Sensations de Nouvelle-France/XIII

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Sylva Clapin, éditeur (p. 87-95).


XIII


Mercredi, 31 octobre.

C’est la dernière soirée que je passe à Québec, car demain je retourne à Montréal, pour de là me diriger vers New-York, où je reprendrai le paquebot du Hâvre.

J’ai voulu revoir cette Terrasse, où tant de mes heures de touriste ont déjà coulé douces et rapides. J’y suis revenu seul, et à une heure assez avancée, pour être sûr de ne pas être dérangé, par la foule, au milieu des vagues songeries dont je sens en ce moment le flot m’assaillir. La nuit, du reste, — une nuit criblée d’étoiles, dans un air immobile — s’annonce comme réellement à la gelée, et les quelques promeneurs, que j’aperçois encore, hâtent le pas et disparaissent un à un.

Bientôt je suis réellement seul avec moi-même, seul pour de bon sur cette immense promenade, qui cette fois me paraît d’une longueur prodigieuse ; seul en face de la ville basse, dormant à mes pieds, tandis que là-haut la citadelle semble accroupie dans une pose de monstre cyclopéen. Seul, aussi, dans tout ce pointillement de feux électriques qui, partant de la rampe même de la Terrasse, plonge subitement tout en bas à cent mètres de profondeur, pour de là s’épandre, rayonner, puis miroiter sur le fleuve en longues flèches dansantes, et enfin escalader là-bas, sur l’autre rive, les hauteurs de Lévis, et se perdre, se confondre, dans les blancheurs lactées des étoiles penchées à l’horizon.

Dans la paix sereine de la nuit, pas un bruit, pas même le roulement de quelque voiture attardée. Parfois, seulement, des lointains d’au-dessous, monte une longue rumeur plaintive, et l’on devine que ce doit être le grand fleuve qui là-bas clapote dans l’ombre, encore sous le sursaut de la tempête d’hier. La rumeur, sans cesse, croît, s’enfle, et s’en va, pour renaître l’instant d’après, et cela semble, dans tout ce noir et ce silence, comme le ronflement mouillé de quelque colossal Génie des Eaux, l’Outito même, par exemple, dont parlent ici les mythes des premiers aborigènes.

Puissance des lieux, poétisés par une histoire chevaleresque ! C’est l’épopée même de la Nouvelle France qui, cette nuit, et de par la magie de ces lieux, se lève et se dresse devant moi. Je les revois tous, d’abord les découvreurs — les conquistadores aux vaillantises retentissantes — les Cartier, les Roberval, les Poutrincourt, les Champlain, les Charnisay, les La Tour. Puis la série des aventuriers, sublimes à force d’audace, les St-Castin, les Cavelier de La Salle, les Lemoyne d’Iberville. Les hommes d’épée, enfin, proprement dits, les Frontenac, les Montcalm, les Lévis. Tout cela a vécu un moment sur ce même promontoire, ou s’est laissé bercer sur ce même grand fleuve. Tout cela s’est mêlé autrefois à la vie de ce vieux Québec — le Stadacona, au nom si doux, des aborigènes — d’où chacun d’eux recevait le mot d’ordre, et comme l’inspiration, que dis-je ! qui était comme le noyau même d’où rayonnait l’âme de la France d’Amérique.

Et tout cela vient de sourdre du noir de la nuit, grandit un instant, puis défile et disparaît, fantômes de mon imagination ; bien fantômes, à la vérité, puisque le double poids de l’oubli et du temps est maintenant inexorablement retombé par-dessus tous ces preux d’un autre âge, et que leurs exemples ne semblent avoir laissé aucunes traces chez leurs descendants d’aujourd’hui. Oh ! oui, finie pour de bon, j’en ai bien peur, l’épopée de la Nouvelle-France, tout ce long drame fait de gloires, de larmes et de sang, et qui si longtemps, quoi qu’on en dise, nous a tenus aux entrailles, nous les Français de la vieille France. Place à l’anglo-américanisme triomphant, et malédiction sur nous !

Et pourtant, non, cela ne se peut pas. Il ne se peut, vraiment, quand j’y songe, qu’au moins quelques sursauts d’ardeur gallique ne viennent encore faire courir un frisson d’enthousiasme — de chauvinisme, pour tout dire — à travers ce peuple canadien-français, dont un si grand nombre, ici, sont présentement en train de désespérer. Il ne se peut tout-à-fait, non plus, qu’on méconnaisse ici les enseignements de l’histoire, jusqu’au point de ne plus voir que le traité de Paris, de 1763, doit être bien plutôt considéré comme un pacte d’armistice que comme une solution définitive. On a conclu une trêve pour reprendre haleine, voilà tout, quitte à recommencer la lutte par la suite. Cet événement du traité de Paris envisagé de la sorte, bien des côtés du rôle dévolu ici à la descendance française s’éclairent singulièrement, en même temps que les responsabilités et les devoirs s’accusent et s’imposent. Paraphrasant une phrase célèbre, on pourrait même s’écrier : Le Canada français doit être agressif, ou il ne sera pas.

