Scènes du jeune âge/Texte entier

La bibliothèque libre.
Dumont, libraire-éditeur (volume 1p. --235).

SCÈNES


DU JEUNE ÂGE.


IMPRIMERIE DE GUIRAUDET,


RUE SAINT HONORÉ, N. 315.


Un petit garçon est perché sur une table, dans un cabinet de curiosité et bibliothèque. Il tire à bout de bras sur un livre qui va tomber. Une petite fille le montre de la main et dit… Ah mon Dieu ! tu vas casser quelque chose.
La Lanterne Magique. Ah mon Dieu ! tu vas casser quelque chose.


SCÈNES


DU JEUNE ÂGE,


PAR

Mme  SOPHIE GAY.


TOME Ier.




PARIS,
DUMONT, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
PALAIS-ROYAL, No 88, AU SALON LITTÉRAIRE.


1834.



PRÉFACE.


Mes jeunes lecteurs j’ai passé ma vie à vous étudier et à vous chérir. J’étais mère à seize ans, et ce bonheur a décidé de ma vocation : les soins que réclame le bien-être d’un enfant, ceux qu’exige le développement de son caractère, sont devenus mon occupation favorite. Après avoir médité sur cet important sujet, et consacré le fruit de mes observations à la direction de ma petite famille, j’ai voulu étendre cette observation sur toutes les classes d’enfants ; ceux du pauvre comme ceux riche m’ont paru mériter les leçons de mon expérience ; et j’ai pensé à les amuser en les racontant à eux-mêmes.

Chaque état a ses dangers, ses habitudes, ses vertus. Certainement la probité, l’honneur, sont indispensables dans toutes les conditions ; mais il en est pourtant où la moralité d’un enfant est plus exposée que dans une autre. Un petit commissionnaire, par exemple, doit être d’une fidélité, d’une exactitude à toute épreuve, sinon il perd la confiance de ceux qui lui font gagner sa vie. L’indiscrétion, chez une petite fille du grand monde, où le moindre mot peut avoir de graves conséquences par la nature des intérêts dont elle entend parler, a cent fois moins d’inconvénient que dans la bouche de la fille d’un paysan, dont l’existence est pour ainsi dire à jour, et qui a bien rarement sujet de cacher aucun de ses projets ni aucune de ses actions. La paresse du fils d’un grand seigneur en fait un ennuyeux ; tandis que la paresse du fils de l’ouvrier en fait souvent un criminel : donc l’importance de ce défaut, le plus commun, le plus dangereux de tous, augmente selon la condition du fainéant.

C’est par suite de cette remarque que je me suis appliquée à chercher les moyens d’instruire et d’intéresser les enfants de tous les rangs et de tout âge, depuis le gamin qui va à l’école jusqu’à la jeune fille à marier : car les défauts et les qualités des jeunes personnes fournissent assez d’incidents pour être le sujet de plusieurs nouvelles.

Enfin c’est un ouvrage de mœurs enfantines que j’offre à mes gentils lecteurs. Si ces Scènes du jeune âge sont bien accueillies d’eux, je poursuivrai le cours de mes études en ce genre. Je dirai leurs aventures, leurs chagrins, que l’âge mûr dédaigne, et qui ne sont pas moins cruels pour n’avoir point de causes graves. Je ne les ennuierai pas de longs discours de morale. Je leur montrerai simplement le profit qu’on trouve à être bon, noble et courageux dans toutes les conditions de la vie. Et peut-être me sauront-ils gré un jour de leur avoir appris, en jouant, cette grande vérité : Il n’y aurait pas de mérite à être le meilleur possible, qu’il faudrait encore être bon par intérêt.

S. G.


LA CHEVELURE.

Telles gens n’ont pas fait la moitié de leur course, Qu’ils sont à bout de leurs écus.

LAFONTAINE. L’Ivrogne et sa femme.

(Fable.)




LA CHEVELURE.


DÉDIÉ


À Mlle LAURETTE DESVARENNES.




Dans un château de la Normandie s’élevaient deux enfants, l’espoir, l’amour de leur famille : Albine et Ferdinand.

La première, âgée de sept ans, avait déjà toutes les qualités qui en promettent de plus essentielles, et toutes les grâces qui suppléent même à la beauté ; enfin ses yeux, d’un bleu céleste, et ses beaux cheveux blonds bouclés, lui donnaient l’air d’un ange ; seulement, comme on avait le tort de vanter trop souvent devant elle ses agréments et ses qualités, elle les exagérait parfois. C’est un travers que les grandes personnes les plus spirituelles ont beaucoup de peine à éviter. Celles dont on vante la taille fine se font serrer dans leur corset à en perdre la respiration ; celles dont on admire les dents perlées rient sans cesse et se donnent l’air imbécile ; celles dont on vante l’ordre deviennent avares ; et celles dont on exalte la générosité jettent leur argent par la fenêtre.

C’est dans ce dernier tort que tombait ordinairement la gentille Albine : on avait si souvent raconté que les pauvres ne l’imploraient jamais en vain, qu’elle leur donnait tout ce qu’elle avait dans le petit sac qu’elle emportait à la messe. Ses bonnes amies trouvaient-elles sa poupée jolie, ses joujoux plus amusants que les leurs, aussitôt elle leur en faisait présent ; il en était quelquefois autant de ses robes et des bijoux que lui donnait sa famille. Sa montre, par exemple, avait passé dans les mains de la petite Célina, qu’Albine venait de trouver en larmes parce qu’elle avait cassé la sienne.

— Ne pleure pas, avait-elle dit ; prends celle-ci. Ta maman ne s’apercevra pas du changement, et tu ne seras point grondée ; seulement allons cacher dans un coin du jardin tous ces morceaux rompus, pour qu’on ne sache pas le malheur qui vient de t’arriver.

Et la voilà aidant Célina à enterrer les débris de sa montre, débris d’une valeur réelle, puisqu’ils étaient en or.

La bonne de Célina, qui les a entendues de la chambre à côté, raconte le trait à tout le monde. Mad. de Rosanne s’empresse d’acheter une montre encore plus jolie, pour récompenser la générosité de sa fille ; et la mère de Célina, voulant aussi témoigner sa reconnaissance du riche présent fait à la sienne, donne à Albine une chaîne émaillée et un album rempli des plus belles images.

Ainsi Albine, loin d’éprouver la moindre privation, par suite de son excès de générosité, y gagna quelque chose de plus et de mieux. Ce n’était pas le moyen de lui en montrer l’inconvénient.

Ferdinand, élevé à la mode du jour, dans des principes contraires, savait déjà qu’on n’arrive à rien sans argent ; et le désir de faire fortune, pour rendre à son père celle qu’il avait perdue par l’effet des révolutions, le rendait calculateur, à un âge où l’on ne sait ordinairement que dépenser.

— Avec ta manie de ne jamais garder un sou, disait-il à sa petite amie, tu verras que tu seras un jour bien embarrassée : car il arrive toujours quelque événement où l’argent est nécessaire.

— Eh bien ! j’en demanderai à maman, répondit-elle.

— C’est bon ; mais, à force d’en demander à ta mère pour contenter tous tes caprices, elle n’en aura plus elle-même à te donner. D’ailleurs mon père dit que, pour l’emploi que tu en fais, il vaudrait bien mieux qu’elle ne t’en donnât pas du tout.

— Belle idée vraiment, et qui réjouirait bien les gens de la maison !

— Ma foi oui ; s’ils étaient raisonnables, ils s’en réjouiraient, reprit Ferdinand : car tu as déjà manqué les faire mettre plus d’une fois à la porte, avec tes générosités. Ces cinq francs que tu as donnés pour boire l’autre soir au cocher lui ont servi à si bien se griser qu’il a pensé nous verser en sortant du Vaudeville ; et tout cet argent que tu as donné à ta bonne pour aller à Franconi avec sa famille, pendant que ta maman était sortie, crois-tu qu’il ait été mieux employé ? Ta mère voulait chasser la pauvre fille pour t’avoir laissée seule ; c’est toi qui l’as fait gronder. Va, je sais fort bien que tu m’appelles un sermonneur, un grippe-sou, quand je te parle ainsi ; mais je te répète ce que dit mon père : « Qui ne sait pas garder ne sait pas donner. »

— Quand j’aurai neuf ans comme toi, je serai ménagère ; d’ici là, je ne manquerai de rien : ainsi laisse-moi tranquille.

Et Albine vola vers la marchande de bouquets qui passait dans la grande allée des Tuileries, et elle acheta ce qui lui restait de bouquets de violettes pour les distribuer à toutes les petites filles qui jouaient autour d’elle.

Après une foule de dépenses de ce genre, Albine, qui en méditait encore beaucoup d’autres, vint trouver Ferdinand :

— Je n’ai plus d’argent, lui dit-elle un jour ; je ne sais plus comment faire. Ne pourrais-tu pas, Ferdinand, en demander à ton père, et me le prêter ?

— À mon père ? vraiment non. Il s’est arrangé pour ne jamais m’en donner ; et cependant, si tu peux attendre, j’en aurai dans quinze jours à ta disposition.

le trouveras-tu ?

— J’ai mon semestre de rentes à toucher.

— Qu’est-ce que tu dis là ? des rentes ? Tu parles comme mon oncle l’agent de change.

— Oui, du cinq pour cent, c’est ainsi que cela s’appelle je m’en souviens bien. Mon papa me mène, au mois de mars et au mois de septembre, près de la Bourse, chez un monsieur qui me dit : « Bonjour, mon petit Monsieur. Vous venez chercher votre semestre de rente ? » La première fois je ne savais pas que lui répondre, mais il me compta cinquante francs en belles pièces d’argent. Papa me dit de les prendre et que c’était à moi. J’ai très bien su, depuis, que mon semestre voulait dire cinquante francs.

— Et tu ne pourrais pas avoir ton semestre une troisième fois pour me le prêter ?

— Il n’y a pas trois semestres dans l’année, ignorante.

— Comment appelles-tu ce Monsieur ?

— Monsieur Daru. C’est le directeur de la caisse de prévoyance.

— Eh bien ! si j’allais avec ma bonne lui demander un semestre, il m’en donnerait peut-être aussi.

— En voilà une fameuse ! dit Ferdinand en riant de tout son cœur. Va, pour la fille d’un receveur-général, tu n’es pas forte en finances : aussi je ne te répéterai pas ce que mon père m’a dit sur cette caisse de prévoyance, qui fait qu’en moins de quelques années on peut avoir une grosse somme quand on n’en a mis qu’une petite. Tu ne comprendrais pas cela, toi ; mais ce que je puis te dire, c’est qu’au lieu de dépenser tout ce qu’on te donne, si tu en mettais à la caisse de prévoyance une partie, tu aurais toujours de quoi faire la généreuse, et de quoi acheter des robes à ta poupée.

— Tout cela peut être vrai, dit Albine avec dépit, mais cela ne me rend pas plus riche aujourd’hui. Nous allons partir pour la campagne ; j’ai besoin d’emporter toutes sortes de choses pour ne pas m’ennuyer : car nous n’aurons plus là nos bonnes amies des Tuileries, le théâtre de M. Comte, et les mauvais jours de l’Opéra, quand maman nous donne sa loge. Il faudra bien trouver quelque moyen de jouer toute seule ; et je voulais acheter cette belle chambre à coucher que nous avons vue chez Giroux, avec ce joli trousseau de poupée qui est serré dans la petite commode et l’armoire à glace. Tout cela est un peu cher, à la vérité, et maman dit que c’est une folie de mettre tant d’argent à des joujoux ; mais elle dit toujours comme cela ; et puis quand elle voit que j’ai bien du chagrin, elle a peur que je tombe malade, et elle finit toujours par m’accorder ce que je lui demande.

En effet Albine pria avec tant d’instance sa mère de lui donner de l’argent, que Mad. de Rosanne y consentit, mais à la condition qu’Albine en ferait un bon usage, c’est-à-dire qu’elle en consacrerait la moitié à ses joujoux, et qu’elle garderait l’autre pour quelques dépenses utiles : car, ajoutât-elle, on est souvent bien malheureux de n’avoir pas de quoi faire une bonne action.

Mais Albine, au lieu d’écouter cet avis raisonnable, employa toute la somme qu’elle venait de recevoir à satisfaire ses caprices, et elle partit pour la campagne sans un sou dans sa bourse. Sa mère, justement irritée d’une prodigalité sans excuse, résolut de l’en punir en ne lui donnant plus d’argent.

Albine reçut cette déclaration avec fierté, et répondit qu’elle se laisserait manquer de tout, plutôt que de s’exposer désormais à un refus humiliant.

Comme au fait elle ne manquait de rien, cette résignation ne lui semblait pas devoir être bien pénible.

Mais un matin qu’elle allait avec une gouvernante voir sa nourrice dans le village voisin, elles rencontrèrent dans la ferme qu’il fallait traverser une espèce d’élégant de boutique, portant un habit gras, un chapeau déformé, une cravate à fleurs, un lorgnon de chrysocalque, des bottes trouées, le tout couvert de poussière. Ce fringant monsieur mesurait avec une ficelle la longueur des cheveux d’une fille de basse-cour, belle brune, dont les cheveux étaient d’un noir admirable. Il les pesa ensuite dans sa main, et dit :

— La marchandise est belle, j’en conviens, mais la couleur n’est pas avantageuse. Si tout cela était blond, je vous en donnerais quarante francs, ma bonne fille ; mais le cheveu noir est fort tombé cette année, à cause des progrès de la teinture, et en vous donnant quinze francs de cela, je risque d’y mettre du mien. Voilà une chevelure comme il m’en faudrait, ajouta-t-il en montrant celle d’Albine ; mais vous n’avez pas envie de me la vendre, n’est-ce pas, ma belle demoiselle ?

— Non, M. le perruquier, répondit-elle en franchissant la porte de la cour pour gagner la grande route.

Sa bonne lui fit observer la mine fâchée que prenait le perruquier, et lui dit qu’il ne fallait jamais appeler les gens du nom de leur état, car il n’était personne qui ne s’en offensât.

— Et pourquoi cela ? demanda-t-elle.

— Je n’en saurais donner la raison ; mais vous-même, mademoiselle qui êtes une petite fille, si l’on vous répondait : Oui, petite fille, je parie que cela vous fâcherait.

En causant ainsi, elles arrivèrent chez la mère Thérèse, et furent bien étonnées de la trouver tout en pleurs.

— Qu’as-tu donc, ma bonne nourrice, s’écria Albine en sautant à son cou.

— J’ai que cette pauvre femme, notre voisine, va mourir de misère, et que je ne puis voir vendre ses meubles sans pleurer. Tenez, voyez plutôt : les huissiers sont là, dans sa maison, à saisir les derniers meubles qui lui restent, et cela parce qu’elle et son mari ont les fièvres depuis huit mois, et qu’ils ne peuvent pas gagner leur loyer à travailler. Dame ! on a fait ce qu’on a pu pour eux dans le village ; mais, que voulez-vous, la somme est trop forte, on ne peut pas faire plus que ses moyens ne comportent ; et Dieu sait où le père, la mère et ses trois enfants iront coucher ! Ça me fend le cœur, ces choses-là, et je ne peux pas les voir sans pleurer. Pauvres enfants !

En écoutant ce récit Albine pleurait aussi du regret de n’avoir rien à donner à cette malheureuse famille. Ah ! ma mère avait bien raison, pensa-t-elle : si j’avais acheté quelques joujoux de moins, j’aurais de quoi empêcher ces pauvres gens de mourir de faim. Alors une idée semble la préoccuper ; elle quitte sa nourrice et s’enfuit dans le petit enclos qui sert de potager à la chaumière.

— Où allez-vous, mademoiselle, s’écrie la bonne ?

— Je vais jouer avec ma sœur de lait dans le jardin, répond Albine en courant.

Et la bonne, fatiguée de la course qu’elle vient de faire, s’assied près de la nourrice d’Albine, pour lui entendre raconter les histoires du village et des châteaux voisins.

Pendant ce temps Albine embrasse sa sœur de lait, qui arrache les mauvaises herbes d’un plan de haricots ; puis elle ouvre la petite porte de treillage qui donne dans les champs, et elle rejoint à peu de distance le perruquier, qui sortait de la ferme ; elle lui propose de lui vendre ses cheveux pour les quarante francs qu’il en avait offerts. Le marché était trop avantageux pour être refusé. Il fit bien quelques difficultés sur la crainte d’exciter la colère de la bonne ou des parents d’Albine ; mais celle-ci, accoutumée à faire ses volontés, lui jura qu’elle ne recevrait les reproches de personne, surtout s’il ne donnait pas à sa gouvernante le temps de courir après elle.

Alors le perruquier fait entrer Albine sous un hangar près du chemin, où des petits paysans jouent à la marelle ; il tire une grande paire de ciseaux, et les longues mèches dorées tombent sous le fer du perruquier, comme les épis sous la faucille du moissonneur.

Les enfants qui le voient faire ne s’en étonnent pas : car eux-mêmes lui ont vendu leur chevelure l’année d’avant, et cela par ordre de leur mère ; aussi ne pensent-ils pas qu’Albine agisse sans le consentement de la sienne.

Le sacrifice accompli, Albine reçoit huit écus de cinq francs et court les porter à cette pauvre famille. Elle voit la mère et les enfants qui sanglotent à la porte de la maison, dont les huissiers les chassent.

— Tenez, dit-elle à la femme qui pleure, voilà de quoi payer ce qu’on vous demande : rentrez dans votre maison, et consolez-vous.

La pauvre femme croit rêver en voyant cette pluie d’argent tomber dans son tablier. Elle veut se lever pour remercier Albine ; mais la joie qui la saisit lui en ôte la force ; elle ne peut que faire signe à ses enfants de se jeter aux genoux d’Albine pour lui rendre grâce d’un si grand bienfait. Mais elle n’attend point ces témoignages de leur reconnaissance ; elle retourne bien vite vers sa bonne, en attachant sa petite capote de paille si près de ses joues, qu’on ne puisse voir sa tête dépouillée de ses beaux cheveux.

— Mais où donc êtes-vous, mademoiselle ? Vous nous causez une inquiétude mortelle : depuis une demi-heure, que votre sœur de lait nous a dit que vous étiez sortie du jardin, nous vous avons cherchée dans le petit bois, dans la carrière à sable, enfin partout, sans pouvoir vous trouver.

— Parce que j’étais tout à côté de vous.

— Où cela donc, mon enfant, dit la nourrice ?

— Mais avec ta voisine…, cette pauvre femme…, tu sais bien…

Et en disant ces mots, la peur d’être grondée faisait balbutier Albine : car elle venait d’apercevoir la mère et les enfants à la porte de sa nourrice. Bientôt la chambre fut envahie par la pauvre famille et tous les paysans du village, qui voulaient voir la petite fille si bienfaisante et lui donner des bénédictions.

— À qui donc en ont-ils, demandait la gouvernante à la nourrice, et qu’est-ce qu’ils veulent à cette enfant ?

— Quoi ! vous ne devinez pas ? répondait-elle. C’est Albine qui aura fait comme sa mère, qui aura donné de l’argent à ces braves gens, si malheureux.


— Ah ! je l’en défie, dit la gouvernante : car elle a si bien jeté le sien par la fenêtre, qu’il ne lui reste pas un liard, et qu’elle ne peut pas en emprunter, madame ayant déclaré qu’elle renverrait la première personne qui lui en prêterait. C’est que, voyez-vous c’était une ruine.

Pendant ce temps la pauvre femme racontait l’heureuse surprise qu’elle venait d’éprouver, et montrait les quarante francs à la nourrice avant de les remettre aux huissiers.

— Comment cela se peut-il ? répétait la bonne ; où vous êtes-vous procuré cet argent, mademoiselle ?

Et ces questions étaient faites d’un ton sévère, qui intimidait Albine ; elle gardait le silence. Alors sa nourrice la prit sur ses genoux, et lui dit :

— Réponds, mon enfant : cet argent qui t’a fait faire une si belle charité, il ne peut pas te venir par quelque méchant moyen. Tu ne l’as pris à personne, n’est-ce pas ? car il ne faut pas prendre à Pierre pour donner à Paul, vois-tu. Allons, dis-nous qui te l’a donné ; sinon, l’on pourrait croire…

En ce moment la fierté d’Albine ne lui permettant pas de souffrir qu’on la soupçonnât d’une action honteuse, elle détacha lentement les rubans qui formaient un nœud sous son cou, elle ôta son chapeau ; et la bonne fit un cri d’effroi comme si le diable lui fût apparu.

— Méchante petite fille ! s’écria-t-elle quand le saisissement lui permit de parler, qu’avez-vous fait, et que pourrai-je répondre à votre mère, quand elle voudra savoir ce que sont devenus vos cheveux ? Maudit perruquier ! c’est un fripon, un coquin, qu’il faut faire arrêter. Abuser de la simplicité d’une enfant pour la tondre ainsi, sans égard pour sa bonne ; l’exposer à perdre sa place ! car, j’en suis sûre, après ce beau coup-là, madame ne voudra plus me revoir. D’abord, ramènera la petite qui voudra : moi je ne rentre pas à la maison, ajouta-t-elle ; jamais je n’aurai le courage de supporter les reproches de madame. Elle qui admirait tant les beaux cheveux de sa fille ; qui passait des heures à les arranger ! Ah ! mon Dieu non, je n’irai pas la lui montrer laide comme la voilà.

En écoutant ce discours peu rassurant, Albine pleurait. L’aînée des enfants de la pauvre femme, petite fille de dix ans, voit le chagrin de sa bienfaitrice : elle sort de la chaumière ; et, guidée par la reconnaissance, elle court au château de Rosanne.

À force de caresses, la mère Thérèse parvint à calmer un peu les craintes d’Albine ; elle se charge de remplacer sa gouvernante et de la reconduire elle-même à sa mère. Tout le village voudrait l’accompagner, et demander grâce en faveur d’une bonne action qui aurait pu coûter moins cher, si la prodigalité d’Albine ne l’avait pas rendue si pauvre. Mais, enfin, c’était le tort d’un bon cœur, et ceux-là sont toujours pardonnables.

On se met en marche. En traversant le petit potager, Albine, qui n’a pas encore remis son chapeau, voit un grand baquet plein d’une eau clair. Elle veut s’y mirer, et s’écrie :

— Ah ! mon Dieu ! maman ne va pas me reconnaître.

Elle se croit défigurée, tant l’absence de ses beaux cheveux bouclés change l’ensemble de sa tête ; mais elle se retourne vers la pauvre femme, qui marche joyeusement à ses côtés ; elle voit rire les enfants qui la suivent, et elle se dit, en passant la main sur ses cheveux presque ras :

— Bah ! ils repousseront.

Cependant lorsqu’elle arrive, avec sa nourrice, dans la cour du château, elle hésite à monter le perron, et voudrait gagner du temps avant-de se montrer à sa mère.

— Monte chez maman, dit-elle à sa nourrice ; va la prévenir ; dis-lui que je suis bien laide.

En disant ces mots, de grosses larmes roulaient dans ses yeux, et elle alla se cacher dans une allée du parc.

Mais en traversant la terrasse, Albine aperçoit sa mère : une petite paysanne est à ses genoux ; toutes deux pleurent. Albine reconnaît la fille de la pauvre femme, et devine que, dans sa reconnaissance, l’enfant demande grâce pour elle et raconte ce qu’elle a fait pour la secourir. Émue d’une action si touchante, Albine oublie toute crainte et court embrasser la petite Marianne ; puis elle regarde sa mère, la voit attendrie, et se jette dans ses bras avec confiance.

— Je devrais te gronder, dit-elle à Albine en lui souriant, car tu aurais pu secourir ces bonnes gens sans me priver des jolis cheveux qui t’embellissaient.

— Vous m’aviez défendu de ne plus jamais vous demander d’argent.

— Pour le prodiguer, sans doute : car, tu le vois, après tout ce que tu en as eu, il t’a fallu me voler aujourd’hui ta plus belle parure, pour être charitable ; demain tu seras sans ressources contre le malheur des pauvres ; mais j’ai voulu te donner ce chagrin, pour t’apprendre qu’on ne peut pas être prodigue et généreux.


BANCROCHE.




Il ne se faut jamais moquer des misérables ;

Car qui peut s’assurer d’être toujours heureux

Lafontaine, le Lièvre et la Perdrix.
(Fable)




BANCROCHE.


DÉDIÉ


À MON PETIT AMI JULES DUPUY.




C’était un samedi : en revenant du collége Louis-le-Grand, Alphonse de Romière et son gouverneur passaient sur le Pont-Neuf ; les cris d’une voix jeune frappèrent son oreille. « Oh là là ! au secours ! ils me tuent ! » criait-elle. Alphonse se retourne, et voit un pauvre petit garçon tout déguenillé qui succombait sous les coups de trois enfants ayant le double de son âge et de sa force. Révolté de ce combat inégal, Alphonse ne craint pas de se commettre avec la troupe des petits commissionnaires ; il se précipite sur les oppresseurs, les met en fuite et, avec l’aide de son gouverneur, il délivre le pauvre vaincu, qui baisait les genoux d’Alphonse, et crottait son pantalon en serrant sa jambe tendrement ; le tout par reconnaissance.

Si désintéressée que soit une bonne action, on aime à savoir si elle est bien placée : le jeune Alphonse s’arrêta quelques moments pour considérer la figure de son protégé. Des traits réguliers, un regard d’une vivacité extraordinaire, joint à un sourire doux et triste, le rendaient agréable, malgré le sang et la boue dont il était alors barbouillé ; car le pauvre enfant avait reçu un coup de poing sur le nez pendant la bataille.

— Allons, relève-toi, dit Alphonse, et suis-moi dans ce café.

— Aidez-moi un peu, dit l’enfant car ma jambe me fait mal.

— Tiens, regarde donc ce pauvre Bancroche, dit en ricanant un petit polisson qui jouait avec deux de ses camarades au pied de la statue de Henri IV ; il ne se gêne pas vraiment, il se fait relever par un bourgeois. Ce que c’est d’être bancal ! il n’est pas honteux tout de même.

En effet Bancroche, ainsi nommé parce qu’il avait une jambe de travers et plus courte que l’autre, n’aurait pu, sans secours, se remettre sur ses pieds. Alphonse, secondé par le bon M. Loiseau, qui l’approuvait du regard, aida Bancroche à se traîner jusqu’au café de la rue Dauphine ; là il lui fit donner les soins dont il avait besoin ; puis, glissant une pièce de cinq francs dans la main du petit garçon il s’apprêtait à continuer sa route.

— Ah ! monsieur ! s’écria l’enfant d’un ton suppliant, pour l’amour du bon Dieu, dites-moi où vous demeurez !

Surpris de la question, Alphonse y répondit sans hésiter : Rue Basse-du-Rempart, n°…

— Merci, merci, mon bon monsieur, que le ciel vous bénisse ! disait le pauvre estropié, en buvant son petit verre de vin de Malaga, et en mangeant les deux petits pains qu’on venait de lui donner. Mais Alphonse, qui savait être attendu par son père, était déjà loin.

Quand Bancroche revint chez la mère Guimbar, la marchande d’allumettes, malgré la compresse qui lui cachait un côté de la tête, et les écorchures qu’il avait aux genoux, ce fut une joie délirante pour tous deux : car il rapportait pour la première fois quelque chose dont sa protectrice pourrait avoir sa part ; tandis que le peu de gros sous, fruit des commissions qu’il faisait chaque jour pour les marchands de chiens ou d’oranges du Pont-Neuf, servaient à peine à payer le pain bis et le morceau de fromage qui composaient tous ses repas.

Avec quelle fierté Bancroche jeta sa pièce de cinq francs sur l’éventaire de la mère Guimbar ; comme il s’empressa de lui raconter comment cette grosse somme était en sa puissance ! car il ne voulait pas qu’elle le soupçonnât d’une vilaine action ; l’estime, la tendresse de cette pauvre marchande d’allumettes étaient tout pour lui : c’était elle qui l’avait recueilli le jour où la mort de sa mère le laissait sans un seul appui en ce monde. Madame Guimbar demeurait à côté du grenier où cette malheureuse mère venait de succomber à sa misère, les hommes chargés de son enterrement par charité voulurent emmener par la même occasion son enfant à l’hospice des Orphelins ; mais les cris de Bancroche et sa résistance à obéir aux hommes qui lui enlevaient sa mère attirèrent la voisine ; elle l’arracha de leurs mains, et, sans calculer si le sort qu’elle lui apprêtait n’était pas pire que celui des enfants trouvés, elle s’engagea à en avoir soin, et à l’élever de son mieux à gagner sa vie. Ainsi les pauvres gens sont souvent les plus charitables.

