Siegfried (Wagner)/Acte III

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Traduction par un livret français d’Alfred Ernst.
Éditions Schott (p. 75-101).

que de Brunnhild l’apprendre.
Quel est le chemin vers le roc ?

(L’oiseau s’essore et plane au dessus de Siegfried.)
Siegfried.

Ainsi je saurai ma route.
Vole et me guide.
Siegfried te suit.

(Il observe le vol de l’oiseau qui semble un instant hésiter entre plusieurs directions. L’oiseau s’éloigne résolument vers le fond du théâtre. Siegfried s’élance à sa suite. — Rideau.)

ACTE III.


Scène I.

(Un site sauvage au pied d’un roc qui monte à pic, au fond, vers la gauche. C’est la nuit. Orage et tempête : éclairs et grondements de tonnere. Tout se calme peu à peu. mais les éclairs continuent à sillonner les nuages. — Entre le Voyageur. Il s’avance avec résolution vers l’entrée d’une grotte ouverte dans un rocher, sur le devant du théâtre. Il s’appuie sur sa lance et prononce les paroles suivantes, au seuil de la crypte.)
Le Voyageur.

Monte, Wala !
Wala, debout !
Du long sommeil,
Viens, je t’éveille aujourd’hui.
Entends mon appel.
Surgis ! surgis !
Du puits ténébreux,
du gouffre nocturne,
surgis !
Erda ! Erda !
Femme éternelle !
Des cryptes natales,
monte aux hauteurs !
Je clame vers toi ;
mon chant t’évoque ;[1]

Du somme où tu songes,
sors à ma voix !
Toute sage !
Prime Science,
Erda ! Erda !
Femme éternelle !
Monte ! approche !
O Wala !
Approche !

(Une lueur blenâtre et crépusculaire éclaire l’entrée de la grotte. Erda émerge peu à peu des profondeurs. Elle semble couverte de givre, ses cheveux et ses vêtements dégagent une vive clarté.)
Erda.

Fort est le chant ;
fort agit le charme.
L’éveil m’arrache,
au songe sachant.
Qui donc me trouble ainsi ?

Le Voyageur.

C’est moi qui t’éveille ;
des charmes j’use,
puissants à rompre
le plus pesant sommeil,
Partout je passe,
dieu voyageur,
pour encor apprendre.
Maint vieux savoir je recueille.
Nul plus que toi
Ne sait de secrets.
Tu sais tous ceux
que l’abîme tient,
dont monts et vaux,
cieux et mers, sont remplis.
Où l’être vit
plane ton souffle ;
L’esprit qui pense
pense par toi ;

toute chose
fait ton savoir.
Pour que ma science s’accroisse,
sors, enfin, du sommeil.

Erda.

Je dors et rêve,
je rêve et pense,
je pense l’œuvre sachante.
Mais si je dors,
les Nornes veillent
qui tissent la corde
et nouent sans fin mes secrets.
Demande donc aux Nornes.

Le Voyageur.

Esclaves du sort
tissent les Nornes,
sans pouvoir rien
sur ce qui passe.
Mais toi, la Sage,
parle, ne puis-je
enrayer la roue du rouet ?

Erda.

L’acte humain[2]
enténèbre mes pensers.
J’ai dû, moi la Sage
Subir un maître jadis !…
L’enfant chère
donnai-je à Wotan.
Fixer le sort des guerriers
fut sa tâche.
Cœur brave, et sage aussi.
Pourquoi viens-tu ?
Recours à cette enfant
Qu’Erda conçut du dieu !

Le Voyageur.

De Brunnhild tu parles,
Brunnhild l’enfant ?
Elle a bravé
le dompteur des tempêtes,
à l’heure où, fort,
lui-même se domptait
Quand le dieu des combats,
rêvant un acte,
dut s’en défendre,
malgré son désir,
elle, sans peur,
lors, affronta la défense,
et fit l’acte même,
— Brunnhild, — au rude combat
Moi, j’ai puni mon enfant :
sur ses yeux pesa le sommeil.
Au rocher la vierge dort :
L’éveil pour elle
viendra seulement
afin qu’un homme
soit son époux.
D’elle qu’aurais-je à savoir ?

