Signor Formica/Chapitre 2

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Chapitre I Signor Formica Chapitre III



II
Antonio Scacciati parvient à de grands honneurs par l’entremise de Salvator Rosa : Il lui confie les motifs de sa tristesse continuelle. Salvator le console, et lui promet son assistance.

Il arriva ce qu’Antonio avait prédit ; les remèdes naturels et salutaires du père Bonifacio, les soins assidus de la bonne dame Catterina et de ses filles, la douce influence du printemps naissant, tout ensemble opéra si bien chez Salvator, doué d’un tempérament robuste, qu’il se trouva bientôt assez vaillant pour pouvoir s’occuper de son art, et qu’il ébaucha, par manière de prélude, quelques bons dessins au trait, se proposant de les exécuter plus tard sur la toile. Antonio ne s’absenta point, pour ainsi dire, de la chambre de Salvator ; il était tout yeux quand celui-ci crayonnait ses esquisses, et, plus d’une fois, sa façon de juger fit bien voir qu’il était initié aux pratiques de l’art.

« Écoutez, Antonio, lui disait un jour Salvator, vous vous entendez si bien à la peinture, que je crois que vous n’avez pas seulement mûri votre jugement par l’habitude de voir et de réfléchir, mais vous avez dû vous-même manier le pinceau.

« Souvenez-vous, mon cher maître, répondit Antonio, que je vous ai déjà parlé, au début de votre convalescence après ce profond évanouissement, de maintes choses qui me pesaient lourdement sur le cœur. Je pense que le moment est venu de vous dévoiler en entier le fond de mon âme. Eh bien donc, tout en étant Antonio Scacciati, le chirurgien qui vous a saigné, j’appartiens cependant tout entier à l’art auquel je veux me vouer sans réserve en jetant de côté ce métier maudit.

« Ho ! ho ! s’écria Salvator, réfléchissez à cela, Antonio : vous êtes chirurgien habile, et vous deviendrez peut-être et peut-être resterez-vous peintre fort médiocre. Car, excusez moi, si jeune que vous pouvez être, vous êtes pourtant déjà trop âgé pour commencer à prendre le charbon en main, quand à peine la vie d’un homme suffit pour acquérir quelques notions de la science du vrai, et surtout la capacité de la pratique.

« Eh ! répliqua Antonio avec un léger sourire, comment aurais-je pu concevoir la folle idée de m’adonner à cette heure à l’art si difficile de la peinture, si je ne m’y étais pas exercé dès ma plus tendre jeunesse, si, par la faveur du ciel, et malgré les efforts opiniâtres de mon père pour me rendre étranger tout ce qui dépend de l’art, je n’avais cependant fréquenté des maîtres célèbres. Sachez que le grand Annibal5 s’est intéressé au pauvre enfant délaissé, et que je puis me dire, à juste titre, l’élève de Guido Reni.

« Or ça, s’écria Salvator d’un ton un peu aigu qui lui était familier, brave Antonio, vous avez eu donc de bien grands maîtres, et infailliblement ils ont en vous aussi un rare élève, je le parierais sans préjudice pour votre chirurgie ; mais seulement je ne conçois pas que vous, un partisan fidèle de l’élégant, du suave Guido, sur qui peut-être, — c’est le fait de l’enthousiasme des écoliers, — vous renchérissez encore dans vos œuvres, vous pouviez, dis-je, trouver quelque charme dans mes tableaux, et me tenir pour un peintre d’élite. »

À ces mots de Salvator, presque envenimès d’une raillerie dédaigneuse, le visage du jeune homme s’enflamma de rougeur. — « Laissez-moi maintenant, dit-il, abjurer tout reste d’une timidité qui me ferme souvent la bouche, laissez-moi vous parler franchement et sans arrière pensée : oui, certes, plus qu’aucun autre maître, je vous honore, vous Salvator, du plus profond de mon âme. C’est la grandeur surnaturelle des idées que j’admire, avant tout, dans vos ouvrages. Vous décelez les secrets les plus profonds de la nature, vous lisez, vous interprétez les hiéroglyphes merveilleux de ses rochers, de ses forêts, de ses cataractes ; vous entendez sa voix, vous comprenez sa langue, et vous possédez la faculté de traduire ce qu’elle vous a dit, car j’appliquerais volontiers le nom de version à votre peinture hardie et véhémente. — L’homme seul ni ses actes matériels ne vous suffisent pas : vous ne l’envisagez que dans l’ensemble de la nature et autant seulement que son apparition est nécessaire au complément de la scène et de la pensée. Voilà d’où vient, Salvator, la grandeur véritable qui imprime à vos paysages un si large caractère, tandis que la donnée historique vous impose des bornes qui arrêtent votre essor au détriment de la représentation.

