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Sertorius (Corneille)/Acte IV

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome VI (p. 412-428).
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ACTE IV.



Scène première.

Sertorius, Thamire.
Sertorius.

Pourrai-je voir la Reine ?

Thamire.

Pourrai-je voir la Reine ?Attendant qu’elle vienne,
Elle m’a commandé que je vous entretienne,
Et veut demeurer seule encor quelques moments.

Sertorius.

Ne m’apprendrez-vous point où vont ses sentiments,
Ce que doit Perpenna concevoir d’espérance ?1165

Thamire.

Elle ne m’en fait pas beaucoup de confidence ;
Mais j’ose présumer qu’offert de votre main
Il aura peu de peine à fléchir son dédain :
Vous pouvez tout sur elle.

Sertorius.

Vous pouvez tout sur elle.Ah ! J’y puis peu de chose,
Si jusqu’à l’accepter mon malheur la dispose ;1170
Ou pour en parler mieux, j’y puis trop, et trop peu.

Thamire.

Elle croit fort vous plaire en secondant son feu.

Sertorius.

Me plaire ?

Thamire.

Me plaire ?Oui ; mais, Seigneur, d’où vient cette surprise ?

Et de quoi s’inquiète un cœur qui la méprise ?

Sertorius.

N’appelez point mépris un violent respect1175
Que sur mes plus doux vœux fait régner son aspect.

Thamire.

Il est peu de respects qui ressemblent au vôtre,
S’il ne sait que trouver des raisons pour un autre ;
Et je préférerois un peu d’emportement
Aux plus humbles devoirs d’un tel accablement.1180

Sertorius.

Il n’en est rien parti capable de me nuire,
Qu’un soupir échappé ne dût soudain détruire ;
Mais la Reine, sensible à de nouveaux désirs,
Entendoit mes raisons, et non pas mes soupirs.

Thamire.

Seigneur, quand un Romain, quand un héros soupire, 1185
Nous n’entendons pas bien ce qu’un soupir veut dire ;
Et je vous servirois de meilleur truchement,
Si vous vous expliquiez un peu plus clairement.
Je sais qu’en ce climat, que vous nommez barbare,
L’amour, par un soupir quelquefois se déclare ;1190
Mais la gloire, qui fait toutes vos passions,
Vous met trop au-dessus de ces impressions :
De tels désirs, trop bas pour les grands cœurs de Rome…

Sertorius.

Ah ! Pour être romain, je n’en suis pas moins homme[1] :

J’aime, et peut-être plus qu’on n’a jamais aimé ;1195
Malgré mon âge et moi, mon cœur s’est enflammé.
J’ai cru pouvoir me vaincre, et toute mon adresse
Dans mes plus grands efforts m’a fait voir ma foiblesse.
Ceux de la politique et ceux de l’amitié
M’ont mis en un état à me faire pitié.1200
Le souvenir m’en tue, et ma vie incertaine
Dépend d’un peu d’espoir que j’attends de la reine.
Si toutefois…

Thamire.

Si toutefois…Seigneur, elle a de la bonté ;
Mais je vois son esprit fortement irrité ;
Et si vous m’ordonnez de vous parler sans feindre, 1205
Vous pouvez espérer, mais vous avez à craindre.
N’y perdez point de temps, et ne négligez rien ;
C’est peut-être un dessein mal ferme que le sien.
La voici. Profitez des avis qu’on vous donne,
Et gardez bien surtout qu’elle ne m’en soupçonne.1210


Scène II.

Sertorius, Viriate, Thamire.
Viriate.

On m’a dit qu’Aristie a manqué son projet,
Et que Pompée échappe à cet illustre objet.
Seroit-il vrai, Seigneur ?

Sertorius.

Seroit-il vrai, Seigneur ?Il est trop vrai, Madame ;
Mais bien qu’il l’abandonne, il l’adore dans l’âme,
Et rompra, m’a-t-il dit, la trêve dès demain, 1215
S’il voit qu’elle s’apprête à me donner la main.