Son chagrin fut grand lorsqu’elle s’aperçut que son enfant adoptif était bancal, et que cette infirmité lui enlevait bien des moyens de vivre par son travail ; mais Bancroche était si gentil, si intelligent ! puis il sautait si vivement qu’il pouvait se passer de marcher ; et son adresse, sa promptitude, étaient telles, que les autres petits commissionnaires à bonnes jambes en étaient jaloux.

Il taillait déjà fort bien les allumettes, puis il les portait à soufrer, et les rangeait en petits paquets sur l’éventaire de la mère Guimbar, qui n’avait plus qu’à les crier dans les rues. Ce travail fait, il se rendait à son poste sur les marches du Pont-Neuf, où il attendait les commissions que le Ciel voulait bien lui envoyer. Elles étaient rares ; car il avait beau dire : « Croyez-moi, j’irai aussi vite qu’un autre, » en voyant sa jambe de travers, on donnait la préférence à de moins alertes et de moins exacts que le petit Bancroche.

Depuis le bonheur qu’il avait eu d’être battu sur le Pont-Neuf (car c’était à son avis le premier jour heureux de sa vie), il ne pensait qu’au moyen de témoigner sa reconnaissance à son jeune bienfaiteur. Comment faire pour parvenir jusqu’à lui ? Il avait déjà rôdé bien des fois sur le boulevart, dans l’espérance de voir passer le jeune Alphonse, et d’en être reconnu, grâce à sa mauvaise jambe ; mais le hasard l’avait toujours amené trop tôt ou trop tard près de la maison de M. de Romière.

Un jour qu’il pleuvait à verse, et que Bancroche, plus courageux que ses camarades, bravait le mauvais temps pour attendre quelque bonne aubaine, un jeune homme ouvre la porte du café qui fait le coin de la rue Dauphine, et fait signe au petit commissionnaire de venir lui parler. Bancroche saute plutôt qu’il ne marche vers lui.

— Sais-tu lire ? lui demande le jeune homme.

— Non, monsieur, mais j’ai bonne mémoire ; dites-moi seulement où il faut porter cette lettre, et soyez tranquille, je la remettrai bien exactement. Tenez, pour en être plus sûr, vous ne me paierez qu’au retour.

— Non ; tu m’as l’air d’un bon garçon, et je te crois. Tu connais bien la rue Basse-du-Rempart ?

— Si je la connais ! c’est la rue de M. de Romière.

— Eh bien, c’est justement chez mon camarade Alphonse de Romière que je t’envoie porter cette lettre.

— Ah ! quel bonheur ! s’écrie Bancroche en sautant de joie ; et il part aussitôt sans attendre le prix de sa commission.

Arrivé à la porte de la maison, il se garde bien de demander si M. Alphonse de Romière est chez lui : il franchit les degrés du péristyle en tâchant de n’avoir affaire qu’aux gens de l’antichambre ; mais le concierge, qui l’a vu passer furtivement, court après lui comme après un voleur, et lui crie d’une voix de tonnerre :

— Que viens-tu faire ici, petit drôle ? veux-tu bien déguerpir avec tes sabots crottés ? est-ce que tu crois que j’ai lavé mon escalier tout exprès pour ne pas te salir les pieds, gamin ? Allons, va-t’en.

— Je viens ici apporter une lettre à M. de Romière, dit Bancroche, d’un ton résolu, et je ne m’en irai pas avant d’avoir fait ma commission.

— Ta commission ? tu dois savoir que des gaillards a ginchés comme toi n’entrent pas dans les appartements. Allons, donne-moi ta lettre, et va dans la cour attendre la réponse.

Ce n’était pas là le compte de Bancroche : aussi s’obstina-t-il à ne point se dessaisir de la lettre, en disant qu’on lui avait bien recommandé de ne la remettre qu’à M. Alphonse de Romière ou à son gouverneur, et qu’il la remporterait plutôt que de la donner à un autre. Indigné de cette résistance dans un enfant qu’il pouvait renverser d’un coup de pied, le concierge allait se livrer à sa colère, lorsqu’un valet de chambre qui descendait s’informa du sujet de la querelle. Bancroche le conjura de dire à son jeune maître que le petit Bancroche, qu’il avait secouru sur le Pont-Neuf, venait lui apporter des nouvelles d’un camarade de collége. À ce nom burlesque, le valet de chambre se mit à rire ; et pensant qu’il allait aussi faire rire son jeune maître, il alla lui demander s’il voulait recevoir M. Bancroche.

— Le petit commissionnaire du Pont-Neuf ? demanda Alphonse : certainement, je le veux.

— Mais je ferai observer à monsieur qu’il est fort crotté.

— N’importe, faites-le entrer.

Bancroche, dont le cœur battait de joie en écoutant ces mots, car la porte était restée ouverte, avait bien vite ôté ses sabots, et il essuyait ses bas aux rideaux de l’antichambre, quand le domestique le prit brusquement par le bras pour le faire entrer dans le cabinet où étudiait Alphonse.

— C’est donc toi, mon pauvre garçon ! dit-il avec bonté : je suis content de te revoir.

— Et moi donc, monsieur ! répondit Bancroche en tournant sa casquette à jour dans ses doigts, et en donnant la lettre à Alphonse.

— Il est hors de danger ! s’écria-t-il après avoir lu. Ah ! mon cher Bancroche, que je suis bien aise que tu m’apportes cette bonne nouvelle ! Cet excellent Stanislas, c’est qu’il m’aime tant !

— Est-ce que vous l’avez aussi empêché d’être assommé ? demanda Bancroche avec un accent pénétré.

— Non, mon ami, reprit Alphonse, ému de la reconnaissance qu’il trouvait dans le cœur de ce pauvre enfant : c’est lui, au contraire, qui m’aide au collége à parer les calottes ; car lorsqu’il n’est pas malade, il est plus fort que moi. Mais par quel hasard est-ce toi qu’on a chargé de cette lettre ?

Bancroche raconta comment la pluie ayant chassé tous les autres commissionnaires du coin de la rue, il avait bien fallu avoir recours à lui.

— C’est mes bons jours à moi, ajouta-t-il en riant, que ceux-là où les chiens n’osent pas sortir ; y me vient toujours quelque pratique. Le malheur est que je ne sais pas lire, et qu’il y en a qui ne veulent pas me donner leurs lettres, de peur que je me trompe d’adresse.

— Eh bien ! il faut apprendre à lire, mon garçon.

— C’est pas la bonne volonté qui me manque, monsieur : je reste quelquefois une heure à regarder les affiches du Pont-Neuf : je demande le nom des grandes lettres au colleur ; quand il n’a pas bu, il m’en dit quelques unes, mais le plus souvent il m’envoie promener.

— Eh bien, si je te donnais de quoi aller à l’école, irais-tu ?

— Ah ! mon petit monsieur, que je serais content ! La mère Guimbar me dit tous les jours qu’il n’y a que ça qui me manque.

Alphonse ne put s’empêcher de rire à ces mots, car il manquait tant de choses au pauvre Bancroche !

Une nouvelle pièce de cinq francs paya sa commission ; il lui en fut promis autant chaque mois pour payer le maître d’école, et remplacer les sous qu’il ne pourrait gagner pendant les heures d’étude.

— Monsieur a la bonté de croire que ce gamin-là va employer son argent de cette manière. Ah ! je parie bien que la marchande de chaussons aux pommes en verra plus que le maître d’école, dit le valet de chambre, qui préparait l’habit d’Alphonse.

Bancroche se retourne vivement de son côté et lui lance un regard foudroyant ; puis il dit à Alphonse d’un ton fier et les larmes aux yeux :

— Si vous croyez ce qu’il dit, monsieur, reprenez cet argent.

— Non ; j’ai confiance en toi, répondit Alphonse.

— Eh bien, vous verrez ! dit Bancroche en sortant la tête haute et clopinant à peine.

Cette sortie, un peu trop fière peut-être, fut trouvée fort mauvaise par le valet de chambre de M. de Romière ; et lorsqu’il reconduisit Bancroche jusque dans la cour, sous prétexte de lui montrer son chemin, il monta chez le concierge pour lui recommander de ne plus laisser entrer ce petit polisson (c’est ainsi qu’il désignait Bancroche) ; et le concierge, pensant que cet ordre venait de ses maîtres, n’eut garde d’y manquer. Aussi, lorsque, ayant fait des progrès surprenants, à force d’application, Bancroche revint pour remercier son bienfaiteur et lui prouver l’emploi qu’il avait fait de son argent :

— Les maîtres sont à la campagne, dit une fois le concierge ; ou bien, un autre jour : — Ils sont en voyage. Enfin, pour se délivrer des instances et des visites de Bancroche, il alla jusqu’à menacer de le battre s’il le voyait seulement rôder autour de la maison. Alors Bancroche, désespérant de parvenir au jeune Alphonse, se résigna à le guetter chaque soir à la sortie de quelque spectacle. Le temps du carnaval approchait : Alphonse irait probablement rire aux Variétés, au Gymnase ou au Vaudeville ; Bancroche se campa alternativement à l’un de ces théâtres.

Un soir une belle voiture entre avec fracas sous la voûte de la rue de Chartres ; Bancroche reconnaît le domestique qui baisse le marchepied : c’est un de ceux qui se moquaient de lui dans l’antichambre de M. de Romière. Bientôt il voit Alphonse s’élancer de la voiture pour donner la main à une jolie petite fille qui porte un manteau écossais. Ils passent rapidement : car leurs parents, qui sont derrière eux les pressent. La foule qui les entoure ne permet pas à Bancroche de se montrer ; mais il sent quelque chose à ses pieds : c’est la fourrure qui a glissé sous le manteau de la sœur d’Alphonse. Bancroche s’expose à être étouffé pour la ramasser : il parvient à retirer le boa de dessous les pieds des arrivants ; puis, après l’avoir nettoyé de son mieux avec sa veste, il va sur la place où les voitures se rangent, et dit au cocher :

— Votre jeune maîtresse a perdu cela ; tenez, remettez-le dans la voiture.

Vrai ! dit le cocher : eh bien, qu’est-ce que tu veux pour ta peine ?

— Rien, reprit le petit commissionnaire ; seulement que vous disiez à M. Alphonse que c’est Bancroche qui l’a rapporté.

Une nuit que Bancroche revenait d’un bal du faubourg Saint-Honoré, où il avait gagné trente sous à aller avertir les cochers, qu’on appelait en vain, par la raison qu’au lieu de garder leurs voitures, ils étaient au cabaret, il aperçut en passant devant la maison de M. de Romière une grosse colonne de fumée qui paraissait monter jusqu’à la lune. Effrayé à cet aspect, il s’arrête. La fumée augmente ; elle se colore : plus de doute, le feu est dans quelque partie de la maison ; et pourtant tout le monde y est tranquille, on n’entend pas le moindre bruit.

— Ah ! mon Dieu ! la fumée les étouffe peut-être, s’écrie Bancroche ; et il descend avec précipitation l’escalier du boulevart. Il va frapper à la porte ; mais le concierge, endormi, ou qui sait ses maîtres rentrés depuis long-temps, ne se donne point la peine d’ouvrir. Le pauvre Bancroche se désespère. Après plusieurs tentatives inutiles pour arriver en sautant jusqu’à un bouton de sonnette qui répond au chevet du concierge, il se rappelle le corps-de-garde des pompiers de la rue du Luxembourg et il y court à perdre haleine.

— Le feu est rue Basse-du-Rempart ! crie-t-il de toutes ses forces ; suivez-moi.

— Ah ! gamin répond l’officier du poste, c’est peut-être une gosse que tu nous fais ; mais prends-y garde, car tu nous la paieras cher.

Bancroche ne l’écoute pas et se met à clopiner de toute sa vitesse devant l’officier. Les pompiers arrivent ; ils se font ouvrir d’autorité ; bientôt toute la maison est en rumeur : car c’est le poêle du grand escalier qui a mis le feu à une poutre de l’appartement d’Alphonse. On ne peut plus y parvenir sans danger. Mais la reconnaissance peut donner tant de courage. Bancroche monte malgré la fumée qui l’aveugle et la chaleur qui le suffoque. Il est dans la chambre d’Alphonse. Celui-ci tient un écrin qui renferme les diamants de sa mère, il espère les sauver avec lui ; mais comme il veut avant tout secourir son vieux père et l’aider à descendre de sa fenêtre par une échelle, l’écrin l’embarrasse : il le remet à Bancroche. Celui-ci brave de nouveau la fumée et le feu pour franchir l’escalier. Il arrive dans la cour et s’enfuit avec son trésor pour aller le mettre en sûreté au corps-de-garde. Une patrouille qui passe sur le boulevart l’arrête. En apercevant l’écrin qu’il emporte, on le croit un voleur. En vain il raconte le fait, il dit la vérité : on le mène à la Préfecture ; et là, il est jeté dans la prison qui recèle les filous, les vagabonds de son âge. Il est en butte à leurs moqueries, à leurs familiarités honteuses ; ils le traitent de camarade, et lui reprochent d’avoir été assez maladroit pour se laisser prendre. Le pauvre Bancroche pleure de dépit ; il se croit perdu à jamais pour avoir été confondu avec des voleurs. Il lui semble impossible de prouver son innocence, et il tombe dans un abattement profond. On apporte à manger aux prisonniers : Bancroche leur laisse sa part, car il n’a plus faim ; l’idée que la mère Guimbar va le croire coupable redouble ses sanglots.

La journée entière se passe sans qu’il entende parler de ceux qui pourraient le justifier ! « Il aura péri dans les flammes ! s’écrie-t-il en pensant à Alphonse, puisqu’il ne vient pas me réclamer ; » et cette cruelle supposition achève de le décourager. Pourtant le bon Dieu sait que je n’ai pas mérité tant de malheurs, pense-t-il ; et, confiant dans la bonté du ciel, il se met à genoux, et prie Dieu d’avoir pitié de lui. Alors les grossières plaisanteries des petits voleurs redoublent. Ils se mettent à le contrefaire. Bancroche ne s’en aperçoit pas. Les yeux fixés sur le soupirail grillé par où le jour vient, il est tout entier à sa prière ; mais soudain il se sent presser dans les bras d’un jeune homme ; on a prononcé son nom ; le jeune homme l’entraîne hors de ce lieu infâme, et, le portant presque au milieu d’une salle où se trouvent les chefs de la Préfecture, il proclame tout haut l’innocence du pauvre Bancroche et l’obligation que lui a toute sa famille : car sans ses soins la maison de M. Romière et ses habitants auraient été la proie des flammes. Chacun veut voir, veut complimenter le petit infirme qui a fait preuve de tant d’intelligence et de courage. On propose de faire une collecte pour lui. Alphonse et son père s’y opposent.

— C’est à nous d’assurer son sort, disent-ils ; et désormais…

Ils sont alors interrompus par la voix criarde d’une femme qui veut à toute force entrer dans la salle. C’est la mère Guimbar. Bancroche l’a reconnue : il court l’embrasser si précipitamment qu’il renverse tous les paquets d’allumettes étalés sur l’éventaire.

— Je vous remercie, dit-il au comte de Romière en montrant sa bienfaitrice ; mais pour la quitter, jamais !

— Bien, mon enfant, répond le comte attendri, tu ne la quitteras pas. La petite maison qui est au bout de mon parc pourra vous loger tous les deux.

Un mois après ce jour, Bancroche et la mère Guimbar étaient établis dans une jolie petite chaumière, avec une belle vache, quelques moutons et un beau pré pour les nourrir. Alphonse est venu souvent depuis les visiter ; et comme Bancroche, après avoir été le meilleur petit garçon, devait être le plus honnête homme du monde, Alphonse a fini par lui confier le soin de régir tous ses biens.

Cette histoire vous apprend, gentils lecteurs, que, malgré qu’on soit pauvre et infirme, on peut être utile et heureux.


LA PETITE FILLE
DE LA PORTIÈRE.




Veille-je ! n’est-ce pas un songe que je vois !
Vous, favori ; vous, grand ! défiez vous des rois :
Leur faveur est glissante, on si trompe ; le pire
C’est qu’il en coûte cher. De pareilles erreurs
Ne produisent jamais que d’illustres malheurs.

Lafontaine. Le Berger et le Roi.

(Fable)




LA PETITE FILLE
DE LA PORTIÈRE.




Dans une assez jolie maison de la rue Neuve-Saint-Augustin, à Paris, on voit une loge de portier, enfumée, humide, malsaine, qui n’a de jour sur la rue que par une fenêtre ornée de barreaux de fer, et grillée comme une lucarne de prison. Dans ce réduit de huit pieds carrés vit une famille composée d’un mari, d’une femme et de deux enfants : le mari fait des petites brosses, la femme travaille en linge, le petit garçon va à l’école le matin, et balaie la cour pour sa récréation le soir. La petite fille coud à gros points des ourlets, en écoutant de toutes ses oreilles si elle n’entend point la sonnette qui l’appelle souvent au premier étage.

C’est là que loge mad. de Mézenge, la mère de la gentille Henriette, enfant de quatre ans, bien chérie, bien gâtée, et destinée à posséder un jour une grande fortune. Elle est l’unique intérêt de sa mère : car M. de Mézenge est mort des suites d’une maladie de poitrine deux ans après son mariage ; et comme Henriette est aussi d’une santé délicate qui donne souvent des inquiétudes à madame de Mézenge, elle évite tout ce qui peut faire pleurer sa fille, et va elle-même au-devant des moindres caprices d’Henriette.

Un jour que celle-ci était fort enrhumée, et qu’elle s’ennuyait de ne pouvoir aller jouer dans la grande allée des Tuileries, elle entendit sonner à la porte. Ce n’était pas encore l’heure des visites. Le domestique ne se pressait pas d’ouvrir ; la jeune Henriette, curieuse de savoir qui venait, dit à sa bonne d’aller ouvrir. Elle la suit : c’était la petite fille de la portière, qui venait remettre une lettre pour madame de Mézenge. Comme elle s’apprêtait à redescendre :

— Entre donc un peu, lui dit Henriette ; nous jouerons ensemble. Viens ; je te montrerai ma grande poupée ; tu verras comme elle est belle !

— Un moment, dit mademoiselle Brisart, la gouvernante d’Henriette, un moment : il faut, auparavant, que je sache s’il convient à madame que la petite portière joue avec vous.

En disant ces mots, mademoiselle Brisart entre chez sa maîtresse, et Henriette veut emmener sans façon la petite portière dans sa chambre ; mais elle a beau la tirer par le bras :

— Non, non, dit l’autre, je n’ose pas.

— Bah ! viens toujours, répond Henriette, qui sait que sa mère ne s’oppose jamais à ce qui lui plaît. Mais comment t’appelles-tu ?

— Phrosine.

— Ah ! tu t’appelles Phrosine. Eh bien ! viens jouer avec moi.

— Et ma mère, qu’est-ce qu’elle dira si elle ne me voit pas redescendre ?

— Lapierre ira lui dire, de la part de maman, que tu restes avec moi.

Il n’y avait pas moyen de résister à de si douces instances ; et la petite Phrosine était déjà installée depuis long-temps dans la chambre d’Henriette, et berçait la poupée, lorsque mademoiselle Brisart vint apporter le consentement de madame de Mézenge.

Quel plaisir de montrer ses joujoux pièce à pièce, de se servir de tous les ustensiles d’un superbe ménage dont on ne sait pas s’amuser toute seule ! car il faut bien une maîtresse pour manger la dînette, et une servante pour l’apprêter. Il faut se disputer à qui sera la cuisinière, à qui découpera le petit morceau de biscuit qui doit figurer un superbe rôti, à qui remplira d’eau de groseille les petits carafons qui doivent jouer le rôle de longues bouteilles vin de Bordeaux. Et la fontaine, qui la remplira d’eau ? qui se chargera d’arranger le dessert, avec les bonbons qui représentent les meilleurs fruits à s’y méprendre ? Voilà de ces plaisirs dont on ne jouit bien qu’avec une compagne, à laquelle on commande surtout.

Comme Henriette imitait bien toutes les inflexions de sa mère en parlant de sa femme de chambre ! comme elle savait exagérer ses airs d’autorité ! car madame de Mézenge, quoique fort bonne au fond, était vive, impatiente ; le chagrin d’avoir perdu son mari, la crainte de ne pas conserver son enfant, la maintenait dans une agitation inquiète, qui aigrissait quelquefois son humeur ; mais son cœur était si excellent, son esprit si juste, son caractère si généreux, qu’on lui pardonnait facilement un excès de vivacité.

Le jeu se prolongea jusqu’au moment où la voix de la portière, qui appelait Phrosine à grands cris, vint l’obliger à répondre. Au tremblement qui la saisit, Henriette vit bien qu’elle avait peur d’être grondée ; et, pour ramener son courage, elle lui donna une vieille poupée, qu’elle ne regardait plus depuis qu’on lui en avait fait présent d’une plus belle ; et Phrosine, munie de ce bienfait, n’eut plus peur d’aller rejoindre sa mère, car elle était sûre que les reproches cesseraient aussitôt qu’elle aurait montré sa poupée : les mères sont toujours si contentes de ce qu’on fait pour leurs enfants !

— Eh mon Dieu ! ne criez pas si fort, madame Glaudin, criait de son côté mademoiselle Brisart ; on ne l’a pas mangée votre enfant. Allons, descends bien vite, ajouta-t-elle en ouvrant la porte à Phrosine, et emporte cela pour ton goûter.

En disant ces mots, mademoiselle Brisart lui donna le gros biscuit qui restait de la dînette, et qu’elle ne se souciait pas de laisser manger à son élève.

À dîner, Henriette ne parla à sa mère que du plaisir qu’elle avait eu à jouer avec Phrosine. — Si tu savais comme elle est bonne ! disait-elle avec des petits gestes suppliants ; comme je serais contente si elle venait jouer tous les matins avec moi !

— Mais tu ne penses pas que sa mère a besoin d’elle ; qu’il faut qu’elle aille à l’école pour apprendre à lire.

— Ah ! mon Dieu ! c’est si ennuyeux d’apprendre à lire ! dit Henriette en soupirant. Quand mademoiselle Brisart prend son vilain A B C D, je me cache toujours.

— Cela est mal, Henriette ; tu mériterais qu’on te laissât jusqu’à quinze ans sans seulement te montrer à connaître les lettres. Tu verrais comment tu serais malheureuse de ne pas pouvoir t’amuser toute seule d’un conte ou d’une histoire véritable ; et puis, si je t’écrivais une lettre, comme tu serais honteuse de prier quelqu’un de te dire ce qu’elle renferme !

— Eh bien ! si tu veux que j’apprenne tout de suite, tu feras monter Phrosine à l’heure de la leçon ; elle épellera avec moi. Tu verras comme je serai sage !

— Bah ! vous jouerez toutes deux au lieu d’étudier.

— Non, vrai ; je te le promets bien, reprit Henriette en passant ses petits bras autour du cou de sa mère. Veux-tu ?… Puis elle la baisait. — N’est-ce pas que tu le veux bien ?… Elle la caressait encore plus. Enfin, madame de Mézenge, émue par cette calinerie si tendre, si gracieuse, accorda à Henriette ce qu’elle désirait.

Dès le lendemain, Phrosine fut admise aux leçons, aux jeux : et même aux repas d’Henriette ; car le médecin, qui recommandait un régime sévère pour elle, exigeait qu’elle ne dînât plus à la table de madame de Mézenge, parce que la diversité des plats, et les friandises qu’on servait d’ordinaire, excitaient un peu trop la gourmandise d’Henriette, et la rendaient malade. La crainte de lui faire du chagrin avait empêché jusqu’alors sa mère de prendre un grand parti, et de se priver de la présence de son enfant pendant le dîner. Mais quand elle vit qu’Henriette pourrait avoir une compagne à ses repas, elle n’hésita plus à suivre l’ordonnance du docteur.

La robe d’indienne déchirée, le tablier de calicot bleu déteint, orné de pièces carrées d’un bleu vif, le madras de Rouen sur la tête, rien de la toilette de la petite portière ne pouvait plus servir à la petite fille de compagnie de mademoiselle Henriette de Mézenge ; et l’on ne peut se figurer la joie de Phrosine, lorsqu’elle vit un jour sa riche bonne amie lui dénouer son tablier, arracher les agrafes de sa pauvre robe, pour lui passer la plus jolie robe de toile anglaise, et la parer d’une pèlerine brodée et d’un gentil bonnet de baptiste, garni d’une ruche de tulle.

Jamais Phrosine ne s’était vue si belle ; et, pour la première fois, elle ne se fit pas répéter de dire bonsoir à Henriette, et de la quitter pour retourner à la loge. Elle jouissait d’avance du plaisir de n’être pas reconnue de sa mère dans son élégant costume.

En effet, elle s’approche doucement de la loge, frappe au carreau entr’ouvert :

— Que demandez-vous, mamzelle ? dit la portière. Et Phrosine part d’un éclat de rire ; et va sauter au cou de sa mère.

— Dieu me pardonne, c’est Phrosine, s’écrie la bonne femme en ouvrant de grands yeux et en retournant sa fille de tous les côtés pour mieux admirer sa parure, ou plutôt son déguisement : car elle avait maintenant l’air, la robe et la tournure d’une grande dame.

C’était l’heure de la soirée où viennent les visites ; avec quel plaisir madame Glaudin montrait sa fille, ainsi vêtue, aux cochers qui venaient se réchauffer un moment au poêle de la loge ! qu’elle était fière en leur disant : « C’est madame de Mézenge qui l’habille comme cela, parce que, voyez-vous, elle joue toute la journée avec sa petite ! Ah, mon Dieu ! elle traite Phrosine ni plus ni moins que sa fille. Si vous voyiez cela, c’est les mêmes leçons, les mêmes joujoux, les mêmes morceaux à table. Est-ce qu’elle ne doit pas encore l’emmener dimanche à Franconi, avec sa petite ! Vraiment, on peut dire que Phrosine est bien heureuse que le ciel nous ait envoyé au premier une locataire comme celle-là !

Le père Glaudin, moins ébloui que sa femme sur les avantages d’être élevée en demoiselle du beau monde, lorsqu’on était destinée, par sa naissance et sa pauvreté, à épouser un ouvrier ou un domestique, faisait de sages représentations à sa femme. — Quand tu l’auras laissée s’habituer à toutes ces belles et bonnes choses, disait-il, crois-tu qu’elle se contentera de notre hareng à dîner, et qu’elle t’aidera de bon cœur à raccommoder nos hardes ?

— Sois tranquille, répliquait madame Glaudin. Phrosine aimera toujours ses parents : elle a un petit cœur trop gentil pour jamais nous abandonner. Va, laissons-la jouir de la vie, pendant qu’elle est enfant : elle connaîtra assez tôt la peine ; c’est toujours autant dépassé. Et puis, qu’est-ce qui sait ? madame de Mézenge est généreuse ; quand elle l’aura gardée long-temps pour amuser sa petite, elle pensera peut-être à lui faire un sort. Ce n’est pas la première fois que la fille d’une portière sera devenue une riche bourgeoise.

Ainsi l’amour-propre maternel aveuglait la meilleure des femmes.

Deux ans se passèrent ainsi ; et chaque jour Phrosine devenait plus indispensable à la petite Henriette.

Un matin qu’elles s’amusaient toutes deux, sur la terrasse de madame de Mézenge, à arroser une quantité de pots de fleurs qui venaient d’arriver du marché, Henriette fut prise d’un frisson violent. Phrosine, la voyant grelotter ainsi en plein soleil dans le moment le plus chaud de la journée, devina qu’elle était malade, et fut chercher sa bonne.

On mit aussitôt Henriette dans son lit, car elle avait la fièvre ; et dès le lendemain la rougeole se déclara. Que d’inquiétudes pour sa mère !

Elle s’établit auprès du lit de sa fille, ne la quitte pas d’un instant. Elle exige que le médecin vienne la voir trois fois par jour, et tous deux joignent leur autorité pour obtenir d’Henriette de prendre les potions qu’on lui ordonne ; mais Henriette, accoutumée à être servie dans ses jeux par sa petite compagne, ne veut boire que les tisanes qu’elle lui présente. On a beau lui répéter qu’elle est trop malade pour jouer avec Phrosine, elle la demande en pleurant ; elle dit qu’elle n’obéira à rien de ce que le médecin ordonne, si Phrosine n’est pas là ; et madame de Mézenge fait prier la portière de lui confier sa fille. C’était beaucoup demander : car la rougeole est une maladie qui se communique facilement. Mais pouvait-on rien refuser à une personne si généreuse ?

