquale chercha-t-il à la rassurer en disant que Musso avait promis de pourvoir à sa sûreté.

— Je m’en tiens à ce que j’ai dit, mon oncle, reprit Marianna. Je vous conseille de ne pas vous rendre à ce théâtre. Pardonnez-moi de parler ainsi en votre présence, signor Nicolo. Vous êtes, je le sais, en rapport d’amitié avec Salvator Rosa, et aussi avec Antonio Scacciati. Comment pouvons-nous nous fier à vous, puisque vous êtes d’intelligence avec nos ennemis mortels ?

— Quel soupçon ! s’écria Nicolo tout effrayé, quel effroyable soupçon ! Signora, me jugez-vous donc si méchant ? ai-je donc une si mauvaise renommée, que vous pensiez ainsi de moi ? S’il en est ainsi, faites-vous accompagner par Michèle, qui vous a déjà sauvée et qui prendra avec lui une nombreuse troupe de sbires.

— Que dites-vous ? répondit Marianna en le regardant fixement. Vous proposez que des sbires nous accompagnent ? Allons, signor Nicolo ! je vois que mes soupçons étaient injustes. Pardonnez-moi mes paroles inconsidérées. Et cependant je ne puis vaincre mes inquiétudes, et je prie encore mon cher oncle de ne pas se rendre à votre invitation.

Le signor Pasquale avait écouté tout ce discours avec attention ; il ne put se contenir plus long-temps, il tomba à genoux devant sa nièce, prit ses mains, les baisa, les couvrit de ses larmes, et s’écria hors de lui : — Ma céleste Marianna, que ces inquiétudes, que ces craintes me touchent ! Ah ! c’est bien là l’aveu que tu m’aimes !

Et il la supplia de se calmer, et de venir écouter avec lui au théâtre la plus divine des ariettes.

On peut se figurer la peine que dut prendre le signor Pasquale pour persuader au docteur Pyramide et à Pitichinaccio de retourner avec lui au théâtre. Splendiano ne s’y résolut qu’après avoir reçu d’un moine bernardin un agnus Dei qui était efficace contre les diables et les démons, et Pitichinaccio n’y consentit qu’à condition qu’il quitterait ses habits de science pour prendre un costume d’abbé.

Ce que Salvator craignait le plus allait donc arriver, car il prétendait que son plan ne pourrait réussir que si Pasquale et Marianna étaient séparés de leurs guides ordinaires ; mais le hasard le servit encore en cette circonstance.

Dans la même nuit, des cris plaintifs se firent entendre tout à coup, dans la rue Ripetta, devant la maison du signor Pasquale ; c’était un si affreux concert de plaintes, d’injures, et de gémissemens que tous les voisins en furent réveillés, et que les sbires, qui venaient de poursuivre un meurtrier jusqu’à la place d’Espagne, soupçonnant un nouveau meurtre, accoururent avec leurs flambeaux. Lorsqu’ils arrivèrent au lieu d’où partaient les cris, ils trouvèrent le petit Pitichinaccio étendu sur le pavé, et Michèle frappant avec un énorme gourdin sur le docteur Pyramide qui s’enfuyait, tandis que le signor Pasquale accourait l’épée à la main sur le furieux Michèle. Autour d’eux gisaient des débris de guitares brisées en éclats. On arrêta le bras de Capuzzi qui eût infailliblement transpercé Michèle. Lorsque celui-ci aperçut, à la lueur des flambeaux, ce qu’il avait fait, il resta pétrifié de surprise, puis il poussa un cri effroyable, et demanda pardon en s’arrachant les cheveux. — Ni le docteur Pyramide, ni le nain, n’étaient blessés, mais ils étaient hors d’état de bouger, et on les transporta dans leur logis.

Le signor Pasquale s’était lui-même attiré ce malheur.

Depuis la sérénade d’Antonio et de Salvator, il avait fait tous ses efforts pour empêcher qu’on ne la renouvelât, et il avait promis à Michèle une bonne récompense s’il parvenait à frotter les épaules des premiers chanteurs qui se présenteraient. Malheureusement il oublia lui-même cette recommandation, et il imagina de faire à Marianna la galanterie de la régaler des ariettes qu’il avait composées et qu’on devait chanter le lendemain sur le théâtre de Musso. Il alla secrètement chercher ses fidèles amis, et les amena sous sa fenêtre. Mais à peine avaient-ils fait entendre les premiers accords que Michèle, joyeux de pouvoir enfin gagner sa récompense, s’élança de la maison et les battit impitoyablement. Le signor Pasquale se vit ainsi forcé de se passer du secours du docteur et de Pitichinaccio, et de se rendre sans eux au théâtre.

S’il se fût trouvé un moine auprès du signor Pasquale lorsqu’il sortit de sa maison avec Marianna pour se rendre au théâtre de Nicolo Musso, on eût pu croire que ce couple marchait à l’échafaud. Devant eux marchait, d’un air rébarbatif, le vaillant Michèle, armé jusques aux dents, et vingt sbires les suivaient à quelques pas.

