Sir Robert Peel/03

La bibliothèque libre.
SIR ROBERT PEEL

TROISIEME PARTIE,


XII.

Pendant qu’au dehors la politique de sir Robert Peel maintenait ou rétablissait partout la paix et les bons rapports[1], au dedans le retour de la prospérité publique et de l’ordre dans les finances de l’état justifiait et affermissait son administration. À l’ouverture de la session de 1844, un de ses jeunes et fidèles amis, M. Cardwell, en soutenant la proposition de l’adresse, mit sans emphase et avec précision, sous les yeux de la chambre des communes, les preuves de cette bonne fortune méritée, et, à la fin du débat, sir Robert s’en prévalut lui-même avec une franchise prudente et modeste. « J’ai la confiance, dit-il, que nous abordons cette année le parlement dans de meilleures circonstances ; … l’équilibre est rétabli entre les revenus et les dépenses de l’état, et nous avons à tout prix mis un terme à l’accroissement de la dette. La détresse qui pesait sur quelques-uns des grands intérêts du pays, et qui infligeait aux classes ouvrières tant de privations et de maux, a été remplacée, en grande partie du moins, par un mouvement de prospérité qui, je l’espère, ira se développant. Je sais que, dans plusieurs districts, il existe encore des souffrances qui m’inspirent une vive sympathie ; j’espère que là aussi elles seront, sinon tout à fait dissipées, du moins fort soulagées. A tout prendre, je me crois en droit de dire que, soit pour nos relations extérieures, soit en ce qui touche à l’état du commerce national et du revenu public, nous nous présentons devant le parlement ayant réalisé les espérances que nous nous étions permis d’attacher aux mesures que nous lui proposions, et vous penserez, j’ose m’en flatter, que nous n’avons pas manqué à nos devoirs envers notre souveraine et notre pays. »

Mais le succès, dans les gouvernemens libres, n’est pas un titre au repos, et, loin de les apaiser, les espérances réalisées aggravent les exigences. C’est la condition que fait à leurs plus dignes serviteurs l’impatience égoïste des peuples. Sir Robert Peel ne l’ignorait pas, et n’en était ni surpris ni découragé : voué dès sa naissance, par l’ambition paternelle, à la vie politique, il en avait contracté de bonne heure les mœurs laborieuses et fortes, non sans quelque souffrance pour sa nature susceptible, fière avec timidité, et d’ailleurs très sensible aux douceurs de la vie domestique ; les affaires de l’Angleterre étaient ses affaires, et la chambre des communes son champ de manœuvre ou de bataille pour les traiter ; il en acceptait les travaux comme sa mission, et les tristesses comme sa condition naturelle et inévitable : homme public dans la plus noble et la plus complète acception du terme, faisant du service du pays son état comme son devoir, et s’y abandonnant tout entier sans tenir compte d’aucun déplaisir, quoiqu’il les ressentît vivement. Il déploya, pendant les deux sessions de 1844 et 1845, une activité et une aptitude inépuisables, attentif et prêt en toute occasion, dans les petits incidens comme sur les grands intérêts de gouvernement, et habile à réussir, quoiqu’il n’eût pas le don de plaire. Je n’ai nul dessein de le suivre dans les nombreuses questions politiques ou administratives qu’il eut à débattre ; c’est l’homme que je veux peindre, non l’histoire du temps que je raconte. Je ne m’arrêterai que sur deux affaires spéciales, grandes parmi les grandes, et qui ont de plus ce caractère remarquable, que la nécessité ne les imposa point à sir Robert Peel, et qu’au lieu de les éviter, comme il l’aurait pu, il les fit, pour ainsi dire, naître lui-même, par un acte de sa propre volonté, et dans des vues de bien public autant que pour la satisfaction de sa pensée et la gloire de son nom.

