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Sertorius (Corneille)/Acte V

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome VI (p. 429-445).
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ACTE V,



Scène première.

Aristie, Viriate.
Aristie.

Oui, Madame, j’en suis comme vous ennemie.1545
Vous aimez les grandeurs, et je hais l’infamie.
Je cherche à me venger, vous à vous établir ;
Mais vous pourrez me perdre, et moi vous affoiblir,
Si le cœur mieux ouvert ne met d’intelligence
Votre établissement avecque ma vengeance.1550
On m’a volé Pompée ; et moi pour le braver,
Cet ingrat que sa foi n’ose me conserver,
Je cherche un autre époux qui le passe, ou l’égale ;
Mais je n’ai pas dessein d’être votre rivale,
Et n’ai point dû prévoir, ni que vers un Romain1555
Une reine jamais daignât pencher sa main,
Ni qu’un héros, dont l’âme a paru si romaine,
Démentît ce grand nom par l’hymen d’une reine.
J’ai cru dans sa naissance et votre dignité
Pareille aversion et contraire fierté.1560
Cependant on me dit qu’il consent l’hyménée,
Et qu’en vain il s’oppose au choix de la journée,
Puisque si dès demain il n’a tout son éclat,
Vous allez du parti séparer votre État.
Comme je n’ai pour but que d’en grossir les forces, 1565
J’aurois grand déplaisir d’y causer des divorces,
Et de servir Sylla mieux que tous ses amis,

Quand je lui veux partout faire des ennemis.
Parlez donc : quelque espoir que vous m’ayez vu prendre,
Si vous y prétendez, je cesse d’y prétendre.1570
Un reste d’autre espoir, et plus juste et plus doux,
Saura voir sans chagrin Sertorius à vous.
Mon cœur veut à toute heure immoler à Pompée
Tous les ressentiments de ma place usurpée ;
Et comme son amour eut peine à me trahir,1575
J’ai voulu me venger, et n’ai pu le haïr.
Ne me déguisez rien, non plus que je déguise.

Viriate.

Viriate à son tour vous doit même franchise,
Madame ; et d’ailleurs même on vous en a trop dit,
Pour vous dissimuler ce que j’ai dans l’esprit.1580
J’ai fait venir exprès Sertorius d’Afrique
Pour sauver mes États d’un pouvoir tyrannique[1] ;
Et mes voisins domptés m’apprenoient que sans lui
Nos rois contre Sylla n’étoient qu’un vain appui.
Avec un seul vaisseau ce grand héros prit terre ;1585
Avec mes sujets seuls il commença la guerre :
Je mis entre ses mains mes places et mes ports,
Et je lui confiai mon sceptre et mes trésors.
Dès l’abord il sut vaincre, et j’ai vu la victoire
Enfler de jour en jour sa puissance et sa gloire.1590
Nos rois, lassés du joug, et vos persécutés
Avec tant de chaleur l’ont joint de tous côtés,
Qu’enfin il a poussé nos armes fortunées
Jusques à vous réduire au pied des Pyrénées.
Mais après l’avoir mis au point où je le voi,1595
Je ne puis voir que lui qui soit digne de moi ;
Et regardant sa gloire ainsi que mon ouvrage,

Je périrai plutôt qu’une autre la partage.
Mes sujets valent bien que j’aime à leur donner
Des monarques d’un sang qui sache gouverner,1600
Qui sache faire tête à vos tyrans du monde,
Et rendre notre Espagne en lauriers si féconde,
Qu’on voie un jour le Pô redouter ses efforts,
Et le Tibre lui-même en trembler pour ses bords.

Aristie.

Votre dessein est grand ; mais à quoi qu’il aspire…1605

Viriate.

