Silhouettes canadiennes/Jeanne Mance

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Imp. L’Action sociale Ltée (p. 57-63).


JEANNE MANCE


Excellence,


Mesdames et Messieurs.



L illustre Romaine qui fonda le premier hôpital — qui, la première, se fit servante de la souffrance, a eu bien des imitatrices le long des siècles et ces héroïnes de la charité font notre grandeur[1].

Il n’est point donné aux femmes d’aller, à travers la glorieuse fumée des champs de bataille, affronter la mort. Pour nous, le champ d’honneur c’est le service de la souffrance, et, sur ce champ si vaste, combien de femmes sont tombées inaperçues, à jamais ignorées, semblables à ces obscurs héros qui ont donné leur vie, sans laisser sur terre un souvenir.

Mais il y a des sacrifices qui ne peuvent rester ensevelis dans l’ombre ; même parmi nous, il y a des héroïsmes dont l’histoire émue garde la mémoire.

Mesdames, appelée à l’honneur de vous adresser, ce soir, la parole, j’ai cru vous être agréable en vous entretenant d’une femme dont le nom vivra à jamais dans ce pays et surtout dans cette ville, car elle a été la courageuse ouvrière de la première heure ; dans le sol sauvage, elle a aidé à planter la croix et le drapeau français ; parmi les grandes figures de ces jours immortels, la sienne se détache rayonnante et le regard s’y arrête avec un tendre et étonné respect.

Vous avez compris que je veux parler de Jeanne Mance, la noble auxiliaire de Maisonneuve, la fondatrice de l’Hôtel-Dieu de Ville-Marie.

Ce nom de Ville-Marie rappelle aux Canadiens-français de merveilleux souvenirs de désintéressement, de vaillance et de foi. L’histoire des commencements de Montréal, mais c’est un cantique sacré… un cantique sacré sur un champ de gloire. Dans le monde entier, on ne trouverait pas une ville qui ait une origine aussi noble, aussi pure. Les fondateurs de Montréal — qui le croirait aujourd’hui ? — n’avaient qu’un but : la gloire de Dieu. C’est à ce but, d’une grandeur infinie, qu’ils ont sacrifié l’or et le sang.

La fondation de Ville-Marie est un poëme héroïque, un poëme divin ; mais, à en juger d’après les vues de la sagesse humaine, c’était bien le projet le plus extravagant, le plus impossible, qu’on eut jamais conçu.

Les petits établissements commencés par les Français comptaient à peine deux cents habitants — y compris les femmes et les enfants — quand un prêtre illustre, M. Olier, et M. Royer de la Dauversière, gentilhomme de l’Anjou, eurent l’inspiration de fonder, dans l’île de Montréal, une ville qui portât le nom de Ville-Marie. De cette ville, ils voulaient faire un foyer de civilisation, une barrière contre les incursions des terribles Iroquois, si réfractaires à la lumière de l’Évangile.

Une pareille entreprise semblait plutôt convenir à un roi qu’à de simples particuliers. Cependant les fondateurs s’engageaient à faire eux-mêmes les frais presque infinis de cet établissement de Ville-Marie. Sachant que les colons y seraient plus qu’ailleurs exposés aux surprises de leurs cruels ennemis, ils choisirent l’île de Montréal et, après en avoir fait l’acquisition, firent à la Vierge, dans l’église Notre-Dame, à Paris, hommage solennel de l’île inconnue, l’en déclarant à jamais protectrice et propriétaire.

Des hommes choisis parmi les plus forts, les plus courageux, se dévouèrent à l’œuvre de Ville-Marie. Ces hommes qui s’obligeaient à l’héroïsme continuel avaient pour chef Paul Chomedy de Maisonneuve, admirable officier qui n’avait d’autre ambition que de vivre loin du monde et de servir parfaitement Dieu et la France, dans la profession des armes.

