Sang-Maudit (Pont-Jest)/31

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Marmorat (p. 337-344).


À ce moment, on frappa à la porte. — « Que le diable soit de l’importun ! »


IX

Le supplice de Philidor.



Un mois à peu près s’était écoulé depuis l’entrevue que Pergous avait eue avec Mme de Ferney et celle-ci n’avait plus entendu parler de l’homme d’affaires, lorsqu’il se présenta un matin, avant midi, rue de Monceau, non pour être introduit auprès de sa redoutable cliente, mais pour lui faire demander à quel moment de la journée elle pourrait le recevoir.

Jeanne, bien que jeune encore et d’habitudes élégantes, n’était rien moins qu’une petite-maîtresse. Matinale, active, elle se levait pour ainsi dire la première de sa maison, dont l’installation avait été rapidement terminée.

Gabrielle était venue rejoindre sa mère, qui l’aimait de plus en plus.

Mme de Ferney apportait dans cette affection la violence de son tempérament et l’exaltation de son esprit. Elle aimait sa fille avec une sorte de passion sauvage et jalouse qui ne lui permettait plus de la confier à qui que ce fût.

Cette femme, que nous avons vue bronzée dans les circonstances les plus terribles, avait d’inexprimables terreurs à la moindre plainte de Gabrielle ; son cœur était pour elle plein de tendresses infinies. Un mot de son enfant était un ordre pour celle qui avait été sans pitié pour les enfants des autres. Une larme des grands yeux bleus de sa fillette la faisait tressaillir.

Abîme insondable de l’âme humaine ! De même que Dieu laisse pousser sur le fumier les plus belles et les plus odorantes des fleurs, de même, dans le cœur vicieux et flétri de la fille du guillotiné Méral, était né et s’était développé le plus pur et le plus complet des amours.

Gabrielle rendait d’ailleurs à sa mère toute son affection avec l’élan et la spontanéité de son adorable nature, et, pour ceux qui n’en connaissaient pas les ombres sinistres, c’était le plus touchant des tableaux que celui qu’offrait cette femme, si belle encore, lorsqu’elle pressait sur sa poitrine, où grondaient de terribles orages, cette ravissante enfant qui souriait à la vie.

Mais là s’arrêtaient pour Mme de Ferney ses sentiments envers sa fille, car, par un incroyable oubli de sens moral, elle la mêlait à ses combinaisons infâmes, en l’associant à sa vengeance.

Pour se donner une excuse ou pour s’exciter au mal, elle se disait que c’était au profit de Gabrielle qu’elle voulait à tout prix perdre ceux qui, selon la loi, étaient ses frère et sœur, afin qu’elle héritât seule de la fortune de M. de Ferney.

Telle était la disposition de Jeanne, lorsque Sonia vint lui dire que M. Pergous la priait de lui faire savoir à quelle heure il pourrait se présenter.

Mme de Ferney donna l’ordre d’introduire immédiatement l’ex-avoué, et, lorsque, quelques minutes après, il parut sur le seuil du boudoir où elle l’attendait, elle ne se décida qu’avec peine à détacher de son cou les bras de sa fille, pour passer de ses chastes caresses à l’entretien criminel qu’elle allait avoir.

Marius était souriant ; il apportait évidemment de bonnes nouvelles.

Resté seul avec Jeanne, car Sonia avait emmené Gabrielle, il dit aussitôt :

— Madame, je n’ai pas voulu vous fatiguer depuis un mois du récit de mes efforts pour atteindre votre but ; je désirais ne vous voir que pour vous apprendre mon succès. J’ai complètement réussi. Voici une note qui vous donne, aussi complets que vous pouvez les désirer, les renseignements demandés ; et ces renseignements, je vous l’affirme, sont puisés à bonne source. Rien d’ailleurs ne vous sera plus facile que de les contrôler.

— Voyons, fit Mme de Ferney en faisant un geste pour prendre le pli que son visiteur tenait à la main.

— Ah ! pardon, nous avons ensemble un traité : donnant donnant.

— Alors gardez vos notes, car, autant je suis prête à vous remettre les cinq mille francs que je vous ai promis, autant vous me trouverez toujours disposée à ne vous payer qu’à bon escient. Votre peu de confiance en ma parole ne m’engage guère à ne pas me défier de vous. Il faut au moins que je sache ce qu’il y a là dedans. Je vous l’ai dit : ne jouez pas au plus fin avec moi.

Comprenant qu’il devait céder, et accompagnant son mouvement d’un sourire qui ressemblait fort à une grimace, Pergous remit son rapport à la jeune femme.