« Oh ! vous répétez ceci, Antonio, interrompit Salvator, d’après les propos jaloux de nos peintres d’histoire qui me jettent les paysages comme le seul morceau bon à ronger pour moi, afin d’épargner leur propre pitance. Est-ce que j’entends en effet la moindre chose aux figures humaines et à tout ce qui s’y rapporte ?… Mais ces ridicules médisances…

« Ne vous fâchez pas, mon cher maître, continua Antonio, je ne répète aucune médisance sur personne aveuglément, et ce sont, à coup sûr, les peintres de cette cité de Rome et leurs jugements qui doivent m’inspirer la pire défiance. — Qui n’admirera pas, tout haut à votre honneur, le dessin hardi, l’expression merveilleuse de vos figures, mais surtout leurs mouvements pleins d’animation. Il est aisé de s’apercevoir que vous ne travaillez pas d’après des modèles impassibles, et encore moins sur le mannequin. On devine que vous vous servez à vous-même de modèle vivant et passionné, parce qu’en effet, soit pour vos dessins, soit pour vos tableaux, votre pensée, telle qu’une glace transparente, vous rend présent chaque personnage que vous méditez de reproduire. « Diantre ! Antonio, s’écria Salvator en riant, je suppose que vous avez, plus d’une fois déjà, sans que j’y aie pris garde, jeté un regard furtif dans mon atelier, pour savoir si bien ce qui s’y passe !

« Cela était-il possible ? répondit Antonio, mais permettez-moi de continuer. — Les ouvrages que votre puissant génie vous inspire, je ne voudrais point les ranger mesquinement, comme les maîtres pédants s’efforcent de le faire, dans une catégorie unique. En effet, ce qu’on entend vulgairement par paysage s’applique mal à vos tableaux. J’aimerais mieux les appeler, dans un sens plus profond : compositions historiques. — Il me semble souvent que certain arbre, certain rocher envisage le spectateur d’un regard sévère, souvent que tel groupe de ces hommes si bizarrement costumés présente l’apparence de pierres mouvantes et merveilleuses. Toute la nature enfin, animée d’une vie commune, proclame, avec d’harmonieux accents, la sublime pensée qui jaillit de votre esprit. C’est de ce point de vue que j’ai contemplé vos tableaux, et c’est ainsi que je vous dois, et à vous seul, mon grand et excellent maître, une plus profonde intelligence de l’art. — Ne croyez pas cependant que je sois tombé dans la puérilité d’une imitation minutieuse.— Autant d’ailleurs j’envie la spontanéité, la hardiesse de votre pinceau, autant, je vous l’avouerai, le coloris de vos tableaux est disparate à mes yeux de celui que m’offre la nature. Or, s’il est, dans la pratique, profitable à l’élève de suivre le style de tel ou tel maître, il doit néanmoins, dès qu’il se soutient un peu et marche seulement sans lisières, s’efforcer de reproduire la nature d’après ses propres sensations. — Cette appréciation consciencieuse et personnelle peut seule enfanter un talent vrai et caractérisé. Guido n’avait point d’autre opinion, et le turbulent Petri, surnommé, comme vous savez, le Calabrois, un peintre qui avait approfondi son art avec conscience, m’avertissait sans cesse de me tenir en garde contre ce défaut de servilité. — Maintenant, Salvator, vous savez pourquoi je vous honore si particulièrement, sans être votre parodiste. »

Salvator avait eu constamment les yeux attaches sur ceux du jeune homme en l’écoutant, et quand il eut cessé de parler, il le pressa ardemment contre son cœur.

« Antonio, lui dit-il ensuite, vous venez de prononcer des paroles éminemment sensées. Tout jeune que vous êtes, vous pouvez, en ce qui regarde l’intelligence de l’art, passer pour supérieur à des maîtres très vieux et très vantés, qui s’aventurent fort et déraisonnent sur la matière sans en approfondir jamais l’essence. En vérité, je me suis senti, en vous entendant parler de mes tableaux, comme dévoilé à moi-même, et vous qui ne pensez pas qu’il suffise, pour imiter mon genre, d’emplir un pot de couleur noire, de bigarrer la toile de tons criards, ou même de planter sur la boue du chemin une paire de figures estropiées avec des mines sinistres, et de s’imaginer aprés, comme tant d’autres font, que le Salvator est complet : vous avez droit à toute mon estime, et, dès ce moment, vous possédez en moi l’ami le plus dévoué ; je suis à vous, Antonio, de cœur et d’âme. »

