Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Le Canard Eider

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LE CANARD EIDER.


L’histoire de ce Canard doit être un objet de grand intérêt pour quiconque s’occupe de l’étude de la nature : la forme déprimée de son corps, la singulière configuration de son bec, la belle couleur de son plumage, le prix de son duvet comme article de commerce, tout, jusqu’aux lieux où on le trouve, mérite de fixer notre attention ; aussi tâcherai-je de ne vous laisser rien ignorer de ce qui le concerne, en tant du moins que j’ai pu moi-même m’en instruire par mes propres observations.

D’abord, ce fait que l’Eider niche sur nos côtes est intéressant pour les ornithologistes de l’Amérique, dont la faune possède peu d’oiseaux de la famille des Canards qui soient dans ce cas. Celui-ci, et en général les fuligules, se distinguent de toutes les autres espèces de cette même famille vivant sur les eaux douces ou salées, par leur cou comparativement court, par la plus grande étendue de leurs pieds, la forme aplatie du corps, et la faculté de plonger, à une profondeur considérable, jusqu’aux lits de coquillages dont ils font leur principale nourriture. Leur vol aussi diffère de celui des vrais canards, en ce sens qu’il se maintient plus près de la surface de l’eau. Rarement, en effet, les fuligules s’enlèvent-elles à une grande hauteur au-dessus de cet élément, et sauf trois espèces, on ne les rencontre presque jamais dans l’intérieur des terres, à moins qu’elles n’y aient été poussées par l’ouragan ; elles ont encore pour habitude, à elles particulière, de nicher en communauté et souvent à une très petite distance l’une de l’autre. Enfin, les mâles sont communément plus enclins à abandonner leurs femelles, du moment que l’incubation commence ; de sorte que ces dernières restent chargées d’une double responsabilité, que cependant elles portent avec courage ; et elles savent dignement s’acquitter de leur tâche, quoique seules et sans protecteur.

Aujourd’hui, le long de nos côtes orientales, ce Canard ne descend guère au sud plus loin que le voisinage de New-York. Wilson prétend qu’on en voit quelquefois jusqu’au cap de Delaware ; mais cette rencontre doit être maintenant tout à fait exceptionnelle, car des pêcheurs de Jersey m’ont dit n’avoir jamais entendu parler de cette espèce. Au temps de Wilson cependant, ils nichaient en nombre considérable, depuis Boston jusqu’à la baie de Fundy ; et on en trouve encore sur les rochers et les îles entre ces deux stations. En avançant vers l’est, ils deviennent de plus en plus abondants ; et au Labrador, ils se montrent annuellement par milliers qui viennent y nicher et passer l’été si court sous ces latitudes. Beaucoup même remontent plus haut dans le nord ; mais ici, comme toujours, je veux m’en tenir à mes seules observations.

Dans la dernière moitié d’octobre 1832, les Eiders parurent par troupes sur la baie de Boston. J’en reçus plein un grand panier qui me venait d’un individu chasseur et pêcheur à mon compte. C’était un homme avancé en âge, ce qu’on appelle un ancien loup de mer, et je mets quelque orgueil à vous dire que je l’avais aidé jadis à obtenir une petite pension du gouvernement, grâce à l’appui que je trouvai dans deux de mes amis de Boston, l’un, le généreux George Parkman, l’autre, le célèbre homme d’État John Quincy Adams. Le vieux brave avait autrefois servi sous mon père, et son panier d’Eiders me fit un plaisir que vous imaginerez plutôt que je ne puis l’exprimer. On vida le tout sur le plancher. C’étaient de jeunes mâles ressemblant encore à leur mère ; d’autres plus âgés, et quelques mâles et femelles auxquels il ne manquait rien, sauf que les becs des premiers avaient perdu cette teinte orange qu’on y remarque pendant les deux ou trois semaines que dure la saison des amours. Il y en avait en tout, vingt et un qui avaient été tués dans un seul jour par le vétéran et son fils. Ces maîtres tireurs me disaient que, pour réussir à cette chasse, il leur fallait se tenir à l’ancre, sur leur petit bateau, à cinquante milles environ des îles escarpées autour desquelles les canards viennent se reposer dans cette saison et chercher leur nourriture. Pendant qu’ils passaient en l’air, sur de longues files, ils étaient assez heureux pour en abattre, de temps à autre, deux du même coup ; et parfois il leur arrivait de tuer de cette manière un Eider royal, les deux espèces ayant coutume d’aller ensemble pendant l’hiver. À Boston, les Eiders, à ce moment, se vendaient de 50 à 75 cents la paire, bien qu’étant très recherchés par les gourmets.

