Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Le dindon sauvage

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SCÈNES DE LA NATURE


DANS LES ÉTATS-UNIS.




LE DINDON SAUVAGE.


La grande taille et la beauté du dindon sauvage, sa valeur comme article de table délicat et hautement prisé, enfin cette circonstance qu’il est la souche de la race domestique répandue maintenant à peu près partout dans les deux continents, nous le recommandent comme l’un des plus intéressants parmi les oiseaux que nous pouvons appeler indigènes en Amérique.

Les portions non encore défrichées des États d’Ohio, de Kentucky, d’Illinois et d’Indiana ; une immense étendue de pays, au nord-ouest de ces districts, sur le Mississipi et le Missouri, et les vastes contrées dont les eaux viennent se déverser dans ces deux fleuves, depuis leur confluent jusqu’à la Louisiane, et qui renferment les parties boisées de l’Arkansas, du Tennessee et de l’Alabama, telles sont les régions où abonde ce magnifique oiseau. Il est moins commun en Géorgie et dans les Carolines ; devient encore plus rare dans la Virginie et la Pensylvanie ; et maintenant c’est à peine si l’on en voit à l’est de ces derniers États. Dans tout le cours de mes excursions à travers Long-Island, l’État de New-York et les divers pays entourant les lacs, je n’en ai pas rencontré un seul ; et pourtant je savais qu’il en existait quelques-uns de ce côté. On en trouve encore tout le long de la chaîne des monts Alleghanys ; mais ils y sont devenus si farouches, qu’on ne peut les approcher qu’avec une extrême difficulté. Une fois, en 1829, dans la grande forêt de pins, je ramassai une plume tombée de la queue d’une femelle, mais je ne pus voir l’oiseau. Plus loin, à l’est, je ne pense pas qu’il y en ait aujourd’hui.

Ce que je dirai de cette espèce aura trait aux individus que j’ai observés dans les contrées où il s’en trouve le plus ; et comme j’ai longtemps habité le Kentucky et la Louisiane, c’est principalement à ceux de ces derniers États que je ferai allusion.

Le dindon sauvage n’émigre qu’irrégulièrement, et ce n’est qu’irrégulièrement aussi qu’il va par troupes. Comme se rapportant à la première de ces circonstances, je noterai qu’aussitôt que les fruits des forêts[1] deviennent plus abondants dans une partie de la contrée que dans une autre, on voit les dindons se diriger petit à petit vers ce point, en trouvant de plus en plus de nourriture, à mesure qu’ils approchent du lieu qui en est le mieux pourvu ; et c’est ainsi qu’ils s’en vont, troupe après troupe, se suivant les uns les autres, jusqu’à ce qu’un district soit entièrement abandonné, tandis qu’un autre se trouve inondé de ces nouveaux venus. Mais comme ces migrations n’ont rien de périodique et couvrent une vaste étendue de pays, il devient indispensable d’indiquer de quelle manière elles s’accomplissent.

Vers le commencement d’octobre, lorsqu’à peine quelques graines et quelques fruits sont tombés des arbres, ces oiseaux s’attroupent et se mettent lentement en marche vers les riches vallées de l’Ohio et du Mississipi. Les mâles, ou, comme on les appelle plus communément, les coqs d’Inde, réunis par sociétés de dix à cent, cherchent leur nourriture à part des femelles ; tandis que celles-ci se tiennent seule à seule, emmenant chacune sa jeune couvée, alors aux deux tiers venue, ou bien se joignent à d’autres familles qui forment ensemble des compagnies de soixante à quatre-vingts individus. Mais toutes, elles sont fort attentives à éviter la rencontre des vieux coqs, qui, lors même que les jeunes ont acquis leur complet développement, se battent avec eux, et souvent les détruisent par des coups répétés sur la tête. Vieux et jeunes, cependant, s’avancent dans la même direction et par terre, à moins que leur voyage ne soit interrompu par le cours d’une rivière, ou qu’un chien de chasse ne les force à prendre la volée. Quand ils ont rencontré une rivière, on les voit gagner les plus hautes éminences aux environs, et souvent demeurer là tout un jour, quelquefois deux, comme pour délibérer. Tant que cela dure, on entend les mâles glouglouter, appeler et faire grand bruit ; ils s’agitent, font la roue, comme s’ils cherchaient à élever leur courage au niveau d’une si périlleuse aventure ; même les femelles et les jeunes se laissent aller parfois à ces démonstrations emphatiques : elles étalent leur queue, tournent l’une autour de l’autre, font entendre un bruit sourd[2], et exécutent des sauts extravagants. À la fin, quand l’air paraît calme et qu’autour d’elle tout est tranquille, la bande entière monte au sommet des plus hauts arbres, d’où, à un signal consistant en un simple cluck, cluck, donné par le chef de file, les voilà qui s’envolent vers la rive opposée. Les vieux, et ceux qui sont en bon état, l’atteignent aisément, dût la rivière avoir un mille de large ; mais les jeunes et les moins robustes tombent fréquemment à l’eau, où cependant ils ne se noient pas, comme vous pourriez le croire ; ils ramènent leurs ailes tout près du corps, étendent leur queue pour se soutenir, allongent le cou, et détachant à droite et à gauche de vigoureux coups de patte, nagent rapidement vers le bord. En approchant, s’ils le trouvent trop escarpé pour prendre terre, ils cessent un moment tous leurs mouvements, et se laissent aller au courant jusqu’à quelque endroit abordable, et arrivés là, par un violent effort, parviennent généralement à se tirer de l’eau. Il est à remarquer qu’immédiatement après qu’ils viennent de traverser ainsi une grande rivière, on les voit courir çà et là pendant quelque temps comme au perdu ; c’est en cet état qu’ils deviennent facilement la proie du chasseur.