Celle-ci s’empressa d’en commencer la lecture.

Entièrement de la main de l’ex-avoué, qui n’avait pas même voulu le faire copier par son fidèle Philidor, ce document était ainsi conçu :


« Après la mort de son père, Raoul de Ferney a été mis au collège Sainte-Barbe par M. Dormeuil, l’exécuteur testamentaire de M. de Ferney, et il est resté dans cet établissement jusqu’en 1862, époque à laquelle il est entré à l’École polytechnique. Ce jeune homme est sorti de l’École dans l’état-major et il a été envoyé, sur sa demande, en Afrique, où, dans une affaire contre les Kabyles, il s’est conduit avec une telle intrépidité qu’il a été décoré sur le champ de bataille.

« Il est aujourd’hui officier d’ordonnance du général de Bertout, dans l’hôtel de qui il habite, 82, rue de Bellechasse. Le général de Bertout, qui appartient à l’arme de l’artillerie, est en ce moment en tournée d’inspection en Bretagne. Son officier d’ordonnance l’accompagne. Ces messieurs ne seront pas de retour avant deux mois au plus tôt.

« Le lieutenant Raoul de Ferney est un officier distingué. On ne lui reproche qu’un caractère irascible et sombre. On parle de son mariage avec Mlle Marthe de Bertout, la nièce du général. Il paraît très épris de cette jeune fille, qui est jolie et fort coquette.

« Mlle Louise de Ferney, après la mort de son père, était allée demeurer à Douai chez sa grand-tante, Mme de Lignières, mais celle-ci mourut trois ans plus tard et la jeune fille fui confiée par le conseil de famille à une de ses parentes de Bretagne, Mme de Kervan. Il y a deux ans, au grand étonnement de toute la société de Vannes, Mlle de Ferney a épousé le colonel de Gournay, qui avait dépassé la cinquantaine. M. de Gournay est aujourd’hui général de brigade et commande à Saint-Cloud. Il habite au château ainsi que sa jeune femme, dont il est extrêmement jaloux, quoique sa conduite soit irréprochable.

« M. Dormeuil est toujours avocat à la Cour de cassation et jouit d’une grande réputation de talent et d’honorabilité. Il demeure, ainsi que jadis, 44, rue Jacob. »


— Fort bien, dit Mme de Ferney, dont les lèvres avaient esquissé un sourire mauvais à certains passages de sa lecture ; tout cela me paraît si soigneusement recueilli et si exact que je n’hésite pas une seconde à vous donner la somme convenue.

En disant ces mots, elle s’était levée, pour prendre dans un petit secrétaire en bois de rose neuf billets de mille francs, qu’elle remit à l’homme d’affaires.

— C’est tout ce que vous avez à me demander ? fit celui-ci, en glissant prestement la somme dans sa poche.

— Oui, pour le moment, mais vous ne resterez pas longtemps inactif ; je vous ferai prévenir lorsque j’aurai besoin de vous. Seulement, je crois que ce que vous aurez à exécuter par la suite sera plus difficile que ce que vous venez de faire ; mais si vous vous en tirez aussi bien, cela vous rapportera davantage.

— Tout à vos ordres, madame.

— Au revoir, monsieur, et, très probablement, à bientôt.

Enchanté de sa journée, qui commençait si bien, le cynique personnage salua et s’en fut tout joyeux, pendant que la sœur de Pierre Méral murmurait en relisant quelques-unes des lignes du rapport de son espion :

— Raoul, sombre, irascible et amoureux ; Louise mariée à un homme du triple de son âge et jaloux ; il faudrait que je fusse bien maladroite pour ne pas les attirer tous les deux dans mes filets. Pour cette fois, Pergous ne m’a pas volé mon argent. Pas plus que moi, il n’a perdu son temps.

Jeanne, en effet, n’était pas restée sans rien faire depuis un mois. Tout en surveillant l’installation de sa maison, elle s’était occupée de M. de Serville et de la succession de M. de Ferney.

Par Delon, qui s’était empressé d’obéir, car il ne haïssait pas moins que ne le faisait Jeanne son ancien rival, elle savait exactement ce que faisait l’artiste, quelles étaient ses relations et ses façons de vivre.

Elle avait appris qu’il habitait toujours rue d’Assas cet atelier dont elle avait été honteusement chassée et qu’il passait toute la belle saison à Nogent, où il possédait une villa sur les bords de la Marne.

