Schopenhauer - De la quadruple racine/Chapitre 8

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Traduction par J.-A. Cantacuzène.
Librairie Germer Baillière et Cie (p. 231-246).


CHAPITRE VIII

OBSERVATIONS GÉNÉRALES ET RÉSULTATS


§ 46. — L’ordre systématique.

L’ordre dans lequel j’ai exposé les différentes formes de notre principe, n’est pas l’ordre systématique ; je l’ai choisi pour plus de clarté, afin de montrer en premier ce qu’il y a de plus connu et ce qui a le moins besoin de supposer le reste connu ; j’ai suivi en cela le précepte d’Aristote : « Καὶ μαθήσεως οὐϰ ἀπό τοῦ πρώτου, ϰαὶ τῆς τοῦ πράγματος ἀρχῆς ἐρϰτέν, ἀλλʹ δθεν ρᾶστʹ ἄν μάθοι »(et doctrina non a primo, ac rei principio aliquando inchoanda est, sed unde quis facilius discat) Métaph., IV, 1. L’ordre systématique dans lequel les catégories de raisons devraient se suivre est celui-ci. D’abord le principe de la raison d’être, et avant tout son application au temps, qui est la simple esquisse de toutes les autres formes du principe de la raison suffisante ; il n’en contient que les traits essentiels, et l’on peut dire qu’il est l’archétype de tout ce qui est fini. Après avoir exposé ensuite l’application de la raison d’être à l’espace, il faudrait établir la loi de causalité, puis celle de motivation et, tout à la fin, le principe de la raison suffisante de connaissance ; car les autres se rapportent à des représentations directes, tandis que ce dernier se rapporte à des représentations extraites de représentations.

La vérité que nous avons énoncée plus haut, en disant que le temps était un canevas ne contenant que l’essence de toutes les formes du principe de la raison, nous explique la clarté absolue et la parfaite exactitude de l’arithmétique, à laquelle, sous ce rapport, aucune autre science ne saurait se comparer. Toutes, les sciences reposent, il est vrai, sur le principe de la raison, puisqu’elles ne sont d’un bout à l’autre que des enchaînements de principes et de conséquences. Mais la série des nombres est la suite simple et unique des raisons d’être et de leurs conséquences dans le temps ; rien n’est laissé en dehors, aucun rapport ne reste indéterminé, et c’est cette simplicité parfaite qui fait qu’elle ne laisse rien à désirer en fait de précision, de rigueur apodictique et de clarté. À cet égard, toutes les sciences lui sont inférieures, même la géométrie, parce qu’il naît tant de rapports des trois dimensions de l’espace, qu’il est trop difficile, soit à la perception pure, soit à la perception empirique, d’en avoir même un aperçu collectif ; aussi les problèmes plus compliqués de la géométrie ne se résolvent-ils que par le calcul ; la géométrie s’empresse de se fondre dans l’arithmétique. Je n’ai pas besoin de montrer combien les autres sciences renferment souvent d’éléments qui les rendent obscures.

§ 47. — La relation de temps entre un principe et sa conséquence.

En vertu des lois de la causalité et de la motivation, la cause doit précéder l’effet dans le temps. C’est là un point absolument essentiel, ainsi que je l’ai développé dans le 2e volume de mon ouvrage principal, ch. 4 ; j’y renvoie, pour ne pas me répéter. Il ne faut donc pas se laisser induire en erreur par des exemples comme Kant en cite un dans la Critique de la raison pure (p.202, 1re éd.)[1], à savoir que la cause de la chaleur d’une chambre, c’est-à-dire le poêle, existe en même temps que son effet, c’est-à-dire la chaleur de cette chambre ; il n’y a qu’à se rappeler que ce n’est pas un objet qui est la cause d’un autre objet, mais un état d’un autre état. L’état du poêle d’avoir une température supérieure à celle du milieu ambiant doit précéder la communication à ce milieu de son excès de chaleur ; et, comme chaque couche d’air chaud fait place à une couche plus froide qui y afflue, le premier état, c’est-à-dire la cause, se renouvelle et par conséquent aussi le second, c’est-à-dire l’effet, et cela aussi longtemps que le poêle et la chambre n’auront pas acquis la même température. Il n’y a donc pas là une cause permanente, le poêle, et un effet permanent, la chaleur de la chambre, qui auraient coexisté, mais une série de changements, c’est-à-dire un renouvellement continu de deux états dont l’un est la cause de l’autre. Tout ce qui peut ressortir de cet exemple, c’est combien Kant lui-même avait encore une notion confuse de la causalité.

