Salvator Rosa (trad. Loève-Veimars)/Chapitre VI

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Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (2p. 147-169).



CHAPITRE VI.

L’ACADEMIA DE PERCOSSI


Tout est soumis, sous le soleil, à des variations perpétuelles ; mais rien n’est plus variable que les dispositions des hommes. Le blâme le plus amer atteint le lendemain celui qui la veille recevait les éloges les plus outrés, et on foule aux pieds ce qu’on adorait naguères.

Il ne se trouvait personne à Rome qui ne rît du vieux Pasquale Gapuzzi, de sa sale avarice, de sa jalousie farouche, et qui ne souhaitât la délivrance de la pauvre Marianna : et maintenant qu’Antonio avait enlevé sa maîtresse, tous les sarcasmes se tournaient en compassion pour le vieillard, qu’on rencontrait dans les rues de Rome marchant lentement, et la tête baissée, d’un air inconsolable. Un malheur arrive rarement seul. Bientôt après le départ de Marianna, Pasquale perdit son plus fidèle ami : le petit Pitichinaccio mourut étouffé par une amande qu’il avala trop gloutonnement, au moment où il faisait une cadence. Pour le docteur Pyramide, il abrégea lui-même sa vie par une faute qu’il commit en écrivant. Les coups que Michèle lui avait administrés lui avaient occasioné une fièvre violente. Il résolut de se guérir lui-même par un remède qu’il avait inventé, et écrivit une recette dans laquelle il se trompa de dose. À peine eut-il avalé cette médecine qu’il retomba sur son oreiller et ne se releva jamais.

L’animadversion générale ne ménagea pas non plus Salvator Rosa, l’auteur principal des maux du vieux Pasquale.

— C’est bien là, disait-on, un compagnon de Mas’Aniello, qui prête sa main à tous les mauvais coups, et dont le séjour à Rome ne peut manquer d’être pernicieux aux Romains !

La cabale qui se forma dès lors contre Salvator Rosa parvint bientôt à arrêter l’essor de son génie. Il sortait sans cesse de son atelier des tableaux admirables ; mais les prétendus connaisseurs haussaient toujours les épaules : ils trouvaient tantôt les montagnes trop bleues, tantôt les arbres trop verts, ou les figures trop longues ; blâmaient la disposition, et s’efforcaient de toutes manières de diminuer le mérite de Salvator. Les académiciens de San-Luca, qui ne pouvaient oublier la réception du chirurgien, le persécutaient tout particulièrement, et s’écartaient même de leurs attributions en critiquant les vers que faisait Salvator et qui souvent étaient pleins de grâce !

Salvator sentit vivement la conduite de ses ennemis ; le chagrin et le découragement s’emparèrent de lui, et il composa, dans cette disposition, deux tableaux qui mirent tout Rome en émoi. L’un de ces tableaux représentait l’instabilité des choses humaines, et on reconnaissait dans la principale figure, sous le costume de la plus basse des filles publiques, la maîtresse bien connue d’un cardinal. Le second tableau représentait la fortune distribuant des faveurs. Des barrettes de cardinal, des mitres, des médailles, des rubans, tombaient sur des brebis hébétées, sur des ânes et sur d’autres animaux immondes ; tandis que des hommes au port fier et noble se promenaient en haillons. Salvator avait donné un libre cours à sa mauvaise humeur, et chaque animal portait les traits d’un personnage marquant dans Rome. Ce fut un débordement général de haine contre Salvator, et il compta plus d’ennemis que jamais.

Dame Catherine vint l’avertir, les larmes aux yeux, de se tenir sur ses gardes ; elle avait remarqué que des inconnus rôdaient pendant la nuit autour de la maison, et que toutes les démarches de Salvator étaient surveillées. Ce peintre vit qu’il était temps de quitter Rome. Dame Catherine et ses deux filles furent les seules personnes dont il se sépara avec douleur. Il se rendit à Florence où le duc de Toscane l’avait souvent appelé. Là il fut dédommagé par les distinctions les plus flatteuses des tourmens qu’il avait eu à supporter dans Rome. Le duc lui fit de riches présens, et les savans, les poètes les plus célèbres du temps se pressèrent autour de lui. Il suffira de nommer parmi eux Evangelista Toricelli, Valerio Pimentelli, Batista Ricciardi, Andrea Cavalcanti, Pietro Salvati, Philippo Apolloni, Volumnio Bandelli et Francesca Rovai ; et Salvator sut si bien animer ces réunions qu’elles avaient l’aspect le plus pittoresque. La salle où l’on servait le repas ressemblait à un bois épais, rempli d’arbustes en fleurs et de sources vives, et les plats même étaient ornés de la façon la plus bizarre. Cette assemblée, qui avait lieu dans la maison de Salvator Rosa, reçut le nom d’Academia de’ Percossi.