Erda.

Nuit trouble
suit mon réveil :
vague, obscur
va le monde.
La Walküre, issue de moi,
est frappée de sommeil
quand, sachante, sa mère dort !
Le fougueux maître
hait l’ardeur !
Par qui veut des actes,
l’acte est puni !
Qui préside au droit,
à la foi jurée,

Contre tout droit est parjure !
Laisse-moi m’engouffrer.
Rends à l’ombre mon rêve !

Le Voyageur.

Non, Mère,
reste et m’entends,
car mes charmes sont les plus forts.
Prime Sagesse,
par toi, la crainte aiguë
en Wotan a pénétré.
L’effroi des chutes,
hontes suprêmes,
vient de toi seule
remplir d’angoisse mon cœur.
Si, plus que tous,
toi, tu es sage,
parle ; comment vaincre, enfin,
les transes du dieu ?

Erda.

Tu n’es pas
ce que tu dis.
Pourquoi donc,
cœur implacable,
briser mon sommeil sacré ?

Le Voyageur.

Tu n’es pas
ce que tu crois.
Prime Sagesse
touche au terme :
ta science s’éteint
devant mon ordre !
Sais-tu ce que Wotan veut ?

(Long silence.)

Aveugle, apprends le de moi,
et, calme,
va sans fin dormir !
Cette fin divine
point ne m’effraie.
Mon désir y tend.
Ce qu’en la lutte,
aux maux farouches,
mon cœur brisé résolut,
fier et libre,
mon vouloir s’y complaît !
Si j’ai voué, dans ma rage
au Niblung haineux l’Univers,
au Wælsung sublime
j’ai tout légué désormais.
Moi qui l’ai choisi,
je lui reste inconnu.
Le plus fier jeune homme,
par sa seule force,
conquit du Niblung l’anneau.
Plein d’amour,
libre de haine,
il rend l’anathème
d’Alberich vain :
lui seul reste sans peur !
Notre noble enfant,
Brunnhild, s’éveille
aux tendresses du Fort.
Brunnhild va, sachante,
accomplir l’exploit
rédempteur du monde.
Donc va dormir, toi,
clos ta paupière ;
rêve et vois ma chute.
Mais quoiqu’il survienne
à jeunesse éternelle
cède en joie le dieu.
Au gouffre, Erda,

Prime Terreur !
Prime Trouble !
Descends ! descends dormir sans fin !

(Erda qui a déjà fermé les yeux et s’est progressivement enveloppée de ténèbres, achève de disparaître.)

Scène II.

(L’antre est redevenu obscur. La lumière du matin éclaire la scène. — La tempête a cessé. Le voyageur est venu s’adosser à la crypte.)
Le Voyageur.

Tout proche Siegfried vient.

(Il reste dans la même attitude, à la même place. — L’oiseau qui dirige Siegfried vole vers l’avant-scène. — L’oiseau s’arrête tout à coup, volète de part et d’autre et, promptement disparaît vers du fond. Siegfried entre et s’arrête.)
Siegfried.

Mon guide a disparu !
D’un vol frémissant,
d’un chant joyeux,
il m’indiquait mon chemin :
Tout juste il vient de me fuir !
Fort bien pourrai-je
aller seul vers le roc.
Au but qu’un guide ailé m’apprit,
j’irai donc maintenant !

(il marche vers le fond.)
Le Voyageur
(toujours dans la même attitude).

Quel but, jeune homme,
cherchent tes pas ?

(Siegfried s’arrête et se retourne.)
Siegfried.

On parle ici ?
On peut donc me guider.

(il s’approche du Voyageur)

Vers un roc je marche
qu’entoure un cercle de flammes :
là dort la femme
dont je veux l’éveil.