Phrosine accourut pour essayer de distraire Henriette de l’ennui d’être malade. Elle lui lisait les contes du Magasin des Enfants, de cette naïve et spirituelle madame Bonne, dont les histoires si ingénieuses seront encore longtemps un modèle pour les amuseurs d’enfants.

Henriette se rétablit avec peine, car les suites de la rougeole sont quelquefois plus douloureuses que la maladie même. Tout le temps que dura sa convalescence, Phrosine ne la quitta que pour aller se coucher près de sa mère, dans la soupente de la loge enfumée.

Mais au bout d’un mois, époque à laquelle on ressent le plus communément l’effet de la contagion de cette maladie Henriette attendit vainement toute la matinée sa petite compagne.

— Pourquoi donc ne vient-elle pas ? disait Henriette à sa gouvernante ; je vous en prie, ma bonne allez la chercher.

— Prenez patience mon enfant, vous la reverrez bientôt ; mais pour aujourd’hui cela n’est pas possible.

— Comment, je ne la verrai pas d’aujourd’hui ! reprit Henriette, prête à pleurer ; oh, mon Dieu ! qu’a-t-elle donc ?

— Rien, mon enfant. Ne vous inquiétez pas : elle n’en mourra pas plus que vous n’en êtes morte.

— Elle a aussi la rougeole ! s’écrie Henriette en courant vers la porte ; je veux l’aller voir tout de suite.

— Y pensez-vous, ma chère ? vous, aller dans cette loge, qui est très humide, et où tous les domestiques de la maison et du quartier viennent bavarder tant que le jour dure ? Cela n’est pas convenable.

Cela m’est égal, disait en la bonne Henriette ; je veux voir Phrosine ; je suis sûre qu’elle me demande aussi ; laissez-moi descendre.

— Eh bien, mademoiselle, puisque vous ne voulez pas me croire et que vous faites la méchante, je vais vous conduire chez madame, et vous apprendrez d’elle l’ordre que j’ai reçu de vous empêcher d’aller attraper la fièvre auprès de la petite portière.

En disant ces mots, mademoiselle Brisart conduit Henriette dans la chambre de sa mère ; et madame de Mézenge dit à sa fille que le docteur a formellement défendu qu’elle approchât de Phrosine, parce qu’il se joignait à sa rougeole quelques symptômes de coqueluche : et plusieurs autres raisons qui n’étaient probablement que de vains prétextes, mais contre lesquels la petite Henriette ne pouvait rien ; car, si sa mère était d’une grande faiblesse pour les caprices de son enfant, elle retrouvait toute sa force de volonté quand il s’agissait de la santé d’Henriette.

Pendant que cette scène se passait au premier, on souffrait, on pleurait aussi dans la loge. La pauvre Phrosine, enfermée dans sa triste soupente, où le jour pénétrait à peine, écoutait à travers le bruit de sa respiration étouffée tous les mouvements qui se faisaient dans la loge, espérant toujours entendre la petite voix d’Henriette demander de ses nouvelles. Mais cette douce voix ne vint pas l’aider à souffrir ; seulement, de temps en temps un domestique, qui n’osait même pas entrer dans la loge, criait du milieu de la cour :

— Eh bien, la mère Glaudin, comment va votre petite ?

— Ah, mon Dieu ! répondait la mère en soupirant, le médecin dit qu’il n’y a pas de danger, et que si elle est raisonnable elle s’en tirera comme tant d’autres ; mais le malheur est qu’elle pleure toujours, monsieur Lapierre, qu’elle se désole de ne pouvoir aller voir sa petite Henriette, et qu’elle se fait monter tout son sang à la tête, que la fièvre l’étouffe, et que ça fait pitié.

Et la bonne mère, ses yeux obscurcis par les larmes, ne s’apercevait pas que Lapierre était remonté dès les premiers mots qu’elle avait dits, et qu’elle parlait seule depuis long-temps. N’importe, elle s’empresse de revenir près de sa fille, et de lui tourner la commission de Lapierre, si peu touchante qu’elle fût, en preuve d’intérêt le plus vif, car il lui faut inventer des consolations pour sa chère malade.

— Vrai, ma mère, Henriette a fait demander à venir me voir, et c’est ce vilain médecin qui ne le veut pas ? disait Phrosine d’une voix faible.

— Je te l’assure, mon enfant, c’est pour ton bien que le médecin défend que tu voies ta petite Henriette ; il ne faut pas que tu parles, que tu mettes comme cela tes bras hors du lit. Allons, sois bien sage pour guérir : car tu sais bien, nous autres, nous n’avons pas le temps d’être malades ; il faut travailler, sinon plus de pain à la maison.

À ces réflexions si justes Phrosine ne répondait rien ; mais son pauvre cœur se gonflait en pensant qu’elle avait été si heureuse de soigner, d’amuser Henriette pendant sa maladie, et qu’elle ne serait ni soignée ni même visitée par elle.

Il résulta de ce chagrin une sorte de langueur, de découragement de la vie qui mit Phrosine dans un véritable danger. Le médecin en conçut une vive inquiétude, et en fit part à madame de Mézenge.

— Ah, mon Dieu, s’écria-t-elle, si cet enfant meurt ici, que ferai-je d’Henriette ? elle retombera malade, son imagination se frappera, elle verra la mort partout. Docteur, conseillez-moi ; il faut que je l’emmène n’est-ce pas ? Oui ; je devais aller prendre les eaux de Bagnères dans deux mois, je partirai ce soir même. N’est-ce pas que la prudence le veut ?

Et le médecin, qui n’aimait point à contrarier les mères, approuva ce projet.

En moins de deux heures tout fut préparé pour le départ d’Henriette et de sa mère.

— Maman maman, s’écria Phrosine le visage en feu et la voix convulsive, entends-tu ce bruit, ces fouets de postillons ? C’est une voiture qui sort de la cour… on emmène Henriette… j’ai reconnu sa voix… elle a dit : Adieu…, Phrosine ; je l’ai entendue, et j’en suis sûre… Je veux courir après elle… laissez-moi… laissez-moi… Oui, Henriette, j’y vais… Ah ! laissez-moi l’embrasser… je veux…

Et en parlant ainsi, Phrosine avait déjà les pieds à terre, et elle faisait tous ses efforts pour se dégager des bras de sa mère ; mais elle retomba bientôt sur son lit, épuisée par la souffrance.

Cette crise, où l’on crut qu’elle était en délire, eut cependant un effet salutaire : elle amena une faiblesse qui fut suivie de quelques heures de sommeil ; et, grâce à son âge et aux bons soins de sa mère, elle fut bientôt en état de se lever. Dès qu’elle put faire quelques pas dans la cour, on devine bien qu’elle s’efforça de monter jusqu’au premier. La porte de madame de Mézenge était toute grande ouverte. Elle entre : l’antichambre était démeublé, le salon désert. Elle aperçoit dans la chambre à coucher des personnes auxquelles un ancien domestique de la maison montrait l’appartement ; elle lui entend dire qu’il est à louer pour le moment même, car madame de Mézenge, qui est à deux cents lieues de Paris n’y reviendra que l’hiver prochain, et elle habitera le faubourg Saint-Germain.

Phrosine écoute tout cela, assise sur la petite chaise d’Henriette : car la pauvre convalescente tremble si fort qu’elle ne peut se soutenir. Elle regarde en pleurant cette chambre où elle a joué avec tant de plaisir ; ces beaux meubles, ces glaces, ces dorures, tout ce luxe auquel ses yeux étaient si doucement accoutumés ; elle pense que sa petite amie ne reviendra plus dans cet appartement, qu’elle ne la reverra plus. Et des sanglots s’échappent de sa poitrine. Son père la surprend dans cet accès de désespoir. Il la prend dans ses bras, la porte à sa mère, et dit : Je l’avais bien prévu que cette belle amitié ferait le malheur de sa vie.

Hélas ! ce bon père avait raison : Phrosine ne put s’empêcher de comparer sans cesse la vie qu’elle menait autrefois chez madame de Mézenge, et celle qu’il lui fallait subir dans la loge de son père, n’ayant pour compagnes que les petites portières des maisons voisines, et pour tout plaisir que celui de voir les passants le soir, assise près de la porte cochère. Henriette lui avait bien laissé en partant une bourse pleine d’or, qu’elle avait donnée à sa mère ; mais cet or ne pouvait pas lui rendre sa petite amie, celle pour qui elle avait pensé mourir.

Ah ! si vous saviez, chers enfants, combien ces deux années d’intimité avec une petite fille d’une classe au-dessus de la sienne ont jeté de trouble et de regrets dans la vie de Phrosine, vous éviteriez de causer ou d’éprouver jamais de tels chagrins. Rappelez-vous son sort quand vous aurez à choisir une amie ou un camarade, et ne vous faites point aimer de lui dans votre enfance, si vous devez l’abandonner quand vous serez grands.


JEAN-LOUIS ET TINTIN.


JEAN-LOUIS ET TINTIN ;


DÉDIÉ À


MON PETIT-FILS ANATOLE O’DONNELL.




Quand j’étais enfant, je n’aimais pas la morale qui s’adressait trop directement à moi : elle me semblait une épigramme ; mais quand je la rencontrais appliquée aux défauts de mes compagnes, j’en faisais mon profit, soit pour éviter ces mêmes défauts, soit pour examiner les miens. Enfin, je ne voulais pas trouver ma leçon particulière dans un conte ; et quand ma bonne commençait les siens par ces mots : « Il était une fois une petite fille bavarde, etc. » Je ne l’écoutais plus. C’est le souvenir de ce sentiment (que je ne cherche pas à justifier) qui me fait adresser ce conte au plus laborieux des enfants, au gentil lauréat dont les prix, si bien mérités, font chaque année pleurer de joie sa grand’mère.

À l’entrée du village de C…, au-delà de Melun, sur la route de Lyon, on voit deux chaumières presque semblables. Même salle basse, même hangar, même étable, même petit enclos bordé d’une haie vive et arrosé par un puits mitoyen. Mais le chaume de l’une de ces deux maisons est couvert de mousse, et percé en plusieurs endroits ; le hangar ne sert d’abri qu’à des broussailles ; la salle basse est humide, mal rangée, occupée d’un côté par un grand lit défait, dont les draps de toile jaune traînent par un bout jusqu’à terre ; tout près de là est une espèce de grabat, à la tête duquel sont accrochés la robe d’indienne d’une petite fille de dix ans et le pantalon des dimanches d’un petit garçon de six à sept ans. Une table boiteuse, un buffet dont la serrure est cassée, une huche sur laquelle on voit un amas de fruits tombés et recueillis sous les arbres voisins, deux chaises de bois écornées, un fauteuil d’enfant à moitié dégarni de sa paille : voilà tout le mobilier de cette habitation, et l’aspect qu’elle présente. Le jardin n’en offre pas un plus agréable ; quelques choux mal cultivés disputent le terrain à des groseilliers à maquereaux, qui sont eux-mêmes déjà aux trois quarts étouffés sous les orties. Une vache maigre et sale beugle dans l’étable, attachée près d’un râtelier vide, et n’ayant pour toute litière qu’une poignée de roseaux secs.

Tout cela est la propriété de François Laurent, mari de Catherine la Laurende, et père de Toinette et d’Augustin vulgairement appelé Tintin par sa famille et par ses camarades.

L’autre chaumière compose aussi à elle seule tout le patrimoine de Jean-Louis Gagneux, de sa femme et de ses trois enfants. Les deux aînés sont placés comme apprentis jardiniers dans un château des environs. Le petit Jean-Louis, qui n’a que cinq ans, va tous les matins aux champs avec sa mère, grimpant sur toutes les charrettes qu’il rencontre en chemin, pour se délasser, et revenant toujours chargé d’un petit paquet de liserons pour ses lapins ; il marche à côté de sa mère, dont le dos plie sous le poids d’un grand tablier rempli d’herbe pour le souper de sa vache.

À peine Jean-Louis a-t-il déposé ses liserons dans la cabane :

— Mère, dit-il, je peux-t’y aller jouer avec le cousin ?

— Va, garçon, mais ne t’éloigne pas trop : car ton père va bientôt revenir, et j’vas tremper la soupe.

Jean-Louis ne fait qu’un saut de sa porte à celle de sa tante la Laurende ; il entre, demande où est Tintin.

— Tintin, répond la petite Toinette, qui épluche de la salade. Est-ce que tu ne l’as pas rencontré ; il doit être là-bas, tout contre la montagne.

— Qu’est-ce qui te l’a dit, interrompt la mère Laurende avec humeur ; j’crois putôt, moi, qu’il est allé au-devant des petits garçons qui reviennent de l’école.

— Ah bien oui, du côté de l’école, reprit Toinette, je réponds bien qu’il n’y est pas : il a trop peur qu’on ne l’y fasse aller pour apprendre à lire, le paresseux !…

— Ne dirait-on pas que tu fais grand’chose, toi, mademoiselle Jacasse.

Pendant que la dispute s’engage entre la mère et la fille, Jean-Louis court vers la grande route ; il aperçoit Tintin, pieds nus dans la poussière, s’efforçant de suivre une voiture qui gravit la montagne ; il le voit tendre la main, puis tout-à-coup se précipiter sur le pavé, au risque d’être écrasé, puis ramasser quelque chose, et se sauver à toutes jambes du côté du village.

— Qu’as tu donc, dit Jean-Louis, en le voyant arriver près de lui hors d’haleine ?

— Viens, viens, répond Tintin sans s’arrêter : faut pas que le père Simon nous voie. Et Jean-Louis se met à courir aussi jusqu’à la place où la marchande de pain d’épices étale chaque matin sa modeste boutique, dans l’espoir de vendre aux rouliers qui descendent au bas de la montagne pour la franchir à pied et en causant entre eux.

Tintin jette deux sous sur la table, et la marchande lui donne un triangle de pain d’épices, qui fait ouvrir de grands yeux à Jean-Louis.

— Où donc t’as trouvé ces beaux sous-là ? demande Jean-Louis.

— Pardine ! c’est la vieille dame qui me les a jetés : est-ce que tu ne l’as pas vue ? Ah ! ça sera encore bien mieux demain, Pierre Cloud doit m’apprendre à faire la roue.

— La roue, qu’est-ce que c’est que ça ?

— Oh ! c’est joli, la roue : on met d’abord les deux mains par terre, et puis on tourne avec ses jambes en l’air ; mais ne faut pas être maladroit, tout de même, parce qu’on tomberait sous la voiture, et elle passerait sur…

— C’est un vilain jeu, ça ; il n’y a rien à y gagner, dit Jean-Louis.

— Est-il bête, reprit Tintin, en haussant les épaules ; tu n’as donc pas vu le bon goûter que fait tous les jours Pierre Cloud.

— Si fait.

— Eh bien, ce pain blanc et ces gros cervelas qu’il mange, c’est en faisant la roue qu’il gagne tout cela.

— Vraiment ? dit Jean d’un air ébahi.

— Vrai, comme je m’appelle Tintin ; et j’en vais bientôt gagner autant ; mais faut pas le dire à ce vieux chien de Simon, le borgne, il me battrait comme il a fait l’autre fois, quand j’étais de l’autre côté de la diligence. M’en a-t-il donné, l’gueux d’aveugle, avec son bâton ! était-y enragé de ne pas pouvoir agripper les sous qu’on jetait de la voiture ! m’a fallu du courage tout de même pour les ramasser, pendant qu’il me cognait. Vieux ladre, va, quand j’srai plus grand, tu me le paieras, je dirai aux voyageurs que tu n’es que borgne.

En disant ces mots, Tintin détachait un petit morceau de pain d’épices, pour le faire goûter à Jean-Louis ; et celui-ci admirait le génie de son cousin, qui lui procurait à si peu de frais de si douces jouissances.

Il en aurait été moins jaloux s’il avait pu comparer le souper qui les attendait tous deux.

Assis devant une table proprement servie, le père Gagneux mangeait une bonne soupe au lard et aux choux, dont le parfum se répandait si loin, qu’il avertit Jean-Louis, et le fit se presser pour n’être pas grondé, car son père exigeait qu’il fût rentré à l’heure du repas.

— J’n’entends pas que tu restes si tard loin de la maison, dit le père Gagneux d’un ton ferme ; qu’est-ce que tu vas faire sur c’te grande route, avec un tas de gamins, de fainéants… de mauvais drôles ?

— Père, j’étais avec le cousin, répondit Jean-Louis, en tournant sa casquette dans ses mains, et, sans oser lever les yeux.

— Ton cousin ! ah bien oui ton cousin, il ne vaut pas mieux que les autres : c’est un petit paresseux, qui n’aura jamais le sou.

— Ah ! pour ce qui est de ça, mon père, il en gagne assez des sous. Et Jean-Louis raconta naïvement comment Tintin s’en procurait, et la promesse qu’il lui avait faite de lui apprendre à faire la roue quand il le saurait lui-même, afin d’avoir encore plus d’argent.

— Mille tonnerres ! s’écria Gagneux en frappant sur la table de manière à tout faire trembler, si je te prends jamais avec ces vauriens-là à faire la roue pour demander l’aumône, je te casserai ma bêche sur le dos, je t’en avertis. Tendre la main aux passants ! quêter un sou ! le fils d’un paysan, d’un ancien soldat de la grande armée ! Fi donc ! tu n’as pas de honte ! Et de quoi manques tu pour faire ce beau métier ? N’as-tu pas du pain pour tous les jours, et des gâteaux le dimanche ? Es-tu sans chemises et sans pantalon, comme un pauvre ? Tu vas nu-pieds, c’est vrai, quand il fait beau ; mais l’hiver ta mère te tricote des bas, et je travaille par la gelée pour te donner des souliers. Qu’as-tu besoin d’aller demander l’aumône sur la grande route pour un morceau de pain d’épices, et faire rougir de toi ton père et ta mère, quand tu ne dois penser qu’à travailler un jour comme eux ! Misérable enfant ! toi, demander l’aumône ! un Jean-Louis Gagneux !… Mille bombes, que je t’y trouve !

Alors Jean-Louis se mit à pleurer, et Gagneux s’en prit à sa femme, sur ce qu’elle ne surveillait pas assez son fils, et le laissait aller trop souvent avec le cousin Tintin. — Ce n’est pas qu’il soit méchant, ajouta-t-il, ni imbécile ; bien au contraire vraiment, il a tout plein d’intelligence, et si on l’envoyait à l’école plutôt que de le laisser vagabonder toute la journée sur les chemins, on en ferait quelque chose ; mais il faudrait le forcer à aller à l’école pour cela, et la mère le gâte trop pour le faire pleurer.

En effet, le père d’Augustin, occupé de sa récolte, laissait à sa femme le soin de tenir son ménage tant bien que mal, et elle abandonnait l’éducation de ses enfants au hasard.

Tintin, grâce aux leçons de Pierre Cloud, devient en peu de temps aussi fort que lui dans le talent de faire la roue : il sait courir, sans perdre haleine, une demi-lieue, en demandant, d’une voix plaintive : Un petit liard, s’il vous plait ; et comme il revient chaque soir sa poche pleine de gros sous, il oublie en les comptant les injures qu’il a reçues de quelques voyageurs indignés de voir un garçon fort et bien portant, en âge de travailler, faire un si vil métier.

Pendant que Tintin ne pense qu’à exciter la pitié par toutes sortes de mensonges, Jean-Louis s’élève d’une tout autre manière : il va le matin à l’école : puis, au retour, il cultive à lui seul un demi-quart d’arpent de vignes, que son père lui a cédé le jour où il a atteint sa douzième année. La récolte lui en appartient : il a déjà depuis deux ans l’importance et les agitations d’un propriétaire. Quel soin il prend de son travail ! car si la vigne était mal entretenue, s’il y laissait croître des mauvaises herbes, les grappes seraient moins fournies. Il soupire après le moment de la vendange, et compte en espoir le prix qu’il en retirera L’emploi en est déjà décidé : cet argent doit lui servir à acheter une ânesse, qui portera le blé au marché, au moulin, qui rapportera l’herbe des champs, et empêchera la mère de Jean-Louis de succomber à la fatigue de porter de trop Lourds fardeaux. Quelle joie de donner à sa mère un si beau présent ! et cela avec le fruit de ses travaux : si sa vigne, en effet, avait été moins bien cultivée, elle n’aurait pas produit la somme nécessaire à l’acquisition d’une bonne ânesse. Avec quels transports Jean-Louis rêve au moment où il reviendra du marché de Nemours sur sa monture, l’air fier, comme un vainqueur, et répétant de toute la force de sa voix, Hue donc ! dyaco ! enfin tout le vocabulaire à l’usage des ânes, qui doit prévenir à l’avance de son arrivée triomphale.

Tout en rêvant ainsi à son bonheur, le souvenir de Tintin revient à sa pensée ; il se demande ce qu’il peut être devenu depuis qu’il a disparu un beau jour du village avec Pierre Cloud.

— Ce Pierre Cloud était un mauvais sujet, pense-t-il ; il s’était fait chasser de chez son maître serrurier, parce qu’il volait le vieux fer ; il aura donné de mauvais conseils à ce pauvre Tintin : tous deux finiront mal. J’en suis fâché, car je l’aime ce pauvre cousin ; et si mon père ne m’avait pas défendu de le voir, je l’aurais peut-être empêché de quitter le pays. Voilà déjà quatre ans qu’il est parti, il doit être grand à présent. Il avait deux ans de plus que moi, et j’en aurai quatorze à la Saint-Martin. Quel métier fait-il dans ce Paris qu’il avait si grande envie de voir ? Peut-être bien qu’il y a fait fortune…, qu’il est devenu un monsieur, et qu’il ne voudrait pas me reconnaître, moi, son cousin Jean-Louis.

À l’instant même où Jean-Louis faisait toutes ces suppositions, assis à la pointe du jour sur sa porte, mangeant un morceau de pain couvert de fromage blanc, et attendant que son père fût levé, il entend le bruit lointain de plusieurs voitures qui marchent lentement. Bientôt il distingue sur le haut de la montagne deux énormes charrettes escortées de gendarmes. Poussé par la curiosité, il court vers la chaussée pour voir le convoi de plus près : c’est la chaîne des galériens que l’on conduit au bagne ; il les entend rire, chanter, jurer. Les premiers qu’il aperçoit ont des figures patibulaires ; mais il en voit d’autres assis sur la paille, et plongés dans le plus profond accablement. Parmi eux, vers le fond de la charrette découverte, se trouve un jeune homme qui se cache la tête dans ses mains, comme pour ne pas voir l’objet d’un cruel souvenir ; peut-être aussi la honte lui fait-elle voiler son visage pour n’être pas reconnu. Mais en passant devant l’église du village, il a cédé à un mouvement involontaire, ses mains se sont jointes, il a levé les yeux au ciel. Alors Jean-Louis pousse un cri déchirant, il s’élance vers la charrette, s’accroche aux barreaux, malgré tous les efforts des gendarmes pour l’en éloigner : car les années, qui changent les traits ; la souffrance, le remords, qui les altèrent, n’ont pu empêcher Jean-Louis de reconnaître son cousin. C’est bien lui, c’est ce malheureux enfant dont la paresse a fait d’abord un mendiant, et plus tard un voleur.

Les larmes qui inondent le visage d’Augustin en se sentant serrer dans les bras de Jean-Louis, le dévoûment courageux du paysan pour un ami coupable, inspirent quelque pitié à l’officier conducteur de la chaîne. Il permet à Jean-Louis de rester près du prisonnier pendant le temps que les gendarmes font rafraichir leurs chevaux. C’est alors qu’il apprend comment, entraîné par les perfides conseils de Pierre Cloud, Augustin s’était servi de fausses clés fabriquées par son complice, pour s’introduire la nuit chez un riche banquier, dont ils avaient déjà vidé la caisse, lorsqu’ils furent surpris au moment même où ils sortaient de la maison, chargés de leur butin. Le vol constaté, leur condamnation ne pouvait être douteuse, et le coupable Augustin la subissait dans toute l’horreur d’un remords déchirant.

Cent fois plus à plaindre que les scélérats auxquels son crime l’associait, il sentait qu’il n’était pas né pour tomber dans cet excès d’avilissement ; et l’idée de l’existence honnête et douce qu’il aurait pu goûter en travaillant pour soutenir sa famille accroissait encore son désespoir. Cependant il voulait au moins se relever à ses propres yeux en supportant son malheur avec courage. Il avait subi la cruelle opération qui venait de river sa chaîne, sans laisser échapper une plainte ; il était monté dans la fatale charrette, sans verser une larme ; mais il n’avait pas prévu que cet affreux cortége passerait dans son village, qu’il s’arrêterait à la porte de l’auberge voisine de la maison de son père ; et la vue de cette chaumière dégradée, la crainte d’être aperçu de ceux qui l’habitaient, et, plus que tout cela, les embrassements de son cousin, avaient triomphé de sa force : il était tombé sans connaissance dans les bras de Jean-Louis.

En le voyant dans cet état, celui-ci s’élance aussitôt de la charrette, s’empare du petit verre d’eau-de-vie qu’un des gendarmes s’apprêtait à boire et le fait avaler au pauvre Tintin, sans s’apercevoir des coups de plat de sabre que lui donne le gendarme. Augustin rouvre les les yeux ; il veut serrer la main de Jean-Louis en signe de reconnaissance, mais la corde qui l’attache aux barreaux de la voiture ne le lui permet pas. Le signal du départ est donné. En vain Jean-Louis se jette aux pieds du commandant pour obtenir un seul moment encore ; en vain il lui montre le visage pâle et les yeux mourants du jeune prisonnier.

— Regardez-le, dit-il avec l’accent du désespoir : si on ne le secourt pas, il va mourir.

— Tant mieux, tant mieux, répond le gendarme : cela en fera un de moins ; il y a toujours trop de ces gueux-là.

Et la charrette se met en mouvement.

Mais le commandant, touché de l’état de douleur où il voit Jean-Louis, lui promet de traiter son cousin avec quelque ménagement, et de lui laisser parvenir les secours que sa famille peut lui donner.

Jean-Louis n’en entend pas davantage : il court à sa maison, prend dans son coffret le petit trésor qu’il avait amassé par son travail, cette somme de quarante francs qui devait lui assurer tant de jouissances, cette ânesse qui devait faire la richesse et l’agrément de la maison, enfin le cadeau qu’il destinait à sa mère ; il serre l’argent dans un petit sac de graine, le cache sous sa blouse, et se met à courir à toutes jambes pour rejoindre la charrette.

Le commandant, fidèle à sa parole, le laisse parvenir jusqu’au prisonnier. L’argent est déposé dans sa ceinture ; il ne sera pas sans secours, et cette petite somme servira à adoucir sa captivité. Augustin la reçoit en levant les yeux au ciel, et fait serment de la rendre à Jean-Louis, si Dieu exauce son sincère repentir.

Jean-Louis revint au village les yeux encore tout rouges.

— Eh bien, lui dit son père, partons-nous pour le marché ? Si nous arrivons trop tard, les plus belles ânesses seront vendues, nous n’aurons plus que le fretin.

Ce n’est pas la peine d’y aller, mon père, dit Jean-Louis tout confus : je n’ai plus de quoi l’acheter.

En ce moment, sa mère, qui l’écoutait, lui saute au cou ; elle raconte, moitié en pleurant, moitié en souriant, la scène qui vient de se passer, et qu’elle a vue par la lucarne de son grenier.

— Viens ici, dit alors le vieux Gagneux à son fils, en le serrant sur son cœur ; embrasse-moi ; viens remercier ton père d’avoir fait de toi un brave garçon, et de ne t’avoir pas élevé à demander l’aumône.


LA LANTERNE MAGIQUE.




Vouloir tromper le ciel c’est folie à la terre.

Le dédale des cœurs en ses détours n’enserre
Rien qui ne soit d’abord éclairé par les dieux.
Tout ce que l’homme lait, il le fait à leurs yeux,

Même les actions que dans l’ombre il croit faire.

Lafontaine. L’Oracle et l’Impie.

(Fable)




LA LANTERNE MAGIQUE.


DÉDIÉ


À CAMILLE DE CANCLAUX.




— Quoi ! tu n’oses pas entrer dans le cabinet de ton père, disait Agénor à Thérésine ?

— Non vraiment, répondait-elle. Il dit que je suis encore trop petite pour m’amuser des jolies choses qu’il y a, et que, si j’avais le malheur de lui casser un de ses magots de la Chine, ou bien ce vilain portrait qu’il a sur un beau vase de porcelaine de Saxe, il ne me le pardonnerait jamais.