Il m’a dit les raisons que vous me voulez dire.
Je sais qu’il serait bon de taire et différer
Ce glorieux hymen qu’il me fait espérer :
Mais la paix qu’aujourd’hui l’on offre à ce grand homme
Ouvre trop les chemins et les portes de Rome.1610
Je vois que s’il y rentre il est perdu pour moi,
Et je l’en veux bannir par le don de ma foi.
Si je hasarde trop de m’être déclarée,
J’aime mieux ce péril que ma perte assurée ;
Et si tous vos proscrits osent s’en désunir, 1615
Nos bons destins sans eux pourront nous soutenir.
Mes peuples aguerris sous votre discipline
N’auront jamais au cœur de Rome qui domine ;
Et ce sont des Romains dont l’unique souci
Est de combattre, vaincre, et triompher ici.1620
Tant qu’ils verront marcher ce héros à leur tête,
Ils iront sans frayeur de conquête en conquête.
Un exemple si grand dignement soutenu
Saura… Mais que nous veut ce Romain inconnu ?


Scène II.

Aristie, Viriate, Arcas.
Aristie.

Madame, c’est Arcas, l’affranchi de mon frère ;1625
Sa venue en ces lieux cache quelque mystère.
Parle, Arcas, et dis-nous…

Arcas.

Parle, Arcas, et dis-nous…Ces lettres mieux que moi
Vous diront un succès qu’à peine encor je croi.

ARISTIE, lit

Chère sœur, pour ta joie il est temps que tu saches
Que nos maux et les tiens vont finir en effet.1630
Sylla marche en public sans faisceaux et sans haches,
Prêt à rendre raison de tout ce qu’il a fait.
Il s’est en plein sénat démis de sa puissance ;
Et si vers toi Pompée a le moindre penchant,
Le ciel vient de briser sa nouvelle alliance,1635
Et la triste Émilie est morte en accouchant.
Sylla même consent, pour calmer tant de haines,
Qu’un feu qui fut si beau rentre en sa dignité,
Et que l’hymen te rende à tes premières chaînes,
En même temps qu’à Rome il rend sa liberté.1640
quintus aristius.
Le ciel s’est donc lassé de m’être impitoyable !
Ce bonheur, comme à toi, me paraît incroyable.
Cours au camp de Pompée, et dis-lui, cher Arcas…

Arcas.

Il a cette nouvelle, et revient sur ses pas.
De la part de Sylla chargé de lui remettre1645
Sur ce grand changement une pareille lettre,
À deux milles d’ici j’ai su le rencontrer.

Aristie.

Quel amour, quelle joie a-t-il daigné montrer ?
Que dit-il ? Que fait-il ?

Arcas.

Que dit-il ? Que fait-il ?Par votre expérience
Vous pouvez bien juger de son impatience ;1650
Mais rappelé vers vous par un transport d’amour
Qui ne lui permet pas d’achever son retour,
L’ordre que pour son camp ce grand effet demande
L’arrête à le donner, attendant qu’il s’y rende.
Il me suivra de près, et m’a fait avancer1655
Pour vous dire un miracle où vous n’osiez penser.

Aristie.

Vous avez lieu d’en prendre une allégresse égale.
Madame, vous voilà sans crainte et sans rivale.

Viriate.

Je n’en ai plus en vous, et je n’en puis douter ;
Mais il m’en reste une autre et plus à redouter :1660
Rome, que ce héros aime plus que lui-même,
Et qu’il préféreroit sans doute au diadème,
Si contre cet amour…


Scène II.

Viriate, Aristie, Thamire, Arcas.
Thamire.

Si contre cet amour…Ah ! Madame.

Viriate.

Si contre cet amour…Ah ! Madame.Qu’as-tu,
Thamire ? Et d’où te vient ce visage abattu ?
Que nous disent tes pleurs ?

Thamire.

Que nous disent tes pleurs ?Que vous êtes perdue,1665
Que cet illustre bras qui vous a défendue…

Viriate.

Sertorius ?

Thamire.

Sertorius ?Hélas ! Ce grand Sertorius…

Viriate.

N’achèveras-tu point ?

Thamire.

N’achèveras-tu point ?Madame, il ne vit plus.

Viriate.

Il ne vit plus ? Ô ciel ! Qui te l’a dit, Thamire ?

Thamire.

