Sensations de Nouvelle-France/IV

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Sylva Clapin, éditeur (p. 20-27).


IV


Mardi, 16 octobre.

On a bien fait de me prévenir que Montréal était surtout une ville anglaise, ou anglo-américaine, comme on voudra, car, à la vérité, et sans cet avertissement, la déconvenue eût été pour moi par trop amère de constater avec quelle rapidité la France perdait ici du terrain, dans ces mêmes lieux où, il n’y a pas bien longtemps encore, elle régnait en souveraine maîtresse. Je dis « il n’y a pas bien longtemps », pour parler d’une manière relative. En effet, qu’est-ce en somme qu’une période de cinquante, de soixante, de cent ans même dans l’histoire. Il semble que les événements, qui se sont déroulés durant ce laps de temps, soient si rapprochés de nous, qu’avec un peu d’efforts on pourrait les toucher du doigt.

Ici donc, et en dépit de la légende, tout est anglais, ou à peu près, les rues, les maisons, les gens. Partout aussi ce sont les syllabes anglaises qui résonnent à l’oreille, qu’on voit s’étaler sur les enseignes, avec un air de se sentir absolument chez elles. Et ces choses n’existent pas seulement de surface : on sent que l’antique Nouvelle-France est profondément atteinte dans tout son être national, c’est-à-dire dans tout ce qui pouvait constituer son tempérament, son caractère, et son individualité. C’est ce qu’exprimait fort exactement, il n’y a pas longtemps, M. Arthur Buies, écrivain canadien quelque peu frondeur, quand il disait : « Ici, le commerce, l’industrie, la finance, les arts, les métiers, et jusqu’à l’éducation, jusqu’aux habitudes, jusqu’à la manière de dire « Bonjour » et de se moucher, tout est anglais. »

Et pourtant les Canadiens-Français forment à Montréal les cinq cinquièmes de la population, et alliés, m’a-t-on dit, à leurs co-religionnaires Irlandais, ils en arriveraient facilement aux trois quarts. Bien entendu, ici, je n’envisage, qu’à l’état purement hypothétique, cette possibilité d’une alliance franco-irlandaise, car s’il est un fait avéré, bien qu’assez bizarre, c’est que tout ce qui est français a le don de hérisser particulièrement l’Irlandais, même jusqu’au point de le faire passer par-dessus sa haine de l’Anglais. Non, si j’en parle, c’est afin de mieux faire ressortir le degré d’infériorité numérique dans lequel se trouve la population anglo-saxonne de Montréal, sans compter que celle-ci ne peut guère s’appuyer sur le pays d’alentour, qui est encore province presque entièrement française.

Eh ! bien, malgré tout cela, c’est cette minorité même qui domine, subjugue, écrase tout le reste. Et cette minorité n’est pas une oligarchie, car le Canada jouit d’institutions parlementaires bien définies, et conçues dans un esprit très large. Il y a là, d’ailleurs, dans cet effacement graduel d’une nationalité, hier encore assez vivace, plus qu’une résultante d’intrusion souveraine de conquérant en pays conquis. J’y vois aussi l’indice, sinon d’une essence supérieure, certainement d’aptitudes naturelles mieux développées, et surtout mieux dirigées, du moins quant à ce qui a trait à outiller l’homme moderne pour affronter le struggle for life contemporain. En un mot le vice, qui ronge peu à peu cette Nouvelle-France, me semble initial, et c’est à l’éducation qu’il faut remonter pour porter le fer dans la plaie.

Je recevais hier, de tout cela, une impression très nette et très vive, et par un hasard bien inattendu. J’errais hier après-midi dans une rue retirée, mais fort belle et bordée de résidences somptueuses, lorsque soudain, à ma droite, des cris joyeux attirèrent forcément mes regards sur un groupe de jeunes gens courant, se culbutant dans un immense parc, et se disputant avec acharnement la possession d’un ballon en caoutchouc, qui voletait de ci de là sous l’effort de poussées vigoureuses de pieds et de mains. Je ne fus pas long à deviner que j’assistais alors à une partie de ce foot ball si cher aux universités anglaises. Les jouteurs étaient tous des jeunes gars, à peine entrés dans l’adolescence, mais témoignant d’une telle intensité de vie, d’une telle turbulence de belle et saine jeunesse, que, malgré lui, le passant le plus indifférent devait s’arrêter et les regarder avec un plaisir attendri. J’appris par la suite que c’étaient là des élèves de l’Université McGill, qui prenaient leur récréation habituelle de chaque après-dîner.