Mais, que l’on voit donc, plutôt. Est-ce le fait de l’extrême nouveauté de tout ce qui me tombe sous les yeux, depuis que je suis en ce pays, qui exacerbe à ce point toutes mes facultés d’entendement, mais ce qu’il me semble pouvoir prédire avec certitude c’est la montée prochaine des deux races d’ici jusqu’à des sommets de si peu de superficie, que forcément, il n’y aura plus place que pour l’une d’elles, et que fatalement l’autre sera culbutée et dégringolera. Ce que j’entends surtout cette nuit, et cela aussi clairement que si je n’en avais pas l’alarme seulement dans la tête, c’est cette rumeur de camp retranché venue de la Province anglaise voisine, cette Province d’Ontario toujours hérissée et repliée sur elle-même, prête à bondir quand on le voudra pour achever d’égorger la bête française. Dans le grand silence qui m’entoure, cette rumeur est faite de roulements étouffés de tambours, et comme de froissements de buffleteries et de bruissements de baïonnettes.

Ah ! certes, on sait haïr et se souvenir dans Ontario, et ce n’est pas du moins Toronto qui cessera de voir dans le traité de 1763 ce que ce pacte fut réellement : c’est-à-dire un accommodement, pas autre chose, et non une solution. Du reste, ils ne font là-bas aucun secret de leurs projets, et c’est tout récemment qu’un de leurs journaux les plus importants, le Globe, après avoir prédit qu’il faudra en arriver tôt ou tard à l’inévitable, soit une révolution, lançait cette phrase, éclatante et sonore comme un coup de clairon sonnant la charge : — « Et alors, dit-il, nous ferons ce que nous aurions faire en 1837 : nous réviserons les clauses de la capitulation de 1760. »

Oh ! l’homme, l’homme qui réveillera, dans cette Nouvelle-France, ce qui doit courir ici, malgré l’inertie et l’apathie apparentes, de tout le feu d’autrefois, de toute cette belle flamme qui jadis soulevait les conquistadores, les découvreurs, les aventuriers des bois et des lacs ! Oh ! l’homme, l’homme qui sortira cette France américaine de la politicaillerie chicanière et idiote ; qui surtout la relèvera de sa résignation dégradante pour la camper sur pied dans une attitude fière et sans reproches ! Oh ! l’homme, enfin — de préférence l’homme d’épée — qui, cessant de se complaire dans un vain rêve utopique de fusionnement de races, fera des Canadiens-Français un peuple prêt et disposé, le cas échéant, à payer de sa chair et de son sang la rançon de sa liberté ! Où le Bernadotte ? où le Bolivar ! où le Charette ? où le Mello ? qui, ébranlant toutes ces forces dormantes, décrochera de la citadelle de Québec le drapeau britannique, monté là-haut par ruse, par trahison, pour déployer aux brises du St Laurent l’étendard flambant neuf de la véritable Nouvelle-France !

En attendant, garde, ma France d’Europe, oui garde fidèlement tes deux îlots de St Pierre et Miquelon ; garde-les toujours comme deux yeux ouverts et vigilants, à l’entrée de ce qui sera peut-être de nouveau, un jour, le prolongement de ta puissance en ce coin d’Amérique. Une république franco-américaine, par exemple, libre et indépendante par elle-même, et ne conservant, de ses attaches avec toi, que l’honneur de ton protectorat, quel complément plus glorieux pourrais-tu jamais rêver pour l’œuvre de civilisation entreprise ici autrefois par tes navigateurs et tes soldats avec une telle maestria, et que seul un concours de circonstances fatales a pu t’empêcher dans le temps de mener jusqu’au bout.

Depuis quelques instants, là-bas, la nuit avait pâli, et une sorte de buée lumineuse gagnait le zénith, noyant les uns après les autres les innombrables clous d’or des étoiles. Et voici que maintenant, au raz de l’horizon d’en face, cette buée elle-même vient de s’éclairer de reflets lointains d’incendie. Un moment encore, puis c’est un embrasement qui s’irradie en raies d’un rouge sanglant. Soudain, un gigantesque feu de paille flamboie, et, de ce noyau de flammes, la lune enfin émerge, montrant un disque démesurément agrandi, puis monte dans une majesté tranquille, vraiment reine et souveraine de la nuit. Et rien que — au sortir de tout ce noir de tout-à-l’heure — de m’être senti ainsi enveloppé dans tout ce doux rayonnement, je reçus, en guise de dernière « sensation », comme un heureux présage que l’astre de la Nouvelle-France, en ce moment à l’état d’éclipse, luirait ici à nouveau, sur ce vieux promontoire de Québec, dans un avenir que je veux quand même espérer être très prochain.