Justin lui avait dit aussi qu’Armand était lié avec le général de Gournay, qu’il visitait souvent à Saint-Cloud, relation qui s’expliquait aisément, d’ailleurs, puisque le peintre n’avait jamais perdu de vue les enfants de celui qu’il avait tué en duel, événement que Raoul connaissait, mais qui était ignoré de sa sœur.

Jeanne avait aussi fait choix d’un avoué habile, à qui elle n’avait raconté de son passé que ce qu’il était indispensable qu’il sût.

Pour Me Germain, c’est ainsi que se nommait cet avoué, sa cliente était restée veuve de M. de Ferney avec un enfant né dans les délais légaux, et cet enfant avait droit à sa part dans l’héritage de son père.

En attendant que l’action fût engagée, l’officier ministériel, qui s’était renseigné, savait que la fortune de l’ancien magistrat avait été divisée en trois parties : l’une pour Raoul, la seconde pour Louise et la troisième enfin pour Berthe, dont l’acte de décès n’avait pas été demandé à la justice et qui était toujours considérée comme absente.

C’était tout au moins cette part que Jeanne voulait pour sa fille, et Me Germain n’attendait que ses ordres pour exiger des comptes de M. Dormeuil, qui était resté le dépositaire de cette portion de l’héritage de son malheureux ami.

Le plaisir que lui causaient les renseignements apportés par Pergous la décidait à ne plus attendre davantage pour commencer une lutte dont elle ne se dissimulait pas les humiliations, mais aussi dont la loi elle-même lui assurait le succès.

Pendant que sa complice était dans ces dispositions et se préparait à écrire à son avoué, Pergous regagnait son domicile.

Les cinq mille francs qu’il venait de gagner si facilement lui faisaient entrevoir pour l’avenir les spéculations les plus lucratives, et, comme le lui avait fort bien dit Mme de Ferney, il ne pensait déjà plus aux mauvais jours de Joinville-le-Pont.

Aussi rentra-t-il chez lui le visage riant et l’esprit tout au plaisir.

Victoire l’attendait pour servir le déjeuner.

— À table, à table ! s’écria-t-il gaiement en prenant par la taille Marie, qui était dans la salle à manger.

L’enfant tenta doucement de se dégager de cette odieuse étreinte.

— Eh quoi ! fit le goujat, en l’embrassant à plusieurs reprises, on a peur de son ami ! on ne l’aimera donc jamais un peu ?

L’arrivée de la domestique empêcha le maître d’en dire davantage, et il laissa échapper la jeune fille, qui, toute rougissante et des larmes plein les yeux, s’en fut prendre sa place ordinaire.

C’est que, depuis la première tentative de Pergous, Marie avait beaucoup réfléchi, et sa chasteté ne l’avait pas empêchée de comprendre que son honneur était en danger ; puis, l’agent d’affaires ayant paru ne plus s’occuper d’elle, elle s’était rassurée peu à peu : et c’était au moment où elle avait tout oublié que celui dont elle dépendait se livrait de nouveau sur elle à des caresses qui lui faisaient horreur.

Sans souci du mauvais accueil fait à ses façons de Lovelace, le grossier personnage déjeuna copieusement, et il était dans un tel état d’ébriété à la fin du repas que, saisie d’une véritable épouvante, la fille de Lucie voulut se retirer.

— Oh ! que non pas, petite, fit-il en l’arrêtant au passage ; il faut payer son écot et m’embrasser à votre tour. Voyons, rien qu’un petit baiser !

— Je vous en prie, monsieur, reprit-elle, en détournant son visage que le misérable cherchait de ses lèvres lippues ; laissez-moi ou j’appelle Victoire.

— Ah ! Victoire ! Eh bien ! qu’elle vienne, et je lui donne son compte, sans ses huit jours. Je suis le maître chez moi, mignonne ; il faut que tout le monde m’obéisse.

Et l’infâme, excité tout à la fois par l’ivresse et la résistance, s’efforçait d’une main de maintenir en arrière les bras de sa victime pendant que, de l’autre, il attirait sa tête à lui.

À ce moment, on frappa à la porte.

— Que le diable soit de l’importun ! s’écria Marius en abandonnant la lutte. Entrez !

C’était Philidor.

Malgré son respect pour son patron et son ignorance du mal, l’honnête garçon comprit d’un seul coup d’œil ce qui se passait. D’ailleurs les larmes de Marie exprimaient assez sa honte et son indignation.

Pâle et tremblant, le pauvre clerc réussit cependant à dire avec calme :

— Pardon, monsieur, mais il s’agit d’une affaire importante et j’ai cru devoir vous prévenir que deux clients vous demandent.