Il était écrit sans doute que la leçon serait complète, car, un peu plus loin, je rencontrai les élèves du Collège de Montréal, défilant deux par deux, en route pour une promenade. Non, jamais je n’oublierai l’impression de malaise subit que je ressentis à la vue de ces collégiens en tuniques étriquées, marchant d’un air monacal et recueilli, et se poussant nonchalamment les pieds à travers les amas de feuilles mortes qui couvraient les trottoirs. J’eus comme la sensation brusque d’un cortège de ratés et de fruits secs, que plus tard la vie impitoyable broierait sans merci. Ah ! les pauvres petites âmes, comprimées par une discipline de fer, combien j’enviai alors pour elles le sort de mes rudes jouteurs du McGill, lâchés à travers champs, libres et fiers dans tout l’épanouissement de leur belle jeunesse.

Mon ami Pierre de Coubertin a déjà fait le même rapprochement dans son livre Les Universités Transatlantiques, et si à mon tour je m’y suis arrêté, c’est bien parce que le problème qui en découle est plus attachant qu’il n’y paraît au premier abord. Le fait par lui-même est bien banal — la rencontre de potaches de deux collèges rivaux — mais on sent ici malgré soi qu’il faut regarder au-dessus et au-delà. Il ne s’agit plus même seulement de deux races quelconques, jetées en face l’une de l’autre par le hazard des événements, mais bien plutôt de deux civilisations types, dont l’une, incapable de se transfuser du sang nouveau, reste oscillante et indécise, tandis que l’autre, grâce à sa souplesse et à ses facultés d’assimilation, rebondit sur la route des siècles à venir avec un regain d’ardente et impétueuse jeunesse.

Ce qu’il faut surtout voir, dans les jeux athlétiques de mes jeunes Anglais du McGill, c’est une certaine exagération de force, d’initiative et de volonté, bien à sa place dans cette Amérique où l’activité humaine, poussée à son maximum d’intensité, marque le point de départ d’une nouvelle évolution dans l’histoire du globe. On a même trouvé un qualificatif pour cette évolution, et on l’a appelée l’Anglo-Américanisme. Durant longtemps, le Canada français a dû à des circonstances particulières, comme aussi à sa situation géographique, d’être tenu à l’écart du mouvement vertigineux d’hommes et de choses qui partout, aux alentours, battait son plein. Mais voici que maintenant la montée débordante est à ses portes, et il se trouve que, par la trempe particulière de son être national, c’est-à-dire par tout ce qui peu-à-peu a forgé et édifié son tempérament, il reste absolument sans ressources et sans armes.

Pour tout dire, en un mot, l’irruption anglo-saxonne, au Canada, vient enfin de mettre en évidence une vérité qu’on ne soupçonnait jusqu’ici que vaguement, et cette vérité c’est que l’éducation, par trop séminariste, que reçoivent les Canadiens-Français, devait inévitablement, à la longue, mettre ces derniers sur un pied réel d’infériorité vis-à-vis de leurs adversaires. Dans les collèges canadiens-français, on donne trop de part au dilettantisme classique, et à l’alanguissement qu’amène la contemplation prolongée du passé. Forcément, aussi, dans ces collèges, l’élève s’imprègne peu-à-peu de l’esprit ambiant, esprit en grande partie dirigé dans un sens de soumission absolue et de détachement des choses de ce monde. Et c’est pourtant dans la mêlée de ce même monde — et un monde, encore, qui, comme en Amérique, exige du neuf, de l’exubérant, presque de l’agressif — qu’il lui faudra plus tard, avec sa diathèse de passivité, lutter, vivre, se pousser des coudes et des pieds, engager enfin l’âpre combat pour l’existence. Or, on le sait, les peuples qui mettent l’effort entier de leur volonté dans la seule conquête d’une autre vie meilleure, ces peuples-là les puissants de ce monde en font des générations humiliées et craintives, et ils les exploitent et les volent, en attendant qu’ils les mangent à belles dents.