Quand ils sont parvenus aux lieux où le fruit abonde, ils se partagent en plus petites troupes, composées d’individus de tout âge et de tout sexe confusément mêlés, et dévorent tout devant eux. Cela arrive vers le milieu de novembre. Parfois ils deviennent si familiers après ces longs voyages, qu’on en a vu s’approcher des fermes, se réunir aux volailles domestiques, et entrer dans les étables et dans les granges pour chercher la nourriture. Ainsi rôdant à travers les forêts et vivant de leurs produits, ils passent l’automne et une partie de l’hiver.

Dès le milieu de février, l’instinct de la reproduction commence à exercer sur eux son empire. Les femelles se séparent et s’enfuient des mâles. Ceux-ci les poursuivent hardiment et commencent à glouglouter, ou à marquer sur d’autres tons leur enivrement. Les deux sexes perchent à part, mais non loin l’un de l’autre. Quand une femelle pousse une note d’appel, tous les mâles à portée de l’entendre lui répondent, roulant notes sur notes avec tant de précipitation, qu’on dirait que la dernière veut sortir en même temps que la première.

Leur queue, alors, n’est pas étalée, comme quand ils font la roue par terre, autour des femelles, ou qu’ils s’arrangent sur les branches des arbres pour y passer la nuit, mais plutôt à la façon du dindon domestique, lorsqu’un bruit soudain ou inaccoutumé l’excite à ses assourdissants glouglous. Si l’appel de la femelle vient d’en bas, immédiatement tous les mâles volent vers la terre ; et, du moment qu’ils s’y sont posés, que la femelle soit ou non en vue, ils étendent et dressent leur queue, ramènent leur tête en arrière sur les épaules, rabaissent leurs ailes comme par un mouvement convulsif, se pavanent, de çà et de là, de leur air le plus majestueux, tout en émettant de leurs poumons une suite non interrompue de puffs, puffs, et s’arrêtant de temps à autre pour écouter et regarder. Mais toujours, qu’ils aient ou non aperçu la femelle, ils continuent à piaffer, pouffer, et à se mouvoir avec autant de célérité que leurs prétentions à la cérémonie semblent toutefois le permettre. Pendant qu’ils sont ainsi occupés, les mâles se rencontrent souvent l’un l’autre ; alors ils se livrent des batailles désespérées qui finissent dans le sang, et fréquemment par la perte de plusieurs vies. Malheur aux faibles ! ils tombent bientôt sous les coups répétés que les plus forts ne manquent pas de leur asséner sur la tête.

Maintes fois, observant deux mâles engagés dans un rude combat, je me suis amusé à les voir, tantôt avançant, tantôt reculant, selon que l’un ou l’autre avait meilleure prise, les ailes pendantes, la queue à moitié relevée, toutes les plumes hérissées sur le corps, et la tête couverte de sang. Si, pendant qu’ils bataillent ainsi, et qu’ils cherchent à reprendre haleine, l’un d’eux vient à lâcher, il est perdu ; car l’autre, tenant toujours bon, le frappe violemment à coups d’éperons et d’ailes, et en quelques minutes l’étend par terre. Du moment qu’il est mort, le vainqueur se met à piétiner dessus, et, chose étrange, ce n’est pas avec une apparence de haine, mais de l’air et avec les mouvements qu’il se donne quand il caresse sa femelle.

Une fois que le mâle a découvert et accosté la femelle, celle-ci, lorsqu’elle est âgée de plus d’un an, se met elle-même à se pavaner, à glouglouter, à tourner autour du mâle qui continue de son côté à faire la roue ; puis, ouvrant les ailes tout à coup, elle s’élance au-devant de lui, comme pour couper court à ses délais, se foule par terre, et reçoit ses tardives caresses. Si c’est une jeune poule, le mâle change son mode de procéder : il se pavane d’une manière différente, moins pompeusement, mais avec plus d’ardeur ; il se meut plus rapidement, quelquefois voltige autour d’elle, comme font certains pigeons et plusieurs autres oiseaux ; puis, redescendu par terre, il court de toute sa vitesse, environ l’espace de dix pas, tout en frottant ses ailes et sa queue contre le sol. Alors il se rapproche de la craintive femelle, calme ses frayeurs en faisant entendre son plus doux ron-ron, et finit, quand elle y consent, par lui prodiguer ses caresses.

Je pense que quand un mâle et une femelle se sont ainsi appariés, leur union est formée pour toute la saison ; et cependant le mâle ne borne nullement ses soins à une seule femelle ; car j’ai souvent vu un coq faire la cour à plusieurs poules, lorsque pour la première fois, il se rencontrait avec elles dans le même lieu. Après cela, les poules suivent leur coq favori, et se perchent dans son voisinage immédiat, sinon sur le même arbre, jusqu’à ce qu’elles commencent à pondre. Alors, d’elles-mêmes, elles s’éloignent pour sauver leurs œufs des atteintes du mâle qui les briserait infailliblement parce qu’il y voit un obstacle à ses amoureux ébats. Les femelles ont donc grand soin de l’éviter, ne lui accordant plus que quelques instants chaque jour ; et alors aussi, les mâles deviennent maussades et négligés ; plus de combats entre eux, plus de glous-glous, ni de fréquents appels. Ils prennent un air si indifférent, que les poules sont obligées de faire elles-mêmes toutes les avances ; elles ne cessent de glousser bruyamment après eux, elles les poursuivent, les caressent, et emploient tous les moyens pour ranimer leur expirante ardeur.

