Scènes de la vie des courtisanes/Les Conseils maternels

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Traduction par Pierre Louÿs.
Petite collection à la Sphinx (p. 25-32).

iii

Les Conseils maternels

philinna, courtisane.
sa mère.


la mère

Tu étais folle, Philinna, hier ? Qu’est-ce qu’il t’a pris pendant le souper ? Diphilos est venu me voir ce matin en pleurant et il m’a raconté tout ce qu’il avait eu à souffrir de toi. Tu t’es soûlée, tu t’es levée au milieu du repas en dansant quand il te le défendait, et après cela tu as donné un baiser à son ami Lamprias ; et comme il se fâchait, tu l’as quitté, tu es allé près de Lamprias, tu l’as pris dans tes bras, et Diphilos étouffait de colère à cause de cela. Et la nuit, je le sais, tu n’as pas couché avec lui ; tu l’as laissé pleurer et tu t’es étendue toute seule sur un lit voisin, en chantant pour lui faire de la peine.

philinna

Mais ce qu’il m’a fait, mère, il ne te l’a pas dit. Sans cela tu ne te mettrais pas du côté de cet insolent. Il m’a laissée pour aller causer avec Thaïs, la maîtresse de Lamprias qui n’était pas encore arrivé. Il vit que cela me faisait de la peine, que je lui faisais des signes, alors il prit Thaïs par le bout de l’oreille, il lui fit pencher la tête en arrière et lui donna un baiser si bien aspiré qu’elle ne pouvait plus décoller ses lèvres. Moi je pleurais, mais il se mit à rire, et à dire toutes sortes de choses à l’oreille de Thaïs, contre moi sans doute, car Thaïs riait en me regardant. Quand ils entendirent Lamprias entrer et qu’ils furent fatigués de se baiser l’un l’autre, j’allai me coucher avec Diphilos pour qu’il n’eût aucune excuse ensuite. Alors Thaïs se leva et dansa la première en montrant ses jambes jusqu’en haut comme si elle était seule à les avoir belles ! Quand elle s’arrêta, Lamprias ne dit rien, mais Diphilos vanta tant qu’il put son rythme et sa danse, disant comme son pied suivait bien la cithare, et comme sa jambe était belle, et dix mille autres choses, comme s’il parlait de la Sôsandra de Kalamis, et non de cette Thaïs, que tu connais bien et moi aussi puisque nous nous sommes baignées avec elle. Alors cette Thaïs se moqua de moi : « Si quelqu’une, dit-elle, n’était pas si honteuse d’avoir les jambes maigres, elle se lèverait aussi et danserait. » Que dirai-je, mère ? Je me suis levée et j’ai dansé. Que fallait-il faire ? Supporter cette moquerie au risque de la laisser croire, et permettre à Thaïs de régner sur le festin ?

la mère

Tu es trop ardente, ma fille. Il ne fallait pas prendre cela tant à cœur. Dis moi ce qui s’est passé après.

philinna

Tout le monde m’a félicitée, mais Diphilos seul s’est couché sur le dos, et a regardé le plafond, jusqu’au moment où je me suis arrêtée de fatigue.

la mère

Mais tes baisers à Lamprias, est-ce vrai ? as-tu quitté ton lit pour le prendre dans tes bras ?… Tu te tais ?… En effet, c’est impardonnable !

philinna

Je voulais lui rendre chagrin pour chagrin.

la mère

Ainsi tu n’as pas couché avec lui, et tu as chanté pendant qu’il pleurait ? Tu ne comprends donc pas, ma fille, que nous sommes pauvres, tu ne te rappelles plus tout ce que nous avons reçu de celui-là et comment nous aurions passé l’hiver dernier, si l’Aphrodite ne l’avait envoyé vers nous.

philinna

Quoi donc ? je supporterai d’être insultée par lui à cause de cela ?

la mère

Rage, mais ne te moque pas. Tu ne sais pas que les amants cessent d’aimer quand on se moque d’eux, et qu’ils s’en veulent à eux-mêmes ; tu as toujours été trop difficile pour celui-là. Prends garde que, selon le proverbe, nous ne cassions la corde pour l’avoir trop tendue.