Par contre, le principe de connaissance ne comporte aucune relation de temps, mais seulement une relation pour la raison ; aussi « avant » et « après » n’ont ici aucune signification.

Quant au principe de la raison d’être, en tant qu’il s’agit de géométrie, il ne comporte pas non plus de relation de temps, mais rien qu’une relation d’espace, d’après laquelle on pourrait dire que tout coexiste, si la coexistence ainsi que la succession n’étaient pas ici dépouillées de sens. En arithmétique, au contraire, la raison d’être n’est autre chose que la relation de temps elle-même.

§ 48. — La réciprocation des raisons.

Le principe de la raison suffisante peut, dans chacune de ses acceptions, motiver un jugement hypothétique, car du reste tout jugement hypothétique se fonde en définitive sur le principe de la raison suffisante. Les règles des jugements hypothétiques gardent ici toute leur valeur : ainsi de l’existence de la raison à celle de la conséquence, ou de l’absence de la conséquence à l’absence de la raison, la conclusion est juste ; mais de, la non-existence de la raison à la non-existence de la conséquence, ou de l’existence de la conséquence à celle de la raison, la conclusion est fausse. Or il est singulier que cependant, en géométrie, on peut dans presque tous les cas, conclure aussi de l’existence de la conséquence à celle du principe, et de la non-existence du principe à la non-existence de la conséquence. Mais cela y vient de ce que, comme nous l’avons dit dans le § 37, chaque ligne détermine la position des autres lignes, et qu’il est ainsi indifférent quelle est celle par laquelle on commence, c’est-à-dire, quelle est celle que l’on veut considérer comme principe ou comme conséquence. On peut s’en convaincre en examinant un à un tous les théorèmes de la géométrie. Là seulement, où il n’est pas question uniquement de figures, c’est-à-dire, de position de lignes, mais de surfaces, abstraction faite des figures, on ne peut le plus souvent pas conclure de l’existence de la conséquence à celle du principe ; ou plutôt on ne peut pas convertir les propositions et faire du conditionné la condition. En voici un exemple dans le théorème suivant : Lorsque des triangles ont mêmes bases et mêmes hauteurs-leurs surfaces sont égales. On ne peut pas le convertir et dire : Lorsque des triangles ont des surfaces égales, leurs bases et leurs hauteurs sont aussi égales. Car les hauteurs peuvent être en rapport inverse des bases.

J’ai déjà montré dans le § 20 que la loi de causalité ne permet pas de réciprocation, car l’effet ne peut jamais être la cause de sa cause, et par suite la notion d’action réciproque, dans son sens propre, n’est pas admissible. — Le principe de connaissance n’autoriserait la réciprocation que des notions équivalentes, puisque leurs sphères se couvrent réciproquement. Sauf ce cas, la réciprocation ne donne qu’un cercle vicieux.

§ 49. — La nécessité.

