Sept pour un secret/4

La bibliothèque libre.
Traduction par Maurice Rémon.
Éditions du siècle (p. 39-53).

CHAPITRE IV

Gillian demande un baiser.


La tante Fanteague devait rester une quinzaine. Elle était là depuis une semaine que Gillian n’avait pas encore trouvé le courage de lui demander à aller faire un séjour chez elle, à Silverton. À présent, elle était désespérée parce que, quand elle se levait à sept heures et jetait un coup d’œil dehors, le ciel était ouaté de neige et quelques flocons voltigeaient déjà devant la fenêtre, ce qui voulait dire que sa tante hâterait son départ, à moins, comme elle disait, « qu’il ne lui arrivât une pire catastrophe ». À Dysgwlfas on était souvent sous la neige une semaine durant et Noël approchait, et Mme  Fanteague ne pouvait absolument pas se permettre d’être absente pour Noël, car alors la pauvre Émilie et M.  Gentil ne pourraient célébrer la fête ensemble, car ils n’auraient pas de chaperon.

— Aujourd’hui ou jamais, se dit Gillian en cassant la glace dans son pot à eau, et elle se demandait, en se lavant la figure, comment elle romprait la glace dans l’esprit de sa tante.

Tout en allumant le feu de la cuisine, elle pensait comme il serait délicieux d’habiter un établissement magnifique comme Aux armes du bouvier, à la Croix-des-Pleurs, où les fermiers se réunissaient et d’où son père lui rapportait des histoires, soigneusement expurgées, quand il revenait des foires ou des ventes aux enchères.

Assise devant la belle flambée produite soudain par une brassée de bruyère et de brindilles, elle lisait, en buvant son thé, le feuilleton du journal hebdomadaire que recevait son père. C’était l’histoire d’une jeune et innocente fille, guère plus jolie qu’elle-même, qui allait à Londres et qui, trahie, vivait dans le luxe et le péché, et finalement mourait. Elle pensait qu’il vaudrait presque la peine de mourir pour voir, entendre et éprouver avant tout les choses merveilleuses que connaissait l’héroïne. « Trahie ! » Quel aliment pour la curiosité ! Quel abîme d’horreur ! Cela rappelait de vieux contes, des romans policiers, — Robert en possédait deux — et Judas Iscariote. C’était pervers, délicieusement pervers, et cela impliquait chez la femme trahie une sorte d’immoralité indirecte qui faisait frémir. Elle avait vécu, cette femme, près d’un an dans un appartement « comme un palais », quelque part près d’un endroit appelé Piccadilly. Gillian supposait que c’est de là que venaient les « pickles »[1], qui parfois remplaçaient les choux au vinaigre fabriqués à la maison. Elle allait au théâtre, portait du satin, des bijoux, du duvet de cygne, on l’appelait « Madame » et on la couvrait de baisers. Elle circulait dans une automobile à carrosserie merveilleuse, avec l’homme qui la trahissait, qui avait plus de six pieds de haut, mesuré en chaussettes — d’un prix extraordinaire — et qui avait une longue, moustache tombante et une pelisse de fourrure. Gillian était certaine qu’il aurait pu sans aucun danger marcher sur le chargement de foin le plus enfaîté. Ravissant Iscariote ! Il était là, à quelques heures de trajet de Silverton. Qu’elle pût aller dans cette ville et elle n’aurait qu’à monter dans un train pour être rapidement à Londres. Le reste, à n’en pas douter, suivrait tout naturellement.

« Je vais lui demander aujourd’hui même. Elle pourra dire qu’elle est sourde, elle pourra lire un livre ou quitter la pièce, mais je lui demanderai. Si je vais à Silverton, je pourrai me rendre à Londres. »

Elle s’examina dans le miroir de la cuisine.

« Je ne suis pas si mal, et si j’apprends à chanter, ce sera un avantage pour moi, car cette Julia du roman était incapable de lancer une note. »

Tout en tournant le porridge, elle se voyait dans la robe bleu ardoise — qu’elle aurait —, avec une toque en plumes du canard ardoise, passant, en souliers de satin à hauts talons, devant des magasins remplis de flacons carrés jaunes de « piccalilli ».