— Eh bien, on peut bien voir tout cela sans le casser.

— Sans doute, puisque je suis entrée avec maman l’autre jour dans ce cabinet où papa travaillait, et que je n’ai touché à rien. Mais c’est égal, papa m’a renvoyée tout de suite, en grondant maman pour m’avoir amenée.

— Mais qu’y-a-t-il donc de si extraordinaire dans cette chambre-là, dit Agénor, pour que mon oncle empêche tout le monde d’y entrer ?

— Il y a d’abord des images superbes, de petites statues qui ont l’air de jolies petites poupées blanches, puis des petites pierres de toutes sortes de couleurs, des petits morceaux de bois qui ont chacun un nom, des papillons, des oiseaux qui ne remuent pas ; des singes en porcelaine bleue, qui font des grimaces à faire peur ; des grands serpents qui sont attachés au plafond, des coquilles qui chantent ; des armures, des casques comme à l’Ambigu, et puis un gros paquet de flèches qu’on ne peut pas toucher sans mourir. C’est surtout à cause de ces flèches-là que papa a défendu de nous laisser entrer dans son grand cabinet.

— Belle raison ! reprit Agénor, comme si à huit ans on n’était pas assez raisonnable pour savoir qu’il ne faut pas toucher aux flèches empoisonnées : cette défense est bonne pour toi, qui n’as que six ans, et qui n’as pas encore lu de voyages. Quand tu seras plus grande, tu verras, dans le Petit voyageur, qu’il y a des îles désertes remplies de sauvages qui tuent avec des flèches empoisonnées, tous ceux qui viennent les voir.

— Ah ! ah ! des îles désertes où il y a des habitants ! dit en riant aux éclats Thérésine. Si papa t’entendait dire cette bêtise-là, comme il se moquerait de toi ! Je ne suis pas bien savante ; mais, quand papa raconte ses voyages, et qu’il parle d’île déserte, je sais bien qu’il n’y rencontre jamais personne.

— Tout cela ne prouve pas qu’il ait raison de m’empêcher d’entrer dans ce cabinet, moi, son neveu, et de me traiter comme si j’étais un brise-tout.

— C’est que tu ne vas pas mal quand tu t’y mets, dit Thérésine. Tu te souviens bien du lustre du petit salon que tu as accroché avec ton fouet, l’autre jour ; tu en as fait tomber une bonne partie ; et puis les globes des lampes quand tu joues avec les queues du billard, Dieu sait combien tu en casses, sans compter les carreaux de la chambre et les…

— As-tu bientôt fini ? interrompit Agénor ? Vraiment, si je me mettais à raconter aussi toutes les sottises que tu fais, j’en aurais pour une heure. Mais il ne s’agit pas de cela… Allons, ne va pas pleurer comme une bête. Je ne veux pas te faire de la peine. Bien au contraire, il faut que nous soyons bons amis, et que nous tâchions de trouver un moyen de me faire voir toutes ces curiosités que renferme le cabinet de ton père, et cela sans qu’il en sache rien.

— C’est, impossible Agénor : tu sais que François a seul la clé de ce cabinet, que personne que lui ne le nettoie, et qu’il ne désobéira point à mon papa pour te faire plaisir.

— Je me garderai bien de la lui demander, vraiment ; mais ne t’inquiète pas, je m’y prendrai autrement. Les petites filles, cela n’a point d’invention, Tu as bien entendu ce que disait hier mon oncle : Avec une forte volonté on vient à bout de tout. C’est comme cela que Napoléon est parvenu à l’empire ; eh bien, moi aussi, j’aurai une forte volonté !

— Avec ta belle volonté tu te feras mettre comme l’autre semaine en pénitence trois jours.

— Bah ! tu as toujours peur, toi. Il est ma foi bien heureux que les petites filles ne fassent pas la guerre. Tu t’enfuirais comme un lapin au premier coup de canon.

— Cela pourrait bien être : car rien que le bruit d’un coup de pistolet me rend toute tremblante.

— Tu vois bien, d’après cela, que tu ne peux juger de ce que nous autres hommes nous pouvons tenter. Ainsi, laisse-moi faire, et contente-toi de ne rien répéter de ce que je te dis : car je sais comment on punit les rapporteuses.

C’est ainsi qu’Agénor se donnait des airs d’autorité avec sa cousine et dans la maison de son oncle sans penser que c’était à la générosité de cet oncle qu’il devait le bonheur de demeurer chez lui, et d’être élevé comme s’il eût été son fils : car le père d’Agénor était mort sans laisser de fortune à son enfant, et M. de Berville s’était chargé du sort d’Agénor, quand le chagrin eut terminé la vie de sa mère, bien jeune encore.

Mais le tort le plus commun aux enfants est de croire que tout ce qu’on fait pour eux leur est dû, et qu’ils sont, par cela même, dispensés de toute reconnaissance. Agénor avait dans la tête de pénétrer furtivement dans le cabinet de curiosités et d’histoire naturelle dont l’entrée lui était raisonnablement interdite ; et il ne pensa plus qu’à chercher un moyen de prouver à Thérésine la puissance d’une forte volonté.

L’occasion s’en présenta bientôt. Un jour que M. et Mad. de Berville dînaient dehors, François avait donné rendez-vous dans l’antichambre à un de ses camarades pour faire une partie de piquet. Le bon François, qui était un modèle de fidélité et de tempérance, aimait le jeu à la passion. Quand il voyait quatre as dans ses cartes, ses yeux rayonnaient de plaisir : il n’entendait plus rien de ce qui se passait autour de lui, et le bruit de la sonnette avait seul la puissance de le sortir de son extase. Agénor avait remarqué cette faiblesse ; il se promit d’en tirer parti pour l’accomplissement de son grand projet.

— Eh bien ! monsieur Agénor, dit François, en commençant son piquet, vous n’allez donc pas jouer ce soir dans le jardin avec votre cousine ; il fait pourtant bien beau.

— J’irai la rejoindre dans un instant, dit Agénor, en se plaçant tout près de François, comme pour mieux voir son jeu. C’est que, vois-tu, rien ne m’amuse plus que de te voir jouer aux cartes. Il me semble qu’en te regardant j’apprendrai bientôt le piquet.

— Ah ! c’est un beau jeu, monsieur, mais il faut avoir les as, et ne pas écarter ses bonnes cartes.

Pendant que François était tourmenté d’un écart difficile, Agénor glissait tout doucement sa petite main dans la poche de l’habit de François où se trouvait la clé du cabinet de M. de Berville. Cette clé, qui ne quittait jamais François, et qu’Agénor lui voyait serrer chaque matin dans la même poche, après avoir nettoyé le cabinet, il parvint à la soustraire facilement, car François était assis sur une banquette, et les deux pans de son habit retombaient de manière à laisser l’ouverture de la poche très visible, Quand la clé fut dans la main d’Agénor, il la couvrit de son mouchoir, et courut tout triomphant chercher Thérésine.

— Suis-moi, dit-il ; laisse là ton arrosoir et tes pots de fleurs. Suis-moi, te dis-je !

— Où cela, dis pour que j’avertisse ma bonne ?

— À quoi bon ? Ta bonne travaille dans le cabinet de toilette avec la femme de chambre ; il ne faut pas la déranger.

— Mais elle verra bien, de la fenêtre, que je ne suis plus dans le jardin.

— Bah ! elle bavarde tant, qu’elle ne pensera pas à toi.

En disant ces mots, Agénor prend Thérésine par la main, et l’entraîne vers le cabinet de son père.

— Comment ! dit-elle avec surprise, papa t’a donc confié sa clé ?

— Que t’importe, reprit Agénor en ouvrant la porte du cabinet. Je t’avais dit que je trouverais bien moyen d’entrer ici, et nous y voilà.

Thérésine, déjà captivée par ce qu’elle voit, se contente de cette réponse ; et les voilà tous deux examinant, admirant, et touchant tout ce qui leur paraît curieux.

— Si on te permettait de choisir dans tout cela, dit Agénor, une seule chose pour toi, laquelle prendrais tu ?

— Ce n’est pas ce vilain serpent, dit Thérésine ; ni ce gros rat empaillé ; ni même ce beau vase, avec cet invalide qui est peint dessus. Je prendrais ce grand livre qui est tout là-haut dans la bibliothèque, au-dessus de la table de marbre où est le vase, parce que mon papa m’a montré ce livre quand j’avais la rougeole, et qu’il est rempli d’images magnifiques, comme tu n’en as jamais vu.

— Eh bien, qu’est-ce qui m’empêche de le voir ?

— Ah ! tu n’es pas assez grand pour atteindre jusque là.

— Oui, mais en grimpant sur la table…

— Ah mon Dieu ! tu vas casser quelque chose, s’écrie Thérésine en voyant Agénor approcher une chaise pour monter sur la table, puis s’accrocher aux rayons de la bibliothèque, afin de parvenir au livre qu’elle lui montrait.

Son bras est tendu de toute sa grandeur, mais il n’atteint qu’au signet du livre. Agénor croit qu’en le tirant par là, il aura bien assez d’adresse pour le retenir à la volée ; mais le livre lui échappe des mains, et vient tomber sur le vase de porcelaine, qu’il renverse sur le marbre. Au bruit qu’il fait en se brisant, Thérésine jette un cri de frayeur. Agénor manque de tomber aussi, tant son émotion est grande. Mais dans le danger, sa présence d’esprit ne l’abandonne pas.

— Tais-toi, pour Dieu ! dit-il, ou nous sommes perdus.

— Que dira mon père, s’écrie-t-elle en larmes, quand il apprendra que nous sommes entrés dans son cabinet, et que tu as cassé ce beau vase qu’il aimait tant !

— Il ne faut pas qu’il le sache, répondit Agénor, pâle de crainte.

— Eh comment faire ! Mon Dieu ! mon Dieu ! comme nous allons être grondés !

— Il est certain que, si tu vas pleurnicher comme cela devant tous les gens de la maison, on devinera bientôt l’affaire. Mais si tu veux m’écouter, et faire exactement ce que je te dirai, je te réponds, moi, qu’il ne nous arrivera rien. D’abord, essuie tes yeux, et sortons bien vite de ce cabinet. Il faut que François retrouve la clé dans sa poche avant la fin de son piquet.

— Comment ! tu avais donc volé la clé à François ? demande Thérésine en levant les yeux au ciel.

— Cela ne fait rien à la chose. Tais-toi, ne pleure plus, et sortons sans faire de bruit. Va arroser tes pots de fleurs comme si de rien n’était ; j’irai te retrouver dans deux minutes.

Et Thérésine regagna tristement l’escalier du jardin ; elle regarda du côté de la fenêtre où sa bonne travaillait. Celle-ci l’aperçut, lui recommanda de ne pas jeter de l’eau sur sa robe en arrosant, puis elle se remit à coudre, sans se douter du tourment qui agitait la pauvre Thérésine.

— Sois tranquille, dit Agénor en venant la rejoindre : la clé est remise à sa place, et le malheur passera sur le compte du chat ou des souris, que sais-je ! L’essentiel est qu’on ne nous en accuse pas.

— Ah ! mon Dieu ! tu crois donc qu’on ne devinera pas que c’est nous ?

— Certainement ; on ne pensera même pas à nous ; et quand même l’idée en viendrait, ta bonne n’est-elle pas là pour affirmer que nous n’avons pas quitté le jardin de toute la journée ? Attends : pour être plus sûr d’elle, je vais bien la forcer à s’occuper de nous.

En disant cela, Agénor prit l’arrosoir, et répandit tout ce qu’il contenait sur les jambes de Thérésine. Elle fit de grands cris qui attirèrent l’attention de mademoiselle Adélaïde.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle. C’est ce démon d’Agénor qui lui aura fait mal, je parie. Allons, allons, ne vous battez pas.

Et mademoiselle Adélaïde accourut pour mettre le holà, et pour savoir la cause des cris de Thérésine.

— Eh bien ! vous voilà joliment arrangée, dit-elle à Thérésine en voyant son pantalon collé à ses jambes, et ses petits brodequins gris couverts de terre mouillée. Croyez-vous, mademoiselle, qu’on n’ait pas autre chose à faire qu’à vous changer de robe, de bas, et de pantalon.

— Mais…, ma bonne…, ce n’est pas moi…, disait Thérésine en pleurant : c’est… l’arrosoir qui…

— Pardi ! je sais bien que c’est toujours ainsi quand vous jouez avec votre cousin. Ce petit étourdi-là ne prend garde à rien ; et puis quand on le gronde, il se met à rire. Voyez comme il a l’air de se moquer de moi ! Mais je vais dire à François de l’enfermer là-haut dans sa chambre : il s’amusera à faire du latin pour sa leçon de demain ; cela vaudra mieux que de noyer les jambes de sa cousine. Et vous, mademoiselle, vous gagnerez à cela de vous coucher une heure plus tôt, car je n’ai pas envie de vous rhabiller des pieds à la tête pour si peu de temps. Cela vous apprendra à me désobéir : je vous recommande assez souvent de ne pas vous salir.

Et Thérésine marcha silencieusement devant sa bonne, et se laissa mettre au lit sans murmurer, sans prier mademoiselle Adélaïde, comme elle le faisait ordinairement, de lui accorder un moment de plus pour attendre le retour de sa mère, et cela dans l’espoir d’en être embrassée avant de s’endormir.

Pendant ce temps, Agénor, conduit dans sa petite chambre par François, recevait les conseils les plus affectueux de ce bon serviteur, qui l’avait vu naître et l’aimait tendrement.

— Vous êtes trop vif, trop volontaire, monsieur Agénor, lui disait-il du ton le plus doux ; vous jouez avec cette petite fille, qui a presque trois ans de moins que vous, comme vous joueriez avec un camarade de collége. Cela ne convient pas : elle n’est pas de force à courir, à monter aux arbres comme vous le faites. Et puis vous la taquinez toujours. On lui donne dernièrement des joujoux superbes : une cuisine complète, une poupée avec deux enfants qui étaient gentils comme des amours, voilà que vous mettez les deux enfants à la broche, et que vous allez nicher la mère tout en haut du grand platane qui est dans le jardin. C’était de quoi désespérer la pauvre petite, et si madame avait su ce beau tour-là, vous auriez été grondé. Mais mademoiselle Thérésine n’a pas un mauvais cœur : elle fait comme moi, elle cache bien souvent les espiègleries qui vous feraient mettre en pénitence.

— Je sais que tu es un bon garçon, et je t’en remercie, mon cher François, dit Agénor, fort content de pouvoir constater qu’il était resté toute la soirée près de François, sous les yeux d’Adélaïde, ou renfermé dans sa chambre.

— C’est que, voyez-vous, je connais les maîtres, disait encore François : ils sont bons pour vous, parce qu’ils pensent que vous serez un bon sujet, que vous serez reconnaissant de l’éducation qu’ils vous donnent ; mais dans le fond vous n’êtes que leur neveu, et leur enfant passe avant tout. Si vous ne travaillez pas, si vous donnez l’exemple de la paresse à votre cousine ; si par-dessus tout cela vous la faites pleurer toute la journée, ils vous renverront de chez eux. Vous ne manquerez de rien sans doute ; mais vous verrez la différence qu’il y a à être élevé dans une bonne maison comme le fils de la famille, ou bien à se voir dans une pension, presque oublié de tout le monde.

— Tu as raison, mon bon François ; je sais bien tout ce que je dois à mon oncle, et que je serais très malheureux si mon oncle m’abandonnait : aussi je te promets d’être dorénavant raisonnable.

En faisant cette promesse, Agénor était de bonne foi : car déjà le repentir de sa dernière faute le tourmentait cruellement.

Il passa une nuit fort agitée ; et le matin, dès les premiers rayons du jour, il avait l’oreille tendue pour écouter par la cheminée s’il n’entendait pas du bruit dans le cabinet de M. de Berville, qui était justement au-dessous de la chambre d’Agénor.

Tout à coup le son de plusieurs voix fait battre son cœur. On dirait que les unes accusent, que les autres se justifient. Ce sont celles de M. et de madame de Berville, de François.

— Avouez-moi plutôt, dit M. de Berville à François, que vous avez cassé ce vase en faisant mon cabinet : je n’en serai pas moins désespéré de cette perte irréparable, mais je n’aurai pas l’idée que vous mentez, ce qui m’est plus pénible que tout le reste.

— Mais quand je jure à monsieur, sur tout ce qu’il y a de sacré, que la clé de son cabinet est restée dans ma poche, que je ne suis entré dans le cabinet que ce matin, et que je suis resté saisi en apercevant tout ce dégât. Dire comment tout cela s’est fait, je ne le comprends pas, à moins que ce ne soit le diable lui-même qui soit venu casser tout cela.

— Le diable ne vient point ici, reprit M. de Berville avec humeur, et je ne me paie pas de semblables raisons. Un portrait qui a été donné à mon grand-père par Frédéric II lui-même ; le plus beau vase qui ait jamais été fait en Saxe ; un morceau si précieux que je refusais l’entrée de ce cabinet à tout le monde, pour éviter ce qui arrive aujourd’hui : et tous ces soins perdus par la maladresse d’un domestique !

— C’est trop fort, reprit François hors de lui ; et si monsieur s’entête à ne me pas croire, je sens que j’en deviendrai fou.

Et le pauvre François, dans son indignation de se voir accusé injustement, gâte sa cause par des réflexions impertinentes.

M. de Berville s’en irrite ; il veut convaincre François de mensonge. Celui-ci entre dans une colère qu’augmente celle de son maître, et le pauvre domestique est chassé.

Cependant la crainte d’être coupable d’une injustice engage M. de Berville à questionner mademoiselle Adélaïde ; il la fait appeler ; lui demande si, par hasard, ses enfants n’auraient pas trouvé la clé de son cabinet, et ne s’y seraient pas introduits furtivement. À cela mademoiselle Adélaïde répond qu’elle n’a point quitté les enfants de la journée, qu’ils ont joué toute la soirée dans le jardin ; et elle raconte même qu’elle les a mis tous deux en pénitence pour s’être couverts d’eau et de terre en arrangeant leurs pots de fleurs.

Ce témoignage paraissait irrécusable, et M. de Berville s’affermit dans la croyance que François était un menteur, et que lui seul avait cassé le portrait du roi de Prusse.

Le congé de François fit événement dans la maison ; il était aimé de ses camarades, et chacun d’eux discourait sur son malheur.

— Pauvre François disaient-ils où trouvera-t-il jamais une si bonne place, qui lui donnait de quoi nourrir sa femme et ses enfants ? Il va rester long-temps sur le pavé : car, dans cette saison, tout le monde est en voyage, ou à la campagne ; et il va, en attendant, manger tout ce qu’il a gagné.

— Ce n’est encore rien que l’argent, disait le cocher qui faisait d’ordinaire le piquet de François. Mais je le connais, moi ; je sais comme il est attaché aux maîtres et qu’il se serait mis au feu pour faire le moindre plaisir à Monsieur. Le pauvre diable en fera une maladie, j’en suis bien sûr, et le médecin aura plus de son argent que le cabaret. Avec ça qu’il est fier, et que le procédé d’avoir été mis à la porte comme un vaurien est capable de le faire mourir de chagrin.

Agénor entendit ces discours du petit cabinet de travail qui donnait dans l’antichambre, et, dans sa pitié pour le malheur si peu mérité du pauvre François, il se sentit plus d’une fois prêt à aller se dénoncer lui-même ; mais la crainte d’être grondé, celle d’être mis en pension, surtout, l’arrêtaient, et il dévora ses remords.

Thérésine, à qui sa bonne a raconté la colère de M. de Berville et le renvoi de François, arrive tout éplorée dans le cabinet où Agénor prend chaque matin ses leçons, et dit :

— Il faut tout avouer, Agénor, si non François va mourir de faim avec toute sa famille. Ils disent tous qu’il ne survivra pas au chagrin d’être renvoyé, et j’aime mieux être grondée pendant huit jours de suite, j’aime mieux ne pas aller ce soir à l’Opéra avec maman, comme elle me l’a promis, que de causer tant de peine à un si brave homme.

— C’est cela, répond Agénor avec amertume ; va me dénoncer, et fais-moi chasser pour lui, puisque tu aimes mieux me voir dehors de la maison qu’un domestique.

— Mais on ne te chassera pas, toi, puisque tu es mon cousin.

— Belle raison, ma foi ! Est-ce que je ne suis pas un pauvre orphelin, qu’on élève par charité ? est-ce que les gens de la maison ne me l’ont pas dit cent fois ? Ils ne cessent de me répéter qu’à ma première sottise on me mettra à la porte. Eh bien ! en voilà une qui doit suffire. Va dire à ton père que c’est moi qui ai cassé le vieux visage de ce chien de Prussien, et tu verras si je couche ici.

— Ah ! mon Dieu ! comment faire, reprit Thérésine, car ce bon François est si malheureux.

— Tiens, va dire à ta bonne de lui donner ces vingt francs. C’est tout ce que je possède ; mais cela lui prouvera toujours que nous le regrettons.

— Je lui donnerai bien aussi le louis d’or que j’ai reçu de papa le jour de ma naissance ; mais cela ne le consolera pas. Si tu savais comme il était pâle en quittant la maison ?

— Que veux-tu, c’est un malheur qui m’afflige plus que lui peut-être ; mais c’est un brave homme qui sert bien ses maîtres, il trouvera une bonne maison avant peu, et moi, où irais-je ?

Thérésine devait nécessairement préférer les intérêts de son petit cousin à ceux d’un vieux serviteur : elle se résigna à se taire. Peu de jours après cet événement François était oublié de toute la maison, excepté des deux enfants qui l’avaient fait chasser.

Mais la légèreté de leur âge, cette facilité de se livrer au plaisir les yeux encore rouges des larmes qu’une contrariété ou une vive réprimande ont fait verser, rien de ce qui est ordinairement un bénéfice de l’enfance ne pouvait les distraire du tort qu’ils se reprochaient. Ah ! c’est que le poids d’une mauvaise action rend tous les plaisirs impossibles.

Agénor et Thérésine ne pouvaient jouer ensemble un quart d’heure sans que le souvenir de François ne vînt troubler leurs jeux. Thérésine n’avait plus cette gaîté qui la rendait si amusante ; on ne citait plus dans la famille ses reparties qui faisaient rire tous ceux qui l’entouraient ; sa mère avait remarqué qu’elle et Agénor n’avaient plus d’appétit. Alors on fit appeler le médecin : il trouva qu’en effet les enfants étaient en mauvais état de santé, et qu’il fallait par précaution leur leur faire prendre deux bonnes médecines. À cette ordonnance Agénor se révolta et soutint qu’il se portait à merveille.

Ne le croyez point, madame, dit mademoiselle Adélaïde : Firmin, qui couche maintenant près de M. Agénor, assure qu’il se réveille souvent la nuit, et qu’il a un sommeil fort agité. Pas plus tard que cette nuit, il l’a entendu parler en dormant ; il criait de toutes ses forces : Pardon, François, pardon ; ne me regarde pas comme cela ! Ah ! mon Dieu es-tu mort ? et cent folies pareilles qui prouvent bien qu’il avait la fièvre.

En écoutant ce récit, Agénor rougit et pâlit, son cœur battait avec violence ; et le médecin, qui tâtait son poulx dit, en penchant la tête : Certainement, nous avons un petit mouvement de fièvre, et une légère décoction de quinquina est indispensable.

Agénor, accablé par l’idée que sa pensée continuelle le trahissait, même pendant son sommeil, n’opposa aucune résistance aux arrêts du docteur, et promit d’avaler tout ce qu’on voudrait lui faire prendre.

Quand il se trouva seul avec sa cousine :

— Eh bien ! nous voilà malades à présent, dit-elle, le coeur gros de soupirs ; le médecin va nous ordonner tous les matins quelques vilaines drogues. Toi, qui es grand, cela t’est bien égal ; mais moi, j’aime autant mourir que de boire ces horreurs-là !

— Bah ! ce n’est pas cela qui m’inquiète, répond Agénor ; mais j’ai bien une autre crainte.

— Est-ce que tu as encore cassé quelque chose ? demande Thérésine avec anxiété.

— Non, c’est bien assez comme cela ; mais tu as entendu ce qu’Adélaïde a raconté : eh bien, j’ai peur d’être somnambule ?

— Ah ! bon Dieu ! s’écrie Thérésine en reculant d’effroi. Somnambule ! qu’est-ce que c’est qu’un somnambule ?

— C’est quelqu’un qui marche, qui parle en dormant, et qui dit ainsi tous ses secrets. Il paraît que j’ai parlé de François la nuit dernière ; que je lui ai demandé pardon d’avoir volé la clé du cabinet dans sa poche, et d’avoir laissé croire que le vase avait été cassé par lui, quand c’est nous…

— Ah ! tu peux bien dire que c’est toi tout seul, car je t’ai assez dit de ne pas monter sur la console pour avoir ce maudit livre d’images ; c’est toi qui t’es obstiné à le prendre ; c’est toi qui l’as laissé tomber sur le vase.

— Eh bien, je ne le nie point, dit Agénor avec humeur ; et si tu avais été plus grande, tu en aurais fait autant. Ainsi ne te vante pas trop.

En ce moment, Agénor et Thérésine crurent entendre remuer dans la salle de bain, qui n’était séparée du cabinet d’étude que par une porte vitrée. Ils tremblèrent d’avoir été entendus par quelque personne de la maison, et ils s’enfuirent dans l’antichambre, comme s’ils avaient été poursuivis par des voix menaçantes. Hélas ! ils l’étaient par celle de leur conscience, la plus implacable de toutes.

L’heure du dîner étant venue, il leur sembla que M. de Berville avait un air soucieux. Cependant il leur souriait comme à l’ordinaire ; mais ce sourire avait quelque chose d’ironique qui troubla plus d’une fois Agénor. Toutes ces craintes s’évanouirent lorsque madame de Berville, ayant parlé de la Saint-François, jour de la fête de son mari, elle dit à ses enfants de choisir le plaisir qui serait le plus de leur goût pour célébrer ce beau jour.

— Je me charge de répondre aux petites surprises qu’ils me ménagent dit M. de Berville, je ferai venir ici une lanterne magique, la plus belle que l’on pourra trouver. Elle nous donnera d’abord le spectacle, puis le bal, et votre mère se chargera des rafraîchissements.

— Oh ! que ce sera joli, s’écrièrent à la fois Agénor et Thérésine, bien moins joyeux du plaisir qu’on leur promettait, que de la sécurité qu’ils retrouvaient en voyant M. de Berville s’occuper de les récompenser, quand on aurait pu penser à les punir.

— Il faudra inviter toutes nos bonnes amies, dit Thérésine ;

— Et mes camarades, ajouta, Agénor.

— Certainement, faites vos invitations demain, dit M. de Berville, car il nous faut un public nombreux et bien choisi.

Agénor, tout occupé du projet de fête, va, dès qu’on est sorti de table, écrire ses billets d’invitation ; il court les remettre ensuite à Firmin, en lui recommandant de les porter le plus tôt possible. Mais Firmin, captivé par ce que raconte le cocher de la maison de l’état de François que la fièvre tierce n’a pas quitté depuis qu’il est sans place, et par le tableau de la misère où cette maladie réduit la famille de celui qu’il a remplacé, ne prend pas garde à la commission que lui donne Agénor ; il fait des exclamations de pitié sur François, et Agénor est obligé d’écouter tout ce qu’un vif intérêt inspire à ces bonnes gens sur le sort de sa victime, avant de pouvoir se faire entendre.

Enfin les lettres partent ; et huit jours après, le salon de madame de Berville est rempli d’enfants qui attendent avec impatience le moment où l’orgue jouera le galop de Gustave III, en manière d’ouverture, pour avertir les spectateurs que la représentation va commencer.

Un grand drap blanc est étendu sur le plus large panneau de la salle à manger. Les lampes donnent juste assez de lumière pour voir où l’on doit s’asseoir ; et dès que chacun est placé, on éteint tout pour laisser mieux briller la lanterne magique.