Antonio était hors de lui de voir Salvator lui témoigner tant d’effusion et de bienveillance. Celui-ci manifesta un vif désir de voir les ouvrages d’Antonio, qui le conduisit sur-le-champ à son atelier. Salvator ne s’attendait à rien de médiocre du jeune homme qui avait discouru si savamment sur l’art, et qu’un génie particulier semblait inspirer : cependant les tableaux exquis d’Antonio le surprirent au dernier point. Il trouva partout des idées hardies relevées par la correction du dessin et la fraicheur du coloris. Un goût parfait dans les plis des draperies, l’élégance singulière des extrémités, infiniment de grâce dans les têtes, tout annonçait le digne élève du grand Reni, quoique Antonio eût préservé sa manière de l’excès du maître, chez qui se trahit trop souvent l’habitude de sacrifier l’expression à la beauté. On voyait qu’Antonio cherchait à s’approprier la vigueur d’Annibal sans avoir pu encore y atteindre.

Salvator avait examiné gravement et en silence chaque tableau d’Antonio ; il lui dit ensuite : « Écoutez, Antonio, il n’en faut pas douter, positivement vous êtes né pour le noble état de peintre ; car non seulement la nature vous a doué de cet esprit créateur, source d’inépuisables richesses, et dont la flamme vivifie les idées les plus grandioses, mais elle vous a octroyé aussi le rare talent de surmonter en peu de temps les difficultés de la pratique. Je vous flatterais par un mensonge si je vous disais que vous avez déjà à présent atteint vos maîtres, et que vous possédez la grâce merveilleuse de Guido et l’énergie d’Annibal ; mais assurément vous surpassez nos maîtres d’ici qui se gonflent tant de l’Académie de San-Luca, les Tiarini, les Gessi, les Sementa et le reste, sans même excepter Lanfranc, qui ne sait peindre que sur la chaux. Et pourtant, Antonio ! si j’étais à votre place je réfléchirais avant d’abandonner la lancette pour ne plus prendre en main que le pinceau. Ceci sonne étrangement à l’oreille ; mais écoutez-moi, l’art est arrivé à une époque critique, ou plutôt je pense que le diable a pris à tâche de faire une rude guerre aux artistes. Or, si vous n’êtes pas préparé à subir toute sorte d’affronts, car plus haut atteindra votre mérite, plus vous aurez à essuier de dédains et de mépris : partout, à chaque progrès de votre renommée, il faut s’attendre à voir surgir en même temps mille envieux malfaisants qui, sous le masque de l’amitié, s’empresseront autour de vous pour vous perdre plus sûrement ; si vous n’êtes pas, dis-je, préparé à tout cela, ne songez plus à la peinture. Rappelez-vous le sort de votre maître, du grand Annibal, si odieusement persécuté par la tourbe de ses lâches confrères, qu’il ne put obtenir un seul ouvrage important à exécuter et qu’on le vit même honteusement rebuté en toute occasion, jusqu’à ce que le désespoir amenât sa mort prématurée. Oubliez-vous ce qui arriva à notre Dominiquin, occupé à peindre la chapelle de Saint-Janvier ? Ces peintres enragés, je m’abstiens d’en désigner aucun, pas même les infâmes Bélisario et Ribera ! ne séduisirent-ils pas son domestique pour qu’il mêlât des cendres dans sa chaux, dans le but d’empêcher que, l’enduit devenu impropre à se lier et à adhérer au mur, la peinture pût acquérir aucune consistance ? Pesez bien tout cela, et mesurez si vos forces sont capables de résister à de tels assauts, car autrement, votre volonté fléchira, et, avec le ferme courage de produire, s’éteindra aussi le talent qui y est nécessaire.

« Oh ! Salvator, répliqua Antonio, il est à peu près impossible que j’aie plus de mépris et de dédains à redouter quand j’aurai embrassé tout-à-fait la profession de peintre, que je n’en essuie à présent dans l’état de chirurgien. Vous avez éprouvé quelque plaisir à la vue de mes tableaux ; oui, vous avez dit, à coup sûr par une conviction intime, que je serai capable un jour de créer quelque chose de mieux que beaucoup de nos Messieurs de San-Luca ; et pourtant ce sont précisément ceux-là qui, au sujet de mes ouvrages les plus consciencieux, font les dégoûtés, et disent dédaigneusement : Voyez donc, le chirurgien qui veut peindre ! Mais c’est justement là ce qui affermit ma résolution de répudier absolument un métier qui me devient tous les jours plus odieux. C’est en vous, mon digne maître, que j’ai mis tout mon espoir. Votre avis est d’un grand poids ; vous pouvez d’un seul mot, si vous le voulez, terrasser à jamais mes envieux persécuteurs, et m’assigner la place où je dois être.