— C’est bien, j’y vais ; priez-les d’attendre un peu.

Pour réparer le désordre de sa toilette et peut-être aussi pour avoir le temps de se remettre un peu, Pergous passa dans sa chambre à coucher.

Philidor était resté debout, immobile, sur le seuil de la salle à manger, les yeux, fixés sur Marie qui pleurait toujours.

Craignant que son maître ne rentrât et ne les surprît tous deux, l’employé fit un mouvement pour s’éloigner.

Mais la jeune fille se rapprocha vivement du brave garçon et lui dit à voix basse :

— Il faut que je vous parle !

— Le patron va sans doute sortir avec les personnes qui l’attendent dans son cabinet, répondit-il ; j’enverrai le petit clerc en course ; venez me retrouver.

Et, tout ému par avance de l’entretien qu’il allait avoir avec celle qu’il aimait sans oser le lui dire, il retourna à ses dossiers.

Quelques instants après, l’ex-avoué prévenait son secrétaire qu’il s’absentait pour une heure au moins, et, aussitôt après son départ, le gamin servant de saute-ruisseau était envoyé en course par Philidor.

Marie, qui était sans doute aux aguets, entra presque immédiatement dans le bureau où son discret amoureux l’attendait.

— Mon ami, lui dit-elle en lui tendant la main, vous m’avez offert votre appui, je viens vous le rappeler.

— Je crains de comprendre, mademoiselle, répondit le brave garçon en réprimant un geste de colère. C’est donc vrai, ce que j’ai cru deviner ? M. Pergous…

— Ses façons de faire m’épouvantent, je tremble dès que je suis seule avec lui, et, bien que je m’enferme le soir dans ma chambre, j’ose à peine m’endormir. Tant que nous serons à Paris, je pourrai me défendre, mais Victoire m’a dit que nous irons à Nogent dès les premiers beaux jours. Là, qui viendra à mon secours ?

— Moi, Marie, moi qui vous aime et vous respecte ; à moins…

Il s’arrêta en rougissant ; il n’osait exprimer sa pensée.

— À moins ? demanda la jeune fille, étonnée de ce silence subit de son défenseur.

— Oh ! non, je n’oserai jamais ! balbutia-t-il.

— Je vous en supplie ; puisque vous avez de l’affection pour moi.

— Ah ! c’est une idée qui m’est venue ; mais elle est folle : vous ne voudriez pas.

— Je ne puis vous comprendre.

— Si vous étiez mariée, vous seriez à l’abri des horribles tentatives de M. Pergous.

— Mariée ! Mais j’ai à peine dix-sept ans, je suis sans famille, car ma pauvre mère ne me reconnaît même pas. Et puis, pour se marier, il faut aimer quelqu’un.

— Et vous n’aimez personne ?

Au ton avec lequel Philidor avait prononcé ces mots, Marie comprit pour la première fois de quelle nature était l’affection de son protecteur, et elle lui dit en baissant la tête :

— Je vous aime bien, vous, mais…

— Mais vous ne voudriez pas de moi pour mari. Je suis trop laid, trop pauvre !

— Oh ! ne dites pas cela, je vous en conjure ! s’écria la jeune fille en pleurant. Mon Dieu, que je suis malheureuse !

Le brave garçon se précipita vers elle et reprit avec une véritable noblesse :

— Pardonnez-moi, Marie, je ne vous parlerai plus de mon amour, dont l’aveu n’a été provoqué que par votre désespoir. Je saurai imposer silence à mon cœur, je resterai votre frère, votre ami le plus dévoué, le plus sincère ; mais jurez-moi que vous ne vous adresserez pas à d’autre qu’à moi pour vous défendre.

— Je vous le jure, répondit-elle, avec un sourire de reconnaissance.

— Par un mot, par un geste, par un regard, tenez-moi au courant de la conduite de M. Pergous envers vous, et, tout aussi bien à Nogent qu’à Paris, Dieu me permettra d’arriver à temps pour me placer entre vous et lui. Est-ce entendu ?

— C’est entendu ; merci !

Et, présentant son front à celui qui ne demandait qu’à se sacrifier, la chaste enfant le contraignit pour ainsi dire à l’embrasser ; puis elle s’enfuit.

— Oh ! oui, je la défendrai, murmura Philidor dès qu’il se vit seul, je la défendrai contre lui, contre tous… lors même que ce devrait être au profit d’un autre !

Mais ce serment en était trop pour le malheureux. Laissant tomber sa tête entre ses mains, il se mit à sangloter.