Viriate.

Vous vous alarmez peu d’une telle menace ?

Sertorius.

Ce n’est pas en effet ce qui plus m’embarrasse.
Mais vous, pour Perpenna qu’avez-vous résolu ?

Viriate.

D’obéir sans remise au pouvoir absolu ;1220
Et si d’une offre en l’air votre âme encor frappée
Veut bien s’embarrasser du rebut de Pompée,
Il ne tiendra qu’à vous que dès demain tous deux
De l’un et l’autre hymen nous n’assurions les nœuds,
Dût se rompre la trêve, et dût la jalousie1225
Jusqu’au dernier éclat pousser sa frénésie.

Sertorius.

Vous pourrez dès demain…

Viriate.

Vous pourrez dès demain…Dès ce même moment.
Ce n’est pas obéir qu’obéir lentement ;
Et quand l’obéissance a de l’exactitude,
Elle voit que sa gloire est dans la promptitude.1230

Sertorius.

Mes prières pouvoient souffrir quelques refus.

Viriate.

Je les prendrai toujours pour ordres absolus :
Qui peut ce qui lui plaît commande alors qu’il prie.
D’ailleurs Perpenna m’aime avec idolâtrie ;
Tant d’amour, tant de rois d’où son sang est venu[2],1235
Le pouvoir souverain dont il est soutenu,
Valent bien tous[3] ensemble un trône imaginaire
Qui ne peut subsister que par l’heur de vous plaire.

Sertorius.

Je n’ai donc qu’à mourir en faveur de ce choix.
J’en ai reçu la loi de votre propre voix ;1240
C’est un ordre absolu qu’il est temps que j’entende.
Pour aimer un Romain, vous voulez qu’il commande ;
Et comme Perpenna ne le peut sans ma mort,
Pour remplir votre trône il lui faut tout mon sort.
Lui donner votre main, c’est m’ordonner, Madame, 1245
De lui céder ma place au camp et dans votre âme.
Il est, il est trop juste, après un tel bonheur,
Qu’il l’ait dans notre armée, ainsi qu’en votre cœur :
J’obéis sans murmure, et veux bien que ma vie…

Viriate.

Avant que par cet ordre elle vous soit ravie, 1250
Puis-je me plaindre à vous d’un retour inégal[4]
Qui tient[5] moins d’un ami qu’il ne fait d’un rival ?
Vous trouvez ma faveur et trop prompte et trop pleine !
L’hymen où je m’apprête est pour vous une gêne !
Vous m’en parlez enfin comme si vous m’aimiez !1255

Sertorius.

Souffrez, après ce mot, que je meure à vos pieds.
J’y veux bien immoler tout mon bonheur au vôtre ;
Mais je ne vous puis voir entre les bras d’un autre,
Et c’est assez vous dire à quelle extrémité
Me réduit mon amour, que j’ai mal écouté[6].1260
Bien qu’un si digne objet le rendît excusable,
J’ai cru honteux d’aimer quand on n’est plus aimable :
J’ai voulu m’en défendre à voir mes cheveux gris,
Et me suis répondu longtemps de vos mépris ;
Mais j’ai vu dans votre âme ensuite une autre idée,1265

Sur qui mon espérance aussitôt s’est fondée ;
Et je me suis promis bien plus qu’à tous vos rois,
Quand j’ai vu que l’amour n’en ferait point le choix.
J’allois me déclarer sans l’offre d’Aristie :
Non que ma passion s’en soit vue alentie ;1270
Mais je n’ai point douté qu’il ne fût d’un grand cœur
De tout sacrifier pour le commun bonheur.
L’amour de Perpenna s’est joint à ces pensées ;
Vous avez vu le reste, et mes raisons forcées.
Je m’étois figuré que de tels déplaisirs1275
Pourroient ne me coûter que deux ou trois soupirs ;
Et pour m’en consoler[7] j’envisageois l’estime[8]
Et d’ami généreux et de chef magnanime ;
Mais près d’un coup fatal, je sens par mes ennuis[9]
Que je me promettois bien plus que je ne puis.1280
Je me rends donc, Madame ; ordonnez de ma vie :
Encor tout de nouveau je vous la sacrifie.
Aimez-vous Perpenna ?