Le Voyageur.

Qui t’a parlé de cette roche ?
Qui t’a vanté cette femme ?

Siegfried.

L’oiseau qui dans le bois chante :
sa voix m’a dit ces choses.

Le Voyageur.

Aux branches, l’oiseau jase,
Mais nul ne le comprend :
Comment as-tu fait pour bien l’entendre ?

Siegfried.

C’est grâce au sang
d’un cruel dragon
que j’ai, à Neidhol, su vaincre.
Ma langue à peine
a goûté ce sang,
je devine le chant des oiseaux.

Le Voyageur.

Par toi le géant est mort,
mais qui te pressa
au fort dragon de courir ?

Siegfried.

Conduit par Mime,
ce nain menteur,
voulait m’apprendre la crainte.
Du fer terrible ;
si je frappai,
Fafner me pressa seul,[3]
car sa gueule
s’ouvrait pour moi.

Le Voyageur.

Qui fit ce glaive
au dur tranchant
dont le fort dragon mourut ?

Siegfried.

Moi-même l’ai fait
à défaut de Mime :
l’arme autrement m’eût manqué.

Le Voyageur.

Mais qui fit les rudes pièces
dont tu forgeas le glaive entier ?

Siegfried.

Qu’en puis-je savoir ?
Je sais du moins
que les pièces point ne servent
qu’on n’en ait fait glaive neuf.

(Le Voyageur éclate franchement de rire.)
Le Voyageur.

Sûr, c’est mon avis !

(Il regarde Siegfried avec sympathie.)
Siegfried
(étonné).

Qu’as-tu à railler ?
Vieux loquace !
Cesse à la fin
et n’attends plus que je jase.
Sais-tu quelle est ma route ?
Eh ! parle.
N’en sais-tu rien ?
Referme ton bec !

Le Voyageur.

Holà ! jeune homme,
suis-je si vieux ?
Eh bien, respecte mon âge.

Siegfried.

Belle trouvaille !
Dès ma naissance,
un vieux m’a toujours
barré la route,

mais je l’ai su mettre à bas.
Si, toi, tu restes
et si tu me braves,
gare à toi, dis-je,
et crains de Mime le sort !

(Il s’approche davantage du Voyageur.)

Quel air as-tu donc ?
Pourquoi porter
un si grand chapeau ?
Sur tes traits, pourquoi
baisser ses bords ?

Le Voyageur
(toujours dans la même attitude).

C’est en marchant l’usage,
quand on a le vent contre soi.

Siegfried
(l’envisageant de plus en plus près).

Mais je crois qu’un œil te manque ?
Quelqu’un, bien sûr, te l’a fait sauter,
que ton aplomb, en chemin bravait ?
Pars maintenant,
sans quoi tu pourrais
de même perdre aussi l’autre.

Le Voyageur.

Je vois, mon fils :
bien qu’ignorant,
tu sais t’aider toi-même.
L’œil qui me manque,
c’est par lui qu’à présent,
tu vois toi-même cet autre
qui m’est pour guide resté.

Siegfried
(qui l’a attentivement écouté, laisse échapper un involontaire éclat de rire).

Ha ! ha ! ha ! ha !
Tu sais vraiment faire rire !

Pourtant, assez de paroles :
Allons, dis mon chemin.
Suis ta route, après, sans délai ;
Tu n’as rien à faire de mieux :
Donc, parle, ou gare à mes poings !

Le Voyageur.

Si ta fierté m’eût connu,
l’affront m’eût épargné.
Toi qui m’es cher,
triste dois-je à t’entendre.
Si, dès longtemps,
j’ai chéri ton sang,
mainte douleur
par moi vint l’accabler.
Quand moi, je t’aime,
Moi, l’auguste,
prends garde à mon courroux,
redoutable pour toi et moi !

Siegfried.

Te tairas-tu,
drôle obstiné ?
Cède la place
car, certes, là-haut,
est une vierge qui dort.
L’oiseau fut mon guide ;
il volait là quand il m’a fui.