D’abord le soleil et la lune classiques font leur apparition ; puis les deux ivrognes que leurs femmes viennent chercher au cabaret pour les gronder de ce qu’ils se grisent ; ensuite la scène du diable et de la vieille qui le tire par la queue, et tombe par terre lorsque cette queue lui reste dans la main : les rires et les applaudissements suivent toujours ce tableau. Viennent après la Giraffe, l’Éléphant ; puis le dîner de la famille régnante ; puis la colonne de la place Vendôme ; le grand Napoléon dans son île ; le portrait de Washington ; et enfin, dit celui qui est à la fois le démonstrateur, le décorateur, le chanteur et l’acteur : « Nous allons vous montrer le portrait du grand Frédéric, de ce fameux guerrier qui était comme le Bonaparte de son temps. Ceci est du nouveau. »

Déjà, au seul nom du grand Frédéric, Agénor et Thérésine avaient éprouvé une émotion pénible ; mais combien elle s’augmenta en voyant se dessiner sur la toile les rayons d’une bibliothèque, des casiers d’histoire naturelle puis une grande console portant un beau vase de porcelaine sur lequel on voyait en traits grossiers la caricature plutôt que le portrait du grand Frédéric.

À cet aspect les deux enfants croient rêver ; leur curiosité l’emporte un moment sur leur crainte immobile, les yeux attachés sur ce que représente la toile, Agénor cherche à se persuader que le cabinet de son oncle étant fort connu des amateurs et des artistes, on a pu en faire un dessin dont l’homme à la lanterne magique s’est servi pour sa décoration ; quant à Thérésine, elle pense que tous les cabinets de curiosités se ressemblent.

Mais, après avoir expliqué dans son langage emphatique le mérite de ce portrait sur porcelaine, après avoir raconté comment il avait été donné par le roi lui-même à un savant distingué, l’homme à la lanterne prit une voix enfantine, et commença un dialogue entre un petit garçon et une petite fille, qui parurent tout à coup auprès de la console.

— Comment donc as-tu fait, dit la petite, pour avoir la clé de ce cabinet ?

— Pardi, je l’ai prise dans la poche de François pendant qu’il jouait aux cartes, répond le petit garçon.

— S’il allait s’apercevoir…

— Oh ! que non, j’aurai remis la clé dans sa poche avant qu’il ait fini sa partie. Tu dis donc que le beau livre d’images est là-haut sur cette planche.

— Oui, je l’ai vu remettre là.

— Attends, je vais bientôt l’avoir, dit le jeune garçon en s’élançant sur la table.

Puis on entend un grand bruit de vaisselle cassée. Le vase disparaît et les enfants aussi. Un Monsieur les remplace et gronde un grand domestique, qui proteste en vain de son innocence. Son maître le chasse. Le pauvre serviteur s’en va en disant que cette injustice le fera mourir de chagrin.

En ce moment, des sanglots frappent les oreilles des spectateurs. M. de Berville sent ses mains inondées de larmes ; un enfant est à ses genoux, il demande grâce, il s’accuse, il se donne les noms les plus odieux. Il supplie M. de Berville de rendre à François toute sa confiance, et dit que lui seul mérite d’être chassé. Enfin, le désespoir, le repentir d’Agénor attendrissent les assistants à tel point qu’ils se jettent tous en masse aux pieds de M. de Berville et le supplient de pardonner.

Pendant ce temps Thérésine implore sa maman en suffoquant de larmes ; mais elle ne cherche point à se justifier en disant qu’elle a été entraînée par la volonté de son cousin : elle prie pour lui autant que pour elle ; la colère de son père peut être si funeste au coupable Agénor !

— Levez-vous, dit M. de Berville ; je ne puis vous pardonner, car ce n’est pas à moi que vous avez fait le plus de mal. Vous m’avez privé d’une chose d’un grand prix, que je regrette de ne pouvoir vous laisser un jour comme un souvenir honorable pour notre famille ; voilà tout. Mais ce brave François, que vous avez laissé injustement accuser, que vous avez laissé chasser de la maison, que vous avez réduit à ne pouvoir gagner sa vie, en le livrant au chagrin et à tous les maux qui en sont la suite : voilà celui à qui vous devez demander grâce ; voilà celui qui a le droit de vous maudire et d’appeler sur vous la punition du ciel.

À ces mots Agénor se lève éperdu, il court vers l’antichambre : il n’a plus qu’une idée, celle de se faire conduire chez François, de s’humilier devant lui, de le ramener chez son oncle, et de fuir pour jamais la maison témoin de sa faute. Les résolutions les plus désespérées passent par sa tête ; il se sent indigne des bienfaits de son oncle, il veut y renoncer ; déjà son cœur se gonfle à la seule pensée qu’il quitte sa famille pour jamais, qu’il va braver la fatigue, la misère… Mais, au moment de franchir la porte du vestibule, quelqu’un l’arrête :

— Où courez-vous donc ainsi ? lui dit-on.

— Je vais chercher François, s’écrie Agénor : il faut qu’il me pardonne ou que je meure.

— Ah mon Dieu ! le pauvre enfant a perdu l’esprit. Monsieur Agénor, monsieur Agénor ! mais regardez-moi donc.

— C’est toi ! dit Agénor en se jetant à genoux ; pardon, pardon, François ! C’est moi qui t’ai fait renvoyer ; c’est moi…

— Paix, dit François en relevant Agénor, votre oncle m’a tout conté : il vous écoutait l’autre soir lorsque vous parliez de moi à votre cousine ; c’est lui qui a imaginé de nous mettre tous dans la lanterne magique ; mais, consolez-vous. Vous avez fait une espièglerie qui a pensé me tuer, c’est vrai, car j’aime tant ces bons maîtres et leurs enfants ! mais vous ne saviez pas le mal que vous me faisiez ; et je vous le pardonne de bien bon cœur, aujourd’hui que je rentre dans la maison, et que je retrouve la confiance de Monsieur. Mais il ne sera pas dit qu’un si beau jour vous verra pleurer. Non, morbleu : quand je suis content il faut que tout le monde le soit.

En disant ces mots, François entraîne Agénor dans la salle où tout le monde était encore réuni.

— Monsieur, dit-il à M. de Berville, pardon de la liberté que je prends ; mais j’ai été bien malheureux, et vous m’avez promis de m’en récompenser. Eh bien, je ne peux pas être heureux, moi, quand ces enfants-là pleurent ; pardonnez-leur une petite farce qu’ils ne recommenceront jamais, j’en réponds bien ; car j’ai failli en crever de chagrin ; et ils ont trop bon coeur pour vouloir faire tant de mal à personne.

— Non, disait M. de Berville en s’efforçant de surmonter son émotion, un pareil trait demande un châtiment.

— Et croyez-vous donc, Monsieur, qu’ils ne sont pas assez punis par tout ce qu’ils souffrent, depuis qu’ils ont vu leur histoire dans cette comédie sur toile ; moi qui étais là à regarder par les carreaux du petit office, j’en pleurais comme une bête.

— Ah ! mon oncle, ah ! mon père, s’écrièrent les deux enfants… et les larmes leur coupèrent la parole, croyez… que jamais…

— J’en suis certain, dit M. de Berville, en les embrassant ; car vous savez aujourd’hui qu’il n’est point de plaisir possible quand on peut se reprocher une méchante action.


FIN DU PREMIER VOLUME.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)


SCÈNES


DU JEUNE ÂGE.


IMPRIMERIE DE GUIRAUDET,


RUE SAINT HONORÉ, N. 315.


Quatre enfants, un professeur et trois uniforme. Une personne en uniforme retire d’une caisse un vase.
Mouchardinet. Il tira de la Caisse un beau vase d’argent.


SCÈNES


DU JEUNE ÂGE,


PAR


Mme  SOPHIE GAY.


TOME II.




PARIS,
DUMONT, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
PALAIS-ROYAL, No 88, AU SALON LITTÉRAIRE.


1834.




LE PETIT PATRONET.




     La rose la mieux ourdie
     Peut nuire à son inventeur ;
     Et souvent la perfidie
     Retourne sur son auteur.

LAFONTAINE. La Grenouille et le Rat.

(Fable.)


LE PETIT PATRONET ;

dédié
À JULES DE CANCLAUX.


— Que ferons-nous de cet enfant-là, disait un jour M. Gobelard à sa femme ? un soldat, un écrivain public, ou un commissionnaire ?

— Ma foi, il est bon à tout, répondit la mère Gobelard ; il est si vif, si gentil, ce cher petit Bonaventure !

— Si vif, si gentil, répéta M. Gobelard ; avec tout cela, il ne fait que des sottises. On ne peut pas laisser le buffet ouvert que mon gaillard n’y vienne chipper les noix et le fromage. Reste-t-il quelque bon morceau de la veille, il a bientôt mis la main dessus. L’épicier du coin ne peut pas étaler ses marchandises le matin, sans que mon gamin ne vole un pruneau par-ci, une biscotte par-là. Ce sont des plaintes de tous les voisins il n’est pas jusqu’à la fruitière qui ne le voit jamais passer en courant devant sa boutique sans crier au voleur, tant elle est sûre qu’il vient d’agripper une pomme, ou un petit fromage de Neufchâtel.

— C’est des farces d’enfant que tout cela, mon ami ; cela n’empêche pas que tout le monde l’aime dans le quartier, et qu’on dit bien qu’il n’y en a pas de plus intelligent pour faire ce qu’on lui demande.

— Surtout quand il y a un gâteau à gagner, reprit M. Gobelard ; je ne connais pas de gamin plus gourmand. Cependant il faut penser à lui donner un état ; ce n’est pas avec les pruneaux de l’épicier et les fromages volés à la fruitière qu’il pourra vivre : avec ces jeux d’enfants-là, on finit par être pendu ; le mieux est de le mettre quelque part en apprentissage.

— Sans doute, dit la mère Gobelard ; mais, si nous voulons ; qu’il réussisse dans quelque métier, il faut qu’il le choisisse lui-même ; sinon, il le fera à contre-cœur, et ce sera toujours ; un mauvais ouvrier. Vois, le fils d’Antoine Lagoutte : il avait l’idée d’être garçon marchand de vin ; son père en a fait un menuisier. Eh bien, il scie tout de travers et il rabote à faire pitié.

— Qu’à cela ne tienne, reprit le père Gobelard ; Bonaventure n’a qu’à choisir son état. Aussi bien je n’ai guère plus de quoi payer son apprentissage d’une façon que de l’autre ; mais avec du travail et de la santé on vient à bout de tout.

À la suite de cet entretien, on fit appeler Bonaventure, qui grignottait des noix sur la borne à côté de la porte ; et if fut questionné gravement sur le métier qu’il voulait prendre.

Il n’hésita pas à répondre : Je veux être pâtissier.

— Je l’aurais parié, s’écria le père Gobélard. Tu crois peut-être que les pâtissiers vivent de petits gâteaux ; tu te trompes, mon ami. Quand il leur arrive d’en manger, c’est qu’ils sont si durs, si secs, que personne ne voudrait les acheter.

— C’est égal, dit Bonaventure, j’ai du goût pour cet état-là ; et quand je vois passer Joseph, le garçon du pâtissier de la rue St-Jacques, avec sa corbeille pleine de brioches et d’échaudés, pour les porter aux écoliers de Louis-le-Grand, je me dis tout de même : J’aimerais mieux porter cela qu’un crochet de bois de poêle, comme fait tous les jours le pauvre Louis Brignon.

— Bien raisonné, mon garçon ; car enfin on doit proportionner le travail à la force, et tu en auras toujours bien assez pour porter des petits pâtés, n’est-ce pas ? dit M. Gobelard. Mais j’ai peur d’une chose.

— De quoi donc mon père ?

— C’est que tu ne manges la moitié de ceux qu’on te donnera à porter ; et cela tournerait mal, je t’en préviens, au moins. Le maître te caresserait le dos avec son rouleau à pâte, et tu serais pétri comme une talmouse.

— N’ayez donc pas cette crainte-là, mon père ; ça me ferait du tort. Je vois comme les autres font peut-être ; je n’en ferai pas plus qu’eux.

— Si c’est ainsi, dit Gobelard, ta mère parlera à M. Lacroûte, le pâtissier, et s’il ne nous demande pas trop cher, tu pourras entrer chez lui dès lundi prochain.

À ces mots, Bonaventure saute de joie, et chippe un bonnet de coton à son père, pour se donner par avance l’air d’un patronet.

L’affaire est bientôt conclue entre l’ancien marchand frippier et M. Lacroûte. Avant d’apprendre à pétrir, et à chauffer le four, Bonaventure ira chercher les fagots le matin à la cave ; puis il portera en ville les commandes ; et il aura grand soin d’aller le plus vite possible, afin que les pâtés chauds n’arrivent pas froids, et qu’il puisse servir un plus grand nombre de pratiques.

Avec quel plaisir Bonaventure voit venir le lundi ! Comme il se pare avec orgueil de son pantalon de bure, de son gilet d’indienne, et du fameux bonnet de coton ; véritable armure du garçon pâtissier.

— Ah ! mon Dieu est-ce que tu es malade ? lui demande un petit voisin, en le voyant sortir avec son bonnet de nuit.

— Malade, répond-il d’un ton dédaigneux ; tu t’y connais bien, ma foi ! Est-ce que le chef du grand hôtel là-bas est malade, et pourtant il ne quitte pas son bonnet de coton.

— Certainement puisqu’il est cuisinier ; mais toi…

— Moi, je suis mieux que cela, et tu en sauras bientôt quelque chose ; car je te connais, tu ne pas jettes pas les tartelettes aux chiens.

— Vraiment non, je n’en vois pas assez souvent pour cela.

— Eh bien, je t’en ferai voir moi, et des fraîches encore. Reste là sur ta porte, et je parie qu’avant une heure tu me verras passer avec une corbeille pleine de gâteaux.

— Beau plaisir, que celui de te voir passer ! Cela ne m’engraissera pas.

— Mais cela ne peut pas te maigrir nom plus. Et qui sait ? On dit que les vieux gâteaux sont pour nous. Si on m’en donne un, tu en auras la moitié, je te le promets.

Et Bonaventure continua son chemin, après avoir fait à son petit camarade un sourire protecteur, tel qu’en aurait pu faire un homme nouvellement en place.

À peine installé chez M. Lacroûte, voilà Bonaventure en course dans tout le quartier, gagnant par-ci par-là quelques sous dus à la générosité des amateurs de pâtisserie. D’abord, la crainte le rend exact, et l’empêche de se permettre aucun larcin ; mais il s’aperçoit bientôt que, dans les commandes du soir, on peut, sur six douzaines de gâteaux, en confisquer un au profit du porteur, sans inconvénient ; car les soirées où les domestiques ont beaucoup de monde à servir, ils prennent tout sans compter. Les jours suivants on lui confie un pâté chaud, dont les boulettes sont en si grande quantité, que la calotte est comme perchée dessus. Bonaventure, se donnant à lui-même pour prétexte de remettre d’aplomb la croûte de dessus, entre dans une allée et débarrasse le pâté de deux ou trois boulettes, le tout pour rétablir l’équilibre.

Le métier lui semble excellent ; et quand son père lui demande s’il y prend goût, Bonaventure répond qu’il n’en connaît pas de meilleur.

Encouragé par le succès, il devient chaque soir plus hardi ; les moindres pâtés au jus sont visités par son doigt, qu’il lèche ensuite pour se rendre compte du mérite de la pâtisserie de son maître. Les meringues arrivent toujours avec un peu moins de crème qu’au départ ; tout le petit-four qui se vend à la livre n’a pas le poids, et quelques pratiques commencent à s’en apercevoir. Mais comment soupçonner la probité d’un pâtissier qui fait de si bonnes choses.

Enfin, toutes les niches gourmandes de Bonaventure réussissant, il lui vient à l’idée d’en faire une plus forte. Le sous-préfet d’un arrondissement près de Paris apprend que son préfet doit venir visiter la petite ville dont il est la grande autorité. Aussitôt il dépêche un courrier champêtre à Paris, pour commander un énorme pâté de gibier, chez le maître de Bonaventure, avec ordre de le confier au cocher d’une diligence, qui le confiera lui-même à un cabaretier sur la grande route, lequel le fera porter ensuite par un gamin à la sous-préfecture.

— Voilà un pâté qui passera par bien du monde, pense Bonaventure ; on dit qu’un objet qui va ainsi de mains en mains y laisse toujours quelque chose : j’ai envie d’en prendre ma part.

En ce moment, son petit voisin Ambroise l’aborde ; il revenait de l’école avec son panier.

— Tu n’es pas mal blagueur, dit-il, avec tes gâteaux et tout ce que tu devais me donner. Je te vois passer tous les jours devant notre porte avec des piles de gâteaux, et je n’ai pas tant seulement encore goûté d’un seul.

— Tu as raison ; mais je réparerai cela, dit Bonaventure.

— Ah bien oui, je ne te crois plus maintenant ; tu fais ton capable, mais tu as trop peur du rondin pour être tant généreux.

— Quand je te dis que je te ferai faire un goûter fameux.

— Quand cela ?

— Tout à l’heure, si tu ne bavardes pas. Aime-tu le pâté de perdreaux ?

— Est-ce que je sais si je l’aime, répond Ambroise en haussant les épaules, puisque je n’en ai jamais mangé.

— Eh bien, entrons sous la remise du loueur de carrosse, et tu n’en sortiras pas sans savoir ce que c’est qu’un pâté de perdreaux. Mais avant, voilà deux sous, va-t’en nous chercher une demi-livre de pain ; car pour la croûte, bonsoir, tu n’en tâteras pas.

— Ça m’est égal, crie Ambroise courant chez le boulanger.

Et il revient aussitôt rejoindre son ami sous la remise. Il trouve Bonaventure occupé à enlever adroitement la croûte du fond, de manière à pouvoir la remettre en place après avoir vidé le pâté. Cela demande un bon couteau, et une main habile.

L’opération faite, les perdreaux et leurs truffes déposés, dans le panier d’Ambroise, entre son mouchoir rouge et son Abécédaire, les deux amis grimpent avec les provisions sur le derrière d’une calèche, et se mettent chacun à mordre après un perdreau, sans se donner la peine de le découper, Jamais Ambroise n’avait rien mangé de meilleur, même le jour de la St-Nicolas, que sa mère fêtait par une tarte aux pommes. Ravi des avantages attachés à la place de son ami :

— Est-ce que tu ne pourrais pas me faire entrer chez ton maître ? dit-il, la bouche pleine : je sens que je serais un très bon garçon pâtissier.

— Toi ! à la manière dont tu vas, tu mangerais toute la boutique !

— Oh ! que non ; je ne suis pas plus bête que toi : ce n’est déjà pas si difficile de vider les pâtés par le fond.

— Oui, mais il ne faut pas que cela paraisse ; il faut savoir recoller la croûte, et boucher avec de la mie de pain les trous que le couteau peut faire ; tiens, comme cela.

En parlant ainsi, Bonaventure mâchait un peu de sa mie de pain, et s’en servait comme d’un mastic pour clore le pâté vide, et effacer les traces du couteau. Ensuite il serra le pâté dans la caisse de bois blanc qui devait le mettre à l’abri des dangers du voyage ; et, le repas fini, au risque d’étouffer, car ils avaient tout dévoré sans boire, Bonaventure courut à la diligence faire enregistrer la boîte, en recommandant bien au conducteur le pâté qu’elle renfermait.

— En voilà une bonne, dit-il en se frottant les mains. Je voudrais être là quand le bourgeois du pâté en fera l’ouverture : Mon officier, dira-t-il comme ça au gros bonnet de la paroisse, je vais vous faire manger des perdreaux de ma chasse ; ceux-là m’ont coûté de la peine ; j’ai assez trimé pour les avoir… Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que je vois ?… Pas plus de perdreaux que sur ma main… Ils auront laissé la porte du garde-manger ouverte, les gueux de chats auront tout mangé… Mais non, la croûte est entière… Ce sont ces coquins d’employés qui auront fait le coup… ! Ou peut-être quelque voyageur ; ces gaillards-la sont si farceurs… » Et sa colère tombera sur un tas d’innocents, qui lui diront des sottises. La bonne farce, ajoutait-il en se tenant les côtes ; j’en étouffe de rire.

Réellement, Bonaventure étouffait, et il fut obligé de s’approcher d’un borne-fontaine, pour boire un peu d’eau dans le creux de sa main.

Pendant ce temps Ambroise étouffait de son côté. Entré chez sa mère au moment où elle trempait sa soupe, il avait imaginé d’en manger une grande assiettée, comme à son ordinaire, pour ne point donner de soupçon ; et il éprouvait toutes les douleurs de l’indigestion la plus complète.

— Mais qu’as-tu donc fait, pour être si long-temps sans revenir, dit madame Lacroûte à Bonaventure ?

— Ce sont ces messieurs de la diligence ce qui n’en finissent jamais, ils m’ont fait attendre une heure avant d’enregistrer le paquet ; encore ils avaient l’air de se moquer de moi. Quand je leur ai dit que c’était un pâté, ils voulaient ouvrir la boîte, et je ne serais pas étonné quand ils auraient fait cette farce-là après mon départ.

En jetant ainsi quelques soupçons sur les employés à la diligence, Bonaventure espérait se mettre à l’abri de ceux qu’il devait naturellement inspirer.

Plusieurs semaines se passèrent sans qu’il entendît parler du pâté vide, et, délivré d’inquiétude à cet égard, il ne pensa plus qu’à chercher un autre moyen de régaler lui et son cher Ambroise.

Un jour qu’il passait sur la place de la Madeleine avec un beau vol-au-vent, et la casserole remplie des quenelles qu’il devait contenir, il voit une demi-douzaine de petits polissons qui jouent aux billes ; il s’arrête pour juger des coups, et remarque qu’ils sont assez maladroits.

— Si je m’en mêlais, dit-il, je vous gagnerais tous.

— Voyons donc ce que tu sais faire ? disent les plus grands d’un ton goguenard. Parions que tu manques du premier coup.

Bonaventure, piqué de cette provocation, dépose le vol-au-vent, défendu par un simple couvercle de fer blanc, et la casserole, sur une des grosses poutres qui servent à la construction des charpentes de l’église ; puis il se met à viser, lancé sa bille, et atteint le but. Alors des applaudissements unanimes font retentir les airs. On se récrie sur son adresse ; mais quelques envieux prétendent que son succès est l’effet du hasard. À ce propos, Bonaventure dit qu’il va recommencer.

— C’est à mon tour, crie l’un des gamins.

— Si vous le laissez continuer, dit un autre, il gagnera tous nos sous ; au diable le patronet.

— Ah ! tu m’insultes, reprend Bonaventure, nous allons voir.

En parlant ainsi, il tombait à coups de poings sur l’imprudent, et le combat s’engageait d’une manière vigoureuse. Le bonnet de coton volait en l’air, et la casquette de loutre nageait dans le ruisseau.

Tout-à-coup les cris des combattants sont interrompus par les éclats de rire des témoins ; ils riaient…, ils riaient à perdre haleine en répétant : Enfoncé le patronet. Ah ! le pauvre patronet !

— Le gueux de chien, criait le plus jeune ; faut courir après.

— Ah bien oui, courir après ; il n’en a fait qu’une bouchée.

— Qu’entends-je, s’écrie Bonaventure. Et il voit un gros caniche noir et blanc, qui s’enfuit à toutes jambes avec le vol-au-vent, après avoir dévoré toutes les quenelles de la casserole. En vain Bonaventure court sur les pas de l’animal, dans l’espoir de sauver au moins la croûte du vol-au-vent, quitte à la faire remplir à ses frais chez le premier pâtissier. Mais le caniche a trop bon appétit pour ménager sa proie ; et Bonaventure n’a d’autre ressource pour assouvir sa colère qu’une volée de coups de pieds dirigée sur Azor. Mais celui-ci, qui a le sentiment de sa dignité, ne se laisse point frapper impunément ; il s’attache aux mollets de Bonaventure, en emporte un morceau, et le pauvre garçon boitant, saignant et pleurant, retourne avec bien de la peine chez son maître.

Heureusement, pour lui, sa blessure à la jambe confirme le récit qu’il se propose de faire, dans lequel récit il n’est point question de billes, de petits camarades, de vol-au-vent abandonné à lui-même, mais seulement d’un combat singulier entre un gros dogue et lui ; espèce de lutte inégale, où le patronet et le vol-au-vent devaient succomber.

En voyant sa jambe déchirée, madame Lacroûte, bonne femme de sa nature, prend le parti du patronet contre son mari, qui soupçonne fort la vérité, et s’obstine à dire que le gamin se sera amusé quelque part, et aura laissé prendre la commande, pendant qu’il se colletait avec un camarade. N’importe, madame La croûte est pour lui, Bonaventure sent qu’il est sauvé.

On le panse, on le caline, et deux jours après il est en état de recommencer à porter les marchandises. Cette fois il se souvient de son ami Ambroise, et se promet bien de le régaler aux dépens d’une corbeille destinée au thé d’un riche financier. Deux, quatre, six gâteaux sont soustraits à cette masse de pâtisserie, sans qu’on s’en aperçoive ; Le lendemain pareil vol. Mais les réclamations, les plaintes, commencent à venir ; M. Lacroûte a de nouveaux soupçons. Une lettre du sous-préfet lui apprend l’histoire du pâté vide, et il imagine un moyen savoir la vérité.

Les délateurs, qui n’ont pas besoin de voir le mal pour le dénoncer, tant ils ont coutume de le faire, ne craignent pas d’affirmer que Bonaventure mange les boulettes de dessus, et vole des gâteaux à chaque envoi qu’on lui confie. Le pâtissier, profitant de l’avis, s’entend avec un bourgeois de ses amis, et lui envoie un énorme pâté chaud pour sa fête. Ce pâté, remis à Bonaventure, subit la réduction ordinaire.

Mais, à peine les trois boulettes, qui soulèvent la calotte légère sont-elles englouties dans son estomac, que Bonaventure sent un grand malaise qu’il est obligé de s’asseoir au milieu de l’escalier, avant de parvenir jusqu’à la cuisine où il est attendu, et qu’au sortir de la maison, il est pris de vomissements affreux. Il revient à la boutique pâle, et le front couvert d’une sueur ; froide.

— Ah ! c’est donc toi petit drôle, qui es cause que je perds toutes mes pratiques, s’écrie M. Lacroûte en voyant Bonaventure

— Moi ? monsieur, balbutie Bonaventure, en tâchant de prendre un air innocent.

— Oui, toi, mauvais sujet ; toi qui as vidé le pâté que tu as porté à la diligence ; toi qui m’as fait un conte de chien, à propos d’un vol-au-vent que tu as mangé, comme les boulettes sur lesquelles j’ai mis un poison dont tu ressens déjà les effets.

— Quoi ! du poison ! s’écrie Bonaventure terrifié. Je suis empoisonné… Au secours !…

— Ah ! tu en conviens donc, petit voleur !

— Au secours ! au secours ! crie plus fort Bonaventure.

Et il court chez l’apothicaire qui demeure en face, lui demande du contre-poison, et dénonce M. Lacroûte comme un empoisonneur. Il pleure, il supplie, il dit qu’il se sent prêt à mourir.

— En effet, répond le pharmacien ; vous me paraissez dans un état alarmant.

— Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! Dépêchez-vous donc de me donner quelque chose… Envoyez chercher ma mère, ajoute-t-il en montrant le garçon de la boutique ; qu’elle vienne. Je veux la voir avant de mourir… Mais non : elle me sauvera, j’en suis sûr.

Pendant ce temps, le pharmacien demandait de l’eau bouillante, et préparait une boisson que Bonaventure avala d’un seul trait. Puis, se couchant tout de son long sur deux chaises de la boutique, il attend, dans une anxiété impossible à décrire, sa résurrection ou sa mort.

Sa mère vint bientôt ; et, loin de s’attendrir sur l’état de son fils, elle le gronda sans pitié. Perdre un état qui va si bien, et toujours ! car le pâtissier se moque des révolutions, lui. Se faire chasser d’une boutique si achalandée ; et cela par gourmandise. Faire honte à sa famille pour de misérables petits pâtés. C’est une horreur !

— Ah ! ah ! pensa Bonaventure ; ma mère me gronde et ne pleure pas ? Donc je ne suis point en danger. C’est quelques drogues que le maître aura mis sur les boulettes, et qui me causent ces vilaines douleurs. Je vois bien que cela ressemble à ce qu’il m’ont fait prendre après ma rougeole, et que j’en serai quitte à bon marché. Mais je n’oserai plus me montrer après cela : ils m’appelleront voleur !

Alors Bonaventure fondit en larmes, et il se trouva presque aussi malheureux de se croire déshonoré que de se croire empoisonné. Ce repentir sincère lui valut son pardon, et M. Lacroûte le cite maintenant comme le plus honnête patronet qu’il connaisse. Ce n’est pas que Bonaventure soit moins friand de perdrix, de gâteaux et de vol-au-vent, qu’autrefois ; mais, lorsqu’il se sent prêt à succomber à la tentation, il se rappelle le grain d’émétique dont M. Lacroûte avait saupoudré les boulettes du pâté chaud ; et le souvenir de cette épreuve lui ôte tout appétit gourmand.

