Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/La Débâcle des glaces

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LA DÉBÂCLE DES GLACES.


En remontant un jour le Mississipi, au-dessus de sa jonction avec l’Ohio, je trouvai la navigation interrompue par les glaces. Cela me contrariait beaucoup ; mais je n’avais d’autre parti à prendre que de charger mon pilote, qui était un Français du Canada, de nous conduire en un lieu convenable pour établir nos quartiers d’hiver. C’est ce qu’il fit, en nous choisissant un endroit où le fleuve décrivait une grande courbe appelée Tawapatee-Bottom. Les eaux étaient extraordinairement basses, le thermomètre indiquait un froid excessif, la neige enveloppait la terre, des nuages obscurcissaient les cieux ; et comme toutes les apparences nous interdisaient pour le moment l’espoir de continuer notre voyage, nous nous mîmes tranquillement à l’œuvre. Notre grand bateau à quille fut amarré tout près du bord, et la cargaison ayant été mise en sûreté dans les bois, nous fîmes sur l’eau un abatis de gros troncs, que nous disposâmes autour de notre embarcation de manière à la garantir de la pression des masses de glaces flottantes. En moins de deux jours, nos provisions, notre bagage et nos munitions étaient déposés en tas, sous l’un des magnifiques arbres de la forêt ; nous étendîmes nos voiles par-dessus, et un véritable camp s’éleva dans la solitude. Mais comme tout nous semblait sombre et menaçant ! Si nous n’avions eu en perspective le plaisir que promettait à notre esprit la contemplation de cette nature pourtant si sauvage, il aurait bien fallu nous résigner à passer le temps dans le triste état où sont réduits les ours durant leur hibernation. Toutefois nous ne tardâmes pas à trouver de l’occupation et des ressources ; les bois étaient remplis de gibier : daims, ratons, dindons et opossums venaient rôder jusqu’aux alentours de notre camp ; tandis que, sur la glace qui maintenant joignait les deux rives du vaste fleuve, s’étaient installées des troupes de cygnes, objet de convoitise pour les loups affamés dont nous prenions plaisir à les voir déjouer l’attaque désespérée. C’était un spectacle curieux d’observer ces blancs oiseaux, tous accroupis sur la glace, mais attentifs à chaque mouvement de leurs insidieux ennemis. Que l’un de ces derniers se hasardât à approcher, même à cent mètres, aussitôt, poussant leur cri d’alarme qui retentissait comme le son de la trompette, les cygnes étaient debout, étendaient leurs larges ailes, faisaient, en courant, quelques pas sous lesquels résonnait la glace, avec un bruit semblable au roulement du tonnerre à travers les bois ; et enfin ils s’envolaient d’un air de triomphe, laissant les loups tout mortifiés et contraints d’imaginer d’autres ruses, pour satisfaire les pressants besoins de leur appétit.

Les nuits étaient extrêmement froides, aussi faisions-nous continuellement un bon feu, pour lequel le bois ne nous manquait pas : frênes et noyers tombèrent sous notre hache, et nous les débitâmes en bûches d’une grosseur convenable, pour les rouler en un gros tas au sommet duquel, à l’aide de menues broussailles, le feu fut allumé. Nous pouvions être une quinzaine, les uns chasseurs, ceux-ci trappeurs, mais tous plus ou moins habitués à la vie des bois ; et lorsqu’au soir nous étions revenus de nos diverses expéditions, et rangés autour de ce brasier flamboyant qui illuminait la forêt, je vous assure que, pour un pinceau hardi, nous offrions le sujet d’un tableau à grand effet. Sur un espace de trente mètres ou plus, la neige avait été refoulée et empilée de façon à former un mur circulaire qui nous défendait de la bise. Autour de nous notre batterie de cuisine se déployait avec un certain appareil, et huit jours ne s’étaient pas écoulés que venaison de toute sorte, dindons et ratons, pendaient aux branches à profusion. Du poisson aussi, et d’une excellente qualité, figurait avec honneur sur notre table ; nous nous l’étions procuré en faisant des trous à la glace des lacs. De plus, ayant remarqué qu’à la nuit les opossums sortaient de leurs retraites sur les bords de la rivière, pour y rentrer au matin, nous apprîmes ainsi à connaître leurs passages et à leur tendre des piéges où plus d’un se prit.

