Sang-Maudit (Pont-Jest)/30

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VIII

Où Marius Pergous fait doublement son métier.



Dès qu’il fut seul dans son cabinet, Pergous s’empressa d’ouvrir sa caisse. Tout y était en ordre ; il n’y manquait que les quatre mille francs remis à Pierre Méral.

On conçoit que la seule constatation de ce déficit renouvela ses douleurs. Elle lui rappelait toutes les vexations dont l’affreux bossu l’avait si impitoyablement abreuvé. Au lieu d’avoir été dupeur, selon sa coutume, il avait été dupé, et raillé, par-dessus le marché. Il se promettait de ne jamais l’oublier.

De plus, se souvenant du ton ironique avec lequel Jeanne Reboul lui avait dit de venir la voir, il se promettait de se venger sur elle de n’avoir pu l’exploiter comme il en avait eu l’intention.

— C’est égal, s’écria-t-il, après s’être fait toutes ces réflexions et en se levant brusquement du fauteuil où il s’était jeté, je n’ai été qu’un imbécile. Avoir si beau jeu et se laisser battre ! Mais qui donc a pu renseigner cette femme aussi exactement ? Françoise ? Non, je ne l’avais pas revue. Ah ! parbleu, c’est Clarisse, qui est venue souvent ici. Elle aura fait causer Victoire et cette petite sotte de Marie.

« Il n’y a pas à dire, ces canailles-là connaissent ma maison aussi bien que moi. Cela, je me l’explique encore ; mais ce que je ne comprends plus du tout, c’est que cette Mme  de Ferney ait pu savoir que j’étais possesseur de cette maudite caisse ; à moins, oui, c’est cela, à moins que l’assassin de Dutan ne soit un de ses hommes. Ah ! Mademoiselle Reboul, vous êtes bien forte, mais Pergous n’est point un niais, et nous verrons s’il ne trouve pas moyen de prendre sa revanche. En attendant, je vais régler le compte de Mlle  Clarisse.

Dans ce but, Marius prit son chapeau, descendit rapidement dans la rue et se dirigea vers la boutique de la blanchisseuse, où il entra comme une bombe.

Clarisse ne s’y trouvait pas, et la maîtresse de la maison lui apprit que la jeune fille l’avait quittée depuis une quinzaine de jours.

Quant à ce qu’elle était devenue, on l’ignorait, et l’ex-avoué, en s’apercevant des sourires moqueurs des ouvrières qui se trouvaient là, jugea plus digne de ne pas les interroger ; puis, tout en se réservant de retrouver Clarisse tôt ou tard, il rentra chez lui pour examiner avec Philidor les affaires qui avaient été traitées pendant son absence.

On comprend aisément que ce fut là pour le malheureux clerc un triste moment, car son patron trouva à reprendre à tout, quelque soin que son remplaçant eût apporté à suivre ses instructions.

Ce fut seulement après avoir employé de la sorte son après-midi que Pergous rentra dans son appartement particulier, pour rudoyer Marie et Victoire.

L’esprit vénal de l’agent d’affaires ne lui permettait plus de considérer la fille de la malheureuse Lucie que comme une charge, puisque sa combinaison de chantage avait échoué, aussi se servit-il d’expressions si dures pour lui reprocher les indiscrétions qu’il supposait qu’elle avait commises avec Clarisse, que Marie se mit à pleurer.

Le misérable s’aperçut alors de nouveau que cette jeune fille était jolie, et il pensa aussitôt avec cynisme que si le père ne lui avait pas rapporté d’argent, l’enfant lui offrirait quelque compensation.

— Allons, lui dit-il, en adoucissant sa voix, ne vous désolez pas ainsi. Je n’ai pas voulu vous faire tant de chagrin ; mettons que je me suis trompé.

Et s’approchant de Marie, il abaissa ses petites mains dont elle se voilait le visage, et l’embrassa à deux ou trois reprises.

Puis, comme l’heure de se mettre à table était arrivée, il la fit placer près de lui et fut plein de prévenances pour elle pendant tout le repas.