Quand les coqs sont perchés, il leur arrive parfois de faire la roue et de glouglouter ; mais bien plus souvent, ils étalent et relèvent leur queue, qu’ils rabaissent ainsi que leurs autres plumes, immédiatement après avoir produit avec leurs poumons, ce bruit de puff puff qui leur est particulier. Durant les nuits claires, ou quand la lune brille, ils se livrent à cet exercice par intervalles de quelques minutes, et cela, pendant des heures entières, sans bouger de place, et même parfois, sans prendre la peine de se lever sur leurs jambes, principalement vers la fin de la saison des amours. Les mâles, à cette époque, tombent dans une grande maigreur ; ils cessent leurs glous-glous, et leurs caroncules deviennent flasques. Ils se séparent des femelles dont ils semblent abandonner entièrement le voisinage. Je les trouvais blottis le long d’une souche, dans quelque partie retirée des bois ou d’un champ de cannes ; et souvent ils me laissaient approcher à quelques pas. Ils ne peuvent plus voler, mais ils courent très vite, et s’échappent à de grandes distances. Un chien dressé pour cette chasse, mais lent à la poursuite, me fît faire un jour plusieurs milles avant de pouvoir forcer le même oiseau. Certes, si je ne reculais pas devant de pareilles courses, c’était moins dans l’intention de me procurer de ce gibier dont la chair alors est très mauvaise et qui a le corps couvert de tiques, que pour me rendre compte de ses habitudes et de ses allures. Les coqs se retirent ainsi à l’écart pour se refaire et reprendre des forces en se purgeant avec certaines herbes, et se livrant à moins d’exercice. Aussitôt qu’ils se retrouvent en meilleur état, ils se réunissent de nouveau et recommencent à parcourir les bois.

Mais revenons aux femelles :

Vers le milieu d’avril, quand la saison est sèche, les poules s’occupent à chercher une place pour déposer leurs œufs. Elles tâchent de la dérober, autant que possible aux yeux de la corneille ; car cet oiseau ayant l’habitude de les guetter lorsqu’elles se rendent à leur nid, attend dans leur voisinage, qu’elles le quittent un moment, pour enlever et manger les œufs. Le nid, composé seulement de quelques feuilles sèches, repose par terre, dans un trou que la femelle creuse au pied d’une souche, ou dans la cime tombée de quelqu’arbre à feuilles mortes ; quelquefois sous un buisson de sumac et de ronces, ou bien enfin, au bord d’un champ de cannes, mais toujours en place sèche. Les œufs, couleur de crème brouillée, pointillés de roux, sont rarement au nombre de vingt. Il y en a plus souvent de dix à quinze ; quand la poule va pondre, elle s’approche toujours de son nid avec une extrême précaution, presque jamais deux fois de suite par le même chemin, et avant de quitter ses œufs, elle n’oublie pas de les couvrir de feuilles ; de sorte qu’on peut bien voir l’oiseau, mais qu’il est très difficile de mettre la main sur le nid. De fait, on en trouve peu, à moins qu’on n’en fasse partir la femelle à l’improviste, ou qu’un lynx à l’œil perçant, un renard, ou une corneille, après avoir sucé les œufs, n’en aient dispersé les coquilles aux environs.

Très souvent, pour cacher leur nid et élever leurs petits, les poules d’Inde préfèrent les îles à d’autres lieux ; sans doute parce qu’elles y sont moins troublées par le chasseur, et que les grandes masses de bois que le flot y accumule peuvent les protéger en cas de péril. Chaque fois que sur une île, j’ai trouvé de ces oiseaux ayant une couvée, j’ai constamment remarqué que la seule détonation d’une arme à feu les faisait fuir vers la pile dans laquelle bientôt elles disparaissent. Maintes fois il m’est arrivé de marcher sur ces tas qui ont fréquemment de dix à vingt pieds de haut, en cherchant le gibier que je savais s’y être réfugié.

Lorsqu’un ennemi passe en vue de la femelle, pendant qu’elle pond ou qu’elle couve, jamais elle ne bouge, à moins qu’elle ne se doute qu’on l’ait aperçue ; au contraire, elle se foule encore plus bas, en attendant que le danger soit éloigné. J’ai pu souvent m’approcher d’un nid qu’auparavant je savais être là ; mais j’avais bien soin de prendre un air d’indifférence, sifflant et me parlant à moi-même, et la femelle restait parfaitement tranquille, au lieu que si je voulais m’avancer vers elle avec précaution, elle ne me laissait jamais approcher même jusqu’à vingt pas. J’étais sûr alors de la voir se lever d’un trait ; la queue étendue et pendant d’un côté, elle courait à une distance de vingt ou trente verges ; puis là, reprenant contenance et d’un pas superbe, elle se mettait à se promener comme si de rien n’était, en gloussant seulement de temps à autre. Rarement elle abandonne son nid, lors même que quelqu’un l’a découvert ; mais j’ai lieu de croire que jamais elle n’y retourne quand un serpent ou un autre animal a sucé de ses œufs ; s’ils ont été tous détruits ou emportés, elle appelle de nouveau après un mâle, quoique en général elle n’élève qu’une seule couvée par saison. Plusieurs poules s’associent quelquefois, et cela, je pense, pour leur mutuelle sûreté : elles déposent leurs œufs dans le même nid et élèvent ensemble leurs petits ; une fois j’en trouvai trois qui couvaient sur quarante-quatre œufs. Dans ces circonstances, le nid est constamment gardé par l’une des femelles, de sorte que ni corneille, ni corbeau, ni peut-être même la fouine n’osent en approcher.