Ses assassins font gloire eux-mêmes de le dire.1670
Ces tigres, dont la rage, au milieu du festin,
Par l’ordre d’un perfide a tranché son destin,
Tous couverts de son sang, courent parmi la ville
Émouvoir les soldats et le peuple imbécile ;
Et Perpenna par eux proclamé général1675
Ne vous fait que trop voir d’où part ce coup fatal.

Viriate.

Il m’en fait voir ensemble et l’auteur et la cause.
Par cet assassinat, c’est de moi qu’on dispose :
C’est mon trône, c’est moi qu’on prétend conquérir,
Et c’est mon juste choix qui seul l’a fait périr.1680
Madame, après sa perte, et parmi ces alarmes,
N’attendez point de moi de soupirs ni de larmes[2] ;
Ce sont amusements que dédaigne aisément
Le prompt et noble orgueil d’un vif ressentiment :
Qui pleure l’affoiblit, qui soupire l’exhale.1685
Il faut plus de fierté dans une âme royale ;
Et ma douleur, soumise aux soins de le venger…

Aristie.

Mais vous vous aveuglez au milieu du danger :
Songez à fuir, Madame.

Thamire.

Songez à fuir, Madame.Il n’est plus temps : Aufide,
Des portes du palais saisi pour ce perfide,1690
En fait votre prison, et lui répond de vous.
Il vient ; dissimulez un si juste courroux ;
Et jusqu’à ce qu’un temps plus favorable arrive,
Daignez vous souvenir que vous êtes captive.

Viriate.

Je sais ce que je suis, et le serai toujours, 1695
N’eussé-je que le ciel et moi pour mon secours.


Scène IV.

Perpenna, Aristie, Viriate, Thamire, Arcas.
Perpenna[3].

Sertorius est mort ; cessez d’être jalouse,
Madame, du haut rang qu’aurait pris son épouse,
Et n’appréhendez plus, comme de son vivant,
Qu’en vos propres États elle ait le pas devant[4].1700
Si l’espoir d’Aristie[5] a fait ombrage au vôtre,
Je puis vous assurer et d’elle et de toute autre,
Et que ce coup heureux saura vous maintenir
Et contre le présent et contre l’avenir.
C’étoit un grand guerrier, mais dont le sang ni l’âge1705
Ne pouvaient avec vous faire un digne assemblage ;

Et malgré ces défauts, ce qui vous en plaisait,
C’étoit sa dignité, qui vous tyrannisait.
Le nom de général vous le rendait aimable ;
À vos rois, à moi-même il étoit préférable ;1710
Vous vous éblouissiez du titre et de l’emploi ;
Et je viens vous offrir et l’un et l’autre en moi,
Avec des qualités où votre âme hautaine
Trouvera mieux de quoi mériter une reine.
Un Romain qui commande et sort du sang des rois1715
(je laisse l’âge à part) peut espérer son choix,
Surtout quand d’un affront son amour l’a vengée,
Et que d’un choix abjet[6] son bras l’a dégagée.

Aristie.

Après t’être immolé chez toi ton général,
Toi, que faisoit trembler l’ombre d’un tel rival,1720
Lâche, tu viens ici braver encor des femmes,
Vanter insolemment tes détestables flammes,
T’emparer d’une reine en son propre palais,
Et demander sa main pour prix de tes forfaits !
Crains les Dieux, scélérat ; crains les Dieux, ou Pompée ;1725
Crains leur haine, ou son bras, leur foudre, ou son épée ;
Et quelque noir orgueil qui te puisse aveugler,
Apprends qu’il m’aime encore, et commence à trembler.
Tu le verras, méchant, plus tôt que tu ne penses :
Attends, attends de lui tes dignes récompenses.1730

Perpenna.

S’il en croit votre ardeur, je suis sûr du trépas ;
Mais peut-être, Madame, il ne l’en croira pas ;
Et quand il me verra commander une armée,
Contre lui tant de fois à vaincre accoutumée,
Il se rendra facile à conclure une paix1735
Qui faisait dès tantôt ses plus ardents souhaits.