— Rêveuse ! lui dit son père en raclant la terre de ses souliers pour entrer prendre son premier déjeuner. Grouille-toi, ma fille, car plus tôt je partirai, plus j’aurais chance de rentrer de bonne heure. Il fait grand jour déjà et j’ai une centaine de moutons à ramener avant la nuit.

— Est-ce que le temps est à la neige, Isaïe ? demanda Mme  Fanteague.

— Ha !

— Alors, je fais ma malle. J’attraperai le dernier train au Donjon.

— Courte visite, ma sœur.

— Le mauvais temps, Isaïe. Si je reste, il se peut que le dégel ne vienne qu’après Noël, et la pauvre Émilie sera seule.

M.  Gentil sera là, ma tante.

— Tante Émilie ne songerait pas à inviter un monsieur à la maison en mon absence.

Gillian estima qu’il y avait en ce monde bien des sortes de femmes différentes ; quels esprits en effet pouvaient être plus dissemblables que ceux d’Émilie et de Julia ? Et elle-même, Gill, ne ressemblait ni à l’une ni à l’autre.

Isaïe avala son déjeuner, alla à la porte et appela Robert à toute voix.

— Faut-il que je vous accompagne, monsieur ? Ou est-ce mon beau-père ?

— Non, je m’arrangerai sans lui, car il faut que Jonathan reconduise Mme  Fanteague. Je monterai le cob et je passerai prendre le garçon de Dosset, il a un poney, et il me donnera un coup de main pour les moutons.

— J’aimerais mieux que Robert me conduise, dit Mme  Fanteague.

— Il faut que Robert reste ici : la batteuse peut arriver d’un moment à l’autre, et, en ce cas, Jonathan n’est bon à rien.

— Ma mère demande si vous auriez la bonté de l’emmener jusqu’à la Sirène ? Mme  Thatcher est tombée malade, on prie ma mère de venir la veiller la nuit.

— Volontiers. Jonathan pourra la conduire. Isaïe regarda Robert, hésita, puis passa dans le parc à moutons.

— Dites donc, Rideout, fit-il avec moins d’aisance que d’habitude, sans vous offenser, il faut vous mettre dans la tête que ma fille n’épousera qu’un fermier ou quelqu’un de mieux.

Robert sourit, d’un sourire lent, triste, un peu ironique mais doux. Ses yeux ne souriaient pas toujours à l’unisson avec sa bouche. En ce moment ils restaient graves, on y lisait un blâme et une nuance de moquerie.

— Pas moins qu’un Lord, monsieur, dit-il. Mais ce qui doit arriver arrivera.

— Qui que ce doive être, ce ne sera pas un vacher-berger, compris ?

— Oh, je saisis, monsieur, et si j’avais levé les yeux sur votre jeune fille, je les baisserais, mais je ne veux pas de femme.

— Et que voulez-vous donc, mon garçon ? demanda Isaïe avec un léger regret.

— Être libre de mon temps, monsieur, répliqua Robert, et il se dirigea vers l’écurie.

Être libre de son temps, et il ne veut pas de femme ! Gillian riait, car en lavant la vaisselle elle avait écouté à la fenêtre de la cuisine.

Jusque là Robert ne lui avait pas paru digne d’être séduit : il ne comptait pas. Maintenant, en le regardant traverser le parc de son allure décidée, indépendante, elle se rendit compte que c’était un jeune homme dont elle pourrait faire son esclave.

— Au revoir, ma sœur, dit Isaïe. Il y a une caisse de poires d’hiver et de ces pommes rouges que vous aimez bien. Gillian pourra vous ramasser des œufs, et Robert attrapera une paire de poulets. Recommandez à Émilie de songer à ce que j’ai dit.

Et avec un éclat de rire, il sauta en selle.

— Au revoir, Isaïe, répliqua Mme  Fanteague, si Dieu le permet, je verrai ce soir les magasins de Silverton.

« Si ma tante le permet, pensa Gillian, je les verrai bientôt. »

— Voulez-vous que je vous aide à faire votre malle, ma tante ? demanda-t-elle.

— Non, mon enfant.

— Si j’allumais un peu de feu dans votre chambre ?