(L’ombre revient tout d’un coup.)
Le Voyageur
(dans un mouvement de colère, sur un ton impérieux).

Il t’a fui pour son salut !
Il craint le maître
des noirs corbeaux :
Tremble s’ils l’ont atteint !
La route qu’il te montre
n’est point pour toi !

(Siegfried surpris se redresse, en une attitude de défi.)
Siegfried.

Ho ! ho ! tu commandes !
Qui donc es- tu ?
pour m’arrêter ici ?

Le Voyageur.

Crains du rocher le maître !
Je tiens captive là-haut
la vierge qui dort.
Qui la réveille,
qui la possède,
jette à bas ma puissance.
D’un flot de feu
la vierge est cernée,
vagues de flammes
léchant le roc.
Qui vers elle court
se heurte au fauve brasier.

(De la pointe de la lance, il montre le haut du rocher.)

Lève les yeux !
Vois-tu ces clartés ?
L’éclat grandit,
le feu redouble ;
rouges fumées,
trombes de flammes,
roulent, et brûlent,
et grondent vers nous.
L’ardente mer
empourpre ton front.

(Des lueurs de feu, d’un éclat croissant, entourent le sommet du roc.)

Bientôt son feu mortel
va t’étreindre.
Arrière, jeune insensé !

Siegfried.

Arrière, toi-même, bavard !
Là où les flammes flambent,
vers Brunnhild je dois m’élancer !

(Il marche en avant. Le Voyageur se dresse devant lui pour lui faire obstacle.)
Le Voyageur.

Si du brasier, tu n’as peur,
j’oppose ma lance à tes pas !
Je garde en mes mains
l’entier pouvoir.
Le fer que tu tiens
ce bois l’a pu briser.
Qu’ici encor
le brise l’antique lance !

(Il tend sa lance.)
Siegfried
(saisissant son épée).

De mon père,
C’est toi l’ennemi ?
Joie des vengeances
que j’ai enfin !
Pousse l’épieu :
qu’il vole en deux sous mon fer !

(D’un coup d’épée, il brise en deux la lance du Voyageur. De l’arme qui se rompt sort un étincelant éclair qui va frapper le sommet du roc où l’embrasement grandit, maintenant, de plus en plus. Un violent coup de tonnerre aussitôt amorti, a suivi l’éclair. — Le Voyageur ramasse tranquillement à ses pieds le tronçon de sa lance. )
Le Voyageur.

Va donc ! Je quitte la place !

(Il disparaît dans une ombre épaisse.)
Siegfried.

Ramassant son arme,
prompt, il m’échappe ?

(Le grandissant éclat des nuages embrasés qui roulent et descendent de plus en plus, frappe les yeux de Siegfried.)

Ah ! Feu radieux !
Claire splendeur !
Large et brillante
s’ouvre ma route.
Plonger en ces flammes !
Aux flammes trouver
la fiancée !

Ho ! ho ! Ha hei !
J’appelle un bon ami !

(Siegfried embouche son cor et se précipite dans le feu, qui lance peu à peu ses vagues jusqu’à l’avant-scène. Ensuite, l’ardeur des flammes s’atténue. La fumée se change en une vapeur légère, comme éclairée par le soleil du matin.)

Scène III.

(La brume rosée s’évapore par en haut. Bientôt, ou ne voit plus que le ciel clair et bleu, avec le sommet du rocher à présent découvert C’est exactement le décor du troisième acte de la Walkyrie ! — Seuls quelques rougeoiements trahissant les flammes qui persistent dans la vallée. Au premier plan, à l’ombre du grand sapin, est couchée Brunnhild dans son armure étincelante, le casque en tête, son long bouclier couvrant son corps, — profondément endormie. Siegfried, montée par l’autre pente, arrive, au fond, près de la saillie qui borde le sommet du roc. On ne voit, d’abord, que son buste au-dessus de la crête. Il regarde autour de lui, d’un œil surpris.)
Siegfried
(très-doucement).