En 1833, un bill proposé par lord Althorp, alors chancelier de l’échiquier, avait maintenu la banque d’Angleterre en possession de sa constitution et de ses privilèges jusqu’en 1855, sous cette réserve qu’avant l’expiration de ce terme et au bout de dix ans le parlement serait en droit de réviser la charte de la banque et d’y apporter les modifications qu’il jugerait convenables. Les dix ans étaient expirés ; le 6 mai 1844, sir Robert Peel proposa, avec quelque solennité, la révision de la charte de la banque, « Il y a, dit-il, des questions d’une importance si grande et si manifeste, et qui appellent, je devrais plutôt dire qui commandent si hautement l’attention de la chambre, que toute préface, tout artifice de rhétorique pour mettre en lumière leur grandeur et le devoir du plus patient examen, sont superflus et déplacés. Je soumettrai donc sans préambule à la chambre une question qui touche à toutes les questions, à toutes les affaires dans lesquelles la monnaie entre pour quelque chose. Il n’y a point de contrat, public ou privé, point d’engagement, national ou individuel, qui n’en soit affecté. Les entreprises du commerce, les profits de l’industrie, les arrangemens dans les relations domestiques, les salaires du travail, les transactions pécuniaires les plus considérables comme les moindres, le paiement de la dette nationale, les moyens de pourvoir aux dépenses publiques, le pouvoir de la plus petite pièce de monnaie sur les nécessités de la vie, tous ces faits sont engagés dans la décision que vous prendrez sur les propositions que j’ai à vous soumettre. » Après cet exorde et contre sa coutume, je dirai même contre la coutume générale du parlement anglais, il ne s’arrêta point à retracer les circonstances qui rendaient ses mesures nécessaires ; tenant cette nécessité pour reconnue et acceptée de tous, il entra sur-le-champ dans une savante exposition des principes généraux du sujet, et après avoir longuement discuté les divers systèmes des publicistes financiers : « J’ai établi, dit-il, sur la mesure de la valeur, sur l’emploi et la circulation des métaux comme monnaie, et sur les billets portant promesse de paiement à vue en espèces métalliques, les grands principes qui, selon moi, doivent régir ces trois grands élémens de notre système monétaire. J’ai maintenant à indiquer jusqu’à quel point je me propose d’appliquer ces principes. Si je ne les applique pas immédiatement dans toute leur étendue, on me dira, comme on me l’a déjà dit, que je pose abstraitement de très bonnes maximes, mais que pratiquement je crains de les mettre en vigueur. Je n’en persiste pas moins à penser, comme je l’ai déjà exprimé, qu’il importe infiniment que les hommes publics reconnaissent les grands principes par lesquels les grandes mesures de gouvernement doivent être réglées. J’aime mieux qu’on me dise : — Vous restez dans l’application bien loin des excellens principes admis par vous-même, — que si l’on me disait : — Vous avez dissimulé ou perverti les principes pour vous justifier de ne les appliquer qu’incomplètement… — Tout ce que je puis promettre, c’est que je ne proposerai aucune mesure pratique qui soit en désaccord avec les principes que j’ai établis, aucune qui ne tende à les faire définitivement prévaloir. Mais quand on voit combien il est aisé, par une législation imprudente, de jeter des terreurs paniques ou une confusion déplorable dans les transactions monétaires du pays, on reconnaît combien il importe que les hommes chargés et responsables de la conduite de ses affaires traitent avec un extrême ménagement les intérêts privés, d’abord parce que la justice l’exige, ensuite parce que la cause des réformes et des améliorations progressives aura grandement à souffrir, si vous ne savez pas les concilier avec les égards dus à la sécurité et au bonheur des personnes. »

Sir Robert s’exagérait, dans cette occasion, les difficultés de son entreprise ; les inconvéniens d’une incomplète ou défectueuse constitution des banques et de l’absence de garanties bien combinées, soit pour l’émission et le paiement de leurs billets, soit pour leurs rapports avec l’état et le public, avaient depuis quelques années fortement frappé les esprits ; la lutte violente suscitée dans les États-Unis d’Amérique à l’occasion de la banque centrale de l’Union, les désordres qui avaient éclaté, après sa suppression, dans une multitude de banques locales, les souffrances publiques et individuelles qui en étaient résultées, tous ces faits avaient appelé les méditations des financiers et jeté un grand jour sur toutes les parties de la question. Les principes fondamentaux d’un bon système monétaire étaient généralement compris et acceptés. Vraies en théorie et utiles en pratique, les propositions de sir Robert Peel pour compléter ou réformer à certains égards l’organisation de la banque d’Angleterre ne rencontrèrent d’objections que dans quelques intérêts personnels qu’elles dérangeaient et dans quelques esprits entêtés ou chimériques dont elles contrariaient les routines ou ne satisfaisaient pas les rêves. Les chefs whigs les appuyèrent hautement. Dans la chambre des communes, les amendemens dont elles furent l’objet réunirent à grand’peine dix-huit suffrages. La chambre des lords les adopta, presque sans discussion, et sir Robert eut la satisfaction d’accomplir en 1844, dans le régime monétaire de son pays, l’œuvre qu’il avait commencée en 1819, contre l’opinion de son père et ses premiers votes à lui-même, peu après son entrée dans le parlement. Il jouit vivement de ce succès, et se complaisait à parler de son bill sur la banque comme de l’un des actes les plus considérables de sa vie publique. Peut-être parce que c’était l’un de ceux où il croyait avoir le mieux réussi à atteindre le but qui préoccupait constamment sa pensée, l’accord de la vérité scientifique et de l’efficacité pratique.

Dans la seconde des questions qu’il éleva lui-même quand il aurait pu s’en dispenser, il fut bien loin de rencontrer la même unanimité ; elle devint au contraire, entre lui et son parti, l’occasion d’une lutte ardente et le premier éclat de la scission. S’il se fût borné à demander, pour le collège catholique de Maynooth, les 9 000 livres sterl. que le parlement votait depuis tant d’années, il les eût obtenues sans effort et sans bruit ; mais la situation de l’Irlande et ses propres rapports avec ce malheureux pays le préoccupaient chaque jour plus fortement : il voulait poursuivre l’œuvre de l’émancipation des catholiques et faire vers eux un pas nouveau qui leur inspirât confiance en lui et espoir dans l’avenir. L’occasion lui semblait favorable : condamné le 12 février 1844 par le jury de Dublin, M. O’Connell, à raison d’un vertueux scrupule de forme et de jurisprudence, avait été acquitté le 4 septembre suivant par la chambre des lords, sans aucune réclamation du cabinet, et sur l’insistance même de l’un des ministres, lord Wharncliffe. Surpris et charmé de cette délivrance inattendue, O’Connell, tout en continuant, contre le cabinet et pour le rappel de l’union, ses déclamations bruyantes, était dans son cœur moins violent et peu empressé de pousser à fond la lutte ; autour de lui d’ailleurs, et en réalité contre lui, un nouveau parti s’était formé, le parti de la Jeune Irlande, qui se méfiait de la secrète modération du vieux chef, lui reprochait sa manie de légalité, l’accusait d’éluder tout acte décisif, et travaillait à le supplanter dans sa popularité et dans son pouvoir. Au milieu de ces hésitations et de ces discussions des meneurs irlandais, il parut à Peel qu’un grand acte de bienveillance envers l’Irlande avait chance d’y être bien accueilli, et le 3 avril 1845, prenant la parole dans la chambre des communes : « J’ai annoncé, dit-il, dans le cours de la session dernière, que le gouvernement de sa majesté se proposait de prendre en considération l’état de l’éducation académique[2] en Irlande, et que le collège catholique romain de Maynooth serait compris dans cet examen ; j’ai ajouté que notre dessein était d’y procéder dans un esprit de bienveillance pour cet établissement, et j’ai fait cette déclaration dès cette époque pour qu’on eût partout connaissance des intentions du gouvernement de sa majesté. Je m’attendais dès-lors à la manifestation d’opinion qui se fait aujourd’hui par les pétitions qu’on vient de présenter. Je ne pouvais me rappeler les débats qui avaient eu lieu dans cette chambre au sujet du collège de Maynooth sans prévoir que la proposition d’étendre cet établissement serait en butte à une vive opposition, soutenue par les sentimens religieux et les scrupules consciencieux d’un grand nombre de personnes dont l’incontestable sincérité a droit à tout notre respect. Dans cette prévoyance et en présence de difficultés que nous ne nous sommes point dissimulées, mais qui ne nous ont pas détournés de notre dessein, nous avons cru de notre devoir de ne pas les aggraver encore en donnant lieu de dire que nous avions caché notre pensée et pris le pays par surprise. C’est pourquoi j’ai fait l’an dernier la déclaration que je rappelle, non en termes vagues et équivoques, mais en indiquant clairement que le résultat probable de notre examen serait une extension du collège de Maynooth et l’accroissement du don qu’il reçoit de l’état… C’est là en effet la proposition que je viens soumettre à la chambre. »