Le principe de la raison suffisante, sous tous ses aspects, est l’origine unique et le support unique de toute nécessité. Car nécessité n’a pas d’autre signification vraie et claire que celle-ci : la raison étant donnée, la conséquence est infaillible. Dès lors toute nécessité dépend d’une condition ; une nécessité absolue, c’est-à-dire indépendante, est une « contradictio in adjecto ». En effet, être nécessaire signifie exclusivement résulter d’une raison donnée. Si l’on voulait le définir : « ce qui ne peut pas ne pas être », on ne donnerait qu’une définition de mots et l’on s’abriterait, pour éviter la définition de chose, derrière une idée des plus abstraites, mais d’où l’on peut être immédiatement débusqué par la question : comment est-il possible, ou comment peut-on penser qu’une chose ne puisse pas ne pas être, puisque toute existence ne nous est connue qu’empiriquement ? On voit clairement alors que cela n’est possible qu’en tant qu’une raison est donnée d’où la chose résulte. Être nécessaire et découler d’une raison donnée sont deux notions équivalentes qui, à ce titre, peuvent toujours se substituer l’une à l’autre. Cette notion favorite de nos pseudo-philosophes : « l’être absolument nécessaire, » contient donc une contradiction : l’attribut absolu (c’est-à-dire « ne dépendant de rien » ) annule la condition par laquelle seule l’attribut « nécessaire » est concevable et a un sens. Nous avons là un nouvel exemple de l’abus des concepts abstraits à l’usage de supercheries métaphysiques, comme je l’ai déjà démontré pour les notions de substance immatérielle, raison absolue, cause en général, etc. Je ne saurais assez répéter que toutes les notions abstraites doivent être contrôlées par l’intuition.

De ce qui précède il résulte qu’il y a quatre espèces de nécessités, qui correspondent aux quatre formes du principe de la raison : 1° la nécessité logique, en vertu du principe de connaissance, qui fait que, lorsque l’on a admis les prémisses, on ne peut se refuser à accorder la conclusion ; 2° la nécessité physique, correspondante à la loi de la causalité et en vertu de laquelle, dès que la cause se présente, l’effet ne peut manquer ; 3° la nécessité mathématique, correspondante au principe de la raison d’être : en vertu de cette nécessité, tout rapport, énoncé par une proposition géométrique vraie, est tel que celle-ci l’expose, et tout calcul exact est irréfutable ; 4° la nécessite morale, en vertu de laquelle tout homme, tout animal, quand le motif se présente, est forcé d’accomplir l’action qui seule convient à son caractère inné et immuable, et qui doit aussi inévitablement se produire que tout autre effet d’une cause, bien que cet effet soit moins facile à énoncer d’avance que les autres, vu la difficulté de scruter et de bien connaître le caractère pratique individuel et la sphère intellectuelle qui l’accompagne ; ce sont là des éléments autrement difficiles à étudier que les propriétés, d’un sel neutre d’après lesquelles on peut indiquer d’avance la réaction qui suivra. Je ne cesserai pas de répéter ces choses, à cause des ignorants et des imbéciles qui, au mépris de la doctrine unanime de tant de grands esprits, sont assez impudents pour soutenir le contraire, en vue de leur philosophie de vieille matrone. Mais moi, je ne suis pas un professeur de philosophie, tenu de faire, la courbette devant la sottise d’autrui.

§ 50. — Séries des raisons et conséquences.