Pâtissiers et patronets, mettez à profit cette histoire.


LE PANIER DE POMMES.


DÉDIÉ


À CHARLES DE RESSÉGUIER.




C’est le cœur qui fait tout. Que la terre et que l’onde
Apprêtent un repas pour les maîtres du monde,
Ils lui préfèreront les seuls présents du cœur.

Lafontaine. Philémon et Baucis.

(Fable)





LE PANIER DE POMMES.




Il y a bien peu d’années que, dans le plus beau château de tous ceux qui bordent la Seine, s’élevait une petite fille, jolie, spirituelle adorée de son père, de sa mère, et fort doucement gâtée par ses grands parents ; elle pouvait à peine parler, que déjà de grandes dames et de vieux messieurs, toujours parés, s’empressaient de lui obéir, de satisfaire ses caprices. Le génie des fabricants de joujoux s’exerçait chaque jour pour lui en inventer de nouveaux. C’étaient des soins, des caresses, des présents, des plaisirs, enfin un enchantement perpétuel.

Cependant, cette petite fille, que la destinée avait fait naître au sein de la richesse et du pouvoir, connut de bonne heure la peine et les regrets. Un matin qu’elle dormait encore, on vient la prendre dans son berceau, et, sans même donner à sa gouvernante le temps de lui passer une robe, on l’enveloppe dans un manteau, on la porte en voiture ; puis, quelques minutes après elle se trouve près d’un lit ensanglanté. Une main pâle se lève sur sa jeune tête, pour la bénir ; un mourant la presse sur son sein, d’où le sang coule à grands flots ; ses traits sont tellement altérés par l’agonie, qu’elle a peine à reconnaître son père, et pourtant c’était lui. Elle pleure, car elle le voit souffrir ; mais bientôt il ne souffre plus, et la pauvre enfant sourit ; puis, se penchant sur le visage glacé, elle le baise et dit : « Chut, il dort, nous reviendrons quand il sera réveillé. »

Mais il ne se réveilla point ! Et le lendemain de ce triste jour on mit une robe noire à la petite Caroline ; on recouvrit d’étoffe de deuil les lambris dorés du palais de sa mère ; et tout prit autour d’elle un aspect douloureux. Pourtant une joie inattendue était réservée à sa noble famille, la naissance d’un frère. Et les plaisirs, les fêtes qu’amena cet heureux événement, effacèrent bientôt un lugubre souvenir dans l’esprit enfantin de Caroline.

Tout annonçait en elle les plus heureuses dispositions ; elle était vive, espiègle, un peu volontaire, mais bonne et généreuse ; on en pourra juger par le trait suivant :

On la menait tous, les étés à la campagne dans une belle habitation : là, elle jouait dans le même petit jardin qui avait été planté pour le fils du plus grand homme du siècle, pour cet enfant né roi de la plus glorieuse ville du monde, enfin pour le Roi de Rome. Si Caroline avait eu quelques années de plus, elle aurait sans doute fait de graves réflexions sur ces jeux du sort qui font marcher les princes du trône à l’exil, et de l’exil au trône. Mais, sans avoir la raison qui médite, elle avait dans le cœur cette pitié touchante qui fait deviner le malheur et inspire le besoin de le secourir.

Un jour qu’on venait de lui permettre de descendre de calèche pour aller cueillir de jolies fleurs bleues, dans le bois de Ville-d’Avray, une petite fille nu-pieds, couverte de haillons, vint lui demander l’aumône. Elle avait suivi la calèche depuis l’avenue de St-Cloud, et la pauvre enfant tomba, épuisée de faim et de fatigue avant d’avoir pu recevoir la pièce d’argent que Caroline s’apprêtait à lui donner. Au cri qu’elle fit en voyant la petite pauvresse se trouver mal, des paysans qui travaillaient près de là accoururent : on secourut Mariette ; quelques gouttes de vin la ranimèrent, et les paysans, qui la connaissaient pour être de leur village, apprirent à Caroline, et aux dames qui l’accompagnaient, comment le père de cette petite fille, autrefois jardinier de l’empereur, était mort de chagrin à la chute de l’empire, et avait laissé dans la misère sa femme et ses trois enfants. Deux étaient déjà morts de faim.

Touchée de ce récit, Caroline fit inscrire le nom de Mariette au nombre des orphelines dont l’hospice était sous son patronage ; et, lui donnant un louis de sa bourse particulière, elle l’envoya porter ce secours à sa mère.

Ce fut une grande joie pour celle-ci d’apprendre la protection que le ciel envoyait à son enfant : car, étant devenue malade à force de travail et de douleur, elle ne savait plus comment la nourrir. Mais cette joie fut cruellement troublée, lorsque le jour de se rendre à l’hospice arriva. Mariette n’avait pas prévu ce qu’il lui en coûterait pour se séparer de sa mère. Ne pouvant se faire à l’idée de la laisser seule et souffrante, elle déclara à la personne qui venait la chercher qu’elle préférait demander encore la charité pour sa pauvre mère, que de la quitter. Tant d’amour pour sa mère la rendit encore plus intéressante ; et Caroline ayant raconté ce beau trait à sa mère, elle obtint la permission d’assurer à Mariette une pension suffisante pour subvenir aux besoins de sa famille et aux frais de son éducation.

Le bonheur rendit bientôt la santé à la mère de Mariette. Elle était belle encore ; son courage dans le malheur, ses qualités de bonne ménagère, inspirèrent à un riche serrurier des environs l’envie de l’épouser ; et Mariette se vit un beau jour installée dans une gentille maisonnette, avec un joli jardin, dont on mit un petit coin à sa disposition. Un pommier de pommes d’apis était le principal ornement et le plus grand revenu de cette portion de terre. Mariette mit tous ses soins à le cultiver dans l’intention d’en recueillir les fruits pour les offrir à l’époque de la Saint-Charles à sa jeune bienfaitrice.

Dans l’attente de cette grande fête, elle achète un joli petit panier à la foire de Saint-Cloud ; le jour arrivé, elle choisit les pommes les plus colorées, les sépare avec de la mousse, et charmée de l’effet que produit à l’œil sa pyramide rouge et verte, elle se rend à la porte du parc de Bagatelle, à l’heure où Caroline vient s’y promener. Le temps est assez beau pour la saison ; les piqueurs arrivent ; la calèche paraît. Mariette présente de loin sa corbeille : Caroline fait signe d’arrêter.

— C’est justement le fruit que j’aime le mieux, dit-elle, en mordant tout de suite dans la plus belle pomme ; puis elle remercie sa protégée de la meilleure grâce, et détachant la croix de petites perles qu’elle porte à son cou : Tiens, ajoute-t-elle, prends cela pour te souvenir de moi.

L’an d’après, à la Saint-Charles, Mariette revint avec une semblable corbeille et le tribut de sa reconnaissance fut reçu avec la même bonté affectueuse.

Mais l’année qui suivit, Mariette versa des pleurs amères en voyant arriver la fête de sa bienfaitrice : car elle était loin, bien loin de ce beau château où elle l’avait vue si heureuse et si brillante ; et Mariette désespérait de jamais la revoir. Le mois d’octobre était arrivé les pommes étaient cueillies, et Mariette les considérait d’un œil triste, quand on vint lui dire de mettre sa robe des dimanches, parce que le capitaine Braineau, le cousin de son beau-père le serrurier, devait venir dîner à la maison.

— Eh bien ! tu vas donc t’embarquer ces jours-ci ? dit le cousin.

— Oui ; j’ai à conduire à Edimbourg un petit bâtiment chargé de vins de France.

— À Edimbourg ? s’écria Mariette. Ah ! monsieur le capitaine, si vous vouliez m’emmener avec vous ?

— En voilà une fameuse, dit le marin ; quoi, ma petite, tu voudrais voir la mer, et t’embarquer avec des vieux fumeurs comme nous ?

— Ah ! mon Dieu non ; je voudrais seulement aller à Edimbourg.

— Mais, mon enfant, je n’y dois passer qu’une semaine ; tu n’auras pas le temps de t’y amuser.

— C’est égal, mon cousin, emmenez-moi ; ma mère le voudra bien, j’en suis sûre.

Et la mère, qui devinait la pensée de son enfant, n’osait la contrarier. Cependant elle lui fit beaucoup d’observations sur ce qu’elle était encore trop jeune pour faire presque seule un semblable voyage.

Mais le vieux marin leva toute difficulté eh disant que sa femme était de la traversée, et qu’elle aurait soin de Mariette : car les travaux du ménage ne permettaient pas à sa mère de l’accompagner. Enfin Mariette. pria tant, que dès le surlendemain elle partit avec le vieux capitaine. Soir léger bagage consistait dans un peu de linge, sa robe des dimanches, et une petite caisse où ses pommes d’apis et une jolie corbeille étaient emballées avec un soin particulier.

Elle n’avait aucune idée de la mer. Quand elle vit ce spectacle imposant, et le frêle bateau marchand qui allait se lancer sur cette étendue d’eau sans fin, elle se rappela les naufrages qu’elle avait entendu raconter, et la peur la prit ; mais la crainte qu’on ne se moque d’elle, et plus encore le motif de son voyage, lui font surmonter sa frayeur : elle s’embarque. Le vent est bon, à ce que dit le capitaine : c’est-à-dire qu’il souffle bien fort, et qu’il imprime un tel mouvement au bateau marchand, que tous les passagers éprouvent le mal de mer. Mariette est malade comme les autres, et sa mère n’est pas là pour l’aider à souffrir ; personne n’est occupé d’elle, car chacun l’est de soi ; et le vent, qui tourne à l’orage, ne permet pas aux matelots de soigner les malades.

Alors elle comprend tout le prix du sacrifice qu’elle a fait ; mais elle a confiance en Dieu, qui punit les ingrats et protége les cœurs reconnaissants.

Après une pénible traversée, ils arrivent enfin sur la rive d’Écosse : c’était le 2 novembre. Le 4, Mariette se leva avant le jour, et supplia la fille de son hôtesse de la conduire au château d’Holy-Rood. Un beau ruban de Paris, que sa mère lui avait donné, fut offert à la jeune Écossaise, en retour de sa complaisance. Le temps était brumeux et froid ; il était probable que les habitants du château ne sortiraient pas pour se promener ; et Mariette se tourmentait l’esprit pour savoir comment elle parviendrait jusqu’à sa bienfaitrice ; elle ignorait que les exilés sont toujours faciles à aborder. Pensant qu’une cour nombreuse devait encore entourer la petite princesse, elle ne tenta pas même de pénétrer dans l’intérieur du château ; mais, ayant obtenu du concierge la permission d’entrer dans la cour, elle alla se placer sous les fenêtres de l’appartement de sa bienfaitrice. Là, découvrant la corbeille, qu’elle avait enveloppée de son tablier, elle se prosterna devant cet asyle du malheur ; puis, élevant à deux mains la corbeille au-dessus de sa tête, en signe d’offrande ; elle pria Dieu pour être aperçue de celle qu’elle venait fêter si de loin.

Bientôt le bruit d’une fenêtre qu’on ouvrait la fit tressaillir.

— C’est elle…, c’est Mariette ! cria une jeune voix aussitôt reconnue. On lui fit signe d’aller vers l’escalier de la tour ; une femme s’y trouvait déjà pour la conduire vers la princesse.

Elle venait de France ! avec quelle joie Mariette fut reçue !… Combien ce pèlerinage à la reconnaissance faisait oublier d’ingratitudes ! Que de questions Caroline lui adressa sur les pauvres enfants du village dont elle prenait soin autrefois, sur sa maison des orphelines.

— Oh ! le ciel m’est témoin, dit-elle en soupirant, que, si je regrette tout l’argent qu’on me donnait, c’est en pensant à elles.

Puis elle fait raconter à Mariette son voyage.

On fait cercle pour l’écouter. Caroline s’informe du temps que Mariette doit rester à Edimbourg.

— Notre cousin le marin doit se rembarquer demain, répond-elle.

Demain ! répète Caroline. Ah ! mon Dieu, j’aurai bien peu de temps ; mais n’importe, ne pars pas sans me dire adieu, je te donnerai une commission pour mes petites amies.

Dès que Caroline est seule avec sa gouvernante, elle prie celle-ci de l’aider dans son projet. Une jolie toile d’Écosse a été achetée la veille pour lui faire une robe dont la simplicité répond à sa situation ; car, seulement accompagnée de serviteurs fidèles, elle parcourt souvent à pied les rues d’Edimbourg. Cette toile est bientôt taillée sur le patron d’une robe de la jeune princesse, et la voilà qui se met à coudre la jupe, le corsage, avec toute l’application de la meilleure couturière. Ce travail était long, car elle ne voulait point que personne l’aidât. L’heure de se coucher arrive ; Caroline se met au lit comme à l’ordinaire ; puis, quand elle est sûre que sa gouvernante est profondément endormie, elle se lève sans bruit, et va travailler de nouveau à la lueur de la lampe qui éclaire faiblement sa chambre. Le jour la surprend au moment où elle finit le dernier ourlet ; elle se recouche aussitôt pour n’être pas grondée ; mais la robe n’a pu s’achever toute seule, et sa ruse ne trompe personne, Mariette arrive ; elle lui remet son ouvrage.

— Tu porteras cette petite robe, dit-elle, chez la comtesse de R… ; tu lui diras que je l’ai faite moi-même pour être mise en loterie. Je connais madame de R… : quand elle saura que le produit de cette loterie est destiné à mes orphelines, elle mettra bien du zèle à placer une grande quantité de billets. Je n’ai plus d’autres moyens de les secourir, ajouta-t-elle en essuyant ses yeux ; mais grâce à toi il réussira, j’en suis sûre. Puis elle embrassa Mariette comme elle eût embrassé sa sœur, car en ce moment la bonne action de l’une et celle de l’autre les plaçaient au même rang devant Dieu.

La robe a été fidèlement remise ; les orphelines ont reçu les secours de la jeune exilée comme elles recevaient autrefois ceux de la riche princesse ; et l’on dit que Mariette vient de mettre en gage sa jolie croix de perles pour acheter encore un petit panier de pommes.


MOUCHARDINET.




Et puis nous y pouvons apprendre
Que tel est pris qui croyait prendre.

Lafontaine, le Rat et l’Huître.

(Fable.)





MOUCHARDINET.




Le collége où vous êtes, où vous serez, mes enfants, c’est le monde en herbe, avec tous ses vices, ses défauts, son ironie, ses vertus et sa justice : car, si chaque homme en particulier se laisse diriger ou aveugler trop souvent par son propre intérêt, les hommes réunis sont justes, et savent punir le mal en rendant hommage au bien.

Les jugements de collége, comme tous ceux de la multitude, ont une grande influence sur le reste de la vie ; ils sont presque toujours sanctionnés par le temps. Au collége d’Harcourt, le jeune Boileau passait, en dépit de l’opinion de son père, pour un bon versificateur. Sa tragédie des Trois Géants, dans laquelle le roi Grisatar, autre géant, survenait, et disait pour les apaiser :

      Géants, apaisez-vous
Gardez pour l’ennemi la fureur de vos coups.

Cette tragédie, trouvée fort mauvaise par l’auteur lui même, avait pourtant donné à ses camarades l’idée du talent que Boileau aurait un jour. Tant il est vrai que dans l’enfance on juge bien des facultés d’un élève.

À l’âge de dix ans, Turenne, ayant entendu répéter plusieurs fois que sa constitution était trop faible pour qu’il pût jamais soutenir les travaux de la guerre, se détermina, pour faire tomber cette opinion, à passer une nuit d’hiver sur le rempart de Sedan. Commeil ne fit part de son projet à personne, on le chercha long-temps inutilement. Enfin on le trouva sur l’affût d’un canon, où il s’était endormi. Depuis ce jour, ses jeunes compagnons prédirent qu’il serait un grand capitaine. Et l’on sait s’il a bien réalisé la prédiction.

Le Brun, notre fameux peintre, dès l’âge de trois ans, dessinait des batailles, au charbon, sur les murs de l’atelier de son père ; douze ans, le portrait qu’il fit de son aïeul fut couronné par ses petits camarades ; ils avaient deviné le talent qui nous donnerait un jour les batailles d’Alexandre, et le beau portrait de madame de La Vallière. Ce n’est pas la connaissance des arts qui rend les enfants si habiles à prédire le talent, mais bien la connaissance des caractères. Ils savent qu’il n’y a rien à attendre de l’élève paresseux, menteur ou lâche : c’est pourquoi il faut se faire autant que possible une bonne réputation au collége ; car, si elle est mauvaise, on risque de la garder toute sa vie.

Il y avait dernièrement dans un collége dont nous tairons le nom, pour ne pas faire deviner celui du petit héros de cette aventure, un élève né de parents honnêtes, et doué d’assez d’intelligence pour faire des progrès dans tous les genres d’études. Malheureusement cette intelligence lui servait plus souvent à découvrir ce qui lui était inutile de savoir qu’à apprendre ce qui aurait formé son esprit et son goût.

Entendait-il un maître défendre la lecture d’un livre, c’était celui-là qu’il cherchait à se procurer ; deux amis causaient-ils dans un coin de la classe ou dans la cour, aux heures des récréations, il se glissait sous les tables pour écouter leur conversation, ou passait et repassait tant de fois près d’eux durant leur promenade, qu’il attrapait toujours quelques-uns des mots qu’ils disaient. Sur ce peu de mots il forgerait une histoire, moitié vraie, moitié fausse, selon que ses conjectures tombaient bien ou mal ; puis il allait en divertir le maître de la classe, qui, en retour des avis qu’il lui donnait souvent sur l’un ou sur l’autre, ne lui épargnait pas les exemptions.

Beaucoup de choses sont défendues au collége, et l’on a presque toujours raison de les défendre ; mais de ce nombre sont de petites gourmandises assez innocentes lorsqu’on n’en fait point abus. Ernest Langlois, par exemple, avait un goût très prononcé pour les cervelas de dix sous ; il en faisait provision les jours de sortie, et trouvait toujours moyen de les glisser dans de gros rouleaux de papier, qui faisaient l’effet de cahiers de verbes latins ou français. Son exactitude à prendre toujours sur lui un de ces rouleaux, quand la cloche appelait les élèves au dortoir, avait été remarquée par Hippolyte Vernaud. C’est ainsi que nous nommerons le petit favori du maître de classe.

— Est-ce pour étudier la nuit, pensa-t-il, que Langlois prend son cahier de verbes ? Non, cela est impossible : car il ne verrait pas clair ! et l’on nous éveille avant le jour.

Alors, animé par la curiosité, il attend que ses camarades voisins soient endormis, puis il se glisse à quatre pattes vers le lit d’Ernest ; là, il entend le bruit d’un papier qu’on déplie, et d’un couteau qu’on ouvre, puis deux voix qui chuchottaient tout bas, tout bas.

— Quel petit morceau… Tu m’en as donné un bien plus gros l’autre soir.

— Oui, dit l’autre, mais tu as manqué en crever ; et sans les tasses de thé du proviseur, Dieu sait ce qui serait arrivé.

— Parce que j’avais encore ces chiens de haricots du souper sur l’estomac ; mais aujourd’hui que je n’ai mangé que des pruneaux…

— Eh bien ! prends encore cela, et tais-toi.

— Bon ! n’aie pas peur, le lit du gardien est à l’autre bout du dortoir, et on l’entend ronfler d’ici.

— Ce n’est pas lui qui m’inquiète, c’est Mouchardinet : je crois qu’il m’a vu prendre le cervelas dans ma table ; et, bien qu’il fût joliment déguisé dans un rouleau de verbes, le pestard est capable de s’être douté de la frime et s’il nous entendait, il irait bien vite faire son calin à nos dépens.

— Ah ! si je savais qu’il nous fît encore ce tour-là, je lui donnerais un assortiment de calottes qui lui tiendrait chaud tout l’hiver.

— Belle avance ! si tu l’assommes à moitié, il te fera renvoyer du collége, voilà tout ce que tu y gagneras.


— C’est que je lui en dois déjà pour avoir été dire dimanche dernier que j’avais ri pendant la messe, que je m’étais moqué du vieux sacristain.

— Et moi, donc, crois-tu que je lui pardonne de m’avoir dénoncé comme ayant mis le feu au paquet de pétards qui a brûlé tout un pan de l’habit du nouveau professeur. Je connaissais bien, moi, celui qui avait glissé les pétards dans la poche de l’habit. Je lui avais bien dit que c’était un vilain tour, et qu’il avait tort de le faire ; mais je me suis laissé punir pour lui, plutôt que de le dénoncer. J’aurais eu trop peur qu’on me donnât aussi le nom de Mouchardinet ! comme toute la classe en a baptisé Vernaud.

On devine ce qu’éprouva Hippolyte en écoutant cette conversation, et le violent désir qu’il conçut de se venger de la justice qu’on lui rendait : car il avait bien mérité ce qu’on disait de lui.

— Mouchardinet, pensait-il en regagnant son lit à pas de loup ; ils m’appellent Mouchardinet ! Eh bien ! je me montrerai digne de ce beau nom, et ils paieront cher le plaisir de m’avoir donné ce charmant sobriquet.

Alors, repassant dans sa tête tous ses moyens de vengeance, il redoubla d’astuce et de perfidie. Les cervelas d’Ernest furent saisis, et les coupables qui s’en étaient régalés mis en retenue. Depuis ce temps, la moindre petite faute, la plus légère espièglerie, aussitôt dénoncée, subissait la pénitence requise par l’autorité ; et comme Hippolyte, heureux de faire gronder tous ses camarades, ne voulait point perdre de son crédit auprès du maître, il affectait de travailler avec zèle, et paraissait faire d’au tant plus de progrès qu’il donnait en cachette ses versions et ses thèmes à corriger à son frère ainé, qui était en seconde.

Mais, si prudente que soit la perfidie, elle finit toujours par se trahir. À force de mettre au jour les petites peccadilles des écoliers, qui n’en avaient tiré d’autre vengeance contre Vernaud que de le flétrir du nom de Mouchardinet, ils se réunirent pour chercher un moyen de prouver à leurs supérieurs la bassesse du caractère d’Hippolyte, et de confondre leur ennemi. Ernest, qui eut le premier cette bonne idée, fut choisi à l’unanimité pour mener à bien cette grande affaire. Le plus profond secret étant indispensable, il fit jurer jusqu’au plus petit de la classe de ne rien dire sur ce qu’il saurait, ou sur ce qu’il ne comprendrait pas relativement au complot.

D’abord chaque élève devait lui remettre ce qu’il avait d’argent, et celui qu’il pourrait obtenir de la générosité de sa famille. Cet impôt volontaire devait former une somme considérable dont l’emploi serait confié à Langlois, qui, sortant tous les quinze jours, avait plus qu’un autre la facilité de faire les démarches nécessaires. Malgré la discrétion observée religieusement, il y avait parmi les élèves un air de mystère qui parut suspect à Mouchardinet. Ne voyant plus acheter ni gâteaux, ni fruits, à aucun écolier les jours de promenade, il chercha ce qu’ils pouvaient faire de leur argent, et questionna à ce sujet un des plus jeunes.

— Je n’en sais rien, répondit l’enfant.

— Comment, tu ne sais pas ce que tu as fait de l’argent de ta semaine ? reprit-il ; tu l’as donc perdu ? On te l’a donc volé ?

— Je n’en sais rien, répétait le petit garçon.

Et Mouchardinet s’en allait en branlant la tête, tandis que le gamin lui faisait les cornes. Alors un éclat de rite général avertit Hippolyte de la niche. Il se retourne furieux, et se battrait volontiers pour soulager sa colère ; mais, seul contre tous, il faut qu’il se modère. Le soin de découvrir le mystère qui l’entoure l’aide à prendre patience : il sait déjà que l’argent de tous les écoliers a été mis en réquisition ; il ne doute pas qu’on n’en fasse un coupable usage, et c’est ce qu’il saura bientôt.

La nuit, faisant le guet, le jour, surveillant les groupes qui se forment dans la cour, il a déjà recueilli plusieurs phrases qui révèlent un complot.

— Nous ferons entrer la caisse de nuit, a dit l’un.

— Il est temps de nous venger, a dit un autre.

— J’ai promis cinq francs au portier, avait dit Ernest ; il est dans nos intérêts.

— Qu’est-ce qui donnera le signal ? avait demandé un grand.

— Moi, répondit Ernest ; mais silence, que les maîtres ne se doutent de rien.

— J’aurai une lanterne sourde.

— C’est bon, car le cabinet est bien noir.

— Et quand minuit sonnera…

— Chut ! Mouchardinet nous écoute, dit Langlois assez haut.

Et chacun alla reprendre sa balle pour la lancer sur le mur rebondissant.

Diable ! ceci ; est grave, pensa Mouchardinet ; une caisse qui entrera de nuit dans la maison, une lanterne sourde, un signal… Cela m’a bien l’air d’une sérieuse conspiration. Si tout cet argent, soutiré aux élèves, était employé à l’achat d’un baril de poudre, ou bien à quelque chose de semblable ! Oui, cela ne peut être que pour tramer quelque tour infâme, dont je serai la première victime, qu’ils se réunissent ainsi. Il faut les déjouer.

Et voilà Mouchardinet qui se décide à saisir la prochaine occasion de parler au proviseur : car l’affaire lui paraît trop importante pour être confiée à une autorité subalterne. D’ailleurs, les grâces, l’avancement, les prix, tout cela dépend beaucoup du proviseur. Il peut en acquérir la bienveillance par un éminent service ; c’est un coup de fortune.

Le proviseur du collége, homme d’esprit et de bon sens, reçut la déposition de Mouchardinet d’un air confiant ; puis, feignant d’être vivement alarmé sur ce qui pouvait résulter de ce complot :

— Quelle horreur ! s’écrie-t-il, comploter de nous tuer tous pour se venger de la justice d’un maître, cela ne sera point. Je vais à l’instant même requérir la force armée, pour arrêter les chefs de cette conspiration, et se saisir du corps de délit que vous prétendez être entré cette huit par les soins d’un domestiqué corrompu avec l’argent des rebelles.

Ah ! Monsieur, attendez encore dit Vernaud, effrayé des mesures qu’on allait prendre.

— Comment ? vous voulez que j’attende que la maison saute, que nous soyons tous écrasés sous ses débris, où qu’il soit arrivé un malheur à vous ou au maître de votre classe, pour faire justice d’un pareil délit ! ce serait trop risquer, vraiment ; et l’on m’accuserait à bon droit d’imprudence. Sans doute, vous ne portez une si grande accusation contre vos camarades qu’avec la certitude des faits que vous avancez ; vous êtes placé de manière à savoir mieux que nous leurs sentiments de haine et d’ingratitude envers leurs supérieurs, et nous devons vous en croire. Ainsi donc, il faut que justice se fasse. Asseyez-vous là ; je vais écrire au commandant du poste, et vous guiderez les soldats dans le cabinet noir où la caisse est cachée.

— Moi, Monsieur ? mais que dirons mes camarades.

— Monsieur, reprit le proviseur, d’un ton sévère, quand on fait une action louable, peu importe ce qu’en disent les mauvais sujets ; vous trouverez dans votre conscience de quoi leur répondre : c’est le calomniateur qu’un mot déconcerte, et qui fait bien d’avoir peur.

Ces mots, qui auraient dû le confondre, ranimèrent l’audace de Mouchardinet, et il fit assez bonne contenance pendant le temps que le domestique mit à porter la lettre du proviseur ; mais lorsqu’il vit revenir François accompagné d’un piquet de gardes, il lui prit un tremblement de la tête aux pieds. Sa pâleur fut remarquée par l’officier.

— Est-ce un des coupables ? demandait-il : Le pauvre diable a l’air bien abattu ; je crois qu’on peut lui faire grâce : il ne recommencera plus, j’en réponds.

— Non, c’est le délateur, dit le secrétaire du proviseur, qui écrivait près d’une fenêtre de la chambre.

À ce mots de délateur, un regard de mépris tomba de tous les yeux sur Mouchardinet.

— Allons, point de noms injurieux, dit le proviseur : il faut savoir avant s’ils sont mérités. Marchez, Vernaud ; guidez ces messieurs dans votre dortoir, je vous suis : c’est l’heure de la classe, et nous sommes sûrs de ne rencontrer aucun élève.