« Votre confiance en moi est grande, répondit Salvator ; mais, sur ma foi ! depuis que nous nous sommes trouvés si bien d’accord sur notre art, depuis que je connais vos ouvrages, je ne sais guère, en effet, pour qui je descendrais dans l’arène avec plus de plaisir que pour vous. »

Salvator passa en revue, encore une fois, les tableaux d’Antonio, et s’arrêta devant l’un d’eux représentant une Madeleine aux pieds du Christ, et qu’il loua tout particulièrement.

« Vous n’avez pas suivi, disait-il, la tradition d’après laquelle on traite ce sujet. Votre Madeleine n’est pas cette fille sévère que nous connaissons, c’est plutôt un enfant naïf et tendre, mais un enfant adorable tel que Guido l’aurait pu créer. Il y a un charme surnaturel dans ce gracieux visage. Vous l’avez peint d’inspiration, et je me trompe fort, ou l’original de cette Madeleine doit exister ici, à Rome. Convenez-en, Antonio ! vous êtes amoureux. » — Antonio baissa les yeux, et d’une voix basse et tremblante : « Rien n’échappe à votre regard perçant, dit-il, mon cher maître ! vous avez peut-être deviné, mais ne me blâmez pas, je vous conjure. — Je chéris ce tableau par-dessus tous les miens, et jusqu’à cette heure je l’ai dérobé à tous les regards comme un saint mystère.

« Que dites-vous, interrompit Salvator, aucun de nos peintres n’a-t-il vu votre tableau ? — Aucun, répondit Antonio. — Ho bien ! continua Salvator, dont l’œil pétillait de joie, s’il en est ainsi, soyez certain que je vous vengerai de vos envieux et arrogants détracteurs, et que je vous ferai obtenir l’honneur que vous méritez. Confiez-moi votre toile, portez-la de nuit et à la dérobée chez moi, et laissez- moi pourvoir au reste ; — Y consentez-vous ?

« Mille et mille fois joyeux, répondit Antonio. — Ah ! que je voudrais m’ouvrir à vous aussi dés-à-présent sur mes chagrins d’amour ; mais j’aurais scrupule de le faire le même jour où nous nous sommes mutuellement communiqué nos sentiments sur l’art.— Plus tard je viendrai encore implorer, dans l’intérêt de mon amour, vos secours et vos conseils. — Les uns et les autres sont à votre service, répondit Salvator, en tous lieux et chaque fois que vous en aurez besoin. »

En s’éloignant, Salvator se retourna encore une fois et dit en souriant : « Écoutez, Antonio, lorsque vous m’avez découvert que vous étiez peintre, le souvenir de cette ressemblance que je vous avais trouvée avec Sanzio vint me donner une secousse. Je voyais déjà en vous un de ces jeunes extravagants qui, pour l’analogie qu’ils ont dans quelques traits du visage avec tel ou tel maître, s’arrangent aussitôt la barbe et les cheveux à son instar, et ne se soucient d’autre vocation pour se faire, en dépit de leur propre nature, les singes de l’artiste et de sa manière. — Nous n’avons prononcé, ni l’un ni l’autre, le nom de Raphaël : je vous le dis pourtant, j’ai trouvé dans vos tableaux des indices manifestes que l’étincelle du feu sacré a jailli pour vous des ouvrages divins du plus grand peintre de l’époque. Vous avez compris Raphaël, et vous ne me répondriez pas comme Velasquez, à qui je demandais l’autre jour ce qu’il pensait de Sanzio : savoir que Titien était le premier peintre et que Raphaël n’entendait rien à la carnation. Certes dans cet espagnol il y a de la chair, mais tout est muet, et cependant à San-Luca ils le portent aux nues, parce qu’une fois il a peint des cerises que les pierrots sont venus becqueter. »

Bientôt aprés, le jour arriva où les académiciens de San-Luca s’assemblaient, dans leur église, pour juger les ouvrages des peintres qui prétendaient à leur admission. C’était là que Salvator avait fait placer le joli tableau de Scacciati. Les peintres furent séduits, malgré eux, par la vigueur et la grâce de cette peinture, et chacun se confondit en éloges outrés, lorsque Salvator eut déclaré qu’il avait apporté de Naples ce tableau, seul héritage d’un jeune peintre mort récemment. En peu de jours toute la ville de Rome afflua pour admirer la toile du jeune peintre inconnu et défunt.