Le 31 mai 1833, mon fils et sa société tuèrent six Eiders, sur l’île de Grand-Manan, dans la baie de Fundy, où ces oiseaux étaient arrivés en nombre considérable et commençaient précisément à nicher. À plus de cinquante mètres de l’eau, ils trouvèrent un nid où il y avait deux œufs, mais sans la moindre trace d’édredon.

En prenant terre au Labrador, le 18 juin même année, nous aperçûmes une grande quantité de Canards de mer, nom que les pêcheurs et chasseurs de cette côte, comme aussi ceux de notre pays, donnent à l’Eider et à quelques autres espèces. Sur une île de la baie aux perdrix, nous tuâmes plusieurs femelles. Ces oiseaux, alors trop occupés, faisaient peu d’attention à nous, et parfois nous laissaient approcher à quelques pieds, avant de quitter leurs nids ; et ces derniers étaient si nombreux, que nous eussions pu en ramasser la charge de notre bateau, si nous en avions eu envie. Ils se trouvaient tous parmi les herbes qui poussent dans les fissures des rochers, et par conséquent étaient disposés en rang. Ils contenaient généralement cinq ou six œufs ; j’en vis huit dans quelques-uns, et dans un autre jusqu’à dix. Au premier coup de fusil, toutes les couveuses s’envolaient et allaient se poser sur la mer, à environ cent mètres, pour faire ensemble leurs évolutions et se baigner en attendant le départ de notre bateau. Beaucoup de nids étaient garnis de duvet, les uns plus, les autres moins ; et certains dont la femelle était absente quand nous débarquâmes, en avaient été si complétement recouverts, que les œufs se conservaient chauds au toucher. Les mouches et les moustiques n’étaient là ni moins abondants ni moins insupportables que dans les marais de la Floride.

Le 24 du même mois, nous tuâmes deux femelles très avancées dans leur mue et qui faisaient partie d’une troupe entièrement composée d’individus du même sexe. Le 7 juillet, dans une excursion autour d’un petit étang aux bords couverts de mousse, nous vîmes sur l’eau deux femelles avec leurs jeunes. Dès qu’elles nous aperçurent, elles baissèrent la tête, et la maintenant presque à ras de la surface, s’enfuirent en nageant, suivies de leurs petits qui se serraient autour d’elles presque jusqu’à les toucher. Nous tirâmes sur eux sans les frapper ; et au coup ils plongèrent tous à la fois, pour reparaître un instant après, les mères faisant entendre leur quack, quack, mêlé d’un doux murmure. Les jeunes plongèrent de nouveau, et nous ne les revîmes plus ; tandis que, de leur côté, les mères rassurées prirent l’essor, et passant par-dessus les montagnes, se dirigèrent vers la mer d’où nous étions éloignés au moins d’un mille. Maintenant, comment les deux couvées s’y prendraient-elles pour les rejoindre ? C’est là ce que je ne pouvais nullement comprendre alors, mais ce qui me fut expliqué dans la suite, comme vous le verrez plus bas. — Le 9 juillet, pendant une promenade du soir, je vis des troupes de femelles qui n’avaient point de petits. Elles étaient en pleine mue, tout près de la rive, dans une baie. Je m’imaginai que c’était des oiseaux stériles. En revenant au vaisseau, le capitaine et moi, nous fîmes partir une femelle à plus de cent mètres de l’eau, de dessus un gros rocher plat où nous trouvâmes son nid reposant à nu sur la pierre, sans qu’il y eût une seule feuille d’herbe à cinq mètres aux environs. Il était, comme d’ordinaire, d’une forme grossière et massive, et contenait cinq œufs profondément enfoncés dans le duvet. Elle voltigea sans s’éloigner, autour de nous ; et en nous retirant, nous eûmes le plaisir de la voir se poser, marcher vers son nid, et se remettre dessus.

Les mâles, pendant ce temps, se tenaient à part, en bandes nombreuses, et se retiraient en mer sur des îles éloignées. C’est à peine s’ils pouvaient voler ; mais ils allaient facilement d’une île à l’autre en nageant. Au contraire, un mois avant la mue, nous les voyions soir et matin voler de place en place, autour des îles les plus reculées où ils étaient à l’abri des poursuites de leurs ennemis ; et pour passer la nuit, si peu longue en cette saison, ils se perchaient, serrés l’un contre l’autre, sur quelque roc solitaire, dont les bateaux ne pouvaient que difficilement approcher. Au 1er août, il restait à peine un Eider sur la côte du Labrador ; les jeunes alors étaient en état de faire usage de leurs ailes, les vieux avaient presque entièrement terminé leur mue ; et tous, ils se dirigeaient vers le sud.