Il en exposa et en discuta sur-le-champ les motifs avec la même franchise ferme qu’il avait mise à l’annoncer, exposant en même temps les divers systèmes d’objections qu’il prévoyait, et les battant d’avance en ruine. « Nous avons, dit-il, à choisir, envers le collège de Maynooth, entre trois lignes de conduite. Nous pouvons continuer ce qu’on a fait jusqu’à ce jour, et maintenir à son taux actuel le don du parlement. Nous pouvons cesser ce don, rompre avec Maynooth tout rapport, et quand nous aurons pourvu au ménagement des intérêts aujourd’hui engagés dans cette affaire, déclarer que nous n’y prendrons plus aucune part. Nous pouvons enfin adopter, dans un esprit amical et généreux, l’établissement fondé pour l’éducation du clergé catholique, accroître le don du parlement, et, sans nous mêler de la doctrine ou de la discipline de l’église catholique, mais en lui donnant un libéral appui, tenter d’améliorer le système d’éducation et d’élever le caractère de l’institution.

« Quant au premier plan, le maintien pur et simple du système et du don actuel, c’est, dans ma profonde conviction, le pire de tous. Nous déclarons que nous dotons une institution nationale, que nous prenons soin de l’éducation des hommes chargés de donner l’instruction spirituelle et les consolations religieuses à des millions d’Irlandais, et en votant 9 000 livres sterling par an, nous donnons précisément ce qu’il faut pour décourager et paralyser les contributions volontaires offertes dans le même dessein. Retirez votre don, et vous verrez le peuple irlandais se charger de pourvoir, par des sacrifices insuffisans peut-être, mais empressés, à l’instruction de ses prêtres… Si c’est une violation de principe que de faire instruire nous-mêmes le clergé catholique, nous sommes coupables de cette violation en donnant 9 000 livres sterling par an, autant que nous pourrons l’être par quelque mesure que je propose à la chambre. Et vous ne vous bornez pas, pour Maynooth, à un don annuel ; ce n’est pas là votre seul lien avec l’établissement ; il y a dans le recueil de nos statuts trois actes du parlement, deux adoptés par la législature d’Irlande avant l’union des royaumes, le troisième voté ici en 1808, qui sanctionnent cette institution et règlent la part d’action que vous y prenez Sera-t-il sage, sera-t-il juste de dire aux catholiques d’Irlande : — Nous sommes liés envers vous, il est vrai, par un importun engagement de nos prédécesseurs, nous le respecterons, nous continuerons de vous donner avec humeur 9 000 livres sterling par an ; mais vos bâtimens ne seront point réparés, les salaires de vos professeurs n’augmenteront jamais, nous laisserons subsister les statuts du parlement, mais avec le sentiment que nous manquons à notre conscience, et nous ne vous donnerons rien que pour acquitter une odieuse dette contractée par d’autres, et à laquelle nous ne pouvons nous soustraire. — Ai-je tort de dire qu’il n’y a point de conduite qui ne soit préférable à celle-là ?