Paix solitaire
Des monts bienheureux !

(Il gravit complètement la hauteur et contemple la scène avec étonnement. — Il tourne ses regards du côté de la forêt de sapins et avance un peu.)

Qui dort là, calme,
au bois de sapins ?
Un cheval gît
dans un profond sommeil.

(Il s’approche lentement et s’arrête en apercevant Brunnhilde à une courte distance)

Quel vif éclat me frappe ?
Quels riches reflets d’acier ?
Suis-je ébloui
toujours par le feu ?
Quelles armes !
Vais-je y toucher ?

(Il soulève le bouclier et considère Brunnhilde, le visage presque entièrement caché par son casque.)

Ah ! un homme, un guerrier ?
Combien me charment ses traits !
Au front si pur pèse le heaume ?
Mieux vaudrait d’abord l’enlever ?

(Il dénoue soigneusement le heaume et l’enlève du front de la dormeuse. Les longs cheveux de Brunnhild se déroulent. Siegfried en est troublé. Il reste absorbé dans sa contemplation.)

Oh ! c’est beau !
Maints clairs nuages
parent d’écumes.
les flots d’azur du ciel.
Rire et splendeur,
l’éclat du soleil
brille en ces vagues de l’air !…

(Il se penche sur l’endormie.)

Le rythme du souffle
gonfle son sein :
vais-je briser la cuirasse !

(Il cherche à enlever la cuirasse.)

Viens, mon fer,
romps cette armure !

(Siegfried prend son épée et coupe adroitement, des deux côtés, les liens de l’armure. Brunnhilde lui apparaît, dans le charme du vêtement féminin. Il tressaille, surpris, inquiet.)

Ce n’est pas un homme !

(contemplant fixement celle qui dort, avec vive émotion.)

Charme qui brûle
gagne mon cœur…
Trouble embrasé
règne en ma vue.
Tout flotte et tourne
sous mon front !

(oppressé d’angoisse.)

Qui puis-je appeler
qui me seconde ?
Mère ! mère !
entends ma voix !

(il tombe comme défaillant sur la poitrine de Brunnhild. Il se relève en soupirant.)

Comment l’éveiller
pour que ses yeux
sur moi s’ouvrent ?…
— Ses yeux sur moi s’ouvrent ?
Vont-ils m’éblouir, ces yeux ?…
Puis-je affronter ?… subir cet éclat ?…
Tout flotte, et tourne.
et croule en moi !
D’âpres désirs

consument mon être ;
mon cœur qui défaille
trouble ma main !
Serais-je un lâche ?
C’est donc la crainte ?…
O mère ? mère ?
ton fils valeureux !…

(Un silence.)

Paisible, dort une femme
qui va lui apprendre la peur !…
Comment s’enhardir ?
comment oser ?
M’éveillant moi-même
Que ma voix la réveille !

(se rapprochant de nouveau de la dormeuse, il sent redoubler son émotion, et la regarde d’un regard attendri.)
(s’inclinant vers elle davantage :)

Fraîche à mes yeux
sa bouche fleurit…
Quel doux frisson d’effroi
vibre en mon sein !
Ah ! cette haleine !
tendre et tiède senteur !

(comme au désespoir.)

Eveille-toi !
Eveille-toi !
Femme sacrée !

(les yeux fixes sur elle.)

J’appelle en vain !…

(d’une expression plus large et plus puissante.)

Puisons donc la vie
aux fleurs de ses lèvres
quand j’en devrais mourir !

(Il tombe, presque mourant, sur Brunnhild et, les jeux fermés, pose ses lèvres sur les siennes. — Brunnhild ouvre les yeux. — Siegfried se relève et se tient debout devant elle. Brunnhild, lentement, se redresse et se met sur son séant. Avec des gestes solennels, les bras levés, elle salue, la terre et le ciel, joyeuse de les revoir.)
Brunnhilde.