À présent que je vous ai donné quelque idée des migrations et des mœurs propres à ces oiseaux, depuis le commencement du printemps jusqu’à la fin de l’été, je continue, ayant mon journal sous les yeux, et la mémoire rafraîchie par mes notes. Puissent les détails qui vont suivre vous inspirer le désir d’aller vous-même en recueillir de nouveaux dans d’autres parties du monde !

D’ordinaire, l’Eider arrive sur les côtes de Terre-Neuve et du Labrador vers le 1er mai, une quinzaine avant que les eaux du golfe de Saint-Laurent soient libres de glaces. On n’y en voit aucun durant l’hiver ; et les rares habitants de ces contrées saluent avec joie leur apparition, parce qu’elle leur annonce le retour de la saison nouvelle. À ce moment, ils passent en longues files, quelques pieds seulement au-dessus de la glace ou de la surface des eaux, longeant les rives élevées, et le bord des baies intérieures et des îles, comme s’ils cherchaient à retrouver les lieux où ils ont niché, ou peut-être ceux dans lesquels l’année précédente ils sont eux-mêmes éclos. Ils se tiennent alors par couples, et semblent être dans leur plumage complet. Au bout de quelques jours, qu’ils emploient à se reposer sur les rivages faisant face au sud, la plupart gagnent les îles qui bordent la côte ; les autres cherchent où établir leurs nids, soit dans les crevasses des rochers, soit sur la lisière des bois de pins rabougris, sans qu’aucun s’avance à plus d’un mille dans l’intérieur. Comme je l’ai dit, ils ne vont alors que par couples, et commencent bientôt à bâtir. Quant aux préliminaires de leurs amours, je n’ai pu, ni par moi-même, ni par autrui, en savoir rien de bien particulier.

Au Labrador, c’est vers la dernière semaine de mai qu’ils commencent à travailler à leurs nids. Quelques-uns sont construits sur des îles, à côté de maigres touffes d’herbe ; d’autres, sous les basses branches des pins, et là on en trouve cinq, six, et quelquefois huit ensemble, sous le même buisson. Beaucoup sont placés sur la pente des rochers qui se projettent à quelques pieds au-dessus de la marque des hautes eaux ; mais jamais personne de ma société, y compris les matelots, n’en a vu à une grande élévation. Enfoncés en terre autant que possible, ils se composent d’herbes marines, de mousses et de brindilles sèches croisées et entrelacées avec assez de soin, pour donner un air de propreté à la cavité centrale, qui n’excède guère cinq pouces en diamètre. La ponte commence aux premiers jours de juin, et tant qu’elle dure, le mâle ne quitte pas sa femelle. Les œufs, déposés sur la mousse et les herbes, sans aucun duvet, sont généralement au nombre de cinq à sept, et beaucoup plus gros que ceux du canard domestique, puisque le grand diamètre est de 3 pouces, et le petit de 2 pouces 1/8. La coquille, lisse et d’une forme ovale régulière, présente une couleur uniforme d’un vert olive pâle. — Mentionnons, en passant, qu’ils fournissent un mets très délicat. — La durée de l’incubation ne m’est pas exactement connue. Lorsqu’on laisse la femelle tranquille et que ses œufs ne sont ni ravis ni détruits, elle ne niche qu’une fois par saison ; et du moment qu’elle se met à couver, le mâle l’abandonne. À peine a-t-elle fini de pondre, qu’elle commence à s’arracher un peu de duvet de dessous le ventre, et répète, chaque jour, la même opération, jusqu’à ce que les racines des plumes, aussi loin que son bec peut atteindre, soient mises à nu et rendues aussi propres qu’un bois de la surface duquel on a enlevé l’herbe et les broussailles. Elle étend ce duvet autour et au-dessous des œufs, et quand elle quitte le nid pour aller manger, elle les en recouvre, précaution suffisante, sans doute, pour les maintenir chauds, mais qui ne les garantit pas de tout danger : le grand goëland à manteau noir, écartant le léger édredon, sait bien les trouver et les sucer.