J’ai même entre mes mains un assez bon otage,
Pour faire mes traités avec quelque avantage.
Cependant vous pourriez, pour votre heur et le mien,
Ne parler pas si haut à qui ne vous dit rien.1740
Ces menaces en l’air vous donnent trop de peine.
Après ce que j’ai fait, laissez faire la Reine ;
Et sans blâmer des vœux qui ne vont point à vous,
Songez à regagner le cœur de votre époux.

Viriate.

Oui, Madame, en effet c’est à moi de répondre, 1745
Et mon silence ingrat a droit de me confondre.
Ce généreux exploit, ces nobles sentiments
Méritent de ma part de hauts remercîments :
Les différer encor, c’est lui faire injustice.
Il m’a rendu sans doute un signalé service ;1750
Mais il n’en sait encor la grandeur qu’à demi :
Le grand Sertorius fut son parfait ami.
Apprenez-le, Seigneur (car je me persuade
Que nous devons ce titre à votre nouveau grade[7] ;
Et pour le peu de temps qu’il pourra vous durer,1755
Il me coûtera peu de vous le déférer) :
Sachez donc que pour vous il osa me déplaire,
Ce héros ; qu’il osa mériter ma colère ;
Que malgré son amour, que malgré mon courroux[8],
Il a fait tous efforts pour me donner à vous ;1760
Et qu’à moins qu’il vous plût lui rendre sa parole,
Tout mon dessein n’étoit qu’une atteinte[9] frivole ;

Qu’il s’obstinait pour vous au refus de ma main.

Aristie.

Et tu peux lui plonger un poignard dans le sein !
Et ton bras…

Viriate.

Et ton bras…
Permettez, Madame, que j’estime1765
La grandeur de l’amour par la grandeur du crime.
Chez lui-même, à sa table, au milieu d’un festin,
D’un si parfait ami devenir l’assassin,
Et de son général se faire un sacrifice,
Lorsque son amitié lui rend un tel service ;1770
Renoncer à la gloire, accepter pour jamais
L’infamie et l’horreur qui suit les grands forfaits ;
Jusqu’en mon cabinet porter sa violence,
Pour obtenir ma main m’y tenir sans défense :
Tout cela d’autant plus fait voir ce que je doi1775
À cet excès d’amour qu’il daigne avoir pour moi ;
Tout cela montre une âme au dernier point charmée.
Il seroit moins coupable à m’avoir moins aimée ;
Et comme je n’ai point les sentiments ingrats,
Je lui veux conseiller de ne m’épouser pas.1780
Ce seroit en son lit mettre son ennemie,
Pour être à tous moments maîtresse de sa vie ;
Et je me résoudrois à cet excès d’honneur,
Pour mieux choisir la place à lui percer le cœur[10].
Seigneur, voilà l’effet de ma reconnoissance.1785

Du reste, ma personne est en votre puissance :
Vous êtes maître ici ; commandez, disposez,
Et recevez enfin ma main, si vous l’osez.

Perpenna.

Moi ! Si je l’oserai ? Vos conseils magnanimes
Pouvoient perdre moins d’art à m’étaler mes crimes :1790
J’en connois mieux que vous toute l’énormité,
Et pour la bien connoître ils m’ont assez coûté.
On ne s’attache point, sans un remords bien rude,
À tant de perfidie et tant d’ingratitude :
Pour vous je l’ai dompté, pour vous je l’ai détruit ;1795
J’en ai l’ignominie, et j’en aurai le fruit.
Menacez mes forfaits et proscrivez ma tête :
De ces mêmes forfaits vous serez la conquête ;
Et n’eût tout mon bonheur que deux jours à durer,
Vous n’avez dès demain qu’à vous y préparer.1800
J’accepte votre haine, et l’ai bien méritée ;
J’en ai prévu la suite, et j’en sais la portée.
Mon triomphe…


Scène V.

Perpenna, Aristie, Viriate, Aufide, Arcas, Thamire.
Aufide.