On tomba d’accord que, depuis Guido Reni, aucun ouvrage n’avait paru qu’on pût comparer à celui-là ; on alla même si loin, dans l’excès d’un juste enthousiasme, qu’on rangea la délicieuse Madeleine au-dessus de tout ce que Guido avait produit dans le même genre. — Dans la foule des spectateurs, Salvator un jour remarqua un homme aussi singulier d’aspect que par ses étranges façons d’agir. Il était avancé en âge, grand, maigre comme un fuseau, avec une figure pâle, des yeux gris et étincelants, un nez long et pointu et un menton presque aussi long recouvert d’une mèche de poils en forme de dard ; il avait une épaisse perruque d’un blond fade, un chapeau à haute forme orné d’un superbe panache ; il portait un petit manteau rouge-brun bordé d’une quantité de boutons luisants, un pourpoint espagnol à crevées bleu de ciel, des gants à revers et à franges d’argent, un long estoc au côté, des bas gris-clair modelant les os anguleux des genoux et attachès avec des rubans jaunes pareils aux bouffettes des souliers.

Cette drôle de figure restait debout comme en extase devant le tableau d’Antonio, s’élevant sur la pointe des pieds, se rapetissant, sautillant par bonds en avant et en arriére, gémissant, soupirant, tantôt fermant les yeux si violemment que les larmes en ruisselaient, puis les rouvrant, les dilatant et contemplant immobile la charmante Madeleine, tantôt grommelant et chuchotant de sa voix claire et langoureuse comme celle d’un eunuque : « Ah ! carissima ! benedettissima. Ah ! Marianna ! Marianinna bellissima ! » etc… — Salvator, extrêmement curieux des originaux de cette espèce, fendit la presse pour se rapprocher du vieillard dans le dessein de lier conversation avec lui sur le tableau qui paraissait le transporter à l’excés. Sans accueillir Salvator d’une attention expresse, le vieux se prit à maudire sa pauvreté qui ne lui permettait pas d’acquérir le tableau dont il eût donné un million pour l’avoir à lui seul et le dérober à tant de regards profanes. Puis il sauta de nouveau à droite, à gauche, et rendit grâces à la Vierge et à tous les saints de la mort du peintre, infâme auteur de cet ouvrage ravissant qui causait sa rage et son désespoir. — Salvator conclut que cet homme devait être aliéné, ou l’un des membres de l’Académie de San-Luca à lui inconnu.

Rome entière était occupée du miraculeux tableau de Scacciati. À peine parlait-on d’autre chose, et cela seul était une preuve suffisante de l’excellence de l’ouvrage. Comme les peintres étaient de nouveau rassemblés dans l’église de San-Luca pour voter sur la réception de plusieurs candidats, Salvator Rosa demanda, à l’improviste, si le peintre, auteur de la Madeleine aux pieds du Christ, aurait été digne d’être admis à l’Académie. Tous les juges, sans même en excepter le chevalier Josepin, dont l’habitude était de tout critiquer outre mesure, affirmèrent d’une seule voix qu’un maître de ce mérite aurait été l’ornement de l’Académie, et se mirent en frais d’éloquence pour déplorer sa perte, dont, au fond du cœur, ils ne songeaient, comme le vieux fou, qu’à remercier le ciel.

Ils poussèrent même l’enivrement à ce point qu’ils résolurent, en dépit de sa mort, de décerner au jeune peintre, trop tôt ravi par la tombe à la gloire de l’art, un brevet d’académicien, et de faire dire des messes dans l’église de San-Luca pour le salut de son âme. Ils prièrent, en conséquence, Salvator de leur indiquer exactement les noms du défunt, l’année et l’endroit de sa naissance.

C’est alors que Salvator se leva, et à haute voix dit : « Eh, Messieurs, l’honneur que vous voulez conférer à un mort couché dans sa tombe, vous êtes à même d’en faire jouir plus positivement un vivant qui marche, pour ainsi dire, à vos côtés. Sachez que la Madeleine aux pieds du Christ, ce tableau, qu’à juste titre vous avez proclamé supérieur à toutes les productions de ces derniers temps, n’est pas l’ouvrage d’un peintre napolitain, mort, comme je l’ai supposé, pour obvier à un jugement entaché de prévention ; ce tableau, dis-je, ce chef-d’œuvre objet de l’admiration de Rome entière, est de la main d’Antonio Scacciati le chirurgien ! »

Les peintres muets et interdits, comme frappés par la foudre, regardaient Salvator. Celui-ci s’amusa quelques moments de leur perplexité, et reprit ensuite : « Eh quoi, Messieurs, vous n’avez pas voulu accueillir ce digne Antonio parce qu’il était chirurgien ; moi je suis d’avis, au contraire, qu’un chirurgien sera loin d’être inutile dans la haute Académie de San-Luca, pour remettre les membres aux figures estropiées qui sortent quelquefois des ateliers de certains de vos confrères. Mais à présent ne différez plus ce que vous auriez dû faire il y a longtemps, à savoir, d’admettre l’habile peintre Antonio Scacciati dans le sein de l’Académie. »

Les académiciens avalèrent la pilule, toute amère que l’eût rendue Salvator : ils firent mine de se réjouir hautement qu’Antonio eût donné de son talent une preuve aussi décisive, et le nommèrent avec de pompeuses cérémonies membre de l’Académie.