Dès que les petits sont éclos, la mère les mène à l’eau, n’y en eût-il qu’à un mille de là, et dût la traversée être pleine de difficultés pour elle-même comme pour sa jeune famille. Quand il arrive que le nid se trouve sur des rochers dominant l’eau, l’Eider, ainsi que le canard huppé, prend ses petits l’un après l’autre dans son bec, et les dépose doucement sur leur élément favori. Je désirais beaucoup trouver un nid placé au-dessus d’un lit de mousse ou d’autres plantes, pour voir si la mère les laisserait tomber d’eux-mêmes de cette hauteur, ce que le canard huppé ne craint pas de faire en pareil cas ; mais malheureusement je manquai d’occasion pour m’en instruire. On ne peut se figurer tous les soins qui, pendant quelques semaines, sont prodigués à ces tendres petits. La femelle Eider les range autour d’elle avec sollicitude, et les conduit aux eaux peu profondes où ils apprennent à se procurer la nourriture en plongeant ; parfois, quand ils sont fatigués et trop loin du rivage, elle s’enfonce sous l’eau et les reçoit sur son dos où ils se reposent quelques minutes. À l’approche de leur cruel ennemi, le grand goëland, elle bat l’eau de ses ailes et la fait rejaillir de tous côtés, comme pour l’étourdir ou l’aveugler, et se dérober plus facilement à sa vue ; alors, à un cri particulier qu’elle pousse, les petits plongent dans toutes les directions, tandis qu’elle tâche d’attirer le danger sur elle seule, en feignant d’être blessée. D’autres fois, elle s’élance hors de l’eau sur l’agresseur, et souvent avec tant de force et de courage, que lui-même, honteux et battu, se trouve heureux de pouvoir en être quitte en s’échappant. Alors, elle revient se poser près des rochers parmi lesquels elle espère rejoindre sa famille que son doux appel a bientôt réunie à ses côtés. Plusieurs fois, j’ai vu deux femelles s’attacher l’une à l’autre, sans doute pour assurer une protection plus efficace à leur chère couvée ; et il est rare, en effet, qu’en face de cette alliance défensive, le goëland se hasarde à assaillir ces mères prudentes.

Quand ils ont une semaine, les petits sont d’un gris de souris foncé, et chaudement recouverts d’un duvet doux et épais. Leurs pieds à cet âge paraissaient proportionnellement très grands et forts. Vers le 20 juillet ils étaient tous éclos et croissaient rapidement. Ils n’avaient encore qu’une quinzaine de jours, que déjà on ne pouvait les prendre qu’avec peine, si ce n’est lorsqu’il faisait grand vent, et qu’ils abandonnaient la mer, pour se réfugier à l’abri des rochers, dans les eaux basses de quelques baies. On peut aisément les élever, pourvu cependant qu’on en ait le soin convenable. Ils s’apprivoisent très bien et s’attachent au lieu spécial qu’on a réservé pour eux. Un pêcheur d’East-Port, qui en avait apporté huit ou dix du Labrador, les garda plusieurs années dans une cour, tout près de la baie sur laquelle, quand ils furent devenus grands, ils se rendaient chaque jour, en compagnie de canards ordinaires, ne manquaient jamais de revenir à terre, tous les soirs. Différentes personnes qui les avaient vus, m’ont assuré qu’ils étaient aussi familiers que les canards eux-mêmes ; que moins agiles sur terre, en revanche ils nageaient beaucoup mieux, et que sur l’eau leurs mouvements avaient plus de grâce. Ils restèrent ainsi en demi-captivité, jusqu’à ce que les mâles eussent revêtu toutes leurs plumes et se fussent accouplés ; mais un jour ils furent tués presque tous par des chasseurs qui les avaient pris pour des oiseaux sauvages, bien qu’on leur eût coupé le bout de l’aile, et qu’aucun ne pût s’envoler. Je ne fais pas de doute que cette espèce, si on parvenait à la domestiquer, ne fût une excellente acquisition, tant sous le rapport de ses plumes et de son duvet, que pour sa chair comme article de table ; et je suis persuadé qu’on obtiendrait, sans trop de difficulté, ce résultat si désirable. En captivité, l’Eider se nourrit de diverses espèces de grains, ainsi que de farine trempée, et sa chair alors devient délicieuse. Les femelles stériles que nous prîmes en grand nombre au Labrador, me parurent tout aussi délicates que le canard sauvage. Les mâles étaient coriaces et avaient un goût de poisson ; aussi en mangions-nous rarement, quoique les habitants ne fissent, à cet égard, aucune différence entre les sexes.