« Avouerons-nous que nos scrupules de conscience sont si blessés du système actuel, que nous voulons rompre avec Maynooth tout rapport, et renvoyer au peuple irlandais seul le fardeau d’élever ses prêtres ? Il y a, je le sais, des personnes qui pensent que c’est là le parti à prendre, et pour moi, si je ne tiens compte ni de la fidélité aux engagemens, ni des sentimens d’humeur et d’irritation que vous exciterez en répudiant ainsi votre vote, je n’hésite pas à dire que ce parti vaudrait mieux que la continuation de votre misérable don ; mais pensez-y bien : à quelle époque vos rapports avec le collège de Maynooth ont-ils commencé ? Sous le pouvoir de qui ? Depuis combien d’années dure le vote du parlement ? Vous avez commencé en 1795. Le souverain régnant était George III ; le premier ministre, M. Pitt. C’était une époque critique que l’année 1795. Vous étiez engagés alors dans une lutte formidable contre un puissant et menaçant voisin. Le lord lieutenant d’Irlande, lord Fitzwilliam, recommandait au parlement irlandais l’éducation de toutes les classes de fidèles sujets de sa majesté. Le successeur de lord Fitzwilliam, lord Camden, posait la première pierre du collège de Maynooth, et en remerciant le parlement de sa libéralité, il se félicitait de voir commencer ainsi au sein de la patrie l’éducation du clergé catholique… Êtes-vous prêts à déclarer aux catholiques : — Depuis un demi-siècle, nous sommes dans l’erreur, nous manquons à notre conscience ; nous voulons revenir à ses lois, nous rompons le lien que depuis un demi-siècle nous avions contracté avec vous ? — Souvenez-vous qu’à l’époque où ce lien fut contracté, les catholiques étaient frappés d’incapacités qui les excluaient du parlement, et qui n’empêchèrent pourtant pas qu’il ne votât pour eux ce don. Ces incapacités ont disparu ; les catholiques jouissent maintenant des mêmes droits civils que nous. Irez-vous leur dire : — Nous ne pouvons faire pour vous ce qu’a fait un parlement exclusivement protestant, nous sentons des scrupules de conscience qu’il ne sentait pas, nous rompons le lien qu’il avait formé avec vous aux jours du péril ? — Je vous en conjure, ne faites pas une telle démarche. Ce n’est pas le don refusé qui me préoccupe, c’est l’esprit qui se révélerait dans le refus. Nous ne persuaderions jamais à ceux à qui vous l’adresseriez que les scrupules que n’ont ressentis ni George III, ni M. Pitt, ni un parlement exclusivement protestant, nous possèdent aujourd’hui au point de nous faire répudier leurs engagemens. Et en vérité je regretterais amèrement, non pour les catholiques, mais pour l’intérêt général de notre société, que nous, qui repoussons les doctrines de l’église romaine, nous, qui professons une foi que nous croyons plus pure, et à laquelle nous sommes dévoués, nous nous crussions obligés de déclarer que nous ne pouvons en aucune manière venir en aide à des croyances qui ne sont pas les nôtres. Si nous faisons cette déclaration, quelle leçon nous donnerons aux propriétaires irlandais ! En voici un qui vit peut-être loin de cette terre dont il tire un grand revenu : ce sont des fermiers catholiques qui l’habitent, des laboureurs catholiques qui la cultivent ; faudra-t-il que je lui dise, au nom du parlement, que s’il voit ses tenanciers dépourvus d’instruction religieuse, dépourvus de consolations religieuses, dépourvus d’un lieu de prière où ils puissent se réunir pour adorer leur Créateur, il violera, lui, son devoir envers Dieu, s’il leur donne une petite part de la richesse que lui vaut cette terre pour leur procurer cette instruction, ces consolations, ce culte public, de la seule manière dont ils en puissent jouir ? … S’il est impossible que ce propriétaire pense et agisse ainsi, si cette conséquence de votre résolution n’est pas soutenable, j’en ai fini avec deux des conduites que nous pouvons tenir, avec le rejet de tout don à Maynooth aussi bien qu’avec le maintien pur et simple du don actuel, et une seule voie nous reste, celle que nous sommes prêts à suivre. Nous sommes prêts, dans un esprit libéral et confiant, à développer le collège de Maynooth en l’améliorant, en élevant le caractère de l’éducation qu’on y donne, en pourvoyant mieux au sort des maîtres qui la donnent. Nous croyons que nous pouvons proposer cela, et vous demander pour cela votre assentiment sans violer aucun devoir, aucun scrupule religieux. Nous croyons qu’il est pour nous parfaitement compatible de tenir fermement à notre propre foi, et en même temps de perfectionner l’éducation et d’élever le caractère des hommes qui, après tout, quoi que vous fassiez, et soit que vous adoptiez ou que vous rejetiez cette mesure, seront toujours les guides spirituels et les instructeurs religieux de plusieurs millions de vos concitoyens. »

Ce langage si franc, ces questions si nettement posées, agrandirent et simplifièrent en même temps le débat. Il s’engagea sur-le-champ, tour à tour triste ou violent, grave ou ironique, selon que tels ou tels des adversaires de Peel prenaient la parole. Il en avait de très divers : les protestans ardens et immobiles, dont sa proposition blessait la conscience, ou irritait les passions, ou choquait les traditions ; les radicaux systématiques, qui ne voulaient pas que l’état intervînt d’aucune manière dans les affaires religieuses ; les rivaux politiques de Peel, tories et whigs, les premiers empressés à se faire un nom et du pouvoir dans leur parti aux dépens d’un chef qui l’opprimait, disaient-ils, en le trahissant, les seconds approuvant la mesure, mais en revendiquant pour leurs principes et pour eux-mêmes le mérite et l’honneur. Tous se précipitaient à l’envi dans la lutte, par devoir, par aveuglement, par colère, par ambition, les uns pour défendre leur cause en péril, les autres pour servir leur parti en décriant son plus redoutable adversaire au moment même où ils lui prêtaient leur appui.