En effet, c’était le moment du travail pour tous les écoliers ; mais l’un d’eux venait de voir entrer les gendarmes, et tout était en rumeur. Nous sommes perdus, s’écriaient les camarades de Mouchardinet ; nous sommes vendus.

— Monsieur, disait Ernest au maître de la classe, laissez-moi aller me jeter aux pieds du proviseur, pour obtenir la grâce de tous ces malheureux : car c’est moi seul qui les ai entraînés.

— Et il courait comme un fou vers l’escalier du dortoir, et les grands et les petits camarades le suivaient, en dépit de ce que l’on faisait pour les retenir. Langlois arrive à la porte du dortoir comme le proviseur et la garde venaient d’y entrer ; il se fait jour à travers les soldats pour venir implorer la clémence du proviseur.

— On vous a dit vrai, s’écria-t-il avec l’accent du désespoir ; oui, il existe un complot, dont j’ai eu l’audace de vouloir être le chef ; il a été tramé dans le plus profond mystère ; et, sans la trahison de l’un de nous, il aurait eu un plein succès ce soir même.

— Vous ai-je menti ? dit alors Mouchardinet en s’adressant d’un air présomptueux au proviseur : car l’aveu d’Ernest lui ôtait une grande inquiétude. Il s’était trompé plus d’une fois en supposant le mal, et il jouissait en ce moment du plaisir d’avoir rencontré juste ; la vue du chagrin de ceux qui le méprisaient le comblait de joie. C’était une joie féroce, mais les méchants n’en connaissent pas de douce.

— Relevez-vous, dit le proviseur à Langlois, qui embrassait ses genoux ; je ne puis plus rien dans cette affaire : l’autorité en décidera, laissez-la agir.

— Qu’elle sévisse contre moi, reprenait Ernest avec l’accent du désespoir, je me soumettrai à toute la rigueur de la loi ; mais faites grâce à ces pauvres enfants qui, sans moi, n’auraient jamais eu l’idée d’une chose semblable ; ne réduisez pas à la misère ce malheureux François, qui ne sait pas le crime qu’il a commis en m’aidant à faire entrer la caisse, et qui nourrit sa femme et ses enfants avec ses gages de portier du collége.

— Tout cela est bel et bon, mon petit monsieur, dit l’officier, et nous y répondrons après avoir vu le contenu de cette caisse.

— Méchant ! disaient les plus petits de la classe à Mouchardinet, n’as-tu pas de honte de nous faire traiter ainsi ? Ah ! si l’on allait aussi rapporter à ton père tout le mal que tu fais, il te punirait comme tu le mérites ; mais il n’y a point un autre Mouchardinet parmi nous. Et les petits coquins faisaient semblant de pleurer.

Enfin on arrive à la porte du cabinet noir. Ernest en a la clé : il voudrait bien ne la remettre que sous condition d’amnistie pour tous, un seul excepté, et l’on devine que c’est lui qui veut porter tout le poids du crime et de la punition ; mais les soldats n’attendent point qu’il ait capitulé : un d’eux lui arrache la clé des mains, il ouvre la porte, et dès son premier pas dans le cabinet il heurte son pied contre un grand baquet plein d’eau, le renverse, inonde ses jambes, celles de toute la compagnie ; et, perdant l’équilibre, le soldat tombe le nez sur une caisse que l’obscurité du cabinet l’a empêché de voir.

— Peste soit des gamins ! dit-il en jurant, et en cherchant à se dégager des cerceaux du vieux baquet, qui ont abandonné leur poste. En tout cas, s’ils ont rempli cette caisse d’artifice, voilà de quoi noyer la poudre. Qu’est-ce que c’est que ces légumes-là ? ajouta-t-il en ramassant les paquets de giroflée et de réséda dont ses pieds étaient couverts.

— Laisse ces fleurs, et prends la caisse, dit l’officier : ces messieurs nous diront ensuite à quoi tout cela devait servir.

Alors deux soldats rangent le baquet, et bravent l’eau qui se répand de tous côtés, pour aller chercher la caisse. Elle leur paraît lourde ; ils la déposent sur une table au milieu du dortoir ; et le portier complice est chargé du marteau qui doit en faire céder les planches : car elle n’a point de serrure et n’est fermée que par de gros clous.

Ce moment est dramatique ; les coups de marteau retentissent dans le silence : car maîtres, élèves, délateur, coupables, simples témoins, tout le monde est ému. La première planche est soulevée : on aperçoit des morceaux de papier gris dont on entoure ordinairement les fusées.

— Prenez garde à vous, brave homme, dit le maître, dont l’habit porte encore la trace de l’explosion d’une douzaine de pétards ; prenez garde, ils sont capables d’avoir mis là-dedans des bombes qui partiraient dans vos mains ! Je connais ce qu’ils savent faire en ce genre ; prenez garde, vous dis-je.

Des rires étouffés répondirent à cette recommandation prudente.

Sur la planche qu’on venait de briser se trouvait l’adresse du père d’Ernest. On la remit au proviseur.

— Vous le voyez, dit Langlois, c’est moi qui ai tout conduit. Arrêtez, arrêtez, crie-t-il au portier.

Alors chacun recule d’effroi, et croit déjà entendre la détonation qu’il redoute.

— C’est au dénonciateur qu’appartient l’honneur de tout découvrir ; laissez-le fouiller la caisse.

— Oui, oui, s’écrient tous les élèves, à Mouchardinet l’honneur de découvrir la mèche.

Mais ce mot de mèche fait frémir Hippolyte ; il va se cacher derrière le proviseur.

— Ah ! vous n’êtes pas plus courageux que cela, dit le sergent : en ce cas vous ferez bien de ne pas porter d’épaulettes. Tenez, moi j’ai plus de confiance ; ces gaillards-là ne m’ont pas l’air si méchants qu’ils voudraient bien le faire croire. Allons, morbleu, je me risque !

Et voilà le soldat qui fouille la caisse, dont le portier a détaché tout le dessus.

— Mille tonnerres ! s’écrie le soldat, il n’y a pas d’artifice là-dedans. C’est bien de ce qu’il y a de plus vrai dans ce monde : voyez, ça reluit comme un soleil.

En disant ces mots, il tirait de la caisse un beau vase d’argent ciselé par notre meilleur orfèvre. D’un côte on voyait deux lettres gothiques ; de l’autre, on lisait cette inscription : Offert à notre bon proviseur par ses élèves.

— C’est fort bien, cela, dit le soldat aux jambes mouillées ; mais il n’était pas nécessaire de faire garder cette caisse par un baquet plein d’eau.

— Et nos bouquets donc, s’écrièrent les élèves, ne fallait-il pas les tenir au frais jusqu’à ce soir ? n’est-ce donc pas demain la Saint-François ?

Alors, petits et grands, tous passèrent sur les pieds des maîtres, des soldats, pour aller chercher une fleur échappée du baquet, et pour la porter au bon proviseur, qui pleurait comme un enfant, en recevant un si doux témoignage de l’amitié de ses élèves.

— Parlez-moi de ces sortes de complots, dit le sergent, et des émeutes qui s’ensuivent ; cela ne fait pas peur au gouvernement.

— Et cela venge des Mouchardinet, dit Langlois. Puis, se tournant vers le proviseur : Pardonnez-nous, ajouta-t-il, de vous avoir trompé ainsi ; mais il fallait bien nous donner un air coupable pour éprouver la manie du pestard, et lui faire la leçon. Celle-ci est bonne, n’est-ce pas ?

— J’espère qu’il en profitera, dit le proviseur en regardant Mouchardinet, et qu’il sentira ce qu’il y a d’infamie attachée au nom de délateur. Vous qui le savez, mes amis, gardez-lui le secret de cette mauvaise action, car vous connaîtrez un jour l’importance des réputations de collége.

— Allons, point de rancune, dit Langlois, en tendant la main à Hippolyte ; ce que tu souffres depuis une heure suffit bien pour commencer ta conversion, et si tu veux devenir bon garçon, notre amitié fera le reste.

— Congé pour aujourd’hui, dit le proviseur ; et ce soir à goûter chez moi, tous…, excepté…

En ce moment des sanglots se firent entendre.

— Point d’exception, grâce, point d’exception ! crièrent une foule de voix.

— Regardez comme il pleure, dit Ernest en montrant Hippolyte, qui suffoquait. Ah ! je réponds de lui maintenant. Il a senti la honte, il voit notre bonheur : comment ne choisirait-il pas ce qui rend le plus heureux !

— Vous le voulez, mes enfants, je ne puis rien vous refuser ce jour-ci, répondit le proviseur.

Et Vernaud reçût son pardon de chacun, excepté de lui-même.

Depuis ce jour, Vernaud n’a plus dénoncé personne : car, si la justice punit, c’est l’indulgence et la générosité qui corrigent.


PERROQUETTE.




Il est bon de parler, et meilleur de se taire ;
Mais tous deux sont mauvais alors qu’ils sont outrés.

Lafontaine. L’Ours et l’Amateur des jardins.

(Fable.)





PERROQUETTE ;


DÉDIÉ
À Mlle MARIE DE PONTÉCOULANT.




Ce conte ne pouvait être adressé sans injure qu’à une petite fille bien élevée, discrète par la crainte de mal dire, et soumise par le désir de bien faire. C’est pour cela que je le dédie à ma chère Marie.



— Savez-vous bien, Elvina, que voilà près de dix jours que M. d’Hervins n’est venu voir votre maman, et que j’ai bien peur qu’il ne revienne plus ici.

— Ah ! pourquoi donc cela, ma bonne ?

— Pourquoi ? parce que vous lui avez dit l’autre jour, quand il nous a rencontrées aux Tuileries, quelque chose qui ne lui a pas été agréable.

— Moi faire de la peine à M. d’Hervins, qui est si bon, qui donne toujours de si jolies étrennes ! ah ! mon Dieu ! j’en serais bien fâchée.

— Certainement vous êtes bien fâchée, mon enfant, quand un mot répété par vous, à tort et à travers, amène quelque événement ou bien la moindre querelle qui puisse contrarier votre mère et ses amis ; mais cela n’empêche pas que, tout en déplorant l’inconséquence de la veille, vous ne recommenciez le lendemain.

— Vrai, ma bonne, répondait Elvina, en joignant ses petites mains, je n’ai rien dit au bon M. d’Ervins qui pût le fâcher.

— Qu’en savez-vous ? connaissez-vous assez la valeur des mots que vous répétez pour prévoir l’effet qu’ils doivent produire ?

— Vraiment ! ma bonne ; ah ! je ne me doutais pas…

— Et voilà, mademoiselle, comment, avec un bon cœur, vous faites souvent du mal.

— Eh bien, reprit Elvina avec dépit, puisqu’on ne peut rien dire sans être grondée, je n’ouvrirai plus la bouche. Et elle alla bouder dans l’embrasure d’une fenêtre.

Mais, à l’âge de six ans, la mauvaise humeur est facile à dissiper ; et les voitures qui entraient dans la cour, celles qui passaient devant la porte, les gens qui allaient et venaient sur les trottoirs, les joueurs d’orgues, les crieurs, la troupe des chiens savants, enfin tout ce qui anime une des plus belles et des plus bruyantes rues de Paris, avaient bientôt captivé l’attention d’Elvina tout entière.

Ah ! voici le cabriolet de M. de Saint-Etienne qui s’arrête chez madame Barival, pensa-t-elle ; voyons un peu s’il regardera de mon côté quand il s’en ira.

Et la gentille Elvina resta derrière le carreau de la fenêtre tant que dura la visite de M. Saint-Étienne. Elle fut longue, car il s’agissait de l’arrangement d’un procès qui maintenait brouillés depuis six mois M. Barival et M. Saint-Étienne. Dans l’intention de les concilier, madame Barival, et son père avaient engagé M. de Saint-Étienne à venir s’entendre secrètement avec eux sur les moyens de terminer l’affaire à l’amiable.

Ah ! voici le cabriolet qui s’en va ; M. de Saint-Étienne reste donc à dîner chez notre voisine, pense Elvina ; et, curieuse de savoir si elle devinait juste, elle fixa ses yeux sur la petite porte de madame Barival, jusqu’au moment où M. de Saint-Etienne en sortit.

Comme tous les enfants gâtés, Elvina dînait à table avec sa mère, madame de Bagny, et tous ceux qu’elle y admettait. Ce même jour M. Barival vint lui demander à dîner, en disant que sa femme ayant été obligée d’accompagner son père chez des gens d’affaires, il ne voulait pas rester seul. Madame de Bagny l’accueillit avec grâce ; puis, autant par politesse que par intérêt pour lui, elle lui demanda où en était son procès, et ce que devenait M. de Saint-Étienne.

— Vraiment, je n’en sais rien répondit M. de Barival ; depuis que nous sommes brouillés, nous ne traitons plus ensemble que par procureur, et le sien m’a dit l’autre jour qu’il était en voyage pour long-temps.

— Oh ! mon Dieu non, il n’est pas en voyage, dit Elvina, car je l’ai vu entrer ce matin chez vous.

— Chez moi ? ah ! vous vous trompez certainement, ma petite, car il n’y met plus les pieds depuis ce jour…

— Ne l’écoutez pas, interrompit madame de Bagny ; elle ne sait ce qu’elle dit : c’est quelque autre jeune blond qu’elle aura pris pour M. de Saint-Étienne.

— Oh ! non, maman ; je le connais bien, et son grand cheval gris aussi. Ils étaient tous les deux là à votre porte, monsieur, demandez-le plutôt.

— Allons, taisez-vous, reprit madame de Bagny avec humeur : les petites filles ne doivent pas se mêler de la conversation.

Elvina se leva avant la fin du dîner, en enviant beaucoup l’âge de sa grande sœur, qui lui donnait le droit d’écouter et de parler tout le temps qu’on restait à table.

Cette vieille sœur, ainsi que l’appelait Elvina, venait d’avoir seize ans, et toute sa famille s’occupait déjà du soin de lui trouver un mari ; il s’en présentait un qui réunissait toutes les qualités essentielles à une tournure distinguée ; et qui, sans être beau, pouvait passer pour un homme agréable. Le malheur voulait que Jules le frère aîné de Léontine et d’Elvina, avait pris en grippe M. d’Artimont, et qu’il ne manquait pas une occasion de le tourner en ridicule ; c’était un peu pour taquiner sa sœur, car, dans le fond, Jules rendait justice à l’aimable prétendu.

Lorsque Elvina passa dans le salon, elle y trouva M. d’Artimont qui attendait la fin du dîner pour proposer à madame de Bagny une loge à l’Opéra. Elvina sentit battre son cœur d’espérance.

— Ah ! si vous vouliez demander à maman de m’emmener avec elle à l’Opéra, je suis sûre qu’elle ne vous refuserait pas, dit Elvina en faisant la mine la plus gracieuse, et d’un ton suppliant.

— S’il ne s’agit que de l’en prier, répondit M. d’Artimont, je ne demande pas mieux ; mais je crains qu’elle ne me refuse, car elle ne veut pas ordinairement vous faire veiller.

— Non, maman ne vous refusera pas ; elle vous aime beaucoup.

— Vrai ! charmante enfant ! dit M. d’Artimont en prenant Elvina sur ses genoux ; et votre sœur ?

— Léontine ?

— Oui, l’aimable Léontine.

— Ah ! je crois bien qu’elle vous aime, et plus que tout le monde, puisqu’elle se dispute toute la journée avec Jules à cause de vous.

— Ah ! vraiment ? dit M. d’Artimont.

— Je ne mens pas, reprit Elvina, ravie d’être écoutée, si attentivement, et de causer comme une grande personne ; hier encore ils se sont disputés après le déjeuner.

« Tu veux nous faire accroire que tu en es folle, disait Jules à sa sœur ; ah ! mon Dieu ! nous savons bien pourquoi tu l’aimes : tu aimes sa fortune, son nom, son titre, la calèche et les chevaux anglais qu’il a fait venir de Londres, et tu as raison, car il n’a guère que cela pour lui. »

— C’en est trop ! s’écrie M. d’Artimont, en posant Elvina à terre, et je lui prouverai bien que, si je ne suis pas aimable, je ne suis pas plus endurant.

— Ah ! mon Dieu, qu’avez-vous donc ? reprit Elvina, effrayée de la colère qui se peignait dans les yeux de M. d’Artimont.

— Ah ! ce sont mes chevaux anglais, ma fortune, qu’on aime ! répétait-il en se promenant à grands pas dans la chambre. Moi qui croyais à l’attachement de Léontine, à l’amitié de ses parents ; pauvre dupe que j’étais ! Mais il est encore temps, grâce au ciel, de ne pas être le jouet de la vanité de cette famille. Pour ma calèche, mes chevaux…, murmurait-il en sortant. Puis s’apercevant qu’Elvina le regardait d’un air étonné, il revint sur ses pas, lui remit le coupon de la loge pour qu’elle le donnât à sa mère, et lui recommanda bien de lui-dire qu’il regrettait infiniment de ne pouvoir l’accompagner.

Elvina ne comprend rien à ce brusque départ ; mais lorsque sa mère la questionne, elle lui raconte naïvement ce qu’elle a dit à M. d’Artimont, et la colère où il s’est mis tout à coup sans qu’elle en sache la cause.

— Je l’aurais parié ! s’écrie Jules en montrant Elvina ; c’est encore un tour de cette petite perroquette, qui ferait battre des montagnes, avec sa rage de redire tout ce qu’elle entend, sans le comprendre. En vérité, elle mériterait qu’on lui donnât le fouet tous les matins, pour lui apprendre à répéter les propos de la veille. Savez-vous bien, ma mère, ce qu’elle a fait depuis huit jours ? Elle a fait renvoyer le pauvre François, en racontant les sottises qu’il a dites le soir du jour où il s’est grisé en buvant à sa santé, car c’était pour fêter l’anniversaire de sa naissance que ce malheureux a commis cette faute ; elle nous a privés de la présence d’un vieil ami qui nous est tendrement attaché, et cela pour lui avoir redit une mauvaise plaisanterie. M. Barival vient de nous quitter pour aller faire une scène chez lui sur la visite qu’elle prétend avoir vue ; et voilà qu’aujourd’hui elle m’oblige à me couper la gorge avec le futur de ma sœur ; car je connais d’Artimont, il n’est pas homme à me pardonner d’avoir imaginé le mal que j’en ai dit pour taquiner Léontine. Si vous n’y mettez bon ordre, je vous en préviens, ma mère, cette petite Perroquette vous brouillera avec tous vos amis.

— Perroquette ! Perroquette ! s’écria Elvina en sanglotant.

— Oui, Perroquette, reprit son frère ; et si tu continues, je te promets que le nom t’en restera.

À cette cruelle menace, Elvina s’enfuit dans la chambre de sa bonne, et c’est à l’abondance des larmes qu’elle lui voit répandre que sa gouvernante devine qu’elle vient d’être sérieusement grondée ; car dans la crainte de redire, la pauvre enfant s’obstinait à ne pas répondre.

— Encore quelque nouvelle indiscrétion, disait mademoiselle Rosalie : cette petite fille avec laquelle vous vous disputiez avant-hier sur la beauté de votre mère aura repété à la sienne qu’on disait qu’elle mettait du blanc ; en voilà assez pour faire à votre maman une ennemie mortelle.

— Ce n’est pas cela, ma bonne.

— Ah ! j’y suis, c’est cette vieille marquise de l’Orge, à qui vous avez demandé sérieusement si c’était son jour de barbe, et cela parce que vous avez répété les mauvaises plaisanteries de votre frère sur cette méchante femme. On dit qu’elle est furieuse contre lui, et qu’elle lui a fait défendre sa porte.

— Non, ce n’est pas à cause de cela, dit Elvina en soupirant.

Et la gouvernante passa en revue toutes les inconséquences provenant du défaut d’Elvina. En voyant le mal qui en résultait, la pauvre petite éprouvait un sincère désir de s’en corriger. Mais ce nom de Perroquette lui causait un vrai désespoir. Bientôt tous les gens de la maison, autorisés par l’exemple de sa mère, ne la nommèrent plus autrement ; ses petites compagnes, ses petites amies la poursuivaient aux Tuileries en l’appelant par ce vilain sobriquet. Mais comme il y avait méchanceté de leur part dans cette affectation à l’humilier, sa fierté se révolta, et elle cessa de jouer avec elles.

— Eh bien ! tant mieux, dit-elle avec aigreur ; en restant toute seule je ne serai plus exposée à répéter les sottises de personne.

Ce bon mot d’enfant dépité la charmait, et peut-être son orgueil l’aurait-il emporté, sans une circonstance inattendue qui vint frapper son cœur.

On était dans ces temps malheureux où le parti qui triomphe écrase le parti vaincu. Le frère de madame de Bagny, officier tout dévoué à l’empereur, était vivement compromis dans une affaire dont les chefs ont péri sur l’échafaud. Il y allait du même sort pour l’oncle d’Elvina, et il vint chercher un asyle chez sa sœur. Les poursuites dirigées contre lui faisaient craindre la moindre indiscrétion. Le petit comité de famille décida qu’Elvina était seule à redouter dans ce mystère important, et qu’il fallait s’en débarrasser, soit en l’envoyant à la campagne, soit en la mettant en pension tant que le colonel serait en danger d’être arrêté.

Ce fut un moment cruel que celui où madame de Bagny déclara à sa petite fille qu’elle allait la conduire dans la pension qu’elle lui avait choisie. Quitter sa mère, si jeune encore, quand Elvina avait tant besoin de ses soins ! quitter la maison qui l’avait vue naître, la sœur, le frère, qui la grondaient, mais qui la caressaient encore davantage : c’était de quoi pleurer long-temps.

— Pourquoi donc m’éloigner de toi ? disait-elle à sa mère en baignant sa main de larmes. Je travaille tant que tu le veux, je lis tout couramment, ma maîtresse de piano est contente de moi ; je n’en ferai pas plus à la pension, et je ne te verrai pas. Ah ! mon… Dieu ! mon Dieu… que je suis… mal… heureuse ! et les sanglots lui coupaient la parole.

— Il le faut, mon enfant, reprit madame de Bagny, en cherchant à surmonter son émotion !… Crois que, pour faire un tel sacrifice, j’ai besoin de courage ; mais c’est ton caractère qui m’y force. Ah ! sans ce vilain défaut.

— Je me corrigerai, je te le promets, disait Elvina en retenant sa mère par la robe ; laisse-moi ici…

Mais le motif qui faisait agir madame de Bagny était trop grave pour qu’elle cédât aux prières de son enfant. Elle la fit porter dans sa voiture en dépit des cris qu’elle jetait, et le soir même Elvina coucha dans un grand dortoir au milieu de vingt lits occupés par des petites filles dont aucune n’était connue d’elle.

Quel que soit son âge, quelle femme a jamais oublié le déchirement du cœur ressenti dans son enfance le jour de son entrée en pension. Je suis vieille, mes enfants, j’ai supporté bien des chagrins dans ma vie ; un seul excepté, je n’en ai point éprouvé de plus douloureux que celui du jour où ma mère m’a laissée en pleurant chez madame Leprince de Beaumont, la nièce de cette madame Bonne dont les contes valent mieux que les nôtres. Cette maison était la plus renommée de Paris ; on m’y comblait de bontés et j’ai failli y mourir de douleur : je n’y voyais pas tous les jours ma mère.

Elvina ne fut pas moins affligée d’être séparée de la sienne. L’ironie de ses compagnes vint encore ajouter à ses ennuis. Les domestiques de sa mère, dans la rancune qu’ils lui gardaient pour avoir été souvent grondés par suite de ses indiscrétions, n’avaient pas manqué de dire le nom qu’on lui donnait, et ce malheureux nom de Perroquette était dans la bouche de toutes les pensionnaires. Sur la foi de ce nom, on la renvoyait lorsque l’on voulait se dire quelque chose d’intime. C’est une suite d’humiliations insupportables et pourtant elle ignorait la plus grande. Un hasard la lui fit connaître : sa bonne venait chaque matin s’informer de ses nouvelles et lui apporter quelque chose, de la part de sa mère ; ces petits envois étaient souvent accompagnés d’une lettre, car Elvina lisait déjà très bien l’écriture. Un jour la gouvernante se trompa, et lui remit un billet adressé à Jules ; ce billet parlait de l’espoir qu’avait madame de Bagny de voir bientôt son frère sortir de sa cachette, et de l’amnistie promise par le Roi.

Après avoir lu ce billet, Elvina en demanda l’explication à sa bonne. Celle-ci, troublée de sa bévue, en dit plus qu’elle ne devait, puis elle supplia Elvina de lui garder le secret de son étourderie. Pour mieux pénétrer la petite fille de l’importance du secret, elle lui apprit que la vie de son oncle en dépendait, et finit par lui avouer que la crainte d’une indiscrétion, comme Elvina avait l’habitude d’en commettre, était l’unique motif qui l’avait fait mettre en pension.

— Me croire capable de dénoncer mon oncle ! s’écriait Elvina, en rougissant de honte et de douleur. Ah ! je leur prouverai bien que je sais me taire, et que je n’ai pas un mauvais cœur.

Alors elle recommanda à sa bonne de laisser ignorer à sa mère ce qui venait de se passer, pour ne pas l’inquiéter.

Après plusieurs visites, pendant lesquelles Elvina ; ne laissa rien transpirer de son secret, madame de Bagny vint, rayonnante de joie, chercher sa fille pour l’emmener passer deux jours avec elle.

— Mon oncle est donc sauvé, dit Elvina en sautant au cou de sa mère !

— Quoi ! tu savais…, mon enfant ?…

— Oui, je savais qu’il était caché dans la chambre de Jules ; mais je savais aussi qu’il ne fallait pas le dire.

— Et tu ne l’as pas dit, même à moi ?…

— Non : tu aurais cru que j’allais le répéter, reprit Elvina en fondant en larmes ; et pourtant… va, j’ai bien pleuré…, j’ai eu bien de la peine.

— Tant mieux, tu n’en feras plus, à personne, dit madame de Bagny en serrant sa fille sur son cœur. Puis elle ajouta : Mademoiselle Rose, veillez à ce qu’on me renvoie le trousseau d’Elvina.

— Quoi ! maman, je ne te quitterai plus ?

À moins que Perroquette ne revienne, reprit sa mère ; car, pour celle-là, nous ne saurions vivre ensemble.

— Ah ! pour celle-là, tu ne la reverras plus, dit en souriant Elvina ; elle est morte de chagrin.

En effet Perroquette a disparu ; il ne reste plus de cette histoire qu’une jeune personne charmante, spirituelle et discrète : tant il est vrai, comme l’a dit un grand auteur pour les petits enfants, que le cœur seul corrige les défauts de l’esprit.


L’APPRENTIE COUTURIÈRE.




 Adieu donc ; fi du plaisir
Que la crainte peut corrompre

Lafontaine, le Rat de ville et le Rat des champs.

(Fable.)




L’APPRENTIE COUTURIÈRE.


DÉDIÉ


À Mlle LÉONIE MENECHET.




L’apparition ou le retour d’une mode a souvent de grandes conséquences sur les mœurs et les habitudes d’un pays. Celle des poches était regardée par madame de Genlis comme fort importante pour l’ordre et la générosité des femmes. Avec des poches, on ne laisse point traîner la clé de sa table ou de son secrétaire ; avec des poches, on peut faire la charité, même en habit de bal. Enfin c’est parce que la mode des poches est revenue que la petite Albertine s’est trouvée combattue entre les deux sentiments les plus puissants de la vie : l’intérêt et l’honneur.

Albertine Foignet était déjà depuis six mois en apprentissage chez mademoiselle Elmire, couturière fort en vogue, malgré la quantité de corsages qu’elle manquait et l’exagération de ses factures. Empressée d’adopter tout ce qui s’offrait de nouveau, mademoiselle Elmire n’avait pas manqué d’adapter de petites poches à toutes les robes négligées qu’elle rendait à ses pratiques. Mais comme il y avait presque toujours quelque chose à retoucher à ces robes faites à la hâte, on chargeait Albertine de les aller chercher le lendemain du jour où elles avaient été mises pour la première fois.

C’est ainsi que la comtesse de Verdières, jeune étourdie élevée dans l’ignorance des poches, fit remettre à Albertine la robe de foulard dont elle voulait faire allonger la taille, sans penser à regarder s’il ne restait pas quelque chose dans les poches de cette robe nouvelle.