La femelle ne quitte jamais les œufs quand ils sont près d’éclore ; aucun péril ne peut l’y déterminer tant qu’il lui reste vie. Elle souffrira même qu’on l’entoure, qu’on l’emprisonne, plutôt que de les abandonner. Un jour je fus témoin d’une éclosion de petits dindons ; j’avais guetté le nid dans l’intention de m’emparer des jeunes avec la mère. Je me cachai contre terre à quelques pas seulement, et je la vis se lever à moitié sur ses jambes, jeter sur ses œufs un regard inquiet, glousser d’un ton qui lui est particulier dans de telles occasions, éloigner soigneusement chaque coquille à moitié vide, puis, avec son ventre, caresser et sécher les nouveaux-nés qui, tout chancelants encore, cherchaient à se tenir debout et à faire déjà leur chemin hors du nid. Oui, j’ai vu tout cela et j’ai laissé la mère et ses petits aux soins de celui qui leur avait donné la vie, qui m’a créé moi-même, et qui, bien mieux que moi, devait subvenir à leurs besoins ! Je les ai vus tous sortir de la coquille, et une minute après, roulant, culbutant, se pousser l’un l’autre en avant, par un instinct admirable, et dont nul ne peut scruter le mystère.

Avant de quitter le nid, en compagnie de sa jeune couvée, la mère se secoue brusquement, épluche, rajuste ses plumes autour du ventre, et prend un aspect tout différent. Elle incline alternativement les yeux en l’air et de côté, allongeant le cou pour s’assurer s’il n’y a pas dans le voisinage de faucon ou d’autre ennemi ; puis, les ailes entr’ouvertes, elle se met en marche tout doucement, et glousse à petit bruit, pour maintenir son innocente progéniture bien auprès d’elle. Comme c’est dans l’après-midi que l’éclosion a lieu d’ordinaire, la couvée revient souvent au nid, mais pour y passer la première nuit seulement. Après cela, ils commencent à s’aventurer plus au loin et se tiennent sur les terrains élevés et onduleux ; car la mère craint beaucoup la pluie pour sa jeune famille encore si tendre et que revêt une sorte de léger duvet d’une délicatesse extrême. Dans les saisons très humides les dindons sont rares, parce qu’une fois complétement mouillés, les jeunes en reviennent difficilement. Aussi, pour prévenir les effets désastreux de la pluie, la mère, en médecin habile, a-t-elle soin de détacher les bourgeons du faux benjoin[3] et de les leur donner.

Au bout d’une quinzaine environ, les jeunes quittent le sol où ils étaient toujours restés jusque là, et s’envolent à la nuit sur quelques basses branches très grosses pour s’y abriter, en se partageant, de chaque côté, en deux parts à peu près égales, sous les ailes profondément recourbées de leur bonne et tendre mère. Ensuite ils quittent le bois pendant le jour et s’approchent des clairières naturelles ou des prairies. Là ils trouvent abondance de fraises, de mûres sauvages et de sauterelles, et prospèrent sous la bienfaisante influence des rayons du soleil. Ils aiment aussi à se rouler dans les fourmilières abandonnées pour débarrasser le tuyau de leurs plumes naissantes, des pellicules écailleuses prêtes à se détacher, et se préserver de l’attaque des tiques et des autres insectes qui ne peuvent souffrir l’odeur de la terre où ont logé des fourmis.

Maintenant, les jeunes dindons croissent rapidement ; ils peuvent s’élever promptement de terre à l’aide de leurs fortes ailes, et en gagnant avec facilité les plus hautes branches, se garantir eux-mêmes des attaques imprévues du loup, du renard, du lynx, et même du couguar. Les coqs commencent, vers ce temps, à montrer le pinceau de poil à la gorge, à glouglouter et à se pavaner, tandis que les femelles font ce singulier bruit de chat qui file, et ces drôles de sauts que j’ai décrits précédemment.

Vers ce temps aussi les vieux coqs se sont rassemblés ; il est probable que tous alors ils quittent les districts reculés du nord-ouest, pour gagner le Wabash[4], l’Illinois, la rivière Noire, et le voisinage du lac Érié.

Des nombreux ennemis du dindon sauvage, les plus formidables, après l’homme, sont le lynx, le hibou de neige et le grand duc de Virginie. Le lynx suce les œufs et est très adroit à s’emparer des vieux comme des jeunes, ce qu’il exécute de la manière suivante : quand il a découvert une troupe de ces oiseaux, il les suit à distance pendant quelque temps, jusqu’à ce qu’il soit bien assuré de la direction dans laquelle ils vont continuer de s’avancer. Alors, par un rapide circuit, il se porte en avant de la troupe, se couche en embuscade, et quand les dindons arrivent, saute d’un bond sur l’un d’eux et le prend. Un jour que je me reposais dans les bois, au bord du Wabash, j’observai deux beaux coqs qui, sur une souche près de la rivière, s’occupaient à s’éplucher et à faire leur toilette ; tout à coup l’un d’eux se précipite dans l’eau, et j’aperçois l’autre se débattant sous les griffes d’un lynx.