Salvator ne négligeait pas non plus son ami Antonio, qui vivait paisiblement avec Marianna et menait la belle vie d’artiste. Ils pensaient souvent au vieux Pasquale qu’ils avaient trompé, et à ce qui s’etait passé au théâtre de Nicolo Musso. Antonio demanda à Salvator comment il se faisait que Agli ou Formica eût pris si chaudement sa cause, et celui-ci fit cesser son étonnement en lui apprenant que ce comédien était son ancien ami. Cependant Marianna ne pouvait retenir ses larmes en songeant que le frère de son père emporterait sa haine contre elle au tombeau, et le souvenir du vieux Pasquale troublait son bonheur. Salvator les consolait, en leur disant que le temps adoucirait le ressentiment du vieillard, et que le hasard l’amenerait un jour auprès d’eux.

Nous verrons que Salvator était un bon prophète.

Quelques mois s’étaient écoulés, lorsqu’un jour Antonio accourut dans l’atelier de Salvator. Il était pâle et hors d’haleine.

— Salvator ! s’écria-t-il, mon ami, mon protecteur, je suis perdu si vous ne venez à mon secours. Pasquale Capuzzi est ici ; il a obtenu un ordre d’arrestation contre moi, comme ravisseur de sa nièce.

— Mais, dit Salvator, que peut faire le signor Pasquale contre toi ? N’as-tu pas été uni par l’église avec sa nièce ?

— Ah ! répondit Antonio au désespoir, les bénédictions de l’église elle-même ne me protégeront pas. Dieu sait quel chemin Pasquale a trouvé pour arriver au neveu du pape ! C’est lui qui l’a pris sous sa protection et qui lui a fait espérer que le Saint-Père casserait mon mariage avec Marianna.

— Maintenant je comprends tout, dit Salvator. C’est la haine que me porte le neveu du pape qui cause ton malheur. Apprends donc que cet orgueilleux et grossier personnage figurait parmi les animaux de mon tableau que la fortune comblait de ses dons. Par tous les saints ! je ne sais comment remédier à cela.

À ces mots, Salvator, qui n’avait pas cessé de travailler, déposa sa palette, son pinceau et son appui, s’arrêta devant son chevalet, les bras croisés, et fit quelques tours dans l’atelier, tandis que le pauvre Antonio baissait les yeux en silence.

Enfin, Salvator s’arrêta devant Antonio et s’écria en riant : — Écoute, ami : je ne puis rien faire contre un si puissant adversaire : mais il est quelqu’un qui te servira ; c’-est le signor Formica.

— Ah ! dit Antonio, ne riez pas d’un malheureux pour lequel il n’est plus d’espoir.

— Veux-tu déjà désespérer de nouveau ? dit Salvator en riant. Je te le dis, Antonio : notre ami Formica t’aidera à Florence comme il t’a aidé à Rome. Va consoler Marianna, et attends paisiblement la fin de tout ceci. J’espère que vous ferez tous les deux ce que le signor Formica, qui se trouve justement ici, vous dira de faire.

Antonio le promit de bon cœur, et s’en alla moins désespéré qu’il n’était venu ; car il avait une confiance entière dans les ressources que trouvait l’esprit de son ami Salvator.

Le signor Pasquale Capuzzi ne fut pas peu surpris en recevant une invitation solennelle de l’Academia de’ Percossi. — On sait donc apprécier mon mérite à Florence, se dit-il, et l’on honore ici le talent mieux qu’on ne le fait à Home !

Il se para donc de son mieux, et se rendit à l’académie. On le reçut avec de grands témoignages de respect. On en appela si souvent à son jugement, on parla tant des soins qu’il avait rendus aux arts, qu’il se sentit animé d’une verve toute nouvelle, et qu’il parla sur maintes choses avec plus de sens qu’on n’aurait pu s’y attendre. D’ailleurs, jamais Pasquàle ne s’était vu traité avec autant de magnificence, jamais il n’avait bu des vins plus enivrans ; et il oublia bientôt tous ses chagrins et la fâcheuse affaire qui l’amenait à Florence. Les académiciens avaient coutume de faire jouer de petites pièces dans leurs réunions, et le poète dramatique Philippo Apolloni demanda que la fête fût terminée par un divertissement de ce genre.

Quelques momens après, le fond de théâtre avec quelques sièges pour les spectateurs. — Par tous les saints ! s’écria Pasquale effrayé, c’est là le théâtre de Nicolo Musso !

Sans faire attention à ses cris, Evangelista Toricelli et Andrea Cavalcanti, tous deux hommes d’un extérieur grave et respectable, le conduisirent à un siège devant le théâtre, et prirent place auprès de lui.

À peine se fut-il assis qu’on vit paraître sur le théâtre Formica dans le costume de Pasquarello.