— Je ne suis pas douillette, ma chère, au point d’avoir besoin de feu pour faire une malle.

— Alors, voudriez-vous vous asseoir devant celui-ci ? J’ai quelque chose de particulier à vous demander.

— Tiens !

— Ma tante, vous ne voudriez pas que j’aille un peu chez vous ? Je vous prie.

— Pourquoi faire ?

— Pour apprendre à faire votre fameux gâteau et à cuire un jambon à l’ancienne… et aussi la couture.

— Et pour aller dans les magasins et chercher un amoureux, hein ?

— Oh, ma tante !

— Ma foi, ça secouera peut-être un peu la pauvre Émilie. J’y réfléchirai.

— Pas trop longtemps ! La vie passe vite. « Noisette de novembre, noisette de mort ».

— Qui t’a dit ça ?

— Robert.

— Il te plaît, ce garçon ?

— Oh, comme ça… mais ce n’est jamais qu’un vacher-berger.

— Tu as raison, ma petite : ne t’abaisse jamais. La tante Fanteague se mit à ruminer. Il y avait à Silverton un jeune organiste, ainsi qu’un docteur et un pasteur célibataires… Elle rêvait : quelle surprise ce serait pour les dames qui, à présent, la méprisaient ! Si c’était le prêtre, on la chargerait peut-être même de décorer la chaire, et non plus les deux fenêtres dans l’ombre, près de la porte. Si c’était le docteur, elle aurait pour rien des ordonnances pour les petites doses de bromure que prenait Émilie après les visites de M.  Gentil. Si c’était l’organiste… non, il valait mieux que ce ne fût pas lui.

— Eh bien, ma chère, si tu es bien sage et si ton père ne fait pas d’objections, tu viendras passer quelque temps avec nous pour le nouvel an.

— Oh, ma tante, je vous adore !

— Ce n’est pas vrai, Gillian, mais, pourvu que tu me respectes, je n’en demande pas plus.

— Combien de temps pourrai-je rester ?

— Cela dépendra.

— Un mois ? Deux ? Trois ?

— Peut-être un mois.

— Quand, ma petite tante ?

— Quand il n’y aura plus de neige, en janvier, sans doute.

— J’achèterai du cachemire avec l’argent de mes lapins, et je me ferai une robe, et puis je tuerai le canard bleu ardoise.

— Ne t’attifes pas trop, Gillian. Tu sais ce que dit la pauvre Émilie d’une « lady » ?

— Que dit-elle ?

— On sait qu’une femme est une « lady » quand personne ne remarque sa présence.

— Mais, tante, le bleu ardoise passe inaperçu comme une souris.

— Ça dépend comment on le porte. Maintenant, écris-moi mon étiquette, pendant que je fais ma malle.

En écrivant, Gillian se demandait l’effet que ferait :

« Mademoiselle Juliana Lovekin, Silverton. »

ou :

« Mademoiselle Juliana Lovekin, Londres. »

Elle préférait la deuxième adresse.

Après le dîner, Jonathan, d’un air résigné, amena la charrette. On y casa les œufs et les fruits. Mme Makepeace s’assit par derrière, sur la malle en zinc, et Jonathan prononça :

— C’est de la neige pour notre oreiller ce soir, Mme Fanteague, oui, Madame, voilà ce que nous aurons, de la neige pour oreiller.

Mme Fanteague fit un geste résigné et ils s’éloignèrent sous une neige qui s’épaississait.

— Mon Dieu, pria Gillian, veillez sur ma tante, afin que je puisse bientôt aller à Londres !

La sincérité avec laquelle les humains s’expriment quand le Tout-Puissant est seul à les entendre, doit souvent Le divertir.

— Robert, appela-t-elle ensuite, Robert Rideout ! Hou-ou !

— Quoi donc, Mademoiselle Gillian ?

— Qu’ai-je fait pour que vous soyez si raide avec moi ?

— Rien.

— Eh bien alors, entrez donc. Nous allons faire une petite fête, comme toujours quand ils sont partis.

— Nous ne devrions pas.