Mais, en cette île lointaine et sauvage où les Français allaient avoir une guerre atroce à soutenir, qui prendrait soin des blessés ?

Mesdames, il est dit dans l’Écriture que « là où la femme n’est point, le malade gémit », et, à cette œuvre manifestement divine de Ville-Marie, une femme eut la gloire d’être associée.

Toute grandeur suppose une préparation. Pour qu’un cœur humain s’en aille de tout son poids vers le sacrifice, il faut qu’il soit profondément pénétré de la loi d’amour, du feu sacré apporté par le Christ. La philanthropie, fleur de la terre régénérée, peut bien faire donner l’or et le pain, mais elle ne fait pas se donner soi-même.

Je ne m’arrêterai pas aux jeunes années de Mlle  Mance, mais, à ceux qui ne peuvent admettre le surnaturel et que le spiritisme passionne, il serait curieux d’entendre expliquer ce qui se passa à la première rencontre de Mlle  Mance et de M. de la Dauversière.

Tout entier à son projet de Ville-Marie, le gentilhomme traversait une rue de la Rochelle où Mlle  Mance venait d’arriver tourmentée par un ardent, mais vague désir de se consacrer aux missions du Canada. Ils ne s’étaient jamais vus. Jamais ils n’avaient entendu parler l’un de l’autre. Mais, en se rencontrant, il leur suffit d’un regard pour se connaître jusqu’au plus profond de l’âme. Ils lurent dans leurs pensées les plus secrètes, se saluèrent chacun par leur nom et Mlle  Mance aperçut, dans une lumière surnaturelle, à quel dessein de Dieu elle devait consacrer sa vie. Dès cet instant, elle appartint corps et âme à l’œuvre de Ville-Marie.

De très honorable famille, elle usa de la liberté que lui avait laissée la mort de ses parents, pour se faire l’infirmière de ces soldats de Dieu ; elle enchaîna au service d’un hôpital une vie qui aurait pu être heureuse et facile.


Mesdames et Messieurs, le sacrifice est, dit-on, la plus belle chose qui soit au monde, et, ne l’oublions pas, pour venir ici panser les plaies des blessés, veiller auprès du lit des mourants, il ne fallait pas seulement quitter sa patrie, se résigner aux plus rudes privations, il fallait aussi affronter les plus effroyables dangers. Pour certains hommes, le sentiment du danger peut être une source de mâles voluptés, mais, pour les femmes, c’est un instrument de torture. Aussi Mlle  Mance, douée de qualités charmantes, inspirait-elle une vive compassion. À Québec, on mit tout en œuvre pour la détourner de son généreux dessein.

M. de Montmagny, gouverneur du Canada, ne voyait, dans la fondation de Ville-Marie, qu’une folle entreprise où beaucoup d’argent et bien des vies allaient être sacrifiés. Il pressa M. de Maisonneuve de renoncer à son projet et offrit de lui donner l’île d’Orléans pour y établir sa colonie.

À toutes les représentations sur la témérité de l’entreprise, M. de Maisonneuve répondit : « Je ne suis point venu pour délibérer, mais pour exécuter. Quand tous les arbres de l’île de Montréal seraient changés en Iroquois, il est de mon honneur d’aller y établir une colonie. »

Ni les mille dangers de mort, ni le danger bien autrement redoutable de tomber vivante entre les mains des Iroquois et d’être emmenée en captivité ne purent arrêter Mlle  Mance. Quand, au printemps de 1642, les hardis pionniers, avec des cris de joie et des chants d’actions de grâces, prirent possession de l’île de Montréal, elle était au milieu d’eux. Au bord de la forêt traversée par le soleil de mai, elle prépara l’autel où se dit la première messe.

Un attrait mystérieux et puissant avait poussé Mlle  Mance à Ville-Marie. Le dévouement qui se dépense goutte à goutte exige une volonté suprême et l’ensemble des plus hautes vertus. Jamais le sien ne se démentit. Toujours occupée des malades et des blessés, ne reculant devant aucun travail, aucun dégoût, aucune lassitude, elle vécut dans son humble hôpital entouré d’une palissade de pieux.