Mon triomphe…Seigneur, Pompée est arrivé,
Nos soldats mutinés, le peuple soulevé.
La porte s’est ouverte à son nom, à son ombre.1805
Nous n’avons point d’amis qui ne cèdent au nombre :
Antoine et Manlius[11], déchirés par morceaux,

Tous morts et tous sanglants ont encor des bourreaux.
On cherche avec chaleur le reste des complices,
Que lui-même il destine à de pareils supplices.1810
Je défendois mon poste : il l’a soudain forcé,
Et de sa propre main vous me voyez percé ;
Maître absolu de tout, il change ici la garde.
Pensez à vous, je meurs[12] ; la suite vous regarde.

Aristie.

Pour quelle heure, Seigneur, faut-il se préparer1815
À ce rare bonheur qu’il vient vous assurer ?
Avez-vous en vos mains un assez bon otage
Pour faire vos traités avec grand avantage ?

Perpenna.

C’est prendre en ma faveur un peu trop de souci,
Madame ; et j’ai de quoi le satisfaire ici.1820


Scène VI.

Pompée, Perpenna, Viriate, Aristie, Celsus, Arcas, Thamire.
Perpenna.

Seigneur, vous aurez su ce que je viens de faire.
Je vous ai de la paix immolé l’adversaire,
L’amant de votre femme, et ce rival fameux
Qui s’opposait partout au succès de vos vœux.
Je vous rends Aristie, et finis cette crainte1825
Dont votre âme tantôt se montrait trop atteinte ;
Et je vous affranchis de ce jaloux ennui
Qui ne pouvoit la voir entre les bras d’autrui.
Je fais plus : je vous livre une fière ennemie,

Avec tout son orgueil et sa Lusitanie ;1830
Je vous en ai fait maître, et de tous ces Romains
Que déjà leur bonheur a remis en vos mains.
Comme en un grand dessein, et qui veut promptitude,
On ne s’explique pas avec la multitude,
Je n’ai point cru, Seigneur, devoir apprendre à tous1835
Celui d’aller demain me rendre auprès de vous ;
Mais j’en porte sur moi d’assurés témoignages.
Ces lettres de ma foi vous seront de bons gages ;
Et vous reconnoîtrez, par leurs perfides traits,
Combien Rome pour vous a d’ennemis secrets, 1840
Qui tous, pour Aristie enflammés de vengeance,
Avec Sertorius étoient d’intelligence.
Lisez…

(Il lui donne les lettres qu’Aristie avait apportées de Rome à Sertorius.)
Aristie.

Quoi ? Scélérat ! Quoi ? Lâche ! Oses-tu bien…

Perpenna.

Madame, il est ici votre maître et le mien ;
Il faut en sa présence un peu de modestie, 1845
Et si je vous oblige à quelque repartie,
La faire sans aigreur, sans outrages mêlés,
Et ne point oublier devant qui vous parlez.
Vous voyez là, Seigneur, deux illustres rivales,
Que cette perte anime à des haines égales.1850
Jusques au dernier point elles m’ont outragé ;
Mais puisque je vous vois, je suis assez vengé[13].
Je vous regarde aussi comme un dieu tutélaire ;
Et ne puis… Mais, ô Dieux ! Seigneur, qu’allez-vous faire ?

POMPÉE, après avoir brûlé les lettres sans les lire[14].

Montrer d’un tel secret ce que je veux savoir1855

Si vous m’aviez connu, vous l’auriez su prévoir.
Rome en deux factions trop longtemps partagée
N’y sera point pour moi de nouveau replongée ;
Et quand Sylla lui rend sa gloire et son bonheur,
Je n’y remettrai point le carnage et l’horreur[15].1860
Oyez, Celsus.

(Il lui parle à l’oreille.)

Oyez, Celsus.Surtout empêchez qu’il ne nomme
Aucun des ennemis qu’elle m’a faits à Rome.

(À Perpenna.)

Vous, suivez ce tribun : j’ai quelques intérêts
Qui demandent ici des entretiens secrets.

Perpenna.

Seigneur, se pourrait-il qu’après un tel service…1865

Pompée.

J’en connais l’importance, et lui rendrai justice.
Allez.

Perpenna.

Allez.Mais cependant leur haine…

Pompée.