Nicolo reçut solennellement Pasquale et sa nièce, à la porte de son théâtre, et les conduisit tout proche de la scène, à une place qui avait été réservée pour eux. Le signor Capuzzi se sentit très-flatté de ces marques d’honneur ; il regarda autour de lui avec orgueil, et sa joie fut d’autant plus grande qu’il remarqua qu’on n’avait placé que des femmes auprès de lui et de Marianna. — Derrière les tapisseries de la scene on entendait deux violons et une basse qui cherchaient à s’accorder ; le cœur battit à Pasquale, et il fut frappé comme d’un coup électrique, lorsque la ritournelle de son ariette commença.

Formica s’avança sous le costume de Pasquarello, et chanta la plus misérable des ariettes, celle de Capuzzi, qu’il accompagna de gestes forcés. Le théâtre retentit des rires prolongés des spectateurs. On cria de toutes parts : Pasquale Capuzzi, compositore virtuoso celeberrimo. Bravo ! Bravissimo ! Pasquale était plongé dans une mer de délices. L’ariette achevée, on cria de tous côtés de faire silence ; car le docteur Graziano, représenté par Nicolo Musso lui-même, s’avança sur la scène, se bouchant les oreilles et criant que Pasquarello cessât enfin ses maudits croassemens.

Le docteur demanda à Pasquarello depuis quand il s’était habitué à brailler de la sorte, et où il avait déterré cette abominable ariette.

Pasquarello répondit à cela, qu’il ne savait pas ce que voulait dire le docteur ; qu’il en était de lui comme des Romains, qui n’avaient pas de goût pour la bonne musique et qui n’accordaient pas d’attention aux plus grands talens. Cette ariette, dit-il, était du plus grand virtuose et du plus grand compositeur vivant, au service de qui il avait l’honneur d’être, et qui l’instruisait lui-même dans léchant et la musique.

Graziano se mit alors à chercher et nomma une multitude de virtuoses et de compositeurs connus ; mais à chaque nom célèbre, Pasquin secouait la tète avec mépris.

Enfin Pasquarello s’écria que le docteur montrait une grossière ignorance, en ne connaissant pas même le premier compositeur de son temps, qui n’était nul autre que le signor Pasquale Capuzzi, dont lui Pasquarello était, le serviteur et l’ami.

Le docteur Graziano se mit alors à partir d’un éclat de rire, et s’écria à son tour ! — Comment ! Pasquin, après avoir quitté mon service où vous attrapiez toujours quelque quattrino outre votre entretien et vos gages, vous êtes allé vous engager chez le plus vieux fat qui ait jamais rempli son ventre de maccaroni, chez un fou de carnaval qui se pavane dans les rues comme un coq après la pluie, chez l’avare le plus fieffé, chez un pied-plat amoureux qui crie comme une chèvre affamée lorsqu’il veut chanter, et met aux abois tous les chats de la rue Ripetta !

Pasquarello, fort en colère, répliqua que c’était l’envie qui faisait parler le docteur, le cœur sur la main (col cuore in mano), que le docteur n’était pas l’homme qu’il fallait pour juger le signor Pasquale Capuzzi di Sinigaglia ; et Pasquarello se mit à faire un long panégyrique comique de son nouveau maître, dans lequel il trouvait toutes les vertus cardinales et théologales ; il finit par la description de sa personne qu’il donna pour le modèle des grâces et de la perfection humaine.

— Voilà mon maître lui-même, qui vous répondra mieux que moi, s’écria enfin Pasquarello. — Le signor Pasquale Capuzzi, parfaitement semblable par ses traits, sa tournure, son costume et sa marche, au Capuzzi qui était dans la salle, s’avança sur la scène. La ressemblance était si merveilleuse que ce dernier, frappé d’effroi, abandonna la main de Marianna qu’il n’avait pas quittée un seul instant, et se tâta lui-même pour s’assurer qu’il était bien éveillé et que ce n’était pas lui qu’il voyait sur le théâtre de Nicolo Musso.

Le Capuzzi du théâtre embrassa cordialement le docteur Graziano, et lui demanda des nouvelles de sa santé. Le docteur répondit que son appétit était fort bon, son sommeil tranquille, pour le servir per servirlo ; mais que, pour ce qui concernait sa bourse, elle était d’une maigreur effrayante. Il avait donné la veille, afin de plaire à sa bonne amie, son dernier ducat pour une paire debas couleur de romarin, et il se disposait en ce moment à aller voir un banquier pour savoir s’il voudrait lui prêter trente ducats.

— Comment ne vous adressez-vous pas à votre meilleur ami ? dit Capuzzi. Tenez, mon bon signor, voilà trente ducats.

— Pasquale, que fais-tu ! s’écria l’autre Capuzzi, de sa place, à demi-voix.

Le docteur Graziano parla alors d’intérêts, d’obligation écrite ; mais le signor Capuzzi déclara qu’il n’exigeait absolument rien d’un ami tel que l’était le docteur.