Lorsque la femelle est surprise sur son nid, elle s’enlève d’un seul coup d’aile ; mais lorsqu’elle voit l’ennemi à une certaine distance, elle commence par faire quelques pas, puis s’envole. Qu’on passe auprès d’elle sans l’apercevoir, ce qui peut très bien arriver, quand le nid est placé sous les branches rampantes d’un arbre nain, elle ne bouge pas, lors même qu’elle vous entendrait causer. Souvent des personnes de ma société ont ainsi trouvé des nids, en levant les branches des pins ; et elles n’étaient pas moins surprises que le canard qui partait tout à coup, et passait devant elles en poussant un grand cri. Dans ce cas, on le voyait parfois se reposer à quinze ou vingt mètres, puis marcher en boitant et traînant les ailes, comme pour attirer l’ennemi à sa suite. Plus souvent cependant, ils volaient à la mer où, réunis en troupes nombreuses, ils attendaient que leurs importuns visiteurs fussent éloignés. Quand nous en poursuivions sur notre bateau, et qu’ils avaient leur famille autour d’eux, ils nous laissaient venir à portée de tirer ; et alors, feignant d’être fatigués ou malades, ils semblaient faire effort pour s’envoler, battant l’eau de leurs ailes à demi ouvertes, tandis que les petits plongeaient ou couraient à la surface avec une agilité merveilleuse, puis, au bout de cinquante ou soixante mètres, s’enfonçaient tout à coup sous l’eau, pour ne reparaître qu’une minute et par intervalles. Dès l’instant que la couvée était dispersée, la mère prenait son essor ; et là se terminait notre chasse. Le cri de la femelle est un croak, croak dur et prolongé. Je n’ai jamais entendu celui du mâle.

Quand on lui a dérobé ses œufs, la femelle cherche immédiatement un mâle, lequel tant que je puis croire, est moins souvent un nouveau que l’ancien ; cependant je n’ai pu vérifier le fait. Quoi qu’il en soit, elle ne tarde pas à en trouver un ; et on les voit, le même jour, revenir ensemble au nid. Ils nagent, volent et se promènent côte à côte ; et dix ou douze jours ne se sont pas écoulés, que le mâle prend son congé et se renvole à la mer, vers ses compagnons, tandis que la femelle reste à couver sur sa nouvelle ponte qui se compose rarement de plus de quatre œufs, encore faut-il que la saison soit peu avancée ; car j’ai remarqué qu’aussitôt que les mâles étaient entrés dans leur mue, les femelles dont le nid avait été pillé, abandonnaient la place. Une des particularités les plus remarquables de l’histoire de ces oiseaux, c’est que les femelles ayant des petits ne commencent à muer que trois grandes semaines après les mâles, au lieu que celles qui n’ont pas de nid, subissent ce changement de plumage en même temps qu’eux. Cela peut sembler étrange, mais c’est un fait dont, au Labrador, j’ai pu parfaitement m’assurer.

Quelques auteurs ont avancé que les mâles veillent auprès des femelles. Cela peut être, dans des pays comme le Groënland et l’Islande où les Eiders ont été réduits à un état de demi-domesticité ; mais tel n’est certainement pas le cas pour le Labrador. Jamais nous n’y avons vu un seul mâle rester auprès des femelles, après que l’incubation avait commencé ; sauf, par hasard, comme nous venons de le dire, lorsque celles-ci avaient été privées de leurs œufs. Toujours les mâles se tiennent au loin, en grandes troupes, quelquefois de plus de cent individus, se retirant à la mer, sur de larges bancs, par neuf ou dix brasses d’eau, et, quand vient la nuit, gagnant les îles couvertes de rochers. Nous nous étonnions beaucoup de ne pouvoir découvrir, au milieu de leurs longues lignes, un seul oiseau qui ne fût dans son plumage d’adulte. Les jeunes mâles, s’ils s’accouplent avant d’avoir revêtu leur dernière livrée, se tiennent entre eux pendant cette même période, ou bien avec les femelles stériles qui, comme nous l’avons observé, sont séparées de celles qu’occupent les soins de l’incubation ou de la maternité. Je suis porté à croire que les vieux mâles commencent leurs migrations vers le sud plus tôt que les femelles et les jeunes ; du moins, une quinzaine avant le départ de ces derniers, on n’en voyait plus aucun. En hiver, au moment où on les trouve aux États-Unis, sur les côtes de l’Atlantique, mâles et femelles sont mêlés ; et quand vient le printemps, ceux qui sont accouplés voyagent par grandes troupes, disposées en ligne où l’on voit distinctement alterner les individus de l’un et de l’autre sexe.