Allez.Mais cependant leur haine…C’est assez.
Je suis maître ; je parle ; allez, obéissez.


Scène VII.

Pompée, Viriate, Aristie, Thamire, Arcas.
Pompée.

Ne vous offensez pas d’ouïr parler en maître,
Grande reine ; ce n’est que pour punir un traître.1870
Criminel envers vous d’avoir trop écouté
L’insolence où montait sa noire lâcheté,
J’ai cru devoir sur lui prendre ce haut empire,
Pour me justifier avant que vous rien dire ;
Mais je n’abuse point d’un si facile accès1875
Et je n’ai jamais su dérober mes succès.
Quelque appui que son crime aujourd’hui vous enlève,
Je vous offre la paix, et ne romps point la trêve ;
Et ceux de nos Romains qui sont auprès de vous
Peuvent y demeurer sans craindre mon courroux.1880
Si de quelque péril je vous ai garantie,
Je ne veux pour tout prix enlever qu’Aristie,
À qui devant vos yeux, enfin maître de moi,
Je rapporte avec joie et ma main et ma foi.
Je ne dis rien du cœur, il tint toujours pour elle.1885

Aristie.

Le mien savait vous rendre une ardeur mutuelle ;
Et pour mieux recevoir ce don renouvelé,
Il oubliera, Seigneur, qu’on me l’avoit volé.

Viriate.

Moi, j’accepte la paix que vous m’avez offerte ;
C’est tout ce que je puis, Seigneur, après ma perte :1880
Elle est irréparable ; et comme je ne voi
Ni chefs dignes de vous, ni rois dignes de moi,
Je renonce à la guerre ainsi qu’à l’hyménée ;
Mais j’aime encor l’honneur du trône où je suis née.
D’une juste amitié je sais garder les lois,1895
Et ne sais point régner comme règnent nos rois.
S’il faut que sous votre ordre ainsi qu’eux je domine,
Je m’ensevelirai sous ma propre ruine ;
Mais si je puis régner sans honte et sans époux,
Je ne veux d’héritiers que votre Rome, ou vous.1900
Vous choisirez, Seigneur ; ou si votre alliance
Ne peut voir mes États sous ma seule puissance,
Vous n’avez qu’à garder cette place en vos mains,
Et je m’y tiens déjà captive des Romains.

Pompée.

Madame, vous avez l’âme trop généreuse1905
Pour n’en pas obtenir une paix glorieuse,
Et l’on verra chez eux mon pouvoir abattu,
Ou j’y ferai toujours honorer la vertu.


Scène VIII.

Pompée, Aristie, Viriate, Celsus, Arcas, Thamire.
Pompée.

En est-ce fait, Celsus ?

Celsus.

En est-ce fait, Celsus ?Oui, Seigneur : le perfide
À vu plus de cent bras punir son parricide ;1910

Et livré par votre ordre à ce peuple irrité,
Sans rien dire…

Pompée.

Sans rien dire…Il suffit : Rome est en sûreté ;
Et ceux qu’à me haïr j’avais trop su contraindre,
N’y craignant rien de moi, n’y donnent rien à craindre[16].
Vous, Madame, agréez pour notre grand héros1915
Que ses mânes vengés goûtent un plein repos.
Allons donner votre ordre à des pompes funèbres,
À l’égal de son nom illustres et célèbres,
Et dresser un tombeau, témoin de son malheur,
Qui le soit de sa gloire et de notre douleur.1920