Viriate.

Aimez-vous Perpenna ?Je sais vous obéir,
Mais je ne sais que c’est d’aimer ni de haïr ;
Et la part que tantôt vous aviez dans mon âme1285
Fut un don de ma gloire[10], et non pas de ma flamme.
Je n’en ai point pour lui, je n’en eus point pour vous :
Je ne veux point d’amant, mais je veux un époux ;
Mais je veux un héros, qui par son hyménée
Sache élever si haut le trône où je suis née,1290
Qu’il puisse de l’Espagne être l’heureux soutien,
Et laisser de vrais rois de mon sang et du sien.

Je le trouvois en vous, n’eût été la bassesse
Qui pour ce cher rival contre moi s’intéresse,
Et dont, quand je vous mets au-dessus de cent rois,1295
Une répudiée a mérité le choix.
Je l’oublierai pourtant, et veux vous faire grâce.
M’aimez-vous ?

Sertorius.

M’aimez-vous ?Oserais-je en prendre encor l’audace ?

Viriate.

Prenez-la, j’y consens, Seigneur ; et dès demain,
Au lieu de Perpenna, donnez-moi votre main.1300

Sertorius.

Que se tiendroit heureux un amour moins sincère
Qui n’auroit autre but que de se satisfaire,
Et qui se rempliroit de sa félicité
Sans prendre aucun souci de votre dignité !
Mais quand vous oubliez ce que j’ai pu vous dire, 1305
Puis-je oublier les soins d’agrandir votre empire ;
Que votre grand projet est celui de régner ?

Viriate.

Seigneur, vous faire grâce, est-ce m’en éloigner ?

Sertorius.

Ah ! Madame, est-il temps que cette grâce éclate ?

Viriate.

C’est cet éclat, Seigneur, que cherche Viriate.1310

Sertorius.

Nous perdons tout, Madame, à le précipiter :
L’amour de Perpenna le fera révolter.
Souffrez qu’un peu de temps doucement le ménage,
Qu’auprès d’un autre objet un autre amour l’engage.
Des amis d’Aristie assurons le secours1315
À force de promettre, en différant toujours.
Détruire tout l’espoir qui les tient en haleine,
C’est les perdre, c’est mettre un jaloux hors de peine,

Dont l’esprit ébranlé ne se doit pas guérir
De cette impression qui peut nous l’acquérir[11].1320
Pourrions-nous venger Rome après de telles pertes ?
Pourrions-nous l’affranchir des misères souffertes ?
Et de ses intérêts un si haut abandon…

Viriate.

Et que m’importe à moi si Rome souffre ou non ?
Quand j’aurai de ses maux effacé l’infamie, 1325
J’en obtiendrai pour fruit le nom de son amie !
Je vous verrai consul m’en apporter les lois,
Et m’abaisser vous-même au rang des autres rois !
Si vous m’aimez, Seigneur, nos mers et nos montagnes
Doivent borner vos vœux[12], ainsi que nos Espagnes :1330
Nous pouvons nous y faire un assez beau destin,
Sans chercher d’autre gloire au pied de l’Aventin.
Affranchissons le Tage, et laissons faire au Tibre.
La liberté n’est rien quand tout le monde est libre ;
Mais il est beau de l’être, et voir tout l’univers1335
Soupirer sous le joug et gémir dans les fers ;
Il est beau d’étaler cette prérogative
Aux yeux du Rhône esclave et de Rome captive ;
Et de voir envier aux peuples abattus
Ce respect que le sort garde pour les vertus.1340
Quant au grand Perpenna, s’il est si redoutable,
Remettez-moi le soin de le rendre traitable :
Je sais l’art d’empêcher les grands cœurs de faillir.