Le dîner terminé et la servante retirée dans sa cuisine, le grossier personnage dit tout à coup à Marie, en la prenant dans ses bras :

— Vous ne m’en voulez plus, n’est-ce pas, de vous avoir fait pleurer ?

— Oh ! non, monsieur Pergous, répondit la chaste enfant sans se défendre.

— Je vous aime beaucoup, au contraire. Et vous, m’aimez-vous un peu ?

— Je serais bien ingrate si je n’avais pas d’affection pour vous.

Mais comme son infâme protecteur la pressait contre sa poitrine, elle eut peur et se dégagea doucement.

Ses regards brûlants l’effrayaient ; son contact lui causait une répulsion instinctive.

Pergous, qui ne vit dans le mouvement de la jeune fille qu’une révolte toute naturelle de pudeur, comprit qu’il ne devait pas en tenter davantage ce soir-là, afin de ne pas effaroucher celle dont il voulait faire sa proie, et, sans même se rapprocher d’elle, il la salua amicalement de la main, en lui souhaitant une bonne nuit.

L’inflammable Marius ne doutait pas de sa prochaine victoire.

Quant à Marie, elle s’était enfuie dans sa chambre, où, pour la première fois depuis qu’elle avait franchi le seuil de la maison de la rue du Four, elle s’enferma à clef.

Malgré son ignorance du mal, la fille de Dutan pressentait inconsciemment un danger.

Mais, pendant la nuit, rien ne confirma ses craintes ni ne troubla son sommeil, et le lendemain, au moment du déjeuner, Pergous l’embrassa si paternellement qu’elle se reprocha la terreur qu’il lui avait inspirée la veille.

C’est que notre triste héros n’était plus à l’amour, mais tout aux affaires ; il avait écrit à Jeanne Reboul pour lui demander quand elle pourrait le recevoir, et celle-ci lui avait répondu qu’elle l’attendrait à deux heures, 85, rue de Monceau.

Mme  de Ferney s’était installée là, dans un petit hôtel, dont elle n’avait fait meubler que les pièces indispensables, car, tout en ne voulant pas habiter plus longtemps l’hôtel du Louvre ou tout autre du même genre, elle désirait aussi attendre, pour organiser complètement sa maison, que sa position sociale fût bien définie.

Délivrée de toute crainte à l’égard de poursuites criminelles, elle était décidée à ne plus quitter Paris ; mais elle croyait cependant ne pas devoir rompre brusquement avec lord Rundely, qui pouvait encore lui être utile.

Aussi lui avait-elle écrit que les affaires de famille qui l’avaient appelée en France menaçaient de durer plusieurs mois et qu’elle était forcée de surveiller de près la marche d’un procès qu’elle intentait aux héritiers de son mari.

Il s’agissait, avait-elle ajouté, de l’avenir et de la fortune de sa fille. Or elle devait tout sacrifier, même son bonheur, à ses devoirs maternels.

Lord Rundely, qui était un fort galant homme, s’était hâté de lui répondre que, tout désespéré qu’il fût d’une séparation qui menaçait de se prolonger, il ne pouvait qu’approuver les sentiments qui retenaient loin de lui celle qu’il aimait toujours avec passion et qu’il viendrait d’ailleurs la voir à Paris aussitôt qu’il le pourrait.

Cette affaire délicate était réglée depuis vingt-quatre heures à peine, lorsque Pergous se présenta rue de Monceau.

Mme  de Ferney le reçut immédiatement et lui dit, avant même qu’il eût prononcé un seul mot :

— Monsieur, je désire vivement que nous ne revenions pas sur le passé et que nous ne perdions pas notre temps en récriminations réciproques. Je vous crois habile, et je suppose que vous ne me prenez pas pour une sotte. Nous jouerons donc, si vous le voulez bien, cartes sur table. Si vous me rendez les services que j’ai l’intention de vous demander, je vous les payerai généreusement, et vous aurez bientôt oublié le désagrément que je vous ai causé. Mais ne tentez pas de me tromper, vous n’y réussiriez pas, et cela ne vous rapporterait rien.