Le vol des Eiders est ferme et puissant. Ils s’avancent en battant fréquemment des ailes, et faisant onduler leurs files, suivant les inégalités mêmes de la surface des vagues au-dessus desquelles ils passent à la hauteur de quelques mètres, et rarement à plus d’un mille du rivage. Quelques-uns seulement traversent le golfe de Saint-Laurent. Généralement ils préfèrent suivre les côtes de la Nouvelle-Écosse et de Terre-Neuve, jusqu’à l’entrée orientale du détroit de Belle-Île, au delà de laquelle un certain nombre continuent plus au nord, tandis que d’autres, remontant ce canal, s’établissent pour la saison au long des rivages du Labrador, et vont parfois jusqu’à la baie des Perdrix, ou même plus loin, sur le Saint-Laurent. Pendant le temps qu’ils séjournent sur nos eaux et dans les lieux qu’ils ont choisis pour nicher, on les voit assez fréquemment voler beaucoup plus haut que lorsqu’ils voyagent ; mais dans ce cas ils semblent n’avoir pour but que de se maintenir hors des atteintes de l’homme. On s’est assuré que la rapidité de leur vol était d’environ quatre-vingts milles par heure.

Ils plongent avec une agilité remarquable, peuvent rester longtemps sous l’eau, et vont souvent chercher leur nourriture à une profondeur de huit à dix brasses, sinon plus. Cependant, lorsqu’ils sont blessés, ils s’épuisent bientôt par suite des efforts qu’ils font pour plonger, et un bateau bien manœuvré peut les gagner de vitesse en une demi-heure. Il en est de même quand ils commencent à se fatiguer, car alors ils nagent presque à fleur d’eau, et on les tue facilement d’un coup de perche ou d’aviron.

Leur nourriture consiste principalement en mollusques et crustacés dont il semble qu’ils aient la faculté de broyer les coquilles. Dans plusieurs individus que j’ouvris, je trouvai les intestins presque entièrement remplis de petits fragments de ces coquilles mélangés avec d’autres matières. Il y avait, en outre, dans leur estomac, des œufs de crustacés et de divers poissons, parfois même des cailloux gros comme une noisette. Leur œsophage, qui est en forme de sac et a la consistance du cuir, était souvent distendu par les aliments, et d’ordinaire émettait une désagréable odeur de poisson. Le gésier est très large et musculeux. La trachée du jeune mâle, aussi longtemps qu’il n’a pas toutes ses plumes, ou pendant les douze premiers mois, ne ressemble pas à celle des vieux ; et en général l’oiseau n’apparaît dans son plumage complet qu’au quatrième hiver. D’abord, il ressemble à la mère, puis devient moucheté et couleur pie ; mais ce changement ne s’opère que par degrés, et jamais en moins de deux ans.

Il faut une bonne charge pour tuer un Eider, et l’on en vient à bout plus facilement pendant que l’oiseau est en l’air, que lorsqu’il nage. Sur le rivage, il vous voit venir de très loin, et s’envole avant que vous soyez à sa portée. Parfois vous pourrez le surprendre, tandis qu’il nage sous de grands rochers ; et si vous vous y prenez bien, vous aurez chance de le tuer ; mais lorsqu’il vous a d’abord aperçu, il plonge si vite que, pour cette fois, vous pouvez dire que votre coup est manqué. Pendant que nous étions au port Great-Macatina, nous découvrîmes un large bassin qui communiquait avec la mer au moyen d’une étroite passe d’environ 30 mètres, et par laquelle avec la marée entraient et s’en retournaient les Eiders. Nous nous postâmes de chaque côté de ce canal, et parvînmes à en tuer bon nombre, mais rarement plus d’un à la fois. Cependant, à plusieurs reprises, il nous arriva d’en abattre, dans une seule file, autant que nous avions de coups de fusil à leur envoyer.

Je n’ai jamais trouvé de duvet pur que dans un seul nid ; dans les autres, il était plus ou moins mélangé de petites branches sèches de pin et d’herbes. Quand il est nettoyé, ce qu’un nid peut en contenir ne pèse guère plus d’une once ; toutefois, vu sa grande élasticité, il se renfle assez pour remplir un chapeau, et même plus, s’il est convenablement préparé. Les chercheurs d’œufs du Labrador en récoltent des quantités considérables ; mais ils font, en même temps, un tel ravage parmi les oiseaux, que ce trafic ne peut durer de longues années.