Lorsqu’ils sont attaqués par les deux grandes espèces de hiboux mentionnées plus haut, ils doivent souvent leur salut à une manœuvre qui ne laisse pas que d’être remarquable : comme ils perchent habituellement en société, sur des branches nues, ils sont aisément découverts par leurs ennemis les hiboux, qui, sur leurs ailes silencieuses, s’approchent et voltigent autour d’eux pour faire une reconnaissance. Cela, néanmoins, s’effectue rarement sans qu’ils soient aperçus par les dindons ; et à un simple cluck de l’un d’eux, toute la troupe est avertie de la présence du meurtrier. À l’instant ils sont debout, attentifs aux évolutions du hibou qui, après en avoir choisi un pour victime, fond dessus comme un trait, et s’en emparerait infailliblement si, à l’instant même, le dindon baissant la tête et restant immobile, ne renversait sa queue sur son dos. Alors l’assaillant, ne rencontrant plus qu’un plan mollement incliné, glisse le long sans faire de mal au dindon ; et celui-ci, sautant aussitôt à terre, en est quitte pour la perte de quelques plumes.

On ne peut pas dire que ces oiseaux s’en tiennent à un seul genre de nourriture, puisqu’ils mangent de l’herbe, du blé, des fruits et des baies de toutes sortes. J’ai souvent trouvé dans leur jabot des hannetons, des grenouillettes et de petits lézards.

Mais aujourd’hui, ils sont devenus extrêmement sauvages ; et du moment qu’ils aperçoivent un homme, qu’il soit de la race blanche ou rouge, instinctivement ils s’en éloignent. Leur mode habituel de progression est ce qu’on appelle la marche, durant laquelle on les voit ouvrir en partie et successivement chaque aile qu’ils replient ensuite l’une sur l’autre, comme si le poids en était trop lourd. D’autres fois, ayant l’air de s’amuser, ils font plusieurs pas en courant, les deux ailes ouvertes, et s’en éventant les flancs à la manière des volailles domestiques ; enfin, ils se mettent à sauter deux ou trois fois en l’air et à se secouer. En cherchant la nourriture parmi les feuilles ou dans les terrains meubles, ils se tiennent la tête haute, et sont continuellement sur le qui-vive ; mais dès que leurs jambes et leurs pieds ont fini l’opération, on les voit immédiatement piquer du bec, et saisir l’aliment dont la présence, je suppose, leur est fréquemment indiquée, pendant qu’ils grattent, par le sens du toucher que possède leur pied. Cette habitude de gratter et d’écarter les feuilles sèches dans les bois, leur est fatale ; en effet, les places qu’ils mettent ainsi à nu, peuvent avoir deux pieds de large ; et quand elles sont fraîches, on juge que les oiseaux ne sont pas loin. Durant les mois d’été, ils fréquentent les sentiers et les routes aussi bien que les champs labourés, pour se rouler dans la poussière et se débarrasser des tiques dont ils sont infectés en cette saison, en même temps que des moustiques qui les tourmentent considérablement, en les mordant à la tête.

Lorsqu’après une grande chute de neige, le temps tourne à la gelée, de manière à former une croûte dure à la surface, les dindons restent sur leurs branches pendant trois ou quatre jours et quelquefois plus ; ce qui prouve qu’ils sont capables de supporter une abstinence prolongée. Cependant, s’il y a des fermes dans le voisinage, ils quittent les arbres et se hasardent jusque dans les étables et autour des tas de blé, pour se procurer de la nourriture. Durant la fonte des neiges, ils voyagent à des distances extraordinaires ; et il est inutile alors de chercher à les suivre, car pas un seul chasseur n’est de force à tenir le pas avec eux. Ils ont une manière de courir en se jetant de çà et de là et en se dandinant, qui, si gauche qu’elle paraisse, ne leur permet pas moins de devancer tout autre animal ; souvent, quoique monté sur un bon cheval, il m’a fallu renoncer à les atteindre, après une poursuite de plusieurs heures. Cette habitude de courir, sans s’arrêter par tout temps pluvieux ou très humide, n’est pas particulière au dindon sauvage, mais commune à tous les gallinacés. En Amérique, les différentes espèces de perdrix montrent la même disposition.

Au printemps, quand les mâles sont devenus si maigres, pour avoir trop courtisé les femelles, il arrive quelquefois qu’en plaine et à champ ouvert, ils sont gagnés de vitesse par un chien rapide ; cas auquel ils se foulent et se laissent prendre par le chien, ou le chasseur qui l’a suivi sur un bon cheval. On m’a parlé de ces chasses, mais je n’ai jamais eu le plaisir de m’y trouver moi-même.

Les bons chiens éventent ces oiseaux, quand ils sont en grandes troupes, à des distances surprenantes, je crois ne pas exagérer en disant à un demi-mille. Si le chien sait bien son métier, il s’élance à plein galop et sans rien dire, jusqu’à ce qu’il aperçoive le gibier ; alors, donnant aussitôt de la voix, il pousse aussi promptement que possible au beau milieu de la troupe et les force à s’envoler dans toutes les directions. C’est un grand avantage pour le chasseur, car si les dindons s’en vont tous du même côté, ils quitteront bientôt leur première retraite et se renvoleront ; mais quand on est parvenu à les disperser ainsi, pourvu que le temps soit calme et couvert, un homme au fait de cette chasse, peut les retrouver à son aise, et les descendre à plaisir.