— Oh ce mot-là… autant mourir tout de suite. Allons, venez, nous ferons des caramels… il y a tout le beurre du marché. Nous jouerons au chat et à la souris dans toute la maison, puis je vous aiderai à traire et après nous prendrons le thé. Vous finirez dehors pendant que je le préparerai. Ils ne seront rentrés ni l’un ni l’autre avant sept ou huit heures. Ce sera tout ce qu’il y a de gentil : nous ferons semblant d’être chez nous… comme mari et femme.

Robert rougit et se détourna, brusquement intimidé, peut-être à cause d’Isaïe, peut-être parce qu’il se souvenait de Gillian dans la prairie.

— Non, dit-il.

— Si ! je m’en vais dès le nouvel an.

— Où ? fit-il en se retournant vivement.

— À Silverton… je vous raconterai en prenant le thé. Pour l’instant, aux caramels !

Elle s’en allait… ce serait leur dernière journée de jeux enfantins. Quand elle reviendrait ce serait une dame… fiancée, mariée même, qui sait ? Il passerait un peu plus de temps demain à fendre du bois. Il gratta la boue de ses chaussures et entra.

— D’abord le beurre, dit Gillian. Elle courut à la laiterie où les pains jaunes et ronds, tous couverts d’une mousseline, reposaient sur un linge bien blanc Elle en mit deux dans sa poêle, car elle n’était jamais pour faire les choses à moitié.

— Remuez-vous donc, lui dit-elle. Quel lambin vous faites !

Robert se lavait les mains à la brosse dans l’arrière-cuisine et se dépêcha. C’étaient de belles mains, grandes, fortes, sur lesquelles on pouvait compter : ce qu’elles entreprenaient, elles le finissaient. Les animaux de la ferme les aimaient, les gens auxquels il serrait la main au marché sentaient dans la sienne, en quelque sorte, une promesse de protection et lui auraient confié leur vie, ou même leurs billets de banque. C’étaient des mains qui auraient pu l’aider à devenir un grand chirurgien. Le vétérinaire du pays, qui les avait remarquées, lui proposa de le prendre comme associé, mais il refusa, n’aimant pas voir souffrir des êtres vivants plus souvent qu’il n’était indispensable. Et puis, il avait son rêve à suivre sur Dysgwlfas même. Tous les jours, dès le petit matin, ou sa besogne finie, il méditait sur cette lande qui s’étendait devant ses yeux, s’enveloppant en elle-même, ruminant son secret, rêvant à elle et à sa sombre histoire, à son passé vêtu de pourpre et à son avenir entouré d’un mystère vaporeux. La couleur qui se répand sur la bruyère quand elle est en pleine fleur, et qui ressemble au velouté d’une prune, figurait dans son rêve. La rumeur qui, par les tièdes et sombres soirées de printemps, court de la feuille qui pointe le long des veines de la tige jusqu’à la fleur qui attend, sommeillant dans la racine, une rumeur de pluie et de chaleur moite, et les langueurs mélodieuses d’un juin à venir, tout cela aussi faisait partie de son rêve. Vague sur vague de beauté se brisaient sur lui et le submergeaient. La merveille et la terreur qui régnaient dans tout cela pénétraient son âme avec une violence qui surgissait des couleurs et des parfums, comme une épée cachée dans des roses. Bien au delà de l’horizon bleu, c’était encore l’étendue marécageuse, le marais mystérieux, avec sa paix sauvage. C’est là que criaient les courlis, craintifs et solitaires au printemps. C’est de là que soufflait le vent pressant et vital. Et toujours, qu’il fût au marché ou à la chapelle, à la ferme ou à l’auberge, qui se dressait isolée dans la lande, il entendait — quels que fussent le temps et la saison — comme si c’était bien loin et tout au fond de sa conscience — le sifflement du vent d’hiver sur les arpents mornes et neigeux de Dysgwlfas. Il sentait qu’il existait entre ce pays et lui une sympathie, une sorte d’harmonie. Il fallait qu’il fît quelque chose pour lui, mais il ne pouvait deviner ce que c’était. Il avait aussi l’impression d’un vague présage dans ce pays de l’hiver, de quelque chose qui l’y attendait dans l’avenir, un acte important, une haute résolution. La mort ? En tout cas, songeait-il, c’était aussi mystérieux qu’elle. Tous les jours il circulait dans son rêve qui n’empêchait pas ses mains d’être adroites ni ses pieds d’être agiles, et sans cesse la contrée tissait entre elle et lui des fils plus nombreux. Il restait assis, à rêver devant le feu de sa mère, comme s’il avait été emporté par les fées ou, comme disait Jonathan, « détraqué ». Et voici que Gillian trouvait place dans son rêve. Doucement, impitoyablement, comme une abeille qui perce une feuille, elle se gravait sur le crépuscule empourpré de sa poésie non écrite.