Cependant, au bout de quinze jours, le pain manqua, et deux de nos camarades furent dépêchés, pour tâcher de nous en avoir, vers un village situé sur la rive occidentale du Mississipi. À la rigueur, nous eussions pu le remplacer par du blanc de dindon ; mais du pain est toujours du pain, et l’homme civilisé se passerait de tout autre aliment plutôt que de celui-là. L’expédition quitta le camp avec l’aurore. L’un de nos envoyés faisait grand bruit de sa connaissance des bois, l’autre suivait et ne disait rien. Ils marchèrent toute la journée et revinrent le lendemain matin, les paniers vides. Une seconde tentative fut plus heureuse : ils nous rapportèrent, sur un traîneau, un baril de farine et des pommes de terre. Quelque temps après arrivèrent plusieurs Indiens, et l’étude de leurs manières et de leurs mœurs fut pour nous une utile et bien agréable distraction.

Nous étions là depuis six semaines ; les eaux avaient toujours été en baissant, et couché sur le flanc, notre bateau était resté complétement à sec. Sur les deux rives du fleuve, les glaçons amoncelés formaient de véritables murailles. Chaque jour, notre pilote venait voir quel était l’état des choses, et s’assurer par lui-même s’il n’y avait pas d’apparence de changement. Une nuit nous dormions tous d’un profond sommeil, sauf lui, qui se leva subitement en criant de toutes ses forces : La débâcle, la débâcle ! au bateau ! garçons, prenez vos haches ; et vite, ou tout est perdu ! Réveillés en sursaut et nous précipitant, comme si nous eussions été attaqués par une bande de sauvages, nous courûmes pêle-mêle au rivage. En effet, la glace se rompait avec un fracas semblable aux détonations d’une pesante artillerie ; et comme les eaux s’étaient soudainement gonflées, par suite du débordement de l’Ohio, les deux fleuves se heurtaient l’un l’autre avec fureur. Des masses congelées se détachant par larges fragments se levaient un moment, presque droites, pour retomber avec un bruit épouvantable, comme fait la baleine blessée, lorsque, dans l’agonie de la douleur, elle se dresse un instant, puissante et terrible, et bientôt après plonge au milieu des ondes écumantes. Nous étions extrêmement étonnés de voir que le temps qui, la veille au soir, était calme et à la gelée, venait de tourner au vent et à la pluie. L’eau ruisselait par toutes les fissures de la glace ; c’était un spectacle à faire perdre courage. Quand le jour vint l’éclairer, il nous parut encore plus redoutable et plus étrange. Toute la masse des eaux était dans une agitation violente ; la glace qui la recouvrait naguère flottait à la surface par petits fragments ; et bien qu’entre chacun d’eux il y eût à peine l’espace d’un pied, l’homme le plus téméraire n’eût osé s’aventurer à faire un pas dessus. Notre bateau était dans un danger imminent. Les arbres qu’on avait placés autour pour l’abriter, avaient été coupés ou broyés, et leurs débris battaient le frêle esquif ; impossible de le remuer. Alors notre pilote nous employa tous à ramasser de grosses brassées de roseaux qu’on laissait tomber le long de ses flancs. Et fort heureusement, avant qu’ils fussent anéantis par le choc, l’embarcation se retrouva à flot et put se mettre en mouvement, soutenue sur ces sortes de bouées. Désormais plus tranquilles, nous promenions nos regards sur cette scène grandiose, lorsqu’un horrible craquement se fit entendre, paraissant venir d’environ un mille plus bas, et tout à coup l’immense digue que formait la glace céda : le courant du Mississipi s’était fait passage en refoulant l’Ohio, et en moins de quatre heures la débâcle était complète.

Durant ce même hiver, la glace fut si épaisse, qu’en face Saint-Louis les chevaux et les lourdes charrettes purent traverser le Mississipi. Nombre de bateaux avaient été retenus prisonniers comme le nôtre, de sorte que les provisions et autres articles de nécessité devinrent extrêmement rares et se vendaient à un très haut prix. — Ceci arriva il peut y avoir à peu près vingt-huit ans.