— Maudit Formica ! s’écria Pasquale en se levant et en le menaçant du poing. Un regard sévère de Toricelli et de Cavalcanti lui commanda le silence.

Pasquarello gémit, pleura, maudit son sort déplorable, et prétendit qu’il ne savait plus comment faire pour rire encore un peu. Il termina ses lamentations en disant que, de désespoir, il se couperait certainement la gorge, s’il pouvait voir du sang sans se trouver mal, ou qu’il se jetterait dans l’Arno, si, malheureusement pour lui, il ne savait nager.

Le docteur Graziano entra en scène et demanda à Pasquarello la cause de son chagrin.

Pasquarello lui demanda à son tour s’il ignorait ce qui s’était passé dans la maison de son maître le signor Pasquale Capuzzi di Sinigaglia, et s’il ne savait pas qu’un maudit coquin avait enlevé la belle Marianna, nièce de ce gentilhomme.

— Ah ! je le vois, murmura Capuzzi, vous voulez vous justifier auprès de moi, signor Formica ; mais nous verrons bien.

Le docteur Graziano fit connaître la part qu’il prenait à cet événement, et dit qu’il fallait que le ravisseur eût été bien rusé pour échapper aux recherches de Capuzzi.

— Oh ! oh ! répondit Pasquarello, ne pensez pas, docteur, que ce scélérat de Scacciati ait échappé aux perquisitions du signor Capuzzi, soutenu par ses puissans amis. Antonio a été arrêté, son mariage avec Marianna cassé, et Marianna est revenue bon gré mal gré avec nous.

— Est-elle arrêtée ? ce maudit Antonio est-il pris ? O mon brave Formica ! s’écria Capuzzi.

— Vous prenez trop de part à cette comédie, signor Pasquale, dit sérieusement Cavalcanti. Laissez donc parler les acteurs, sans les interrompre de cette sorte.

Pasquale, un peu honteux, se remit en silence sur sa chaise. Le docteur Graziano demanda ce qui s’était passé.

— Il s’est passé un mariage, dit Pasquarello. Marianna s’est repentie de ce qu’elle avait fait ; le signor Pasquale a, pendant ce temps, obtenu une dispense, et il a épousé sa nièce.

— Tout est donc rentré dans l’ordre, dit le docteur, et je ne vois pas là de motif pour s’affliger.

Pasquarello se mit alors à gémir de plus belle, et finit par se laisser tomber comme accablé par sa douleur.

Le docteur courut çà et là avec inquiétude ; il se plaignait de n’avoir pas de sels, chercha dans toutes ses poches, et en tira enfin une châtaigne rôtie qu’il tint sous le nez de Pasquarello. Celui-ci se remit un peu, lui dit d’attribuer cet accident à la faiblesse de ses nerfs, et raconta que, aussitôt après son mariage avec Capuzzi, Marianna était tombée dans une mélancolie profonde, qu’elle avait sans cesse prononcé le nom d’Antonio et repoussé Capuzzi ; mais que celui-ci n’avait cessé de la tourmenter. Alors il se mit à raconter mille traits de folie que Pasquale avait faits, disait-il, et qu’on racontait en effet dans Rome Capuzzi s’agitait sur son siège, et murmurait de temps en temps : — Maudit Formica ! tu mens ! Quel mauvais démon te suggère donc toutes ces méchancetés ? Sans Toricelli et Cavalcanti qui le regardaient avec leurs regards sévères, il eût infailliblement éclaté.

Pasquarello termina en disant que l’infortunée Marianna avait enfin succombé à sa douleur profonde et aux tourmens que le vieillard lui faisait endurer, et qu’elle avait péri à la fleur de ses ans.

En ce moment, on entendit les accens terribles d’un De profundis chanté par des voix rauques ; et des pénitens couverts de longues robes noires s’avancèrent, portant un cercueil ouvert dans lequel on voyait Marianna étendue, le visage découvert. Un autre signor Pasquale Capuzzi suivait le cortège en s’arrachant les cheveux.

À cette vue, Pasquale ne put retenir ses gémissemens et s’écria : — Marianna ! ma pauvre Marianna ! ô malheureux que je suis !

Qu’on se représente ce cercueil ouvert, cette jeune fille immobile et sans vie, entourée des pénitens qui psalmodiaient l’office des morts ; auprès d’eux, le docteur Graziano et Pasquarello exprimant leur douleur par des postures bouffonnes, et les deux Capuzzi criant et fondant en larmes !

Tout à coup, le théâtre s’obscurcit, le tonnerre gronda, les éclairs brillèrent, et un fantôme menaçant, qui avait les traits de Pietro, le père de Marianna, mort à Sinigaglia, apparut sur la scène.