Les ultra-protestans, les plus nombreux comme les plus passionnés des opposans, ne déployèrent pas dans le débat autant de talent que d’ardeur. Les plus sensés, comme sir Robert Inglis, ne se séparaient de Peel qu’avec regret, rendaient justice à ses intentions, à ses services, et, tout en maintenant la domination exclusive du protestantisme, voulaient garder envers les catholiques des mesures de charité chrétienne. Les plus véhémens tombaient dans de tels emportemens personnels, ou dans des préjugés tellement vieillis, ou dans des alarmes si exagérées, que leur sincérité et leur cause en devenaient ridicules. M. Plumptree reprocha à lord John Manners d’avoir dit que la religion catholique n’était pas celle de l’Antéchrist : « Rien n’est plus loin, dit-il, de mon intention que de faire de la peine à qui que ce soit, et si cela m’arrive aujourd’hui, c’est qu’un devoir suprême m’y oblige. Je ne dis pas que la religion de Rome soit exclusivement celle de l’Antéchrist, mais je crois qu’elle l’est bien éminemment et complètement, et que c’est par conséquent un affreux péché, un péché national, de doter, comme on le propose, cette religion. » — « Si je n’avais pas vu le premier lord de la trésorerie prêter serment dans cette chambre, dit le colonel Sibthorp, je douterais s’il est protestant, ou catholique romain, ou mahométan ; je ne serais pas surpris si je le voyais un jour assis les jambes croisées comme un Turc, ou embrassant le pape Je ne soutiendrai jamais cet homme-là… Un honorable et savant membre a dit que je sacrifierais mes principes plutôt que de faire couper ma barbe ; je lui réponds que je me ferais couper non-seulement la barbe, mais la tête, plutôt que d’oublier que je suis né protestant, que j’ai été élevé protestant, et Dieu me fasse la grâce de mourir dans ces sentimens et cette foi ! » — « Si les ministres de sa majesté, dit M. Ferrand, la décident à apposer sa signature à ce bill de Maynooth, elle biffera de sa main son titre à la couronne de la Grande-Bretagne ! »

Les radicaux n’avaient nulle colère. Si la rigueur de leur principe sur la séparation absolue de l’église et de l’état les empêchait d’appuyer la mesure, les plus éclairés d’entre eux l’approuvaient dans leur cœur, et savaient gré à Peel de son courage en la proposant, M. Roebuck et M. cobden n’hésitèrent pas à voter pour, en expliquant les motifs qui les portaient, dans cette occasion, à s’écarter de leur principe. M. Bright, en votant contre, se crut obligé d’expliquer à son tour pourquoi il restait fidèle à son principe, ne voulant point nuire à sir Robert Peel, ni se laisser confondre avec ses ennemis.

Parmi les tories, M. Disraeli s’était mis, depuis longtemps déjà, à la tête des mécontens, les poussant à une rupture éclatante, et se livrant lui-même à l’hostilité la plus vive. Esprit brillant, fécond et justement ambitieux, mais acerbe et inquiet comme un homme qui cherche son rang et a peine à le trouver, il ne pouvait manquer une si favorable occasion de porter à son ennemi un rude coup. Laissant de côté la question même de Maynooth, il attaqua sir Robert Peel au nom des principes du régime constitutionnel ; il invoqua la nécessité des grands partis politiques pour la force et la dignité du gouvernement, la nécessité de la fidélité aux principes pour la force et la dignité des partis. « Si vous voulez avoir un gouvernement populaire, dit-il, si vous voulez avoir une administration parlementaire, ayez un cabinet qui déclare d’avance les principes sur lesquels sa politique se fonde ; vous aurez alors sur ce cabinet le frein salutaire d’une opposition constitutionnelle. Au lieu de cela, qu’avons-nous aujourd’hui ? Un grand entremetteur parlementaire, un homme qui dupe un parti, pille l’autre, et qui, une fois parvenu à la position à laquelle il n’a pas droit, s’écrie : — N’ayons plus de questions de parti ! » Peu de tories, même parmi les plus mécontens, auraient tenu, sur le plus illustre d’entre eux, un si insultant langage ; mais beaucoup prenaient plaisir à l’écouter.

Entre tous ces opposans, la conduite comme la situation des whigs était la meilleure. En votant pour la mesure proposée par leur adversaire, ils faisaient acte de fidélité désintéressée à leurs principes, et ils pouvaient en même temps, sans inconvenance, faire ressortir le contraste entre leur constance et ses métamorphoses. Lord John Russell ne se donna point ce facile plaisir ; il appuya le collège de Maynooth sans se laisser aller contre sir Robert Peel à aucune malice directe ou détournée. M. Macaulay fut plus complaisant pour lui-même. Après avoir éloquemment défendu Maynooth contre toutes les attaques : « Nous devons distinguer, dit-il, entre la mesure et ses auteurs. Nous sommes tenus d’appuyer la mesure à cause de son mérite intrinsèque, mais il se peut que nous soyons tenus de parler en termes sévères de ses auteurs. Pour moi, je crois que c’est aujourd’hui mon devoir… Il m’est impossible de ne pas dire que l’honorable baronet à la tête du gouvernement a coutume, quand il est dans l’opposition, d’appeler à son service des passions pour lesquelles il ne ressent aucune sympathie, et des préjugés auxquels il porte un profond mépris. Quand il arrive au pouvoir, un changement salutaire pour le pays s’opère soudain ; ses instrumens sont rejetés, l’échelle par laquelle il est monté est renversée. Cet exemple-ci n’est pas le seul, et je suis forcé de dire que l’honorable baronet se fait de cette conduite une sorte de système. C’est assez pour un homme de changer ainsi une fois… Voilà ce que je pense de la conduite du ministère. Est-ce à dire que je doive suivre le conseil de l’honorable représentant de Shrewsbury (M. Disraeli), et voter contre le bill ? Non, certes : le sort du bill et du ministère est, je le sais, dans nos mains, mais le spectacle d’inconséquence que donne le banc des ministres fera déjà assez de mal ; ce mal serait infiniment aggravé si la même inconséquence éclatait de ce côté-ci de la chambre… Nous n’aurions plus alors sous les yeux qu’un vaste naufrage de tous les caractères publics dans le royaume. En dépit donc de bien des sacrifices qu’aucun homme ne prend plaisir à faire, et en réprimant bien des sentimens qui grondent en moi, je suis décidé à donner à ce bill mon plus ferme appui. »