— Pasquale, as-tu perdu l’esprit ? s’écria Capuzzi de sa place, d’une voix plus haute.

Le docteur Graziano quitta son préteur, après beaucoup d’embrassemens. Pasquarello s’approcha alors de Capuzzi, lui fit de profondes salutations, éleva son mérite jusqu’aux nues, et lui dit que sa bourse étant attaquée de la même maladie que celle du docteur, il le suppliait aussi de la guérir. Capuzzi, sur le théâtre, se mit à rire, et lui jeta quelques ducats.

— Pasquale ! Pasquale ! s’écria Capuzzi dans la salle, es-tu possédé du diable ?

On lui commanda de se taire.

Pasquarello continua de chanter les louanges de Capuzzi, et en vint à l’ariette que Pasquale avait composée, et qui devait charmer tous les cœurs. Capuzzi, sur le théâtre, frappa amicalement l’épaule de Pasquarello, et lui dit en riant qu’on voyait bien qu’il n’entendait rien à la musique, qu’autrement il se serait aperçu que cette ariette, comme toutes celles qu’il donnait pour siennes, étaient volées à Frescobaldi et à Carissimi.

— Tu mens par ta gorge, coquin ! s’écria Capuzzi de la salle en se levant de sa place. On lui ordonna de nouveau de se taire, et on le força de se rasseoir.

— Il est temps, dit le Capuzzi du théâtre, de songera des choses plus sérieuses. Je veux donner demain un grand repas, mon cher Pasquarello ; et il faut que tu me procures tout ce qui est nécessaire. — À ces mots, il tira de sa poche une longue liste des mets les plus rares et les plus dispendieux, qu’il se mit à lire ; et à chaque mets, Pasquarello disait le prix qu’il coûtait, et en recevait aussitôt l’argent.

— Pasquale ! coquin ! prodigue ! maudit fou ! s’écria à chaque mets le Capuzzi de la salle, et sa fureur augmentait en proportion des frais du plus fou des repas.

Lorsque la liste fut épuisée, Pasquarello demanda enfin à Capuzzi pour quel motif il préparait une si brillante fête.

— C’est demain le plus heureux jour de ma vie, répondit le Capuzzi du théâtre. Sache, mon cher Pasquarello, que je célèbre demain le mariage de ma charmante nièce Marianna. J’accorde sa main à un brave jeune homme, au premier de nos artistes, à Antonio Scacciati.

À peine le Capuzzi du théâtre eut-il prononcé ce nom, que l’autre Capuzzi s’écria, les poings levés et l’œil étincelant : — C’est ce que tu ne feras pas, misérable Pasquale ! Viens donc la jeter dans les bras d’un vaurien, ta tendre Marianna, ta vie, ton espoir, ton tout ! Ah ! maudit fou, essaie d’exécuter ton projet, et je te ferai passer tes idées de noces à grands coups de bâton.

Mais le Capuzzi de la scène, non moins animé que l’autre, lui cria d’une voix grêle : — Que tous les diables s’emparent de ta personne, maudit Pasquale ! Vieil avare, fat décrépi ! Prends garde à toi, si tu ne veux pas que je te traite comme tu le mérites, et que je ne t’enfonce un bonnet à cornes sur les oreilles !

Et tout en jurant et en gesticulant, le comédien se mit à réciter l’une après l’autre vingt histoires ridicules sur celui qu’il représentait. — Essaie donc de troubler la joie de ces deux amans que le ciel a fait l’un pour l’autre ! lui cria-t-il enfin.

En cet instant, on vit apparaître au fond du théâtre Antonio Scacciati et Marianna dans les bras l’un de l’autre. La rage donna des forces au vieux Capuzzi : d’un bond il se trouva sur la scène, il tira son épée et s’élança sur le prétendu Antonio. Au même moment, il se sentit retenir avec force par un officier de la garde papale, qui lui dit d’un ton sévère : — Remettez-vous, signor Pasquale. Vous êtes au théâtre de Nicolo Musso, où vous jouez, sans le savoir, un rôle fort réjouissant. Vous ne trouverez ici ni Antonio ni Marianna.

Les deux personnes que Capuzzi poursuivait étaient des comédiens, et il ne vit autour de lui que des visages étrangers. L’épée tomba de ses mains tremblantes ; il reprit baleine comme après un rêve pénible, se frotta le front et les yeux, et s’écria d’une voix terrible : — Marianna ! Marianna !

Mais ses cris ne vinrent pas jusqu’à elle. Antonio avait profité de ce moment pour pénétrer jusqu’à sa maîtresse, et l’entraîner vers une petite porte où un vetturino les attendait avec sa voiture. Ils partirent aussitôt, et se dirigèrent rapidement vers Florence.

Pasquale voulut les poursuivre ; mais l’officier l’arrêta pour qu’il eût à répondre de l’incartade qu’il venait de commettre, en attaquant les comédiens à main armée. Le pauvre Capuzzi fut donc ramené par les mêmes sbires qui devaient le défendre ; il revint comme un prisonnier dans la nuit qui devait être témoin de son triomphe.