En vertu de la loi de causalité, la condition est toujours, et de la même manière, soumise elle-même à une condition ; de là résulte une série a parte ante infinie. Il en est de même pour la raison d’être dans l’espace : tout espace relatif est une figure ; il a des limites qui le mettent en contact avec d’autres espaces dont ces limites déterminent à leur tour la figure, et cela dans toutes les dimensions in infinitum. Mais, si l’on ne considère, qu’une seule figure en soi, alors la série a un terme, car on part d’un rapport donné ; de même que la série des causes est finie, quand on s’arrête à volonté à une certaine cause. Dans le temps, la série des raisons d’être a une extension infinie a parte ante, comme a parte post, vu que tout instant présent a pour condition l’instant précédent et, est lui-même la condition du suivant ; le temps ne peut donc avoir ni commencement ni fin. La série des principes de connaissance en revanche, c’est-à-dire une suite de jugements dont chacun établit la vérité : logique de l’autre, a toujours un terme final ; elle aboutit en effet ou bien à une vérité empirique, ou à une vérité transcendantale, ou à une vérité métalogique. Dans le premier cas, c’est-à-dire quand c’est une vérité empirique sur laquelle se fonde la proposition antérieure, si l’on continue à poser le « pourquoi », ce qu’on demande alors n’est plus un principe de connaissance, c’est une cause, c’est-à-dire que la série des principes de la connaissance dégénère en série de raisons de « devenir » (fiendi). Quand on procède à l’opposé, c’est-à-dire quand on transforme la série des raisons de devenir, afin de lui donner un terme, en série de principes, de connaissance, cela n’est jamais amené par la nature des choses, mais par une intention spéciale, donc par une manœuvre, et c’est là le sophisme connu sous le nom de démonstration ontologique. Voici comment on s’y prend : quand la démonstration cosmologique a conduit jusqu’à une cause à laquelle on a bien envie de s’arrêter, pour en faire la cause première, comme, d’autre part, la loi de la causalité ne se laisse pas ainsi mettre, en inactivité, et qu’elle veut continuer à s’enquérir du « pourquoi », on la met silencieusement de côté, et on lui substitue le principe de connaissance auquel elle ressemble de loin ; on avance donc, au lieu de la cause cherchée, un principe de connaissance que l’on va puiser dans le concept même qu’il s’agit de prouver, et dont la réalité est, par conséquent, problématique encore ; et ce principe, qui à tout prendre est une raison, doit alors figurer comme cause. Naturellement on a d’avance, arrangé le concept à l’avenant, en y faisant entrer la réalité tout au plus voilée par décence d’une ou deux enveloppes, et l’on s’est préparé de la sorte la joyeuse surprise, de l’y découvrir dorénavant ; comme nous avons déjà expliqué la chose plus au long dans le § 7. Dans les deux autres cas, c’est-à-dire quand une suite de jugements se fonde en dernière analyse, sur la proposition d’une vérité transcendantale ou métalogique, et que l’on continue à chercher le « pourquoi », il n’y a plus de réponse possible, car la question n’a plus de sens, c’est-à-dire qu’elle ne sait pas quelle raison demander. En effet, la raison suffisante est principe de toute explication ; expliquer une chose signifie ramener son existence ou sa relation présente à l’une des formes du principe de la raison, principe en vertu duquel cette existence ou cette relation doivent être telles qu’elles sont. En conséquence, le principe lui-même, c’est-à-dire le rapport qu’il affirme, sous un de ses quatre aspects, n’est pas explicable au delà : il n’existe pas de principe pour expliquer le principe de toute explication, — de même que l’œil voit tout, excepté lui-même. — Bien qu’il existe des séries de motifs, puisque la détermination en vue d’un but à atteindre devient le motif déterminant de toute une suite de moyens, cependant cette série a toujours à parte priori un dernier terme, qui est une représentation appartenant à l’une des deux premières classes, et c’est sur celle-là que repose le motif qui a eu le pouvoir, à l’origine, de mettre en activité la volition de l’individu. Que le motif ait eu cette puissance, est un datum pour la connaissance du caractère empirique que l’on étudie ; mais la question de savoir pourquoi celui-ci a été mû par ce motif ne trouve pas de réponse, parce que le caractère intelligible est placé en dehors du temps et ne devient jamais objet. La série des motifs a donc pour dernier terme un pareil motif et se transforme, selon que le dernier anneau est un objet réel, ou une simple abstraction, en série de causes ou en série de principes de connaissance.

§ 51. — Toute science a pour méthode l’une des formes du principe de la raison, de préférence aux autres.