Sertorius.

Mais quel fruit pensez-vous en pouvoir recueillir ?
Je le sais comme vous, et vois quelles tempêtes1345
Cet ordre surprenant formera sur nos têtes.
Ne cherchons point, Madame, à faire des mutins,

Et ne nous brouillons point avec nos bons destins.
Rome nous donnera sans eux assez de peine,
Avant que de souscrire à l’hymen d’une reine ;1350
Et nous n’en fléchirons jamais la dureté,
À moins qu’elle nous doive et gloire et liberté.

Viriate.

Je vous avouerai plus, Seigneur : loin d’y souscrire,
Elle en prendra pour vous une haine où j’aspire,
Un courroux implacable, un orgueil endurci ;1355
Et c’est par où je veux vous arrêter ici.
Qu’ai-je à faire dans Rome ? Et pourquoi, je vous prie…

Sertorius.

Mais nos Romains, Madame, aiment tous leur patrie ;
Et de tous leurs travaux l’unique et doux espoir,
C’est de vaincre bientôt assez pour la revoir.1360

Viriate.

Pour les enchaîner tous sur les rives du Tage,
Nous n’avons qu’à laisser Rome dans l’esclavage :
Ils aimeront à vivre et sous vous et sous moi,
Tant qu’ils n’auront qu’un choix d’un tyran ou d’un roi.

Sertorius.

Ils ont pour l’un et l’autre une pareille haine, 1365
Et n’obéiront point au mari d’une reine.

Viriate.

Qu’ils aillent donc chercher des climats à leur choix,
Où le gouvernement n’ait ni tyrans ni rois.
Nos Espagnols, formés à votre art militaire,
Achèveront sans eux ce qui nous reste à faire.1370
La perte de Sylla n’est pas ce que je veux ;
Rome attire encor moins la fierté de mes vœux :
L’hymen où je prétends ne peut trouver d’amorces
Au milieu d’une ville où règnent les divorces,
Et du haut de mon trône on ne voit point d’attraits1375
Où l’on n’est roi qu’un an, pour n’être rien après.

Enfin pour achever, j’ai fait pour vous plus qu’elle :
Elle vous a banni, j’ai pris votre querelle ;
Je conserve des jours qu’elle veut vous ravir.
Prenez le diadème, et laissez-la servir.1380
Il est beau de tenter des choses inouïes,
Dût-on voir par l’effet ses volontés trahies.
Pour moi, d’un grand Romain je veux faire un grand roi ;
Vous, s’il y faut périr, périssez avec moi :
C’est gloire de se perdre en servant ce qu’on aime.1385

Sertorius.

Mais porter dès l’abord les choses à l’extrême,
Madame, et sans besoin faire des mécontents !
Soyons heureux plus tard pour l’être plus longtemps.
Une victoire ou deux jointes à quelque adresse…

Viriate.

Vous savez que l’amour n’est pas ce qui me presse,1390
Seigneur ; mais après tout, il faut le confesser,
Tant de précaution commence à me lasser.
Je suis reine ; et qui sait porter une couronne,
Quand il a prononcé, n’aime point qu’on raisonne.
Je vais penser à moi, vous penserez à vous.1395

Sertorius.

Ah ! Si vous écoutez cet injuste courroux…

Viriate.

Je n’en ai point, Seigneur ; mais mon inquiétude
Ne veut plus dans mon sort aucune incertitude :
Vous me direz demain où je dois l’arrêter.
Cependant je vous laisse avec qui consulter.1400


Scène III.

