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Scènes de la vie des courtisanes/L’Incantation

La bibliothèque libre.
Traduction par Pierre Louÿs.
Petite collection à la Sphinx (p. 33-42).

iv

L’Incantation

mélitta, courtisane.
bakkhis, son amie.
akis, son esclave
.


mélitta

Si tu connais, Bakkhis, une vieille, une de ces Thessaliennes qui connaissent les charmes et savent rendre aimable même la femme la plus détestée, puisses-tu en profiter toi-même, mais prends-la et amène-la-moi. Mon sang, mon or, je donnerais tout avec joie si seulement je voyais Kharinos revenir à moi et haïr Simikhé.

Bakkhis

Qu’est-ce que tu dis ? Il n’est plus avec toi ? C’est chez Simikhê, ô Mélitta, que va Kharinos ? Lui qui a eu pour toi tant de querelles avec ses parents, et qui a refusé cette riche fiancée et sa dot de cinq talents ? Je me rappelle te l’avoir entendu dire.

Mélitta

Tout cela est parti, ô Bakkhis, et voilà cinq jours entiers que je ne l’ai pas vu ; ils boivent, chez son camarade Pammenès, lui et Simikhê.

Bakkhis

C’est terrible, Mélitta, ce qui t’arrive. Mais pourquoi aussi vous êtes-vous brouillés ? Sans doute ce n’est pas pour peu de chose.

Mélitta

Je n’ai rien à dire là-dessus. Avant-hier en revenant du Peiraieus, où il était allé, je crois, envoyé par son père pour toucher une créance, il ne m’a pas regardée en entrant, il n’a pas voulu me connaître quand j’accourais vers lui comme d’habitude ; et quand j’ai voulu l’embrasser il m’a repoussée en disant : « Va-t’en avec ton armateur Hermotimos ou bien va voir ce qui est écrit sur les murs du Kerameikos où vos noms sont gravés sur une stèle. — Quel Hermotimos ? ai-je dit, quelle stèle dis-tu ? » Mais sans me répondre et sans dîner, il s’est couché le dos tourné. J’ai fait tout ce que j’ai pu inventer, je l’ai pris dans mes bras, j’ai essayé de le retourner de mon côté, je l’ai embrassé entre les épaules. Mais comme rien ne pouvait l’amollir, il m’a dit : « Si tu continues, je vais m’en aller tout de suite, au milieu de la nuit ! »

Bakkhis

Tout de même, tu connais Hermotimos ?

Mélitta

Puisses-tu me voir, ô Bakkhis, devenir plus malheureuse encore que je ne le suis, si je connais un armateur du nom d’Hermotimos. Le matin il s’est éveillé au chant du coq et est parti. Je me suis souvenue alors de ce qu’il m’avait dit au sujet du nom écrit au Kerameikos, et j’ai envoyé Akis pour qu’elle vît ce qu’il y avait. Elle n’a rien trouvé d’autre que cette seule inscription à droite en entrant, près du Dipylos : « Mélitta aime Hermotimos » et un peu plus bas, « L’armateur Hermotimos aime Mélitta. »

Bakkhis

Quelles idées ont les jeunes gens ! J’y suis. Quelqu’un a écrit cela pour tourmenter Kharinos sachant qu’il était jaloux. Lui, il l’a cru sur-le-champ. Si je le voyais, tout à l’heure, je lui en parlerais. Il est sans expérience, comme un enfant qu’il est.

Mélitta

Mais comment le verrais-tu ? Il s’est enfermé avec Simikhê. Ses parents sont venus le chercher chez moi. Si je pouvais trouver, Bakkhis, une vieille, comme je t’ai dit. Rien qu’à se montrer elle me sauverait la vie.

Bakkhis

Il y a, ma chérie, une magicienne très courue, Syrienne de race, encore verte et vigoureuse. Phanias m’avait quittée sans raison, comme Kharinos ; elle l’a réconcilié avec moi après quatre mois entiers, quand je désespérais déjà, et par ses enchantements elle me l’a ramené.

Mélitta

Qu’est-ce qu’elle a fait, cette vieille, si tu te le rappelles encore ?

Bakkhis

Elle ne prend pas beaucoup, Mélitta, pour salaire. Rien qu’une drachme et un pain. Mais il faut apporter encore du sel, sept oboles, du soufre et une torche de résine. La vieille prend tout cela ; on verse aussi du vin dans un kratère et c’est elle qui le boit. Enfin il faudra quelque chose de l’homme lui-même, tel que des vêtements ou des chaussures ou quelques cheveux ou d’autres choses semblables.

Mélitta

J’ai ses chaussures.

Bakkhis

Elle les suspend à un clou, brûle du soufre dessous et répand du sel sur le feu en disant vos noms, le sien et le tien. Ensuite elle tire une toupie de son sein et elle la fait tourner en récitant le charme avec une voix rapide, — des mots barbares à faire trembler. — Voilà ce qu’elle a fait. Et bientôt Phanias, malgré les reproches de ses camarades, de Phoibis avec qui il vivait et qui le suppliait, revint à moi. Il était poussé par le charme. Et même elle m’a appris le moyen de rendre Phoibis détestée ; c’est d’observer la trace de ses pieds quand elle vient de passer, et de les effacer en posant le pied droit où elle a mis le pied gauche et le pied gauche où elle a mis le pied droit, en disant : « J’ai marché sur toi. Je suis au-dessus de toi. » Et j’ai fait ce qu’elle m’avait dit.

mélitta

Pas de retard, pas de retard, ô Bakkhis ! appelle déjà la Syrienne. Et toi, Akis, prépare le pain et le soufre et tout ce qu’il faut pour l’incantation.