Hors des chambres, dans le pays, par les pétitions, les meetings et les journaux, les attaques, soit contre la mesure, soit contre Peel lui-même, étaient encore bien plus violentes. Les pétitions arrivaient par milliers, portant plus d’un million de signatures. « C’est haute trahison envers le ciel, disaient-elles, que d’appliquer les revenus d’un peuple protestant à l’éducation d’un clergé catholique. — Autant vaudrait fonder un collège pour la propagation du vol et de l’adultère. — Celui qui consent au don pour Maynooth adore la bête, blasphème contre Dieu, est en guerre avec les saints et crucifie de nouveau notre Sauveur. » — « Le premier ministre, disaient les journaux, a pour ses compatriotes autant de sympathie et de respect que le chasseur pour le daim, le pêcheur pour la truite, le boucher pour les agneaux qu’il égorge. — Peel est une nouveauté, il a inventé le gouvernement par déception. — C’est le Maroto du parti conservateur. — La discussion l’a dépouillé de ses derniers vêtemens ; la décence publique voudrait que désormais il se cachât. » C’était surtout des sectes dissidentes que partaient ces emportemens fanatiques, sous des formes quelquefois cyniques. L’église anglicane se montrait en général plus douce pour les catholiques et plus respectueuse envers le pouvoir. Dans la chambre des lords, un archevêque et cinq évêques votèrent pour le bill, et l’archevêque de Dublin, le docteur Whately, le défendit avec une éloquence à la fois pressante et expansive, élevée et familière ; mais ces ménagemens épiscopaux, ces adhésions parlementaires, ne calmaient ni les passions ni les alarmes protestantes et populaires qui repoussaient la mesure. « Je dois franchement avouer, disait M. Gladstone en la soutenant, que la minorité qui, dans cette chambre, a combattu ce bill dès son origine représente le sentiment dominant dans la majorité du peuple d’Angleterre et d’Ecosse. »

Au milieu de cet orage, et pendant six jours que dura le débat suscité par la seconde lecture du bill, sir Robert Peel garda le silence, laissant à ses collègues et à ses amis, sir James Graham, M. Goulburn, M. Gladstone, lord Lincoln, M. Sidney Herbert, le soin de défendre, contre les assauts de chaque jour, sa proposition et lui-même. Le sixième jour, à l’approche du vote, il prit la parole : « Ce débat a offert, dit-il, beaucoup d’honorables exemples. Des hommes qui approuvent en général la politique et la conduite du gouvernement de sa majesté ont différé avec lui sur la proposition actuelle, et n’ont pas voulu qu’aucune considération de politique ou de parti arrêtât l’honnête manifestation de leur opinion, quelles qu’en pussent être les conséquences. J’assure ces honorables membres que, tout en regrettant profondément la dissidence qui s’est élevée entre nous, je les honore pour la marche qu’ils ont suivie. De l’autre côté de la chambre nous sont venus aussi de beaux et salutaires exemples. Sur tous les bancs se sont rencontrés des hommes prêts à courir tous les risques, à braver la désapprobation de leurs commettans, à perdre, peut-être pour toujours, leur situation politique, parce que, croyant cette mesure opportune et juste, ils voulaient agir selon leur propre idée de leur devoir public, non selon les idées d’autrui. Débat également honorable, je le répète, pour les adversaires et pour les partisans de la proposition ! Quels que soient les sentimens qui se sont élevés dans mon âme, ils disparaissent et s’abîment tous aujourd’hui dans un seul sentiment, l’espoir que vous ne rejetterez pas cette mesure. Vous pouvez penser, peut-être avec raison, qu’il eût mieux valu qu’elle vînt des ardens et constans défenseurs des catholiques. Vous pouvez trouver juste que ceux qui l’ont proposée perdent votre appui. Agissez d’après ce principe, infligez-nous cette peine, retirez-nous votre confiance, frappez les hommes, mais ne perdez pas un moment de vue les conséquences qu’aurait le rejet de la proposition. Mon honorable et respecté ami, le représentant de l’université d’Oxford, nous a dit que nous avions perdu la confiance, non-seulement d’un grand parti dans cette chambre, mais d’un parti bien plus puissant dans le pays. Selon lui, nous ne possédons plus cette force d’opinion et d’adhésion qui met seule en état de régir les affaires publiques. On m’a dit tout à l’heure que si j’en appelais à mes propres commettans, si peu nombreux et qui se sont toujours montrés si confians en moi, comme moi en eux, je perdrais mon siège dans le parlement. J’admets qu’il en soit ainsi. Croyez-vous que nous eussions couru de tels risques, compromis de tels biens, mis en question notre existence comme gouvernement, comme membres du parlement, si un impérieux sentiment de devoir public ne nous eût prescrit de nous lancer dans tous ces périls ? Comme auteur de cette mesurer, comme organe du gouvernement, et quoique j’aie déjà, il y a quelques jours, bien abusé du temps de la chambre, je me sens obligé de remettre sous ses yeux les motifs de notre proposition, son but direct, les perspectives plus lointaines qu’elle nous ouvre, ce que nous en espérons pour l’état de l’Irlande, pour les relations de l’Irlande avec l’Angleterre. »