À Ville-Marie, il y avait des meurtrières à toutes les maisons, et pour franchir le seuil de sa porte, un homme prenait ses armes. On vivait dans la continuelle appréhension de ces ennemis féroces et rusés qui surgissaient partout comme des fantômes sinistres et sanglants.

Jeanne Mance avait, de la sainte, l’abnégation surhumaine, le dévouement surnaturel, mais elle avait aussi les délicatesses et les faiblesses de la femme. Elle n’a rien écrit de ses impressions, mais les religieuses qui la remplacèrent à l’hôpital ont laissé des annales. Elles avouent ingénument que le service des malades — bien qu’accablant à cause des veilles qu’il nécessitait — ne leur semblait rien comparé aux frayeurs où elles étaient d’être prises par les Iroquois.

« Tous les jours, dit l’annaliste, nous avions sous les yeux les traitements cruels qu’ils faisaient souffrir à ceux qui tombaient entre leurs mains. Cela nous inspirait tant de terreur qu’il faut s’être trouvé en cette extrémité pour s’en faire une idée. Toutes les fois que quelques-uns des nôtres étaient attaqués, on sonnait le tocsin pour inviter les habitants à aller les secourir. Quand on sonnait le tocsin, ma sœur Maillet tombait aussitôt en faiblesse, par l’excès de la peur, et ma sœur Macé, tout le temps que durait l’alarme, demeurait sans parole et dans un état à faire pitié. Ma sœur de Brésoles était plus forte et plus courageuse ; la frayeur, dont elle ne pouvait se défendre, ne l’empêchait pas de servir ses malades, ni de recevoir ceux qu’on apportait blessés ou morts. Je crois, ajoute l’annaliste, que la mort aurait été plus douce de beaucoup qu’une vie mélangée et traversée de tant d’alarmes pour nous et de compassion pour nos pauvres frères que nous voyions traités si cruellement.»

Cette vie, Jeanne Mance l’a supportée durant trente-trois ans. Et quand les secours firent défaut, quand tout sembla perdu, son intelligente initiative, en sauvant Ville-Marie, sauva la colonie tout entière.

Et maintenant que Ville-Marie est devenue une grande ville, est-il juste que rien n’y rappelle cette héroïne[2] ?

Aux périlleux commencements de Montréal, Jeanne Mance a pris une part tendre et active. Elle a été la chaste gardienne de ce foyer de vaillance, où la sève chrétienne circulait si généreuse, si puissante ; elle a veillé sur le berceau de Ville-Marie, sur ce rude et sanglant berceau qui rayonne de clartés célestes. « Le respect, dit un orateur sacré, est, après la religion, le plus sublime sentiment de l’âme humaine. Lorsqu’une supériorité se découvre, lorsqu’une majesté se montre à une âme assez grande pour la reconnaître et pour la sentir, il se fait en elle une impression généreuse qui a besoin de se produire comme un hommage. »

À son fondateur, Maisonneuve, le chevalier sans peur de la Vierge Marie, Montréal vient d’élever une statue. Ne convient-il pas que la femme qui a été à la peine soit aussi à l’honneur ? En ces jours de mollesse où l’on n’a plus guère que le culte du confortable, il est bon d’arracher les âmes au présent, de reporter les regards vers cette aube étrangement pure, où apparaissent, dans leur suprême beauté, la force, la générosité… le sacrifice…

« Pratiquer les grandes âmes des meilleurs siècles, tel est le but des études historiques », disait Montaigne.



  1. Discours lu à Montréal, le 13 mai 1896, à la séance française du Congrès de femmes.
  2. En 1909, Mgr l’archevêque de Montréal a fait élever un beau monument à Jeanne Mance dans la cour de l’Hôtel-Dieu.