Que signifiait tout cela ? Il ne le savait trop. Il fallait attendre, ce qu’il pouvait toujours faire, sans être endormi ni frivole, et, l’attente finie, il pourrait agir. Pour le moment il était temps d’agir car les caramels étaient prêts.

— N’oubliez pas, Gillian, lui rappela-t-il, de mettre le moule dans l’eau froide.

Ils jouèrent au chat et à la souris pendant que les bonbons refroidissaient. Puis ce fut l’heure de la traite. Les rires sonnèrent dans l’étable, et ce fut vite fait. Ensuite, en poussant un de ses sinistres cris de chouette, elle courut en traversant le parc sombre jusqu’à la cuisine.

Elle était éclairée, car Robert y avait allumé le feu. Elle mit le couvert avec le plus beau service de porcelaine, apporta de la gelée d’airelles, du pain frais, du fromage et du thé réservé aux invités. Elle alla passer sa plus jolie robe, se recoiffa et cueillit un géranium rouge sur la fenêtre pour le mettre dans ses cheveux. Elle voulait être aussi gaie, aussi jolie, aussi aimable que possible. Ce n’avait pas été gentil à son père de dire à Robert qu’il n’était qu’un vacher. Peut-être, si elle lui paraissait vraiment jolie, Robert l’embrasserait-il… bon exercice en vue de l’avenir. Isaïe avait interdit tous les « jeux de Mai[2] », et le baiser en était certainement un. Mais aussi… Robert avait une si jolie bouche. Maintenant qu’elle la considérait attentivement, elle la trouvait remarquablement charmante.

Elle, alla à la porte. La neige à présent tombait très fort, en tourbillonnant un peu, à gros flocons. Elle voyait la lanterne de Robert dans l’écurie et son ombre sur le mur blanc.

— Bob !

Il s’avança en lissant ses cheveux ébouriffés et couverts de neige.

— Maintenant, je suis la maîtresse et vous le maître.

— Je suis vacher-berger, dit Robert, et vous la fille du maître. Seul un fermier est digne de vous, et vous pouvez prétendre à un Lord.

— Oh, Bob, vous êtes méchant. Je n’ai pas dit cela.

— Vous le pensez. Vous savez bien que vous n’épouserez jamais un garçon de ferme.

— Peut-être, si… si le garçon s’appelait Robert Rideout.

— Vous êtes une flirteuse, ma chère, et voilà tout, Gillian la flirteuse.

— Je fais semblant, Robert.

— Il y a danger à faire semblant.

Elle prit un air boudeur.

— Voici du bon thé, remarqua-t-il. Et, pour sûr, c’est très charitable à vous de m’en offrir.

— Ne vous moquez pas de moi.

— Pas du tout : je m’amuse.

Il s’étirait confortablement. Son long visage, énergique et charmant, paraissait heureux à la lueur du feu. Ses brodequins fumaient, le vent chargé de neige sifflait par rafales dans la cheminée. Gillian, grave et digne, avec ses cheveux bien coiffés, versait le thé et faisait les honneurs.

À travers ses cils, Robert l’observait, la voyait adorable, volontaire, distante, et souhaitait la conquérir, la posséder.

— Je vous serais obligée de ne pas me lancer des regards si féroces, fit-elle en riant.

— Moi, je vous serais obligé de me donner une autre tasse de thé et un morceau de cet excellent gâteau.

— Oh, Bob, ce n’est pas du tout pour moi que vous êtes venu. Vous ne songez qu’à ce que vous pouvez obtenir.