Nous ayons dit, § 4, que le « pourquoi » était la source de toutes les sciences, parce que cette demande exige toujours une raison suffisante, et parce que l’enchaînement des connaissances, sur la base de ce principe, est ce qui distingue la science du simple agrégat de connaissances. Il se trouve aussi que, dans chacune des sciences, l’un des modes de notre principe sert de guide à la méthode, par préférence aux autres, bien que ceux-ci y trouvent également leur emploi, mais seulement plus subordonné. C’est ainsi qu’en mathématiques pures, la raison d’être est le guide principal (quoique l’exposition des preuves ne s’appuie que sur le principe de connaissance) ; en mathématiques appliquées apparaît en même temps la loi de la causalité ; celle-ci prend la direction suprême en physique, en chimie, en géologie, etc. — Le principe de connaissance est constamment invoqué dans toutes les sciences, puisque dans toutes on reconnaît le particulier au moyen du général. Mais il domine presque exclusivement dans la botanique, la zoologie, la minéralogie et autres sciences de classifications. — La loi de motivation est le guide par excellence et presque exclusif en histoire, en politique, en psychologie pragmatique, etc., quand on étudie les motifs et maximes, quels qu’ils soient, comme des données pour expliquer les actions ; mais quand on les étudie en soi, au point de vue de leur valeur et de leur origine, la loi de motivation sert de guide dans l’éthique. On trouve dans mon ouvrage principal, vol. II, ch. XII, une classification des sciences fondée sur ce principe.

§ 52. — Deux résultats principaux.

J’ai essayé, dans cette dissertation, de montrer que le principe de la raison suffisante est une expression commune pour quatre rapports complètement différents, dont chacun repose sur une loi spéciale et connue à priori (puisque le principe lui-même est une proposition synthétique à priori). Ces lois ont été trouvées en vertu du précepte de spécification ; en vertu de celui d’homogénéité, nous devons admettre que, de même qu’elles se rencontrent dans une expression commune, de même elles dérivent d’une organisation primordiale identique de toute notre intelligence comme de leur racine commune, que nous pourrions considérer dès lors comme le germe de toute dépendance, de toute relativité, de toute instabilité et de toute limitation dans le temps des objets de notre connaissance, maintenue dans les limites de l’intuition sensible, de l’entendement et de la raison, du sujet et de l’objet ; en un mot, comme le germe de ce monde que Platon rabaisse à être « ἀεί γιγνόμενον μὲν ϰαὶ απολλύμενον, ὄυτως δε οὐδέποτε ὄν », dont la connaissance ne serait qu’un « δόξα μετʹ ἀισθησεως ἄλογου » et que le christianisme appelle le monde temporel, dans un sens très exact par rapport à cette forme de notre principe que j’ai désignée, dans le § 46, comme son esquisse rudimentaire et comme le type primordial du fini. L’acception générale du principe de la raison en général revient à ceci, que toujours et partout aucune chose n’est que moyennant une autre. Or, sons toutes ses formes, ce principe est à priori, il a donc son origine dans l’intellect : il ne faut par conséquent pas l’appliquer au monde, c’est-à-dire à l’ensemble de tous les objets existants, y compris l’intellect dans lequel ce monde existe, car le monde, par cela même que nous ne pouvons nous le représenter qu’au moyen de formes à priori, n’est que phénomène ; par conséquent, ce qui n’est applicable qu’en vertu de ces formes ne peut pas être appliqué au monde même, c’est-à-dire aux objets en soi qui s’y représentent. C’est pourquoi l’on ne peut pas dire : « Le monde et tous les objets qu’il contient n’existent qu’en vertu d’une autre chose ; » cette proposition est ce qui constitue précisément la démonstration cosmologique.