Gloire à l’astre !
Gloire au ciel ![4]

Gloire, Flamme du jour !
D’un long repos,
c’est mon réveil.
Quel est le fort
qui m’éveilla ?

(Siegfried demeure en extase devant ce qu’il voit et ce qu’il entend, et, comme paralysé.)
Siegfried.

Franchissant la flamme
qui cernait le roc.
ton armure, j’ai su l’ouvrir !
Siegfried suis-je
qui t’éveillai !

Brunnhilde.

Gloire, Dieux saints !
Gloire, monde !
Gloire, Terre splendide !
Je sors de mon sommeil ;
mes yeux s’ouvrent.
Siegfried,
seul m’a porté l’éveil.

Siegfried
(ravi d’enthousiasme).

O gloire à celle
qui m’enfanta !
Gloire au sol
qui m’a vu grandir,
puisque tes yeux m’ont lui
qui, là, m’enivrent joyeux !

Brunnhilde.

O gloire à celle
qui t’enfanta !
Gloire au sol
qui t’a vu grandir !

Tes yeux seuls
devaient m’éclairer.
L’éveil me dut venir de toi !

(Ils s’absorbent dans leur enthousiaste ardeur, dans leur mutuelle comtemplation.)

O Siegfried ! Siegfried !
Noble héros !
Réveil de la vie,
jour triomphant !
Oh ! sache donc,
joie qui nous luit,
d’où date mon amour.
Tu fus mon rêve,
mon seul souci !
Ta tendre enfance,
je la préservai.
Au sein maternel
mon bras t’a sauvé.
Je t’aimais dès lors,
Siegfried !

Siegfried.

Ma mère n’est donc morte ?
elle dort seulement ?

(Brunnhilde sourit et lui tend amicalement la main.)
Brunnhilde.

Sublime enfant !
Rien ne peut te rendre ta mère…
je suis toi-même
si, toi, tu me donnes ton amour.
Ton cœur ne sait,
mais, moi, je sais.
Or, sachante si je suis,
c’est que je t’aime.
O Siegfried ! Siegfried !
Jour triomphant !
C’est toi que j’aime,

car, pour moi seule,
s’ouvrit de Wotan l’idée, —
cette idée que je sus
sans la dire,
jamais comprise,
mais devinée,
— pour qui, vaillante,
j’ai combattu,
osant braver le dieu
qui l’avait eue ;
— pour qui me vinrent
tels châtiments,
ne l’ayant comprise,
l’ayant sentie !
Mais, cette idée,
toi, tu l’éclairés.
Moi je n’y vis qu’amour pour toi.

Siegfried.

Merveille et joie,
emplissent ton chant.
Pourtant, il reste obscur.
De tes yeux si clairs
je vois l’éclat ;
de ton souffle pur
je sens l’ardeur ;
de ta voix, l’accent
me vient ravir ;
mais ce que disent tes chants,
simple, j’y suis fermé.
Mon cœur ne comprend
ces choses lointaines
quand tous mes sens te voient,
toi seule, et r/ assiègent !
D’un sombre effroi,
tu m’as rempli.
Toi seule as su

m’enseigner la frayeur ;
à moi, qu’étreignent
tes chaînes puissantes,
rends le courage oublié !

(Siegfried, profondément ému, jette sur Brunnhilde un regard de désir. — Brunnhilde détourne doucement la tête et ramène ses yeux vers bois de sapins.)
Brunnhilde.

Là bas, c’est Grane,
mon fier cheval.
Joyeux, il pâture,
ayant dormi.
Lui même doit
à Siegfried l’éveil !…

Siegfried
(toujours dans la même attitude).

Des joies de ta bouche
mes yeux se repaissent
Brûlante, une soif
dessèche mes lèvres,
que le don des tiennes l’apaise !

Brunnhilde
(montrant de la main ses armes qu’elle vient d’apercevoir).

Je vois le bouclier,
secours de braves…
Le heaume est ici
qui couvrait mon front.
Sans eux, soudain, me voici.