Quand ils se sont posés sur un arbre, il est parfois très difficile de les apercevoir, ce qui tient à ce qu’ils y restent parfaitement immobiles. Si l’on peut en découvrir un lorsqu’il est accroupi sur sa branche, rien de plus facile que de s’en approcher, et sans la moindre précaution. Mais s’il se tient droit sur ses jambes, il faut alors prendre bien garde ; car du moment qu’il vous aperçoit, le voilà qui part, et souvent à une telle distance, que ce serait en vain qu’on voudrait le suivre.

Lorsqu’un de ces oiseaux n’est simplement que désailé par un coup de feu, il tombe rapidement et dans une direction oblique. Une fois par terre, au lieu de perdre son temps à sautiller et à se débattre sur place, comme font souvent les autres oiseaux qu’on a blessés, il détale et d’un tel train que, si le chasseur n’est pas pourvu d’un chien qui ait bonnes jambes, il peut bien lui dire adieu. Je me rappelle avoir couru plus d’un mille, après un dindon frappé de la sorte, et mon chien n’avait pas cessé de le suivre à la piste, au travers d’une de ces épaisses cannaies[5] qui, le long des rivières de l’ouest couvrent nos riches terres d’alluvion. On tue facilement les dindons en les frappant sur la tête, au cou, ou bien à la partie supérieure de la gorge ; mais si le coup n’a porté que par derrière, ils peuvent encore voler très loin, et on risque de les perdre. — En hiver, beaucoup de nos chasseurs émérites les affûtent au clair de lune, sur la branche ils resteront souvent sans s’effrayer d’une première décharge, eux qui fuiraient à la vue d’un hibou ; et c’est ainsi que des troupes presque entières peuvent être abattues par des tireurs habiles. On en détruit aussi de grandes quantités au moment hélas ! qu’ils en valent le moins la peine, c’est-à-dire, au commencement de l’automne, alors qu’ils cherchent à traverser les rivières, ou bien immédiatement après qu’ils ont touché le bord.

À propos de ces chasses aux dindons, permettez-moi de vous rapporter un épisode dans lequel j’ai figuré moi-même, et qui n’est pas sans quelque intérêt : je cherchais du gibier, une après-midi, tard, dans l’automne, à cette époque où les mâles se rassemblent entre eux, et où les femelles s’en vont également de leur côté. J’entendis glousser une de ces dernières ; je regardai, et l’ayant aperçue perchée sur une clôture, je me dirigeai vers elle ; tout en m’avançant lentement et avec précaution, je crus entendre aussi les notes glapissantes de quelques mâles, et je m’arrêtai pour écouter dans quelle direction ils venaient. Quand je m’en fus bien assuré, je courus au-devant d’eux, me cachai le long d’un gros tronc d’arbre qui était tombé, armai mon fusil, et attendis avec impatience le moment propice. Les coqs continuaient de glapir en réponse à la femelle qui, pendant tout ce temps, restait sur sa palissade. Je jetai les yeux par-dessus la souche, et vis environ cinquante gros mâles qui s’avançaient majestueusement et tout à découvert, juste vers l’endroit où je me tenais en embuscade. Ils vinrent si près de moi, que je pouvais aisément distinguer le point brillant de leurs yeux. Enfin, je leur envoyai mon coup de fusil qui en coucha trois par terre ; les autres, au lieu de s’envoler, se mirent bravement à faire la roue autour des cadavres de leurs camarades ; et si je ne me fusse en quelque sorte reproché comme un meurtre, de tirer mon second coup sans nécessité, j’en aurais encore tué au moins un. J’aimai mieux me montrer, et marchant vers l’endroit gisaient les morts, je mis en fuite les survivants. Je dois aussi mentionner qu’un de mes amis, tout en courant à cheval, a tué, d’un coup de pistolet, une belle poule, alors que probablement la pauvre mère retournait à son nid.

Pour peu que vous soyez un amateur de chasse, vous n’entendrez pas non plus sans intérêt le récit suivant que je tiens de la bouche d’un honnête fermier : les dindons étaient très abondants dans son voisinage ; ils s’étaient adonnés à ses champs de blé, au moment même où le maïs venait de sortir de terre, et ils en détruisaient des quantités considérables. Notre homme jura de se venger de cette maudite engeance. Il ouvrit une longue tranchée dans un endroit favorable, y répandit beaucoup de blé, et ayant chargé jusqu’à la gueule une fameuse canardière, il la plaça de façon à pouvoir tirer la détente par le moyen d’une longue corde, tout en restant complétement caché aux yeux des dindons. Dès que ceux-ci eurent aperçu le blé dans la tranchée, ils ne se firent pas prier pour faire place nette, sans cesser, pour cela, leurs ravages dans les champs. La tranchée fut de nouveau remplie, et un beau jour, lorsqu’il la vit toute noire de dindons, le fermier se mit à siffler très fort. À ce bruit, la bande entière lève la tête, alors il tire la ficelle et le coup part ! Vous eussiez vu les dindons décampant dans toutes les directions, en déroute complète et frappés d’épouvante. Quand il courut à la tranchée, il en trouva neuf sur le champ de bataille ; les autres ne jugèrent pas à propos de renouveler leurs visites au blé, de toute la saison.

Au printemps, on appelle, ou, comme on dit, on appipe les dindons en aspirant l’air d’une certaine façon à travers l’un des os qui forment la seconde jointure à l’aile de cet oiseau. On produit ainsi un son qui ressemble à la voix de la femelle. Le mâle y vient et on le tue. Mais c’est un instrument dont il faut prendre garde de donner à faux, car les dindons sont très difficiles à tromper ; à moitié civilisés surtout, ils deviennent farouches et grandement soupçonneux. J’en ai vu plusieurs répondre à cet appel, mais sans bouger d’un pas, et ainsi, déjouer entièrement la ruse du chasseur qui lui non plus, n’ose remuer, de peur qu’un seul regard du coq ne rende inutile toute tentative ultérieure pour l’attirer.