Sertorius, Perpenna, Aufide.
PERPENNA, à Aufide

Dieux ! Qui peut faire ainsi disparaître la reine ? </poem>

AUFIDE, à Perpenna

Lui-même a quelque chose en l’âme qui le gêne,
Seigneur ; et notre abord le rend tout interdit.

Sertorius.

De Pompée en ces lieux savez-vous ce qu’on dit ?
L’avez-vous mis fort loin au delà de la porte ?

Perpenna.

Comme assez près des murs il avoit son escorte,
Je me suis dispensé de le mettre plus loin.
Mais de votre secours, Seigneur, j’ai grand besoin.
Tout son visage montre une fierté si haute…

Sertorius.

Nous n’avons rien conclu, mais ce n’est pas ma faute ;
Et vous savez…

Perpenna.

Et vous savez…Je sais qu’en de pareils débats…

Sertorius.

Je n’ai point cru devoir mettre les armes bas :
Il n’est pas encor temps.

Perpenna.

Il n’est pas encor temps.Continuez, de grâce ;
Il n’est pas encor temps que l’amitié se lasse.

Sertorius.

Votre intérêt m’arrête autant comme le mien :
Si je m’en trouvois mal, vous ne seriez pas bien.

Perpenna.

De vrai, sans votre appui je serois fort à plaindre ;
Mais je ne vois pour vous aucun sujet de craindre.

Sertorius.

Je serois le premier dont on seroit jaloux ;
Mais ensuite le sort pourroit tomber sur vous.
Le tyran après moi vous craint plus qu’aucun autre,
Et ma tête abattue ébranleroit la vôtre.
Nous ferons bien tous deux d’attendre plus d’un an.

Perpenna.

Que parlez-vous, Seigneur, de tête et de tyran ?

Sertorius.

Je parle de Sylla, vous le devez connoître.

Perpenna.

Et je parlois des feux que la Reine a fait naître.

Sertorius.

Nos esprits étaient donc également distraits.
Tout le mien s’attachait aux périls de la paix ;
Et je vous demandois quel bruit fait par la ville
De Pompée et de moi l’entretien inutile[13].
Vous le saurez, Aufide ?

Aufide.

Vous le saurez, Aufide ?À ne rien déguiser,
Seigneur, ceux de sa suite en ont su mal user ;
J’en crains parmi le peuple un insolent murmure.
Ils ont dit que Sylla quitte sa dictature,
Que vous seul refusez les douceurs de la paix,
Et voulez une guerre à ne finir jamais.
Déjà de nos soldats l’âme préoccupée
Montre un peu trop de joie à parler de Pompée,
Et si l’erreur s’épand jusqu’en nos garnisons,
Elle y pourra semer de dangereux poisons.

Sertorius.

Nous en romprons le coup avant qu’elle grossisse,

Et ferons par nos soins avorter l’artifice.
D’autres plus grands périls le ciel m’a garanti.

Perpenna.

Ne ferions-nous point mieux d’accepter le parti,
Seigneur ? Trouvez-vous l’offre ou honteuse ou mal sûre ?1445

Sertorius.

Sylla peut en effet quitter sa dictature ;
Mais il peut faire aussi des consuls à son choix,
De qui la pourpre esclave agira sous ses lois ;
Et quand nous n’en craindrons aucuns ordres sinistres,
Nous périrons par ceux de ses lâches ministres.1450
Croyez-moi, pour des gens comme vous deux et moi,
Rien n’est si dangereux que trop de bonne foi.
Sylla par politique a pris cette mesure
De montrer aux soldats l’impunité fort sûre ;
Mais pour Cinna, Carbon, le jeune Marius[14], 1455
Il a voulu leur tête, et les a tous perdus.
Pour moi, que tout mon camp sur ce bruit m’abandonne,
Qu’il ne reste pour moi que ma seule personne,
Je me perdrai plutôt dans quelque affreux climat,
Qu’aller, tant qu’il vivra, briguer le consulat.1460
Vous…

Perpenna.