Albertine était sur le trottoir presque désert d’une large rue du faubourg St-Germain, portant à sa main le morceau de taffetas puce qui contenait la robe de foulard, lorsqu’un son argentin vint frapper son oreille. Elle croit que l’un des six sous qui lui ont été confiés pour prendre un omnibus en cas de pluie s’est échappé de son sac ; elle se baisse pour le ramasser. Mais elle voit une pièce d’or reluire sur le trottoir ; cette pièce est tombée de la poche, qui est béante et que le taffetas ne recouvrait pas assez ; Albertine n’en peut douter. Son premier mouvement est de retourner chez madame de Verdières, et de lui remettre le double louis qu’elle a oublié dans sa poche ; mais une de ces mauvaises pensées que le démon du mal inspire quelquefois à de bonnes âmes vint troubler Albertine, et lui montrer dans son jour le plus séduisant tout ce que cette somme de quarante francs pourrait apporter de changement à sa condition d’apprentie. Car si elle était chargée d’aller chercher les robes manquées, elle n’avait point de part aux profits que se partageaient entre elles les ouvrières favorites, celles qui portaient les robes parées, les habits de bal vivement attendus, et dont l’arrivée se paie en raison des craintes et de l’impatience qu’ils ont excitées.

Madame de Verdières est si riche ! pensa Albertine, elle ne s’apercevra pas seulement que cette pièce de quarante francs lui manque ; et puis, elle n’est peut-être pas tombée de la poche de la robe. On trouve tous les jours des sommes plus considérables dans la rue, au coin d’une borne. Il y a mille exemples de choses ainsi perdues, qui font la fortune de ceux qui les ramassent sans qu’on puisse leur en faire de reproche.

Ainsi Albertine cherchait à se tromper et à s’étourdir sur les murmures de sa conscience ; car elle ne pouvait se dissimuler que la pièce de quarante francs ne fût bien à madame de Verdières, et qu’en se l’appropriant elle faisait une mauvaise action.

Albertine n’avait que neuf ans ; mais la conscience est de tout âge, et les plus jeunes enfants ont parfois le sentiment de leur faute. On blâme si souvent devant eux le vol, l’indélicatesse, le mensonge, qu’ils sont déjà savants dans les défauts et les vices qu’il faut éviter, avant d’avoir pu s’en rendre coupables.

Après quelques moments d’hésitation, Albertine se rappelle que sa maîtresse lui a bien recommandé de ne pas perdre, de temps, et elle se décide à mettre le double louis dans son petit sac de serge noire.

C’était déjà un grand pas de fait que ce déplacement ; il semblait à Albertine que cette pièce d’or, en entrant dans son sac, n’en pouvait plus sortir pour revenir dans la poche de madame de Verdières. Cependant elle se réservait encore la faculté de restituer ; mais il y a des petites actions qui en entraînent souvent de grandes. Cette pièce mise dans le sac d’Albertine avec l’intention de la rendre, et comme pour l’empêcher de retomber par terre, cette pièce mêlée au peu de gros sous que possédait Albertine, avait si bien l’air de lui appartenir, que ce n’était presque pas voler que de la garder.

À peine la robe de foulard est-elle remise à mademoiselle Elmire, qu’elle passe aussitôt dans les mains de plusieurs ouvrières, pour que la jupe en soit démontée, raccourcie et remontée. En voyant tant de personnes après cette robe, Albertine pensa qu’elle ne serait pas la seule soupçonnée si l’on venait réclamer le double louis.

Cette crainte était vaine ; madame de Verdières, ayant gagné ce soir-là plusieurs louis au wisth, avait oublié celui-là dans le fond de sa poche ; et comme elle ne savait pas au juste le nombre de ceux qu’elle y avait mis, celui-là pouvait rester en toute sûreté dans le sac d’Albertine.

Mais que peut la réalité contre les terreurs de l’imagination. Il n’arrivait pas un domestique chez mademoiselle Elmire, qu’Albertine ne crût reconnaître la livrée de madame de Verdières ; il en était de même des femmes élégantes qui avaient le courage de sortir de chez elles pour venir essayer leurs robes chez mademoiselle Elmire. Toutes lui paraissaient avoir la tournure et les traits de madame de Verdières. C’étaient des transes continuelles et une préoccupation qui lui faisaient mal faire la plupart des commissions dont elle était chargée ; car elle écoutait tout à travers sa pensée, ou plutôt à travers son remords.

Cependant plusieurs jours s’étant écoulés depuis le renvoi de la robe de foulard, Albertine prit confiance dans l’événement, et se dit : Puisque la chose est faite, il faut en profiter.

Alors, elle chercha dans sa tête l’emploi qu’elle pouvait faire de ses quarante francs. Les envoyer dans la petite ville qu’habitait sa mère, il n’y fallait pas penser ; car cette bonne mère, en se voyant adresser une si grosse somme, n’aurait pas manqué de demander comment elle était tombée dans les mains de sa fille, de cette enfant dont l’apprentissage lui coûtait beaucoup, et ne pouvait encore rien rapporter. Au souvenir de sa mère, Albertine se sentit rougir de honte ; mais bientôt s’accusant de faiblesse, elle se répéta qu’elle pouvait disposer d’un bien trouvé, et chercha de nouveau comment elle dépenserait cet argent. Quelque chose l’avertissait qu’il y avait du danger à le garder sur elle ; et dire qu’elle l’avait trouvé au milieu de la rue, c’était risquer d’éveiller les soupçons.

Que de peine il faut prendre pour cacher une faute !

Un matin, mademoiselle Elmire l’envoya porter des échantillons dans un magasin au rabais, qui lui fournissait à bas prix des petits taffetas qu’elle revendait fort cher à ses pratiques. Ce magasin était sur le boulevart du Temple. La course était longue, et comme il gelait, Albertine n’avait pas reçu les six sous pour payer l’omnibus. — Pourquoi ne me donnerais-je pas ce plaisir, pensa-t-elle, puisque j’ai de l’argent.

Alors elle fait un signe au cocher de l’omnibus des boulevarts. Il s’arrête, et elle monte légèrement ; mais la voiture repart avant qu’elle ait eu le temps de prendre place, et la voilà marchant sur les pieds de tous les voyageurs. Ils lui reprochent sa maladresse en termes injurieux, et la renvoient de l’un à l’autre, jusqu’à ce qu’elle ait atteint le mauvais petit tabouret qui est le lot du dernier venu. — Quand elle est là, fort mal assise et ne pouvant faire aucun mouvement sans importuner ses voisins, le conducteur placé à l’autre bout de l’omnibus lui tend la main, comme pour lui demander les six sous qui lui reviennent.

En cet instant, Albertine éprouve un embarras qu’elle n’avait point prévu ; il faut qu’elle donne à changer son double louis, car elle n’a pas d’autre argent, et elle pressent là surprise de tous les voyageurs, en voyant une petite ouvrière vêtue d’une vieille robe de toile, et d’un petit châle reteint, payer sa place avec de l’or. Cette maudite pièce devait passer par plusieurs mains avant d’arriver à celle du conducteur, et Dieu sait les réflexions qu’elle ferait faire !

Mais il fallait bien se résigner à paraître suspect, puisqu’elle n’avait pas d’autre moyen de s’acquitter. Elle sort d’une main tremblante la pièce de quarante francs de son sac, et la remet d’un air confus à un monsieur qui veut bien se charger de la donner à un autre, qui doit enfin la donner au conducteur.

— Quarante francs ! dit le monsieur du ton de la plus vive surprise quarante francs !….. Mais il n’aura pas de quoi vous rendre, ma petite demoiselle ; donnez-lui plutôt une pièce blanche.

— Je n’en ai pas, murmura tout bas Albertine.

— Quoi, vous n’avez que de l’or ! reprit le monsieur, avec un sourire très ironique.

Albertine ne répondit point.

— Cela est fort étonnant continua-t-il : l’or est cher en ce moment. On vous a peut-être chargée d’acheter quelque chose…, ou plutôt c’est le montant d’un mémoire que vous venez de recevoir…, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, répliqua vivement Albertine, heureuse de se voir fournir un excellent moyen pour expliquer la présence du double louis dans son petit sac. Mais les autres voyageurs avaient remarqué son embarras, et plusieurs la regardèrent avec défiance, puis échangèrent entre eux des sourires de mépris, dont la pauvre Albertine comprit trop bien la cause.

— Ma foi ! je n’ai pas de quoi vous-changer cela ma petite, dit le conducteur, en prenant le louis : il faut que vous ayez la complaisance d’aller jusqu’au bureau.

Et la voilà obligée d’aller jusqu’à la place de la Bastille pour avoir ce qui lui revient. Combien de temps elle aura à supporter et à deviner les conjectures fâcheuses faites sur elle par tous ses compagnons de route ! Elle les entend dire :

— À la place de l’inspecteur, je la ferais suivre, pour savoir un peu de qui elle tient cet or et ce qu’elle va en faire. C’est que Paris est rempli de filoux qui confient à des petits recéleurs de cet âge ce qu’ils ont volé dans la poche de leurs voisins, soit au spectacle, soit dans les promenades publiques. Ces messieurs imaginent de corrompre des enfants, et se les associent, comme étant moins suspects : en effet comment se douter qu’à peine au monde, ces petits êtres-là y débutent par le vol et l’infamie ?

— Eh bien, monsieur, répondit une femme, si j’étais du gouvernement, je ferais punir une petite voleuse comme celle-là plus sévèrement qu’un brigand de profession ; il faut les dégoûter du métier avant qu’ils s’y livrent entièrement. C’est un service à leur rendre.

Pendant ces différents entretiens, que le bruit de la voiture n’empêchait point de parvenir aux oreilles d’Albertine, elle était au supplice, et commençait à trouver que les humiliations, les craintes qu’elle éprouvait, l’emportaient de beaucoup sur les plaisirs qu’elle pourrait se procurer avec sa pièce de quarante francs.

Enfin, l’omnibus s’arrêta ; et, restée seule dans la longue voiture, elle vit revenir le conducteur avec la monnaie de son louis, sauf une pièce de vingt sous qu’il lui demanda pour sa peine. C’était un piége pour savoir si cette grosse somme était à la petite fille… : car elle n’aurait pu consentir à donner un semblable pour boire au conducteur s’il lui avait fallu rendre compte à sa maîtresse des vingt sous de moins.

Albertine, ne se doutant pas de la ruse, crut au contraire se faire un ami du conducteur en lui abandonnant la pièce de vingt sous, et elle descendit de la voiture en regardant si personne ne la suivait : car elle se souvenait des propos tenus dans cette voiture.

Après avoir fait sa commission, elle se garde bien de reprendre l’omnibus, et se met en marche le long des boulevarts.

On sait que celui du Temple est consacré à une foule de petits, théâtres amusants, sans compter les cabinets de curiosités, les monstres, les bêtes féroces, dont les grands tableaux fixent les regards des passants. L’impossibilité d’entrer sans payer dans ces différents spectacles avait sauvé jusqu’à présent Albertine du désir de s’y arrêter ; mais aujourd’hui qu’elle avait de l’argent et que la vélocité de l’omnibus lui permettait de disposer du temps qu’elle aurait mis à faire toute l’étendue de la course à pied, elle pouvait se donner la satisfaction de voir tous les personnages en cire, dont le Turc assis à la porte offrait un si bel échantillon. Quatre sous donnés à un homme habillé en coureur, qui se promène en long dans l’espace de six pieds, et qui invite tout le monde à entrer, procurent à Albertine la permission de pénétrer dans la salle où sont entassés des rois, des reines, des brigands, des assassins, et la plupart des voleurs célèbres. Bien peu de ces illustres personnages sont morts dans leur lit ; mais celui de tous qui frappe le plus Albertine, c’est un petit garçon mêlé à une troupe de voleurs qui exploitaient une forêt des environs de Paris.

« Remarquez ce jeune enfant, messieurs, mesdames, disait ou plutôt chantait le démonstrateur, qui, à force de répéter toujours la même chose au public, avait fini par en faire une espèce de chant monotone, dont l’accent portait au sommeil ; remarquez, vous dis-je, ce petit scélérat : c’est lui qui allait le matin quêter un pauvre morceau de pain dans les maisons que ses infâmes complices devaient dévaliser le soir ; c’est lui qui, profitant du bienfait de l’hospitalité, employait le temps de manger un morceau de fromage accordé à sa misère à voir où les maîtres serraient leur argenterie, et la maîtresse son magot. Sans lui, sans sa funeste intelligence, les voleurs n’auraient pu faire la moitié de leurs expéditions. Eh bien, ce petit criminel était né de parents honnêtes. Mais il commença d’abord par chipper quelques nippes à son père ; puis il trouva des objets perdus, et, le voleur ne les rendit pas ; puis il recéla, dans l’absence de son père, des objets plis par des coquins ; puis enfin il devint voleur lui-même, et fut pris avec la bande, dont les chefs viennent d’être guillotinés. C’est ainsi, messieurs, mesdames, que commence et finit le vice. Prenez garde aux enfants qui volent en jouant : ils seront un jour de grands criminels. »

Ce discours, cet exemple, firent une vive impression sur l’esprit d’Albertine ; elle se promit d’entrer dans un autre spectacle pour se distraire de celui-là. Mais les plus beaux ne sont pas ouverts le matin ; et, sauf les oiseaux savants, les boas constricteurs et deux enfants monstres, elle ne put trouver à dépenser son argent agréablement. Toutes ces merveilles ne lui avaient pas coûté à voir plus de trente sous, qui joints au franc du conducteur, à six sous de l’omnibus, et à quatre sous de petits gâteaux, faisaient un déficit de trois francs sur sa somme de quarante francs. Tant d’écus rendaient son sac fort lourd, et elle mourait de peur qu’il ne tombât entre les mains de mademoiselle Elmire ou de quelqu’une de ses ouvrières : c’est pourquoi elle monta tout de suite dans la mansarde qu’elle habitait avec la cuisinière de la maison, pour cacher son sac entre la paillasse et le matelas de son lit de sangle. Pauvre Albertine ! que de soins, que de transes pour si peu de plaisir !

Sa camarade de chambre, la cuisinière, était bavarde ; elle aimait à raconter, qu’on l’écoutât, qu’on la comprît ou non ; et chaque soir elle régalait Albertine des condamnations qu’elle achetait pour un sou aux crieurs des rues uniquement pour avoir la satisfaction de narrer et de commenter le crime du jour.

Quand toute la maison avait subi la sentence achetée, avec les moindres circonstances du vol ou de l’assassinat, elle se réservait encore la joie d’en faire frémir le soir Albertine. Plus d’une fois la peinture effroyable de ces histoires tragiques avait causé des rêves épouvantables à la jeune apprentie ; mais depuis qu’elle possédait une somme mal acquise, ses terreurs étaient plus profondes. Ce n’étaient plus seulement de mauvais rêves que ces châtiments affreux lui causaient, c’étaient des insomnies complètes.

Un matin qu’elle avait encore l’esprit frappé de tous ces récits de guillotine, elle entendit une des ouvrières qui en accusait une autre de lui avoir pris sa bourse.

Il y avait plus de sept francs dix sous, criait-elle ; c’est une infamie ; rendez-la moi, ou je vais dire à madame de fouiller dans vos poches et dans vos sacs, pour savoir qui de vous m’a joué ce tour-là.

À ces mots, une sueur froide couvrit le front d’Albertine ; elle se sentit prête à suffoquer : car elle savait avoir justement sept francs dix sous dans son sac, et si on les découvrait, elle allait être indubitablement accusée du vol. Que devenir ? où se cacher ?

Jamais enfant n’a été plus digne de pitié que la malheureuse Albertine, pendant tout le temps que dura l’inspection des poches et des sacs de tout l’atelier de couture.

Courbée en deux, sur sa petite chaise, les yeux fixés sur son ouvrage, elle n’osait faire un mouvement, tant elle avait peur d’attirer l’attention. Mais la somme était trop forte pour qu’on la soupçonnât de l’avoir détournée. Comment Albertine aurait-elle pu dissimuler un coup si hardi, elle qui n’avait jamais plus de quinze sous dans sa bourse !

Malgré le bonheur qu’elle eut d’échapper à un si grand danger, les craintes qu’elle éprouva pendant la recherche vaine des sept francs dix sous de l’ouvrière, les injures, les imprécations qu’Albertine entendit sortir de toutes les bouches contre la misérable qui s’était emparée de cet argent, lui inspirèrent la ferme résolution de se délivrer de ses remords, en reportant à madame de Verdières les quarante francs tombés de la poche de sa robe.

Mais il y avait trois francs de dépensés, et il fallait trouver un moyen de les remplacer. Alors Albertine se rappela que la cuisinière lui avait proposé d’arranger plusieurs robes à une de ses amies, c’est-à-dire d’en faire une neuve de deux vieilles, sorte de travail indigne d’une grande ouvrière, et qui revient de droit aux jeunes apprenties. Albertine n’avait pu s’en charger, étant presque toujours en course, ou à coudre dans l’atelier. Il lui vint à l’idée qu’en veillant pendant quelques nuits, elle pourrait arranger les vieilles robes de la cuisinière sans faire tort à son devoir quotidien. Et voilà la pauvre petite qui se lève avant le jour, et qui brave le froid de la mansarde pour coudre à la lueur d’une mauvaise lampe, jusqu’à ce qu’elle ait gagné les trois francs qui lui manquent pour la restitution qu’elle médite.

Malgré le froid, la fatigue, la privation de sommeil, qui est la souffrance la plus insupportable à son âge, Albertine éprouve déjà le bienfait de sa résolution vertueuse. Elle respire plus librement, elle marche la tête haute et mange son frugal repas avec plus d’appétit ; à mesure que son travail avance, elle se sent délivrée d’une pensée qui empoisonnait tous ses plaisirs, et c’est avec une joie délirante qu’elle reçoit enfin le prix de son ouvrage.

Les quarante francs sont là, complets, sous ses yeux. Elle les compte et les recompte dans la crainte de se tromper ; c’est dans la matinée même qu’elle doit profiter d’une course à faire dans le quartier de madame de Verdières pour aller lui reporter son argent.

Mais cette somme, composée de grosses et petites piéces blanches, mêlée de gros sous donnés par la cuisinière, ne représente pas un double louis, et Albertine ignore qu’il existe des marchands d’or, comme de toute autre marchandise. D’ailleurs elle n’aurait pas de quoi payer le change ; il faudrait attendre une nouvelle occasion de gagner quelque chose, et son impatience de s’acquitter, de se réhabiliter est trop vive.

— Comment faire ? se dit-elle. Si je rends cette monnaie au lieu de la pièce d’or, on devinera que j’ai un moment voulu la garder ! on m’en fera honte !

L’idée de cette humiliation inévitable faillit détourner Albertine de son projet. Mais le souvenir de ce qu’elle avait souffert depuis sa faute l’emporta sur sa fierté.

— Du courage ! dit-elle : madame de Verdières a des enfants, elle doit avoir l’habitude de pardonner. Je lui avouerai tout : elle verra qu’au fond je suis une brave fille, puisque je lui rapporte son argent. Si elle me traite avec mépris, je m’en consolerai, car j’aurai la conscience tranquille.

En faisant ces réflexions, elle met les quarante francs dans son sac, le cache sous son traversin, et descend ensuite chez mademoiselle Elmire. On lui donne à découdre des manches, puis à ourler le bas d’une jupe ; elle attend avec impatience le moment où il y aura une commission à faire. Mais la robe qu’elle doit porter ne peut être achevée avant une heure. Albertine s’en désole, car elle craint d’arriver chez madame de Verdières trop tard, à l’heure où l’on reçoit les visites du matin ; et si Albertine consent à s’humilier devant madame de Verdières, elle ne veut pas s’exposer à d’autres mépris.

Enfin l’on pose les nœuds de rubans, qui sont le dernier ornement de la robe, et Albertine sort de l’atelier sous prétexte d’aller mettre ses socques. Elle monte vite à sa chambre, glisse son bras sous le traversin, et jette un cri d’effroi, qui aurait fait accourir tous les voisins, si les mansardes, vouées aux domestiques, n’étaient pas inhabitées dans le courant du jour. On devine que le sac avait disparu.

Albertine le cherche en vain : il n’est point dans la petite malle qui contient son linge et sa robe des dimanches. On l’a volé ! à moins que la cuisinière ne soit remontée dans la chambre, contre son habitude, et qu’elle n’ait pris le sac d’Albertine croyant prendre le sien. Mais alors comment oser le lui réclamer ? comment se faire croire, même en disant la vérité ? Albertine s’abandonne au désespoir ; des larmes brûlantes inondent son visage ; elle se jette à genoux, et prie Dieu du fond de son âme d’avoir pitié d’elle, et de ne pas permettre que son repentir soit inutile.

En ce moment, elle entend qu’on l’appelle : c’est la robe qu’il faut porter. Elle essuie ses yeux et descend à la hâte. Mademoiselle Elmire remarque la pâleur et les traces des larmes qui altèrent le visage d’Albertine.

— Qu’as-tu donc, ma petite ? dit-elle ; es-tu malade ?

— Oh ! non, mademoiselle… C’est que… je me suis fait un peu de mal en tombant… dans l’escalier… Mais cela n’est rien.

— Si tu souffres, Rosalie fera cette course pour toi.

— Je ne souffre plus. Et si mademoiselle voulait seulement me permettre d’aller boire un verre d’eau à la cuisine…

— Va, mon enfant ; et dis à Catherine de te donner un peu de vin aussi. Cela te remettra, car tu as l’air toute saisie.

Albertine court aussitôt vers Catherine ; et, avec cette audace que donne une situation désespérée, elle lui dit :

— Vous avez pris mon sac, n’est-ce pas ?

— Moi ? répond Catherine d’un ton goguenard : je pense bien à votre sac, vraiment.

— Ah ! dites-moi que vous l’avez, ma bonne Catherine, reprend Albertine d’un ton suppliant. Sinon, je serai bien malheureuse, et Dieu sait ce qui m’arrivera.

Ce qui vous arrivera, dit Catherine en cherchant à dissimuler l’émotion qu’elle éprouvait à l’aspect du désespoir d’Albertine ; il vous arrivera d’être volée, ou de laisser voler l’argent qu’on vous confiera, si vous n’avez pas plus de soin. Laisser un sac avec tant d’argent à moitié caché sous son traversin, et cela dans une chambre dont on laisse tranquillement la clé sur la porte ! cela a-t-il le sens commun ?

— Ah ! je respire, s’écria Albertine. Ma bonne Catherine, rendez-le-moi, et je vous expliquerai après comment…

— Pardine, cela n’a pas besoin d’explication : mademoiselle vous aura donné cet argent pour aller lui acheter quelque étoffe ; et, au lieu de le serrer dans votre malle vous le laissez traîner ainsi… Si j’étais une mauvaise langue… ; si j’allais raconter…

— Non, Catherine, vous ne me ferez pas ce chagrin ; vous savez que je suis une pauvre fille, et vous ne voudrez pas me faire renvoyer d’ici : que deviendrais-je ?

— Allons, ne pleurez pas ; voici votre sac ; je ne dirai rien. Mais je vous ai fait une fameuse peur, tout de même. Tant mieux, cela empêche d’oublier les bonnes leçons.

Albertine, délivrée de sa peine, revint auprès de mademoiselle Elmire avec un visage aussi joyeux qu’il était triste un moment avant ; et elle part sans se donner le temps d’écouter les recommandations qu’on lui fait de prendre bien garde à ne pas froisser la pèlerine garnie de dentelle.

À peine a-t-elle déposé la robe à son adresse, qu’Albertine va droit à la maison de madame de Verdières, et demande à parler à sa femme de chambre.

— Que voulez-vous, ma petite ? dit mademoiselle Antoinette, en voyant qu’elle ne portait aucun paquet.

— Je voudrais bien dire un mot à madame de Verdières.

— De la part de sa couturière, sans doute ?

— Non… mais… si… oui… oui… de la part de mademoiselle Elmire, ajouta Albertine en pensant que cet innocent mensonge déterminerait madame de Verdières à la recevoir.

— Dites-moi ce que c’est, reprit la femme de chambre : je le dirai à madame quand il n’y aura plus de monde chez elle. À moins que vous ne préfériez attendre.

— J’attendrai, reprit Albertine d’une voix timide, car elle craignait d’offenser mademoiselle Antoinette. Si je puis vous aider à quelque chose, ajouta-t-elle, je le ferai de bon cœur.

— Elle est gentille cette petite, dit mademoiselle Antoinette. Eh bien cela n’est pas de refus. Tenez, passez avec moi dans ce cabinet, je vous donnerai un liseré à finir. Quand nous entendrons partir le vieux général, je vous ferai entrer.

Quelques moments après la porte du petit salon s’ouvrit. Albertine se leva précipitamment, et, dans son empressement de voir si elle pouvait pénétrer chez madame de Verdières, elle se jeta presque dans les jambes du monsieur qui sortait. Il se retourna vivement. Albertine leva la tête pour lui demander pardon de sa maladresse, et elle resta interdite en reconnaissant l’homme qui l’avait questionnée en omnibus, le même qu’elle avait entendu parler d’elle en termes si injurieux. Il resta aussi quelques moments dans l’attitude d’une personne tourmentée par un souvenir confus ; puis il salua d’un signe de tête mademoiselle Antoinette et il sortit de l’antichambre.

Cette rencontre ébranla le courage d’Albertine, et il lui sembla que cet homme, qu’elle ne connaissait point, devait avoir donné des préventions contre elle à madame de Verdières, qui la connaissait à peine ; son tremblement augmenta encore lorsque la femme de chambre l’annonça comme ayant à parler à madame de la part de mademoiselle Elmire.

— C’est sans doute pour solder son mémoire. Donnez-le-moi, dit madame de Verdières en se tournant vers Albertine.

— Non, madame… on ne m’a pas remis la petite note de madame… C’est que… je viens…

Puis, voyant que mademoiselle Antoinette était là, apprêtant ce qu’il fallait pour habiller sa maîtresse Albertine n’osa continuer.

— Eh bien, que voulez-vous, mon enfant ? demanda madame de Verdières d’un ton de bonté, car l’embarras d’Albertine lui faisait pitié.

— Je voudrais parler à madame…, mais à madame… toute seule.

— Ah ! ah ! dit mademoiselle Antoinette. Et en fille discrète elle entre dans le cabinet de toilette, dont la porte était restée ouverte, et elle a le soin de la fermer.

À peine est-elle partie, Albertine pose les quarante francs sur la cheminée ; puis, se jetant aux genoux de Mad. de Verdières, elle lui demande pardon, et la supplie de lui pardonner sa faute.

Madame de Verdières ne la comprend pas.

— Calmez vous, mon enfant, dit-elle en voyant pleurer Albertine. De quelle faute voulez-vous parler ? Pourquoi cet argent ?

Alors Albertine raconte en sanglotant l’histoire du double louis.

Madame de Verdières l’écoute avec un intérêt mêlé de surprise : car il y avait bien de la vertu à s’humilier ainsi.

Enfin elle allait interrompre tout ce que le repentir inspirait d’accusations, de paroles implorantes, à la malheureuse Albertine, lorsque la porte s’ouvrit brusquement.

— Pardon, dit le vieux général, si je reviens si tôt vous importuner. Mais je me souviens d’avoir rencontré cette petite fille ; j’ai des idées sur elle dont il peut être bon que je vous fasse part… Je lui ai vu certaine pièce d’or dont elle me semblait fort embarrassée… et qui ne m’avait pas l’air d’être à elle.

— Elle était à moi, interrompit madame de Verdières, et voici qu’elle m’en rapporte la monnaie, ajouta-t-elle en prenant l’argent qui était sur la cheminée. Je l’avais chargée de m’acheter quelque chose, et vous avez eu tort, général, de la soupçonner. C’est une honnête fille, qui travaille bien et qui mérite la protection des braves gens : car elle a de l’intelligence, du courage et de la probité.

À la manière dont madame de Verdières appuya sur ce mot de probité, le général devina la restitution que venait de faire Albertine.

— C’est bien, dit-il ; c’est bien, mon enfant et je vous demande pardon d’avoir pu vous soupçonner d’une mauvaise action.

Puis, tirant une pièce d’or de sa poche : Prenez celle-ci, ajouta-t-il, en souvenir de l’autre. Je vous dois bien une réparation.

— Et moi une récompense, dit madame de Verdières. D’ailleurs, il faut que le souvenir soit complet.

Alors elle changea le simple louis contre un double. Puis, le donnant à Albertine, elle ajouta :

— Qu’il vous rappelle, mon enfant, ce qu’on gagne à être honnête.

Et l’apprentie, sautant de joie, s’écria en prenant le double louis :

— Quel beau présent ce sera pour ma mère !


FIN.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)