À peine sut-on dans Rome qu’Antonio était l’auteur du merveilleux tableau, qu’il lui parvint de toutes parts des compliments et des offres même pour l’exécution de plusieurs grands ouvrages. C’est ainsi que le jeune homme fut tout d’un coup tiré de l’obscurité par la prudente adresse de Salvator, et qu’il parvint aux premiers honneurs dès son début réel dans la carrière des beaux-arts.

Antonio se voyait comblé de bonheur et de succès ; il surprit donc étrangement Salvator, lorsqu’au bout de quelques jours il se présenta chez lui morne, pâle, défiguré, le désespoir en personne. « Ah ! Salvator, lui dit-il, à quoi me sert cette élévation à laquelle je devais si peu m’attendre ? à quoi me sert d’être l’objet de tant de louanges et d’honneurs, et de voir s’ouvrir devant moi la perspective de la plus délicieuse existence d’artiste, puisque je suis malheureux au-delà de toute expression, et quand c’est justement le tableau auquel, après vous, mon cher maître, je suis redevable de ma victoire, qui a décidé irrévocablement de mon affreuse destinée ?

« Paix ! répondit Salvator, n’insultez ni à l’art, ni à votre tableau. Je ne crois nullement à cette infortune inouïe dont vous vous effrayez. Vous êtes amoureux et tout ne marche pas au gré de vos désirs, voilà tout. Les amoureux sont comme les enfants qui pleurent et se lamentent si peu qu’on touche à leur poupée. Laissez-là ces doléances, je vous en prie, elles me sont insupportables au dernier point. Asseyez-vous là : — Contez-moi tranquillement en quels termes vous êtes avec votre ravissante Madeleine, et l’histoire sommaire de vos amours, et mettez-moi au fait des pierres d’achoppement qu’il nous faut aplanir, car je vous promets d’avance mon secours. Plus les entreprises qu’il nous faudra tenter seront hasardeuses, plus je m’y plairai. Car le sang recommence à couler rapidement dans mes veines, et cette longue diète m’a stimulé à courir quelque folle aventure. —Mais voyons, Antonio, votre récit ; — et, comme je vous l’ai déjà dit, parlez tranquillement, sans hélas ! sans holà, sans malédiction ! »

Antonio prit place sur la chaise que Salvator lui avait approchée près de son chevalet de travail et commença de la manière suivante.

« Dans la rue Ripetta, dans la maison élevée dont le balcon, très en saillie, s’aperçoit dès qu’on a passé la porte del popolo, demeure le personnage le plus bizarre qui existe peut-être dans tout Rome ; un vieux célibataire affligé à lui tout seul de toutes les infirmités de sa condition : vaniteux, avare, singeant le jeune homme, fat et amoureux ; — il est grand, sec comme une verge, il a un costume espagnol bigarré, avec une perruque blonde, chapeau pointu, gants à revers, estoc au côté.

« Arrêtez, arrêtez ! cria Salvator interrompant le jeune homme ; deux minutes de grâce, Antonio ! » — et, en parlant, il retourna la toile à laquelle il travaillait, prit un bout de fusin et dessina sur l’envers en quatre traits le vieil original qui s’était comporté si ridiculement devant le tableau d’Antonio.

« Par tous les saints ! s’écria celui-ci en bondissant de sa chaise et en riant autant que son désespoir lui en laissait le courage, c’est lui, c’est le signor Pasquale Capuzzi dont je viens de parler à l’instant. Le voici en chair et en os !

« Vous voyez donc bien, disait tranquillement Salvator, que je connais déjà le patron qui très probablement se trouve votre malicieux rival ; mais poursuivez à présent.