Vous…Ce n’est pas, Seigneur, ce qui me tient en peine.
Exclu du consulat par l’hymen d’une reine,
Du moins si vos bontés m’obtiennent ce bonheur,
Je n’attends plus de Rome aucun degré d’honneur ;
Et banni pour jamais dans la Lusitanie,1465
J’y crois en sûreté les restes de ma vie.

Sertorius.

Oui ; mais je ne vois pas encor de sûreté
À ce que vous et moi nous avions concerté.
Vous savez que la Reine est d’une humeur si fière…
Mais peut-être le temps la rendra moins altière.1470
Adieu : dispensez-moi de parler là-dessus.

Perpenna.

Parlez, Seigneur : mes vœux sont-ils si mal reçus ?
Est-ce en vain que je l’aime, en vain que je soupire ?

Sertorius.

Sa retraite a plus dit que je ne puis vous dire.

Perpenna.

Elle m’a dit beaucoup ; mais, Seigneur, achevez, 1475
Et ne me cachez point ce que vous en savez.
Ne m’auriez-vous rempli que d’un espoir frivole ?

Sertorius.

Non, je vous l’ai cédée, et vous tiendrai parole.
Je l’aime, et vous la donne encor malgré mon feu ;
Mais je crains que ce don n’ait jamais son aveu,1480
Qu’il n’attire sur nous d’impitoyables haines.
Que vous dirai-je enfin ? L’Espagne a d’autres reines ;
Et vous pourriez vous faire un destin bien plus doux,
Si vous faisiez pour moi ce que je fais pour vous.
Celle des Vacéens, celle des Ilergètes[15], 1485
Rendraient vos volontés bien plus tôt satisfaites ;
La Reine avec chaleur sauroit vous y servir.

Perpenna.

Vous me l’avez promise, et me l’allez ravir !

Sertorius.

Que sert que je promette et que je vous la donne,
Quand son ambition l’attache à ma personne ?1490

Vous savez les raisons de cet attachement,
Je vous en ai tantôt parlé confidemment ;
Je vous en fais encor la même confidence.
Faites à votre amour un peu de violence ;
J’ai triomphé du mien : j’y suis encor tout prêt ;1495
Mais s’il faut du parti ménager l’intérêt,
Faut-il pousser à bout une reine obstinée,
Qui veut faire à son choix toute sa destinée,
Et de qui le secours, depuis plus de dix ans,
Nous a mieux soutenus que tous nos partisans ?1500

Perpenna.

La trouvez-vous, Seigneur, en état de vous nuire ?

Sertorius.

Non, elle ne peut pas tout à fait nous détruire ;
Mais si vous m’enchaînez à ce que j’ai promis,
Dès demain, elle traite avec nos ennemis.
Leur camp n’est que trop proche ; ici chacun murmure :1505
Jugez ce qu’il faut craindre en cette conjoncture.
Voyez quel prompt remède on y peut apporter,
Et quel fruit nous aurons de la violenter.

Perpenna.

C’est à moi de me vaincre, et la raison l’ordonne ;
Mais d’un si grand dessein tout mon cœur qui frissonne…1510

Sertorius.

Ne vous contraignez point : dût m’en coûter le jour,
Je tiendrai ma promesse en dépit de l’amour.

Perpenna.

Si vos promesses n’ont l’aveu de Viriate…

Sertorius.

Je ne puis de sa part rien dire qui vous flatte.

Perpenna.

Je dois donc me contraindre, et j’y suis résolu.1515
Oui, sur tous mes désirs je me rends absolu :
J’en veux, à votre exemple, être aujourd’hui le maître ;

Et malgré cet amour que j’ai laissé trop croître,
Vous direz à la Reine…

Sertorius.

Vous direz à la Reine…Eh bien ! Je lui dirai ?

Perpenna.