Il reprit en effet, non pas tout le débat, mais la question même sous son grand aspect politique, dans ses motifs et ses effets probables pour la pacification de l’Irlande et le difficile progrès de l’union réelle entre les deux religions et les deux races. Arrivé au terme de ce résumé : « Je ne prétends pas, dit-il, que ceci produira une satisfaction permanente, je ne donne pas le vote en faveur du collège de Maynooth comme une mesure complète et finale,… mais je crois qu’il inspirera en Irlande une satisfaction reconnaissante. Je sais qu’il y a été reçu avec joie, dans le même sentiment qu’ici il a été proposé… Je ne regrette point le parti que j’ai pris… J’ai été tenté un moment, dans la première période de ce débat, de répondre au discours de l’honorable M. Macaulay ; mais décidément je ne dirai rien des imputations et des censures qu’il a dirigées contre le gouvernement… Les sentimens que peuvent susciter en moi soit le reproche d’inconséquence, soit les soupçons élevés sur ma sincérité, sont tous subordonnés à un autre sentiment, à mon désir que vous ne rejetiez pas cette mesure… Je vous le dis sans la moindre hésitation, il faut que, de manière ou d’autre, vous brisiez la confédération formidable qui existe en Irlande contre le gouvernement anglais, contre l’union avec l’Angleterre. Je ne crois pas que vous puissiez la briser par la force. Vous y pouvez beaucoup en agissant constamment dans un esprit de modération, de douceur, de générosité… Je vous l’ai déjà demandé, je vous le redemande instamment, punissez-nous, censurez-nous, que les deux partis s’unissent contre nous par ce motif que notre politique devrait être exécutée par ses premiers promoteurs ; mais que votre courroux ne tombe pas sur la mesure même : épuisez-le, comme vous voudrez, sur ceux qui vous la proposent. »

Il pouvait appeler sur lui-même tout le courroux de la chambre ; il avait gagné sa cause ; une majorité de 147 suffrages vota la seconde lecture du bill. Sur les articles et les amendemens, sur la troisième lecture du bill amendé, la discussion recommença et se prolongea encore huit jours ; sir Robert y reprit plusieurs fois la parole, une fois même contre M. Macaulay, avec une fierté âpre qui n’était pas exempte de rancune. Dans la chambre des lords, il y eut trois jours de débat, et le duc de Wellington y déploya en faveur du collège de Maynooth, mais sans exciter contre lui-même aucune colère, son autorité brève et froide. Personne ne s’en prenait à lui ; sir Robert répondait seul de la mesure. Justement, car il ne l’avait pas seulement proposée et fait accepter à ses collègues ; il l’avait conçue et résolue sans y être poussé par aucune urgente nécessité de gouvernement, par aucune instance de l’opinion ; c’était, de sa part, un acte libre et spontané de politique juste et prévoyante, accompli contre le vœu de son parti et la pression du dehors. Rare exemple dans un temps où la hardiesse volontaire semble n’appartenir qu’aux esprits pervers ou chimériques ! Sir Robert Peel s’exagérait l’importance et les salutaires effets de son acte : le clergé catholique irlandais n’en fut ni très reconnaissant, ni promptement et notablement perfectionné ; mais c’était un pas dans cette voie de justice et de progrès sensé où la perspective est immense et la lenteur extrême. A sir Robert Peel en revenait l’honneur comme le fardeau, puisqu’il en avait eu la vertu.

La bataille de Maynooth à peine gagnée, le cabinet en engagea une autre, pour l’Irlande aussi et sur un sujet analogue. Sir James Graham proposa de fonder, à Cork, à Galway et à Belfast, trois collèges purement laïques, où l’état ferait enseigner les lettres et les sciences humaines, sans y joindre aucun enseignement religieux, et en s’en remettant sur ce point aux soins libres des diverses croyances. C’était soulever une question aussi complexe que grande, la question de savoir si la séparation de la vie civile et de la vie religieuse, possible dans l’état et pour les hommes faits, l’est également dans les établissemens d’instruction publique, pour les enfans et les jeunes gens. C’était de plus agir en vertu d’un principe qui semblait peu en harmonie avec la conduite du gouvernement dans l’affaire du collège de Maynooth. À Maynooth, l’état venait en aide à l’éducation des prêtres catholiques, et dans les nouveaux collèges il ne faisait plus rien pour aucune éducation religieuse. Le débat fut long et la confusion extrême dans les idées comme dans les partis ; les catholiques et les protestans fervens, M. O’Connell et sir Robert Inglis, repoussèrent ardemment le bill ; sir Robert Peel intervint plusieurs fois, maintenant toujours le principe de l’éducation purement laïque, mais avec quelque perplexité, et plutôt comme une nécessité imposée par les dissensions religieuses de l’Irlande que comme une mesure bonne en soi. Après avoir traversé une multitude d’amendemens, dont quelques-uns furent adoptés, le bill passa enfin dans les deux chambres ; mais c’était une lutte engagée, non une institution fondée. Au lieu de tomber quand le bill fut voté, la résistance des divers opposans, catholiques et protestans, Irlandais et Anglais, alla s’envenimant, et se compliqua de l’intervention du pape dans les résolutions des évêques d’Irlande sur la conduite qu’ils avaient à tenir envers les nouveaux établissemens. Sir Robert Peel n’avait pas mesuré la grandeur du problème auquel il avait touché.

XIII.