« Signor Pasquale Capuzzi, reprit Antonio, est un richard, et, en même temps, comme je vous l’ai dit, un avare crasseux et un fat achevé. Le mieux en lui, c’est qu’il aime les arts, surtout la musique et la peinture ; mais il se mêle à son goût tant de bizarrerie que, même à cet égard, on ne peut en avoir raison. Il se tient pour le plus habile compositeur de la terre et pour un chanteur tel que la chapelle papale ne possède pas son pareil. C’est aussi pour cela qu’il traite du haut en bas notre vieux Frescobaldi, et se persuade, quand les Romains s’extasient sur le magique prestige de la voix de Ceccarelli, que Ceccarelli s’entend à chanter comme la botte d’un postillon, et que lui seul, Capuzzi, connait l’art de charmer l’oreille par de mélodieux accents. Mais comme le premier chanteur du pape porte le nom seigneurial de Odoardo Ceccarelli di Merania, notre Capuzzi est très flatté de s’entendre appeler Pasquale Capuzzi di Senigaglia, car c’est à Senigaglia, et, à ce que l’on raconte, sur un bateau pêcheur que sa mère le mit au monde, saisie d’une peur subite à la vue d’un chien de mer qui parut à la surface de l’eau ; c’est pour cela, sans doute, qu’il y a dans son naturel tant d’analogie avec le chien de mer. Dans sa jeunesse il fit jouer un opéra qui fut impitoyablement sifflé, ce qui ne l’a nullement guéri de la rage d’écrire d’abominable musique ; bien mieux, ne jura-t-il pas hardiment, en entendant l’opéra de Francesco Cavalli, les Noces de Thétis et Pelée, que le maître de chapelle lui avait emprunté les idées les plus sublimes de ses œuvres immortelles, au point qu’il lui en revint certains horions et, qui pis est, presque des coups de couteau.

« Il est encore possédé de la manie de chanter, et, dans ce but, il tourmente une méchante guitare fêlée pour qu’elle soupire et gémisse à l’unisson de ses glapissements affreux. Son fidèle Pylade est un pauvre eunuque, une espèce de nain contrefait, et qu’on appelle dans Rome Pitichinaccio. À ces deux personnages se joint… qui pensez-vous ? eh bien, personne autre que le docteur Pyramide, qui rend des accords comme un âne mélancolique, et s’imagine néanmoins qu’il chante une excellente basse à défier Martinelli de la chapelle papale. Ces dignes concertants se réunissent tous les soirs, s’installent sur le balcon, et chantent les motets de Carissimi, de telle sorte que tous les chiens et tous les chats des alentours éclatent à l’envi en cris lamentables, et que les hommes souhaitent, mille fois pour une, le trio infernal à tous les diables.

« C’est chez ce maître fou, signor Pasquale Capuzzi (sur qui ces détails vous en ont suffisamment appris), que mon père avait un libre accés, parce qu’il lui accommodait sa perruque et sa barbe.

« Après sa mort, je pris le métier, et Capuzzi était enchanté de mes services, d’abord parce qu’il trouvait que je m’entendais mieux que personne à retrousser finement sa moustache, et surtout probablement, parce que je me contentai pour salaire de quelques misérables quattrinis. Il croyait cependant me récompenser magnifiquement, parce qu’il ne manquait pas, chaque fois que je lui prêtais mon ministère, de me psalmodier un air de sa composition qui m’écorchait les oreilles, quoique je me divertisse fort à le voir gesticuler comme un possédé. — Un jour je monte tranquillement chez ma pratique, je frappe à la porte, j’entre, une jeune fille s’avance. — Un ange de lumière ! — vous savez ma Madeleine : eh bien, c’était elle. Je m’arrête interdit, troublé, cloué au parquet… Pardon, Salvator ; vous m’avez interdit les hélas, les holà : eh bien, soit. — Je vous dirai donc qu’à l’aspect de cette ravissante personne je me sentis embrasé de l’amour le plus vif, le plus passionné. Le vieux fat me dit, en souriant, que c’était la fille de son frère Pietro, mort à Senigaglia, qu’elle s’appelait Marianna, et que, la pauvre enfant n’ayant ni mère, ni frère, ni sœur, il l’avait recueillie chez lui en qualité d’oncle et de tuteur. Vous pensez bien que, dès ce jour, la maison de Capuzzi devint pour moi un paradis. Cependant j’eus beau faire et m’y prendre de cent façons, jamais je ne pus réussir à me trouver, ne fût-ce qu’un instant, seul avec Marianna. Mais ses regards, mais quelques soupirs dérobés à notre argus, et même plus d’un serrement de main ne me permirent pas de mettre mon bonheur en doute.

