Sensations de Nouvelle-France/V

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Sylva Clapin, éditeur (p. 28-29).


V


Jeudi, 18 octobre.

En route pour Québec, en suivant la rive nord du St-Laurent, et par voie de la vieille ville de Trois-Rivières, où je m’arrêterai jusqu’à demain.

Depuis le matin le temps s’est mis à la pluie, et il tombe de là-haut une bruine fine et drue, dans laquelle se brouillent, se noient tous les objets. Seuls les feuillages des bois, avivés par l’eau qui ruisselle, gardent leurs notes éclatantes. Même parfois, aux endroits où les morsures de l’automne se sont montrées les plus corrosives, on dirait de véritables coulées de sang, un beau sang pourpre qui, remonté des troncs, s’égoutte vers la terre. Comme on sent bien, aujourd’hui, que la nature agonise, et que bientôt ce sera la fin impitoyable, inexorable de l’été.

On traverse de nombreux villages, où sonnent des noms bien français. Puis, le train à peine reparti, le même paysage grave et triste se déroule devant nous. Et toujours plus avant, à travers de subites déchirures dans le léger brouillard de la pluie, se devine la plaine immense, infinie, qui se rattachera plus loin aux prairies du vaste Ouest. De temps à autre, à droite, le regard embrasse le fleuve-roi, dont les flots, aux reflets maintenant ardoisés, roulent pesamment sous le ciel bas. Çà et là des bouquets de pins élancés et fiers ; puis des souches calcinées, restes d’un brûlé de forêt, et des ormes, des hêtres, des érables, où toujours aussi je retrouve la même orgie de teintes diaprées. On pourrait croire que tout cela est d’une monotonie agaçante, presque désespérante. Je trouve, au contraire, que c’est très grand, très viril aussi, et bien dans le ton de cette énorme Amérique où tout semble encore taillé à l’emporte-pièce.