Siegfried
(ardemment).

Une vierge bénie
transperce mon cœur.
Elle a blessé
mon front de ses coups,
je n’ai bouclier, ni heaume !

Brunnhilde
(d’une grande mélancolie).

Je vois la cuirasse
où brille l’acier ;
un glaive aigu l’ouvre en deux,
et du corps virginal
l’armure s’en va !
Je suis sans soutien,
sans force, à merci,
et rien qu’une femme !

Siegfried.

Du fauve brasier
j’arrive vers toi.
armure, cuirasse,
moi, je n’ai rien.
Aussi, la flamme
pénètre en mon sein.
Mon sang bondit
et roule, embrasé.
Un rouge incendie
en moi se déchaîne.
Du feu qui, là bas,
garde ton roc,
l’ardeur a brûlé mon cœur !
O femme, éteins ce brasier !
calme sa folle fureur !

(Il la saisit passionnément. Elle le repousse avec une force désespérée et se réfugie de l’autre côté de la scène.)
Brunnhilde.

Nul dieu ne m’approcha !
Le front courbé, les braves m’honorent.
Sainte, j’ai quitté le Walhall !
Las ! las !
Honte pour moi !
Détresse et mépris !
Par lui, je souffre,
lui, l’éveilleur.

Il rompit armure et heaume.
Brunnhilde est loin de moi !

Siegfried.

O vierge, ici,
tu rêves toujours.
Brunnhilde encore
songe en sommeil…
Réveille-toi,
sois une femme !

Brunnhilde
(dans un étourdissement).

Mes sens me trahissent !
Ma science fuit.
Sans elle vais-je vivre ?

Siegfried.

Toi-même n’as-tu pas dit
qu’elle est l’éclat de ton amour pour moi ?

Brunnhilde
(les yeux fixes devant elle).

L’ombre funèbre
voile mes yeux.
Ma vue se trouble :
mon jour s’éteint.
L’ombre est sur moi.
De nuit et d’horreur
monte et surgit un effroi confus.
Peur sans trêve
se dresse et bondit.

(Brunnhilde se couvre les yeux de se mains. Doucement, Siegfried écarte les mains de Brunnhilde.)
Siegfried.

L’ombre pèse
aux yeux qu’on ferme.
Les ouvrir
en chasse l’obscur effroi.
Sors des ténèbres, et vois !
Clair et beau brille le jour !

Brunnhilde
(au comble de angoisse).

Clair et beau
brille le jour pour ma honte !
O Siegfried ! Siegfried !
Vois ma terreur !

(La physionomie de Brunnhilde atteste, ici, qu’une douce image s’est emparée de son âme et ses yeux se reportent tendrement sur Siegfried.)
Brunnhilde.

Dès l’origine
comme à cette heure
j’ai fait le rêve
d’ardentes délices,
mais toutes pour ton salut !

(d’une tendresse brûlante.)

O Siegfried.
pur héros ! trésor du jour !
vie de la terre,
joie des héros !
laisse, ah ! laisse,
laisse moi !
Garde mon corps de l’approche farouche ;
grâce d’étreintes
qui brisent et domptent ;
épargne l’amour de ton cœur !
Vis-tu tes traits au clair ruisseau ?[5]
Fut-ce point pour toi plaisir ?
Mais si ta main
à cette onde a touché,
ridant le miroir
si pur du courant,
l’image a disparu,
s’effaçant au trouble de l’eau !
Ne m’effleure donc pas,
laisse-moi pure !
Douce sans fin,
doit sourire en moi

ta claire image,
gai et jeune héros !
O Siegfried !
fier adolescent !
Aime-toi
et laisse-moi.
Ne tue point ton propre amour !

Siegfried.