Mais la méthode la plus commune et la plus fructueuse pour se procurer des dindons, c’est celle des cages. On les établit dans la partie du bois où l’on a remarqué que ces oiseaux se perchent d’habitude, et on les construit de la manière suivante : On coupe de jeunes arbres de quatre à cinq pouces de diamètre, et on les fend en pièces longues de douze à quatorze pieds. Deux de celles-ci sont couchées sur le sol, parallèlement l’une à l’autre et à une distance de dix à douze pieds ; deux autres sont pareillement placées en travers et au bout des premières, à angle droit ; et ainsi de suite, on en couche de nouvelles les unes sur les autres, jusqu’à ce que la construction ait atteint une hauteur d’environ quatre pieds. On la recouvre alors de semblables traverses de bois placées à trois ou quatre pouces l’une de l’autre ; et, par-dessus le tout, on met une ou deux grosses souches, pour le charger et le rendre plus solide. Cela fait, il faut ouvrir une tranchée large et profonde d’environ dix-huit pouces, sous l’un des côtés de la cage dans laquelle elle vient déboucher obliquement et par une pente assez abrupte ; puis on la continue en dehors, à une certaine distance, de façon qu’elle atteigne insensiblement le niveau du sol aux environs ; enfin, sur une partie de la tranchée, en dedans de la cage et touchant à sa paroi, on établit quelques petits bâtons formant une sorte de pont qui peut avoir un pied de large. La trappe ainsi terminée, le chasseur répand au centre quantité de blé d’Inde ; il en met aussi dans la tranchée, et a soin d’en jeter çà et là quelques poignées au travers du bois ; cela se répète à chaque visite qu’il fait à sa cage, après que les dindons l’ont aperçue.

Parfois on creuse deux tranchées qui doivent s’ouvrir dans la cage par les deux côtés opposés, et sont l’une et l’autre garnies de grain. Un dindon n’a pas plutôt découvert la traînée de blé, qu’il pousse un gluck retentissant, et donne avis de cette bonne aubaine à toute la bande ; à ce signal, chacun d’accourir. D’abord ils commencent par glaner les grains épars aux alentours ; puis finissent par s’engager dans la tranchée qu’ils suivent l’un après l’autre, en se pressant le long du passage au-dessous du pont. De cette manière, quelquefois toute la troupe entre ; mais plus ordinairement cinq ou six seulement, car ces oiseaux sont alarmés par le moindre bruit, même par le simple craquement d’une branche, dans les temps de gelée. Ceux qui sont en dedans, après s’être gorgés de grain, redressent la tête, et essaient de sortir par le haut ou les côtés de la cage. Ils passent et repassent sur le pont, ne s’imaginant jamais de regarder en bas, et sans avoir l’instinct de reprendre, pour s’échapper, le chemin par ils sont venus. Ils restent là, jusqu’au retour du chasseur qui ferme le passage et met la main sur ses prisonniers.

On m’a parlé de dix-huit dindons pris ainsi, en une seule fois ; moi-même j’ai eu pour mon compte nombre de ces cages, mais je n’y en ai jamais trouvé plus de sept d’un même coup. Un hiver, je fis le total de ce que l’une d’elles m’avait produit : en deux mois seulement j’y en avais pris soixante-seize ! Quand ces oiseaux abondent, on est quelquefois fatigué d’en manger, et les propriétaires des cages négligent de les visiter pendant plusieurs jours ou même des semaines entières, de sorte que les pauvres prisonniers périssent de faim ; car, quelque étrange que cela paraisse, rarement recouvrent-ils leur liberté en s’avisant de descendre dans la tranchée et de retourner sur leurs pas. Plus d’une fois j’en ai trouvé quatre, cinq et même dix de morts dans une cage par pure négligence. Là où les loups et les lynx sont nombreux, ils savent très bien rendre visite à la cage et la débarrasser de son butin, avant le propriétaire. Un matin j’eus la satisfaction de prendre dans une des miennes un beau loup qui, lorsqu’il m’avait vu, s’était tapi, croyant que je passerais dans une autre direction.

Les dindons sauvages s’approchent souvent des dindons domestiques, s’associent ou bien se battent avec eux, les chassent et s’approprient leur nourriture ; quelquefois les coqs font la cour aux femelles apprivoisées, et en sont généralement reçus avec grande faveur, aussi bien que par les propriétaires de ces dernières, qui connaissent parfaitement l’avantage de ces sortes d’unions. En effet, la race métisse qui en provient, est beaucoup plus vigoureuse que celle des domestiqués, et par suite, bien plus facile à élever.

À Henderson, sur l’Ohio, j’avais chez moi, parmi beaucoup d’autres oiseaux sauvages, un superbe dindon élevé par mes soins dès sa première jeunesse, puisque je l’avais pris n’ayant probablement pas plus de deux ou trois jours. Il s’était rendu si familier, qu’il suivait tout le monde à la voix, et était devenu le favori du petit village ; toutefois, il ne voulut jamais se percher avec les dindons domestiques, mais régulièrement se retirait à la nuit, sur le toit de la maison où il demeurait jusqu’à l’aurore. Quand il eut deux ans, il commença à voler dans les bois, y passant la plus grande partie du jour, pour ne revenir à l’enclos que quand la nuit approchait. Il continua ce genre de vie jusqu’au printemps suivant où je le vis plusieurs fois s’envoler de son perchoir, sur la cime d’un grand cotonnier, au bord de l’Ohio, puis après s’y être un moment reposé, reprendre son essor jusqu’à la rive opposée, bien que la rivière, en cet endroit, n’eût pas moins d’un demi-mille de large ; mais toujours il revenait à la tombée de la nuit. Un matin, de très bonne heure, je le vis s’envoler vers le bois, dans une autre direction, mais sans faire grande attention à cette circonstance. Cependant, plusieurs jours se passèrent, et l’oiseau ne reparut plus.