Un peu stupéfait de ce début, l’homme d’affaires s’inclina, en répondant avec toute la grâce qu’il put y mettre :

— Madame, si je me suis souvenu de ce que vous m’avez dit là-bas et si je viens vous trouver, c’est pour me mettre à vos ordres ; je ne vous dirai pas gratuitement…

— Vous avez raison, je ne vous croirais pas, interrompit Jeanne Reboul avec ironie.

— Mais pour vous servir fidèlement.

— Nous le verrons, et, afin d’être plus certains encore du terrain sur lequel nous nous engageons, examinons rapidement nos situations respectives. Quelles sont vos armes contre moi ? Vous pouvez révéler deux choses : d’abord que je me suis mariée avec un faux acte de naissance ; seulement c’est vous qui m’avez procuré cet acte, et qui peut-être l’avez fabriqué vous-même.

— Oh ! madame, je vous jure.

— Pourquoi vous en défendre ? Est-ce que faire un faux ou faire usage d’un faux n’est pas la même chose aux yeux de la loi ? Ensuite, que je suis auteur ou complice du crime dont la victime a été trouvée sous le parquet de ma chambre à coucher. Or ces deux faits sont prescrits. Ce qui ne l’est pas, c’est le détournement que vous avez commis, vous, d’un corps dont la remise à la justice aurait permis de rechercher les coupables.

— Ce n’est pas moi qui ai trouvé le coffret !

— Non, mais c’est vous qui l’avez enfoui dans votre jardin et qui, depuis cette époque, l’avez fait disparaître pour vous en servir contre ceux qui avaient intérêt à ce que rien de ce drame ne fût connu. Vous voyez donc que la loi ne pourrait m’atteindre criminellement, tandis qu’elle vous frapperait correctionnellement.

Tout cela était si vrai, que Pergous ne trouvait plus rien à répondre. Aussi s’empressa-t-il de dire :

— Eh ! mon Dieu, pourquoi revenir sur tout cela, puisque je suis maintenant votre allié ?

— Mais pour que vous soyez bien convaincu que je n’ai rien à craindre de vous. Quant à être mon allié, vous vous trompez ; vous serez mon agent… si nous nous entendons.

— De qui s’agit-il ?

— Je vais vous l’expliquer sans détour, car, lors même que vous en auriez la pensée, l’indiscrétion que vous pourriez commettre ne pourrait ni me nuire ni vous rapporter quoi que ce soit.

— Je vous écoute, madame, dit le patron de Philidor absolument dompté.

— Lorsque mon mari est mort, il a laissé deux enfants d’un premier lit : un fils du nom de Raoul, et une fille, qui s’appelle Louise. J’ai besoin de savoir ce qu’ils sont devenus tous deux. Ne vous hâtez pas outre mesure, nous avons le temps. Ce ne sont pas des renseignements vagues que je désire, mais des détails bien précis sur la situation sociale actuelle de Raoul et de Louise de Ferney. Le jour où vous viendrez m’apprendre, avec des preuves à l’appui, ce que font et où habitent le frère et la sœur, je vous compterai cinq mille francs, et je vous remettrai les quatre mille francs qu’on vous a demandés là-bas, à Joinville. Cette façon de reconnaître ce service, assez facile à rendre, vous l’avouerez vous-même, vous prouve que je saurai vous bien payer dans la suite, si vous m’obéissez aveuglément. Ah ! j’ai besoin de savoir également quelle est la position de M. Dormeuil, qui était jadis avocat à la Cour de cassation. Quant aux enfants de M. de Ferney, au moment où je les ai quittés, Raoul avait près de quatorze ans et Louise huit à peine.

— C’est entendu, madame, je vais me mettre en campagne. Dès que j’aurai réussi, je viendrai vous en faire part.

Et, comme Jeanne s’était levée, Pergous comprit que son audience était terminée. Il se retira.

— Voilà un coquin, dit Mme  de Ferney dès qu’elle fut seule, de qui j’obtiendrai tout ce que je voudrai à prix d’argent. Quand je saurai ce que je veux connaître, nous verrons quelle sera la part de Gabrielle dans la succession de son père.

La misérable créature ne rougissait pas de mêler le nom de sa fille, chaste et pure, aux combinaisons infernales que nourrissait son esprit.