Rien, Seigneur, rien encor ; demain j’y penserai.1520
Toutefois la colère où s’emporte son âme
Pourroit dès cette nuit commencer quelque trame.
Vous lui direz, Seigneur, tout ce que vous voudrez ;
Et je suivrai l’avis que pour moi vous prendrez.

Sertorius.

Je vous admire et plains.

Perpenna.

Je vous admire et plains.Que j’ai l’âme accablée !1525

Sertorius.

Je partage les maux dont je la vois comblée.
Adieu : j’entre un moment pour calmer son chagrin,
Et me rendrai chez vous à l’heure du festin.


Scène IV.

Perpenna, Aufide.
Aufide.

Ce maître si chéri fait pour vous des merveilles :
Votre flamme en reçoit des faveurs sans pareilles !1530
Son nom seul, malgré lui, vous avoit tout volé,
Et la Reine se rend sitôt qu’il a parlé.
Quels services faut-il que votre espoir hasarde,
Afin de mériter l’amour qu’elle vous garde ?
Et dans quel temps, seigneur, purgerez-vous ces lieux1535
De cet illustre objet qui lui blesse les yeux ?
Elle n’est point ingrate ; et les lois qu’elle impose,
Pour se faire obéir, promettent peu de chose ;

Mais on n’a qu’à laisser le salaire à son choix,
Et courir sans scrupule exécuter ses lois[16].1540
Vous ne me dites rien ? Apprenez-moi, de grâce,
Comment vous résolvez que le festin se passe ?
Dissimulerez-vous ce manquement de foi ?
Et voulez-vous…

Perpenna.

Et voulez-vous…Allons en résoudre chez moi.

FIN DU QUATRIÈME ACTE.
  1. Ce vers a évidemment donné lieu à celui de Tartuffe, qui dit à Elmire (acte III, scène iii :
    Ah ! pour être dévot, je n’en suis pas moins homme.
    On l’a contesté ; on a cité ce passage d’un conte de Boccace* : Come che io sia abbate, io son uomo come gli altri. Que notre grand comique se soit rappelé ces mots de Boccace, cela est possible ; mais il est difficile de croire que le vers de Corneille ne fût pas présent aussi à sa pensée ; ce vers devait être remarqué, il devait produire un grand effet au théâtre, et ce n’est sans doute point par un pur hasard que Molière l’a répété à cinq ans de distance.
    *. Décaméron, huitième nouvelle de la troisième journée.
  2. Voyez plus haut, p 385, note 3.
  3. L’édition de 1666 donne seule tout, invariable.
  4. Inegal paraît etre employee ici dans le sens du latin iniquus, « inique, injuste. »
  5. L’edition de 1666 porte tint, pour tient.
  6. Var. Me réduit un amour que j’ai mal écouté. (1662-1668)
  7. Dans l’édition de 1692, et dans celle de Voltaire, on lit : « Et pour me consoler. »
  8. Estime, réputation.
  9. Var. Mais près du coup fatal, je sens par mes ennuis. (1662)
  10. Ma gloire, ma fierté.
  11. Dans les éditions de Thomas Corneille et de Voltaire : « qui doit nous l’acquérir. »
  12. Voltaire a substitué nos vœux à vos vœux.
  13. Voltaire, en deux endroits, veut confirmer par ce vers son jugement sur l’entretien de Seroorius et de Pompee, qui, dit-il, « n’a rien produit dans la piece. » Voyez ses remarques sur les vers 749 et 1430.
  14. Carbon, vaincu par Pompée, fut mis à mort par son ordre, l’an 82 avant Jésus-Christ ; et la même année, le fils de Marius, dit le jeune Marius, battu par Sylla, se tua de désespoir. Deux ans auparavant, Cinna avait péri dans une sédition de son armée.
  15. Les Vacéens (Vaccéens) et les Ilergètes étaient deux peuple de l’Espagne tarraconaise.
  16. Var. Et courir sans scrupule exécuter ces lois. (1662-68)