— Mon frère Pasquale1. cria-t-il d’une voix lamentable, qu’as-tu fait de ma fille ? Va, meurtrier de mon enfant ! c’est en enfer que t’attend ta récompense !

Capuzzi tomba sans mouvement, comme frappé par la foudre, et au même moment l’autre Capuzzi se renversa sur sa chaise. Le fond de la salle se referma, et le théâtre, Marianna, Capuzzi, le spectre de Pietro, tout disparut. Le signor Pasquale était si profondément évanoui qu’on eut peine à rappeler ses sens.

Enfin il se réveilla et poussa un profond soupir. Puis il étendit les mains devant lui comme pour éloigner quelqu’un, et s’écria : — Laisse-moi, Pietro ! laisse-moi ! À ces mots, il fondit en larmes et prononça plusieurs fois le nom de Marianna.

— Remettez-vous, signor Pasquale, dit Cavaleanti. Votre nièce n’est morte que sur le théâtre. Elle vit, elle est ici pour implorer votre pardon et vous supplier d’oublier la faute que l’amour lui a fait commettre.

Au même instant, Marianna et Antonio vinrent se jeter aux genoux du vieillard qu’on avait étendu dans un fauteuil. Marianna en larmes le suppliait de lui pardonner, et Antonio joignait ses prières à celles de sa femme.

Les yeux de Pasquale étincelèrent de rage : — Ah ! maudit fourbe ! s’écria-t-il. Et toi, vipère que j’ai nourrie dans mon sein, fuis loin de moi. Veux-tu encore empoisonner ma vie ?

Le grave Toricelli s’approcha alors de Capuzzi, et lui représenta tous les maux que pourrait causer son obstination, tandis que Marianna s’écriait d’une voix touchante que son oncle lui donnerait la mort s’il la séparait de son Antonio.

On voyant que le vieillard soutenait avec lui-même une lutte pénible. Il soupira, il se cacha le visage de ses deux mains, et ses regards se tournaient tantôt vers Antonio, tantôt vers sa nièce : enfin la colère disparut peu à peu de ses traits ; il s’écria : — Eh bien ! je vous pardonne ! loin de moi l’idée de troubler votre bonheur. Je cède à vos sages exhortations, seigneur Toricelli ; vous avez raison : Formica m’a montré sur le théâtre tous les maux qu’entraînerait ma rigueur. Je suis guéri, bien guéri de ma folie. Mais où est le signor Formica, mon digne médecin ? que je le remercie mille fois de la guérison qu’il a opérée.

Pasquarello s’approcha. Antonio se jeta à son cou, et s’écria : — O signor Formica ! vous à qui je dois ma raison, rejetez ce masque difforme ; que je voie votre visage, et que Formica ne soit pas plus long-temps un être mystérieux pour moi ! Pasquarello ôta son capuchon et son masque, qui semblait une figure naturelle tant il était artistement fait, et ce Formica, ce Pasquarello se changea en… Salvator Rosa !

— Salvator ! s’écrièrent à la fois avec surprise Marianna, Antonio et Capuzzi.

— Oui, reprit celui-ci, c’est Salvator Rosa, que les Romains n’ont pas voulu reconnaître pour un peintre, pour un poète, et qui a recueilli pendant un an sur le théâtre de Musso, sans être connu d’eux, leur ravissement et leur enthousiasme ! C’est Salvator Formica qui t’a tiré de l’embarras, mon cher Antonio !

— Salvator, dit le vieux Capuzzi, Salvator Rosa, bien que je vous aie tenu pour mon plus fâcheux ennemi, j’ai toujours honoré votre talent, et maintenant je vous aime comme un digne ami et je vous prie de vous intéresser à moi.

— Parlez, mon digne signor Pasquale ; dites-moi le service que je puis vous rendre, et soyez assuré d’avance que je ferai tout ce que vous exigerez de moi.

Capuzzi prit la main de Salvator et lui dit doucement : — Signor Salvator, vous pouvez tout sur Antonio. Priez-le qu’il me permette de passer le reste de mes jours avec lui et ma chère Marianna à qui je veux un jour laisser mon bien. — Et qu’il ne se fâche si je baise quelquefois la main de sa chère enfant, et si, le dimanche, avant d’aller à la messe, je la prie de m’arranger ma moustache, car personne sur terre ne s’entend mieux qu’elle à cela !

Salvator eut peine à s’empêcher de rire ; mais avant qu’il put répondre, Antonio et Marianna prirent le vieillard dans leurs bras, et lui jurèrent qu’ils seraient heureux de l’accueillir dans leur maison. Antonio ajouta qu’il permettait que Marianna arrangeât les moustaches du signor Pasquale, non pas seulement les dimanches, mais encore tous les jours.

La joie fut générale, et un splendide festin termina cette belle journée.