— Ah ! c’est le ton de la chanson, dit-il, en s’étalant fièrement. De la gelée, s’il vous plaît, madame.

Après le thé, elle s’assit sur le tapis du foyer et lui conta ses rêves — certains du moins. Elle lui dit comment elle s’habillerait pour chanter à un Eistedfod, et quand elle leva les yeux, éclairée d’une beauté nouvelle, il découvrit soudain ce qu’il avait envie de faire. Des Pennillions[3]. Il allait en composer sur la lande et au milieu se dresserait Gillian Lovekin. Il ne savait pas très exactement ce qu’étaient des pennillions, ni la manière de les faire, mais il pourrait apprendre. Il pourrait, en franchissant les montagnes, aller trouver chez lui un chanteur d'Eistedfod, et apprendre. C’était le moyen d’exprimer toutes ces choses étranges, ces pensées ardentes, confuses et tendres qui lui emplissaient l’âme sans lui laisser de repos. Quand il les aurait logées, qu’il leur aurait donné la parure d’une chanson, elles ne le tourmenteraient plus autant. Et en secret, sans le savoir elle-même, Gillian serait le centre brillant de ces vagues tableaux, la fleur ornant la caverne rocheuse de sa poésie.

Sept pour un secret… murmura-t-il.

— Allons, cria Gillian, on ne parle pas à des fantômes. Qu’est-ce que vous dites ?

— Rien, rien.

Il ne faut pas courtiser la fille du maître, ni la mettre sur le trône dans un poème, ni composer de poèmes. Il réfléchit avec malice que le temps qu’il passerait à faire des chansons dans sa tête lui serait payé par Isaïe, que la lande, tout autour de la ferme, qui l’avait inspiré, appartenait à Isaïe, et que leur beauté principale serait la fille unique d’Isaïe.

« Il faudra, pensa-t-il, bien des heures de travail supplémentaire pour compenser tout cela », et son sourire piqua la curiosité de Gillian.

— Dites, dites !

— Non, je ne peux pas.

— Quelque chose que vous allez faire ?

— Peut-être bien

— Pour moi ?

— En un sens ce sera uniquement pour vous.

— Oh, Bob !

— À présent, dites-moi de quelle couleur seront vos robes quand vous serez une dame riche.

Ils étaient assis à la lueur du feu, heureux, gais. Quiconque aurait regardé à travers la fenêtre givrée, les aurait pris pour des amoureux, ne sachant pas quelle barrière dressait entre eux la classe et la fortune.

Sept heures…

— Il faut que je m’en aille, Gillian. Merci beaucoup.

— Nous n’aurons plus un autre moment comme celui-là avant mon départ,

— Peut-être jamais.

— Robert !

— Eh bien ?

— Faites semblant…

— De quoi ?

— Semblant d’être… murmura-t-elle.

— Ça ne sert à rien de faire semblant.

Elle lui tendit une joue brûlante, disposée à l’aventure.

— Vous pouvez en prendre un, Robert.

Mais Robert avait le visage dur, sans aucune douceur ; il ne souriait plus. Elle ne devinait pas qu’il livrait sa plus rude bataille.

— Quand je voudrai un baiser, dit-il, je le demanderai.

Et il était déjà parti.

Gillian se jeta sur le tapis, rageant, sanglotant.

« Oh, je voulais qu’il m’embrasse, je voulais savoir quel effet, cela fait. Je lui ferai payer ça. Oh, mon Dieu, mon Dieu, s’ils étaient tous comme Robert ! »

Elle était au désespoir. Elle ne pouvait imaginer comment l’innocente Julia — qui n’aurait jamais songé à demander des baisers mais qui criait toujours : « Lâchez-moi, monsieur ! » — avait eu des aventures amoureuses.

— Je ne crois pas, sanglotait-elle, que Julia fût tellement plus jolie que moi. Mais ce sont, semble-t-il, celles qui ne demandent pas qui ne veulent pas, et celles qui demandent qui n’obtiennent pas.

  1. Dont il existe une marque fameuse, ta « piccalilli ».
  2. Divertissements champêtres de la fête du 1er  mai.
  3. Sortes de petits poèmes que composent et chantent les bardes gallois