« Le vieux renard me devina, cela ne lui était que trop facile ; il me fit entendre combien ma conduite lui déplaisait, et me demanda expressément où j’en voulais venir. Je lui avouai franchement que j’aimais Marianna de toute mon âme, et que je ne concevais pas de plus grand bonheur sur la terre que de m’unir à elle. La-dessus, Capuzzi me toisa du haut en bas, éclata d’un rire sardonique, et me déclara qu’il n’aurait jamais supposé que des idées aussi hautaines pussent entrer dans la tête d’un chétif râcleur de barbes. La colère me suffoquait, je lui dis qu’il savait très bien que j’étais, non pas un chétif râcleur de barbes, mais un habile chirurgien, et de plus, sur le fait de l’art éminent de la peinture, que j’étais un disciple fidèle du grand Annibal Carrache et de l’incomparable Guido Reni. — Le vil Capuzzi me répondit par un éclat de rire encore plus outrageant, et, de son abominable fausset : « Oui dà ! mon doux signor râcleur de barbes, cria-t-il, mon excellent signor chirurgien ! mon sublime Annibal ! mon gracieux Guido Reni…, décampez à tous les diables et ne reparaissez jamais céans, si vous tenez à conserver vos deux jambes. — À ces mots, le vieux frénétique, casseur de jambes, m’assaillit et ne visait à rien moins qu’à me faire dégringoler les escaliers la tête la première. — C’en était trop, je saisis dans ma fureur le vieux fou et le renversai les quatre fers en l’air, puis je franchis le seuil de la porte, qui fut, de ce jour, comme vous pensez bien, fermée à jamais pour moi.

« C’est à ce point qu’en étaient les choses lorsque vous êtes venu à Rome, et que le ciel inspira au bon père Bonifacio de me conduire auprès de vous. — Mais depuis que, grâce à votre habileté, j’ai obtenu d’être admis dans l’Académie de San-Luca, ce que j’avais en vain ambitionné jusqu’ici ; depuis que la ville de Rome m’a comblé d’éloges et d’honneurs, je suis allé tout droit chez le vieux tuteur, et j’ai paru soudainement dans sa chambre comme un spectre menaçant évoqué devant ses yeux. Telle fut du moins l’impression que je produisis sur lui, car il recula à ma vue, pâle comme la mort, et, tremblant de tous ses membres, alla se réfugier derrière une grande table.

« D’un ton ferme et sévère, je lui représentai que ce n’était plus le râcleur de barbes ni le chirurgien qui se présentait devant lui, mais bien un peintre en réputation et un académicien de San-Luca auquel, sans doute, il ne refuserait pas la main de sa nièce Marianna. C’est alors qu’il aurait fallu voir la rage dont fut saisi le vieux insensé : il hurlait, il se démenait comme un vrai possédé ; il cria que j’en voulais à ses jours, que j’étais un assassin, un impie ! que je lui avais volé sa Marianna en la copiant dans mon tableau ; puisqu’à présent, pour son désespoir et son supplice, elle servait de point de mire aux regards profanes et à la convoitise de tous : — sa Marianna ! — sa vie, ses délices, son tout ! — Mais que je me tinsse pour averti : qu’il mettrait le feu à la maison pour me brûler, s’il le pouvait, moi et mon tableau ! Puis il se mit à vociférer si violemment en criant : — au feu ! à l’assassin ! au voleur ! au secours ! — que je me hâtai tout consterné de sortir de la maison. — Le vieux fou est amoureux de sa nièce par-dessus la tête ; il la garde à vue, et, s’il parvient à obtenir une dispense, il la forcera de contracter l’union la plus monstrueuse. Tout espoir est perdu.

« Y pensez-vous ? dit Salvator en riant, je trouve, au contraire, que votre affaire est en excellent train. Marianna vous aime, vous n’en sauriez douter, et il ne s’agit plus que de l’enlever au vieux et endiablé signor Pasquale Capuzzi ; mais pour cela, je me demande comment deux jeunes gens comme nous, entreprenants et alertes, ne parviendraient pas à leur but. — Bon courage, Antonio ! au lieu de geindre et de vous lamenter, malade d’amour, et de singer des évanouissements, il vaut mieux songer activement à la délivrance de Marianna. Vous verrez, Antonio, comme nous allons mener par le nez ce vieux fat. — Il n’est point d’extravagance qui me coûte pour des entreprises pareilles. Mais je veux aller m’enquérir incontinent de nouvelles informations sur le vieux Capuzzi et sa manière de vivre. Il ne faut pas que vous paraissiez en ceci ; demeurez chez vous, et venez seulement me voir demain de grand matin pour que nous combinions le plan de la première attaque. »

En parlant ainsi, Salvator essuya ses pinceaux, jeta un manteau sur ses épaules et courut au Corso, tandis qu’Antonio rentra chez lui, comme Salvator le lui avait prescrit, à demi consolé et un doux rayon d’espoir dans le cœur.


Chapitre I Signor Formica Chapitre III
NOTES DU TRADUCTEUR

5. Annibal Carrache, né à Bologne en 1560, le plus illustre des six peintres de ce nom, ses frères, cousins et neveux ; il fut l’ami de le Guide ou Guido Reni, né aussi à Bologne en 1575. Tous deux moururent dans la misère et l’infortune.


Chapitre I Signor Formica Chapitre III