Quelque temps après, j’étais à la chasse, me dirigeant vers certains lacs aux environs de rivière Verte. J’avais fait à peu près cinq milles, lorsque j’aperçus un bel et gros dindon qui traversait le sentier devant moi, et s’en allait en se prélassant tout à son aise. C’était le moment où la chair de ces oiseaux est dans sa vraie primeur, et je lançai mon chien qui partit au galop. Il approchait déjà du dindon, et je voyais à ma grande surprise, que celui-ci n’avait pas beaucoup l’air de s’en émouvoir. Junon allait sauter dessus, quand soudain elle s’arrêta et tourna la tête vers moi. Je courus, et jugez de mon étonnement, lorsque je reconnus mon oiseau favori lequel, ayant lui-même reconnu le chien, n’avait pas voulu fuir devant lui ; bien qu’assurément la vue d’un chien étranger n’eût pas manqué de lui faire retrouver à l’instant toutes ses jambes ! par hasard, un de mes amis passait par là, à la recherche d’un daim blessé ; il prit l’oiseau sur sa selle, devant lui, et le réintégra au domicile. — Le printemps suivant, il fut tué par mégarde, ayant été pris pour un dindon sauvage ; mais on me le rapporta, après qu’on l’eut reconnu au ruban rouge qu’il portait toujours autour du cou.

Maintenant, dites-moi, cher lecteur, quel nom donner à ce fait ? Voilà un dindon qui reconnaît mon chien, longtemps son compagnon dans le verger et dans les champs ! Est-ce ici le résultat de l’instinct ou de la raison ; l’effet purement mécanique d’une impression qui se réveille, sans que l’animal en ait conscience, ou bien, l’acte d’un esprit intelligent ?

À l’époque où je me retirai dans le Kentucky, il y a déjà plus d’un quart de siècle, les dindons étaient si abondants, que le prix d’un de ces oiseaux sur le marché, était moindre qu’aujourd’hui celui du plus mince volatile de basse-cour. J’en ai vu offrir pour la somme de trois pence[6] la pièce, et qui pesaient de dix à douze livres. Un dindon de premier choix, pesant de vingt-cinq à trente livres, était regardé comme bien vendu pour un quart de dollar[7].

Quant aux poules, leur poids est de neuf livres, en moyenne. Cependant, dans la saison des fraises, j’ai tué des femelles qui ne pondaient plus et pesaient treize livres ; et j’en ai vu quelques-unes de si grasses, que le corps leur crevait en tombant à terre, de l’arbre où on les avait tuées. Les mâles varient davantage en taille et en pesanteur. De quinze à dix-huit livres, c’est bellement estimer leur poids ordinaire. J’en vis un, en vente, au marché de Louisville, qui pesait trente-six livres. Ses appendices pectoraux mesuraient un grand pied.

Quelques naturalistes de cabinet représentent la femelle comme privée de ces appendices à la gorge ; mais tel n’est pas le cas pour l’oiseau complètement venu. Comme je l’ai dit, les jeunes mâles, aux approches du premier hiver, ont simplement à cette partie, une sorte de protubérance dans la chair, tandis que les poules du même âge n’offrent rien de pareil. La seconde année, les mâles se reconnaissent au pinceau de poils qui peut avoir quatre pouces de long, au lieu que, chez les femelles qui ne sont pas stériles, c’est à peine s’il est apparent. La troisième année, le mâle peut être réputé adulte, bien qu’il doive croître encore en taille et en poids, pendant plusieurs années. Les femelles, à quatre ans, sont dans leur pleine beauté, et ont les appendices pectoraux longs de quatre ou cinq pouces, mais moins gonflés que dans le mâle. Les poules stériles ne les acquièrent que dans un âge très avancé. Le chasseur expérimenté sait les reconnaître du premier coup d’œil, parmi toutes les autres, et les tue de préférence. Le grand nombre de jeunes poules qui manquent des mamelons en question, a sans doute donné naissance à cette idée, que toutes en sont dépourvues.

Les doubles plumes longues et tombantes qui, chez cet oiseau, recouvrent les cuisses et le bas des flancs, sont souvent employées, par les femmes de nos colons et de nos fermiers, pour faire des palatines. Ces palatines, bien confectionnées, sont d’un bel effet et très confortables.





  1. The mast. En Amérique, on entend par ce mot, non-seulement la faîne, mais en général toute espèce de fruits de forêts, aussi bien que les diverses sortes de baies, et même le raisin.
  2. « Purring. » Proprement le bruit d’un chat qui file.
  3. « Spice-Wood-Bushes. » (Laurus benzoin, Linn.)
  4. Le Wabash, rivière qui prend sa source dans l’ouest de l’État d’Ohio, et afflue dans la rivière de ce nom, après un cours d’environ 180 lieues.
  5. Cane-brake, champ de cannes.
  6. 30 centimes.
  7. 1 fr. 25 centimes.