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
  1. « Sertorius se partit d’Afrique, à la semonce des Lusitaniens, qui le choisirent pour leur capitaine general, auec plein pouvoir et authorité souveraine. » (Plutarque, Vie de Sertorius, chapitre xi, traduction d’Amyot.)
  2. « Il semble que l’auteur, refroidi lui-même dans cette scène, fait répéter à Viriate le même vers et les mêmes choses que dit Cornélie en tenant l’urne de Pompée, à cela près que les vers de Cornélie sont très-touchants et que ceux de Viriate languissent. » (Voltaire.) — Voyez au tome IV, Pompée, acte V, scène i, vers 1461 et suivants.
  3. Dans l’édition de Voltaire (1764) : « perpenna, à Viriate. »
  4. Voyez ci-dessus, p 391, note 1.
  5. La première édition donne : « Et l’espoir d’Aristie, » ce qui est évidemment une faute.
  6. Voyez tome I, p 169, note 1.
  7. Dans l’édition de 1662 : « à notre nouveau grade, » mais c’est certainement encore une faute.
  8. Les editions de 1682 et 1692, que Voltaire a suivies, portent, par erreur, son courroux. Au vers suivant, Thomas Corneille (1692) et Voltaire (1764) ont changé « tous efforts » en « ses efforts. »
  9. Atteinte est le texte de 1682, de 1692, de Voltaire dans sa première édition (1764), aussi bien que dans la seconde (1774). L’impression originale (1662) et celle de 1668 donnent attente. Il nous semble que les deux leçons peuvent se défendre.
  10. « Rodelinde dit dans Pertharite (acte III, scène ii, vers 998 et 1000) :
    Pour mieux choisir la place à te percer le cœur*
    . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    À ces conditions prends ma main, si tu l’oses. »
    (Voltaire)

    *. Dans Pertharite (voyez ci-dessus, p 62), le texte de ce vers et du precedent est :
    Pour avoir l’acces libre deja pousser ma fureur,
    Et mieux choisir la place à te percer le cœur.
  11. Corneille a emprunté à Plutarque les noms d’Antoine et de Manlius, aussi bien que celui d’Aufide (ci-dessus, p 364, note 1). Ce fut Antoine qui porta le premier coup à Sertorius. Voyez la Vie de Sertorius, chapitre xxvi.
  12. Plutarque, tout à la fin de son chapitre, raconte que, de tous les complices de Perpenna, Aufidius fut le seul qui échappa. Il « vieillit en vue meschante bourgade de Barbares, pauvre, miserable, et hay de tout le monde. »
  13. Var. Mais puisque je vous vois, j’en suis assez vengé. (1662)
  14. « En la scène sixième, M. Corneille nous apprend de son chef et par entreligne, dans l’impression de sa pièce, que Pompée brûle des lettres d’Aristie, au moins il semble que ce soit d’elle, que Perpenna lui venoit de mettre entre les mains ; mais il veut qu’on l’en croie sur sa parole, car il ne paroit point qu’il y eût du feu dans le cabinet de Viriate. » (Seconde dissertation… par l’abbé d’Aubignac. Recueil… publié par l’abbé Granet, tome I, p. 275.) — « Cette action de brûler des lettres est belle dans l’histoire (voyez la note suivante), et fait un mauvais effet dans une tragédie. On apporte une bougie, autrefois on apportait une chandelle. » (Voltaire, 2e édition, 1774.)
  15. « Pour cuider sauuer sa vie, s’estant saisi des papiers de Sertorius, il (Perpenna) fit offre à Pompeius de luy bailler entre ses mains les lettres missiues de plusieurs des principaux senateurs de Rome, escrites de leurs propres mains, par lesquelles ilz mandoient à Sertorius qu’il menast son armée en Italie, et qu’il y trouueroit beaucoup de gens qui desiroient sa venuë, et ne demandoient autre chose que la mutation du gouuernement. Là ne fit point Pompeius vn acte de ieune homme, ains d’vn cerueau meur, rassis et bien composé, deliurant par ce moyen la ville de Rome de grande peur et du danger de grandes nouuelletez ; car il amassa ces lettres et papiers de Sertorius en vn monceau, et les brusla toutes sans en lire vne seule, ne permettre qu’autre en leust. Dauantage fit incontinent mourir Perpenna pour doute qu’il n’en nommast quelques vns, craignant que s’il en nommoit, cela ne fust derechef occasion de nouveaux troubles et nouuelles seditions. » (Plutarque, Vie de Sertorius, chapitre xxvii, traduction d’Amyot.)
  16. Voltaire (1764) a placé entre ce vers et le suivant l’indication : À Viriate.