Sensations de Nouvelle-France/XII

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Sylva Clapin, éditeur (p. 80-86).


XII


Lundi, 29 octobre.

Un long gémissement traverse aujourd’hui le Canada français : « Mercier se meurt ! Mercier va mourir ! » Cela revient, va, court à tout instant, avec une persistance de plainte navrée, cette plainte des douleurs sourdes, angoissantes, qui remonte naturellement des cœurs devant le premier effleurement de la mort.

Pour un grand nombre, aussi, me dit-on, l’agonie de M. Mercier se double, au Canada, de ce remords d’une intensité crucifiante, qu’on éprouve toujours devant la dépouille de l’homme envers qui l’on sait avoir mal agi de son vivant. Comme on voudrait alors, enfin, dire au pauvre mort, qu’on l’a mal jugé, mésestimé ! Avec quelle allégresse mouillée de larmes on recevrait de sa bouche l’assurance de l’oubli, du pardon ! Mais, hélas ! rien plus ne doit fuser à travers ces lèvres à jamais scellées. Rien plus ne peut tomber de ce regard éteint, à jamais refermé en dedans sur le grand « Au delà. » C’est l’immuabilité éternelle qui commence, cette immuabilité des choses prodigieuses qu’on sait être inexorablement closes à notre faible entendement. Et de cela, pour avoir été quelquefois si dur au pauvre mort, et de savoir que désormais rien plus de nous ne peut l’atteindre, le toucher, et en faire jaillir le pardon, les âmes bien nées en gardent toute leur vie une plaie saignante, que dis-je ! souvent même vont jusqu’à en mourir.

Et comme si la nature ne voulait pas rester étrangère au deuil général, toute la nuit dernière les arbres se sont tordus dans le déchaînement d’une effroyable tempête, soudain venue du nord, et les rafales de la pluie ont fait rage. Du coup, ce qui restait de feuilles a été balayé, et ce matin c’est, tout autour de moi, d’un lugubre empoignant, sous la menace de neige de gros nuages noirs courant ça et là affolés, l’air restant quand même d’une netteté étrange, comme lavé à grande eau, puis avivé par le froid, ce froid des régions du Grand Nord qui s’en vient ici en maître, en souverain, que l’on sent souffler sans obstacles depuis les solitudes boréales. Et bientôt, je le sais, ce sera pour de bon l’hiver canadien, l’infinie congélation, partout, des blancheurs immaculées, sous des cieux profonds, lumineux, faits de ce bleu intense qui semble celui-là même des abîmes cosmiques.

Ce sera plus tard une histoire bien triste à écrire, bien dramatique aussi, que celle de M. Honoré Mercier, il y a peu de temps encore Premier-Ministre de cette Province, homme d’état excellemment doué, aux envolées très hautes, et sur qui avaient semblé se concentrer un moment toutes les destinées du peuple canadien-français. Puis subitement, devant une misérable question de chiffres — une accusation de détournement de fonds dont il fut plus tard reconnu innocent — toute cette puissance, à grande peine édifiée, s’affaissa, s’effondra comme un château de cartes. Puis le peuple d’ici, grand enfant comme toujours, brutal aussi comme souvent l’enfant, s’acharna sur lui, le piétina, jusqu’à ce que tant d’ingratitude eut enfin raison de cet homme — qu’on m’a dit s’être montré pourtant d’une grandeur de demi-dieu, dans le temps même de son plus grand accablement — et le jeta sur cette couche de misère, d’où maintenant le malheureux ne se relèvera plus. Et c’est de cela qu’il se meurt, de toute cette ingratitude, tout son être angoissé d’un étonnement profond, douloureux, immense, cet étonnement des Messies, à l’heure du martyre, devant les exagérations de la férocité et de la bêtise humaines.

Je n’ai rencontré M. Mercier qu’une seule fois, et cela durant l’été de 1893. À cette époque, une discussion très vive se poursuivait, depuis quelque temps déjà, sur la question de savoir si le moment n’était pas enfin arrivé, pour le Canada, de réclamer son indépendance auprès de l’Angleterre. L’un des premiers, M. Mercier s’était jeté corps et âme dans le mouvement, espérant y trouver une occasion de ressaisir son prestige perdu. Le Canada français une fois abordé, et afin d’imprimer à sa propagande un ébranlement plus étendu, ce tribun déchu s’était ensuite décidé à tenter de rallier à sa cause les groupes canadiens de la Nouvelle-Angleterre, et il venait, à l’époque dont je parle, d’arriver à Boston, lorsque moi-même, de passage en cette ville, je fus prévenu qu’il devait y donner une conférence.

Je le revois encore, sortant du cercle d’admirateurs qui l’entouraient, et apparaissant soudain, devant tous, dressé dans toute sa fière hauteur, avec sa fine tête aux traits déjà touchés par le mal secret qui le dévorait, et qu’éclairait quand même un regard d’une acuité perçante. De suite, il entra dans le vif de son sujet. Peu d’éloquence, du moins dans le sens attaché généralement à ce mot. Des chiffres et des faits, mais tout cela amené, groupé avec une extrême habileté, tassé parfois, pour ainsi dire, sur un point donné, afin de mieux enfoncer ce point dans la tête de ses auditeurs. Mais aussi, comme on sentait bien que, sous toute cette aridité voulue, couvait une flamme ardente capable de devenir, à l’occasion, le foyer d’incendie auquel les multitudes prendraient feu. S’il ne s’en servait pas, c’était évidemment parce que le besoin ne s’en faisait pas sentir. Ou bien peut-être — qui sait ? — déjà revenu de tout, en était-il alors à se dire, comme tous les désespérés : « À quoi bon ? »

L’avouerai-je ? c’est même là l’impression principale que, pour ma part, je rapportai de cette conférence de Boston. Oui, plus j’y pense, et plus je suis persuadé que M. Mercier dut achever, ce soir-là, de vider jusqu’à la lie la coupe de ses désenchantements. Je le revois toujours, se mouvant lentement en demi-cercle, dans un balancement régulier de pièce montée, l’avant-bras se levant et s’abaissant comme sous la poussée d’un mécanisme ; et j’entends encore cette voix sourde aux résonnances navrantes — la voix d’un porteur de mauvaises nouvelles — s’essayant sans cesse et quand même à porter la conviction chez ses auditeurs, à réveiller en eux quelque fibre secrète et ignorée. Et tout cela allait, roulait, dans tous les coins et recoins de l’immense salle, inutilement, comme des choses mortes et vides de sens, sans échos sympathiques chez tous ces gens aux tempéraments desséchés de Yankees, qui ne comprenaient pas, qui ne pouvaient pas comprendre.

Cela, voyez-vous, ce fut vraiment trop. M. Mercier avait dû, évidemment, faire beaucoup de fonds sur ses compatriotes habitant les États-Unis, où, semblait-il, le soleil de l’indépendance et de la liberté avait certes fait d’eux de nouveaux hommes. Il leur avait même, on pourrait ajouter, confié les derniers atouts de son jeu, dans la partie suprême qu’il venait d’engager. Et voici que, de toujours — là-bas comme ici — ne rencontrer qu’âmes fermées à tout ce qu’il sentait tressaillir en lui de grand et d’élevé. Voici que, aussi, de se heurter sans cesse à de faux et bruyants témoignages d’amitié, qui n’étaient au fond que des accolades de Tartarins, en quête de notoriété tapageuse, soudain une infinie désespérance l’avait étreint, et tout son être intime avait sombré — celui-là même où palpitait l’âme d’un second Bolivar — ne laissant plus debout, à la surface, qu’un automate chargé de réciter une leçon.