Si j’ai réussi, dans la présente dissertation, à démontrer le résultat que je viens d’énoncer, on est en droit, me semble-t-il, lorsque les philosophes, dans leurs spéculations, se fondent sur le principe de la raison suffisante, ou d’une manière générale même en font seulement mention, d’exiger qu’ils déclarent quelle espèce de raison ils entendent par là. On pourrait croire que, toutes les fois qu’il s’agit d’une raison, cela ressort de soi-même, et que toute confusion est impossible. Mais on n’a que trop d’exemples où les mots cause et raison sont confondus et employés indistinctement l’un pour l’autre, ou bien où l’on parle en général d’une raison et de ce qui est fondé sur une raison, d’un principe et de ce qui découle d’un principe, d’une condition et d’un conditionné, sans préciser davantage, justement peut-être parce que l’on se rend compte, dans son for intérieur, de l’emploi non justifié que l’on fait de ces notions. C’est ainsi que Kant lui-même parle de la chose en soi comme de la raison du phénomène. Ainsi encore, dans la Critique de la raison pure. (5e éd. allem., p. 590), il parle d’une raison de la possibilité de tout phénomène, d’une raison intelligible des phénomènes, d’une cause intelligible, d’une raison inconnue de la possibilité de la série sensible en général (ibid., p. 592), d’un objet transcendantal qui est la raison des phénomènes, de la raison pour laquelle la sensibilité est soumise à telles conditions plutôt qu’à toutes les autres conditions suprêmes, et ainsi de suite dans bien d’autres passages encore. Tout cela me semble mal s’accorder avec cette pensée si importante, si profonde, je puis dire immortelle (ibid., p. 591) : que l’accidence[2] des choses n’est elle-même que phénomène et ne peut nous conduire à aucune autre régression qu’à la régression empirique qui détermine les phénomènes.

Tous ceux qui connaissent les ouvrages philosophiques modernes savent combien, depuis Kant, les concepts de raison et conséquence, de principe et déduction, etc., sont employés dans un sens bien plus vague encore et absolument transcendantal.

Mon objection contre cet emploi indéterminé du mot raison, ainsi que du principe de la raison suffisante en général, est la suivante, qui constitue en même temps le second résultat, étroitement uni au premier, que fournit la présente dissertation sur l’objet principal dont elle traite. Il est constant que les quatre lois de notre faculté de connaissance, dont la formule commune est le principe de la raison suffisante, par leur caractère commun et par la circonstance que tous les objets pour le sujet sont répartis entre elles, se manifestent comme établies par une organisation primitive identique et par une propriété intime de notre faculté de connaissance, apparaissant sous forme de sensibilité, d’entendement et de raison. Cela est tellement vrai, que, si l’on concevait qu’il pût surgir une cinquième classe d’objets, il faudrait également admettre que le principe de la raison suffisante se manifesterait, pour cette classe, sous un nouvel aspect. Néanmoins il ne nous est pas permis de parler d’une raison absolue, et il n’existe pas plus une raison en général qu’il n’existe un triangle en général, si ce n’est sous forme de notion abstraite, obtenue discursivement par la pensée et qui, à titre de représentation extraite d’une représentation, n’est qu’un moyen d’embrasser par l’esprit beaucoup de choses en une seule. De même que tout triangle doit être acutangle, obtus ou rectangle, équilatéral, isocèle ou scalène, de même (puisque nous n’avons que quatre classes d’objets, et celles-là bien distinctes) toute raison doit appartenir à l’une des quatre espèces possibles de raisons. Par suite, aucune raison ne peut valoir que dans le cercle de l’une des quatre classes d’objets de notre faculté de connaissance ; l’emploi d’une quelconque de ces raisons présuppose déjà comme donnés et ces objets et cette faculté, c’est-à-dire, le monde tout entier ; mais, hors de là, l’on ne peut plus recourir à cet emploi. Si, malgré tout, il se trouvait là-dessus des gens d’un autre avis, qui penseraient qu’une raison en général, soit autre chose qu’une notion extraite des quatre espèces de raisons et que leur expression commune, nous pourrions renouveler la querelle des Réalistes et des Nominaux, et, dans ce cas, je me rangerais du côté de ces derniers.


FIN
  1. Voy. dans la traduction de M. Tissot, 228, tome I. (Le trad.)
  2. C’est l’accidence empirique qui est entendue, et qui signifie pour Kant la dépendance de quelques autre chose ; je renvoie du reste pour cette question au blâme contenu dans ma Critique de la philosophie kantienne, 2e édit. allem., p. 521. (Note de Schop.)