Je t’aime !…
Si, toi, tu m’aimais !
Mon cœur, je ne l’ai plus…
Oh ! si je t’avais !
Un flot large et pur
séduit mes yeux
et tout mon être
vibre à le voir,
aux joies mouvantes des vagues !
Loin mon reflet !
Je brûle moi-même
et veux éteindre
en ces flots mes flammes.
Moi-même m’élançant,
j’entre au ruisseau.
Ah ! que, dans ses vagues heureuses, je plonge !
Mes fièvres soudain s’y noieront.
Eveille-toi, Brunnhilde parle, enfant !
Ris à la vie,
joie enivrée !
Sois mienne !… sois mienne !… sois mienne !…

Brunnhilde.

Oh ! Siegfried !
tienne fus-je toujours !

Siegfried
(avec feu).

Si tu l’étais, montre le donc !

Brunnhilde.

Tienne à tout jamais,
je le suis !

Siegfried.

A tout jamais, dès ce moment !
Prise en mes bras,
étreinte par moi,
cœur contre cœur,
lorsque tout brûle,
feu des regards,
flamme du souffle ardent,
bouche à bouche,
lèvre à lèvre,
à moi te voici,
ainsi que jadis et toujours !
J’ai dompté le souci de savoir
si déjà Brunnhild est à moi.

Brunnhilde.

A toi déjà ?
Calme divin, rugis en tempête !
Chaste clarté, brûle en fournaise !
Science des cieux, tu fuis loin de moi !
Ivre, l’amour te chasse à jamais.
A toi déjà ?
Siegfried ! Siegfried !
Ouvre les yeux !
Mon regard tout en feu
t’aveugle-t-il pas ?
Quand mon bras t’étreint,
t’embrases-tu pas ?
Quand mon sang transporté
vers toi se rue,
ces flammes sauvages,
les sens-tu pas ?
Crains-tu pas, Siegfried,
crains-tu donc pas
la folle femme en furie ?

(elle l’enlace avec passion.)
Siegfried.

Ah ! — Quand le sang
bouillonne et s’embrase,
quand les yeux en feu
se dévorent,
quand les bras
brûlent d’étreindre,
en moi renaît ma fière ardeur
et la crainte, ah ! que jamais je n’ai sue,
la crainte ! Je crois, moi simple,
l’avoir oubliée !

(Sur ces derniers mots, sans y prendre garde, il a laissé Brunnhilde.)
Brunnhilde
(riant d’une joie sauvage).

Oh ! jeune héros,
enfant magnifique !
D’exploits sacrés trésor naïf !
En riant je t’adore,
en riant je m’aveugle,
en riant courons
nous perdre au gouffre ouvert !

Siegfried.

Rire, c’est là ce qu’éveille ta joie !

Brunnhilde.

Péris, Walhall, monde éclatant !
Que tombe en poudre
le fier palais !

Siegfried.

Brunnhilde vit,
Brunnhilde rit !
Gloire au jour
qui, sur notre front, rayonne !
Gloire à l’œil ardent du soleil !
Gloire à l’aube
qui sort de la nuit !

Brunnhilde.

Adieu, règne
éblouissant des dieux !
Meurs en joies,
ô pouvoir éternel !
Brisez, ô Nomes,
le fil sacré !
Soir des dieux
du gouffre surgis !
Nuit du néant,
submerge tout !
Pour moi l’étoile en feu
de Siegfried luit !

Siegfried.

Gloire au monde
où Brunnhilde vit !
Debout ! vivante !
Son rire m’accueille !
Claire étoile,
Brunnhilde luit !
Elle est à moi, à tout jamais,
mon bien suprême,
seule, et toute !

Brunnhilde.

Il est à moi, à tout jamais,
mon bien suprême,
seul, et tout !

Tous les deux.

Flamme d’amour !
joie de la mort !

(Brunnhilde se jette dans les bras de Siegfried.)



  1. Var. : Je chante l’air d’appel — pour qu’il t’éveille.
  2. Var. : L’œuvre humaine.
  3. Var. : Seul me pressa.
  4. Var. : O lumière ! Cieux brillants !
  5. Var. : L’onde sans doute a miré tes traits !