Il dénoua plus heureusement, dans le cours de ces deux sessions, plusieurs questions qui pesaient depuis longtemps sur le gouvernement anglais, comme des griefs à redresser ou des progrès à accomplir. Il fit abroger l’injuste loi qui attribuait à des commissaires exclusivement protestans le droit d’autoriser ou d’interdire les dons et legs faits aux divers établissemens catholiques ; ils furent remplacés par une commission mixte où des catholiques prirent place en nombre égal. Les dissidens protestans, entre autres les unitaires, étaient inquiétés dans la possession de chapelles et d’autres propriétés qui donnaient lieu à d’obscures questions sur les intentions religieuses des fondateurs comparées aux doctrines des occupans ; les subtilités légales et les animosités théologiques prolongeaient et envenimaient sans mesure ces affaires. Malgré d’âpres résistances, sir Robert Peel et le chancelier lord Lyndhurst y mirent un terme en faisant passer un bill qui confirmait dans la pleine propriété des établissemens de ce genre toute société religieuse en possession depuis vingt ans. La validité des mariages des presbytériens établis en grand nombre dans le nord de l’Irlande était sujette à de grands embarras ; un bill franchement accepté par l’église épiscopale d’Irlande les fit complètement cesser. La loi des pauvres reçut d’importantes et difficiles améliorations. La nécessité d’un serment chrétien excluait les juifs de certaines fonctions municipales ; elle fut abolie. Le cabinet ne réussit pas aussi bien dans la réforme des cours ecclésiastiques et du régime municipal en Irlande ; sur ces deux points, il fut obligé de laisser tomber les bills qu’il avait présentés. Placé entre les adversaires et les partisans systématiques des innovations, quand il n’avait pas, à l’appui de celles qu’il proposait, ou une nécessité impérieuse ou cette évidence surabondante devant laquelle les préjugés et les passions se taisent quelquefois, il courait grand risque d’échouer, ou pour avoir trop tenté, ou pour n’avoir pas assez fait. Mais ces échecs ne décourageaient pas sir Robert Peel ; c’était un des traits de son esprit qu’il avait le goût des petites affaires comme des grandes, et se complaisait dans le laborieux accomplissement d’une modeste mesure administrative presque autant que dans les glorieux efforts d’un grand acte politique. Deux des membres de son cabinet, lord Lyndhurst et sir James Graham, lui étaient des auxiliaires très efficaces, et ce fut surtout avec leur aide qu’il accomplit en peu d’années, soit dans les lois, soit dans l’administration, une multitude de réformes qui n’auront point de place dans l’histoire, mais dont la société anglaise recueille tous les jours les fruits.

Parmi celles dont il occupa le parlement, il en était une qui devait lui inspirer un intérêt particulier : c’était le bill que proposa sir James Graham pour modifier les lois déjà en vigueur sur le travail et l’éducation des enfans employés dans les manufactures. Ces lois avaient le père de sir Robert Peel pour premier auteur. Le 6 juin 1815, ce vieux manufacturier, qui avait passé sa vie au milieu des ouvriers, faisant sa fortune par leur travail, signala à la chambre des communes le triste et coupable abus que, dans la plupart des manufactures, on faisait du travail des enfans, leurs souffrances, leur dégradation physique et morale, et il demanda que la loi se chargeât d’y porter remède. Il n’était pas bien exigeant ; il proposait que le travail des enfans fût limité à dix heures par jour, leur laissant deux heures et demie pour les repas et pour l’école. La proposition fut bien reçue et devint l’objet d’une enquête ; mais, dans son zèle d’humanité, l’auteur de la réforme la compromit en demandant qu’on limitât aussi, par la loi, les heures de travail des adultes. La plupart des manufacturiers, les économistes, les libéraux prévoyans s’y opposèrent, réclamant les droits du travail libre et de la libre concurrence pour les hommes en âge de se défendre eux-mêmes en usant de leur liberté. Dans les discussions auxquelles la question donna lieu, le jeune Peel, naguère entré dans la chambre des communes, vint en aide à son père, et en 1819 un bill fut adopté, qui régla les conditions d’âge et de travail dans les manufactures, pour les enfans seulement. Depuis 1819, cette législation avait été l’objet d’enquêtes et de modifications successives où l’esprit de réforme humaine avait de plus en plus prévalu. Cependant ni le public ni le parlement n’étaient satisfaits, et la question les préoccupait toujours. Le 7 mars 1843 et le 6 février 1844, sir James Graham proposa, dans le système en vigueur, de nombreux changemens, dont les principaux étaient la réduction du nombre des heures de travail à six et demie pour les enfans de neuf à treize ans, la limitation à douze heures par jour pour le travail des jeunes gens de treize à dix-huit ans de l’un ou l’autre sexe, l’interdiction que le travail des femmes dépassât jamais douze heures par jour, et quelques précautions pour l’efficacité de l’éducation des jeunes ouvriers. La proposition fut accueillie avec une faveur générale ; mais comme il était arrivé au vieux sir Robert Peel, le zèle, s’échauffant dans le cours des débats, emporta quelques-uns des réformateurs. Lord Ashley demanda que le nombre des heures de travail fût limité à dix par jour pour tous les adultes sans distinction, hommes ou femmes, et sa proposition n’était pas la plus extrême, car M. Fielden voulait réduire ce nombre à huit heures. « Les philosophes, disait-il, divisent le jour en trois périodes : huit heures de travail, huit heures de récréation et huit heures de sommeil ; je voudrais que nos lois adoptassent le même principe. » Au nom des droits de la liberté personnelle et des intérêts du commerce national, sir Robert Peel repoussa catégoriquement ces propositions ; il établit que les manufactures de coton, de laine, de lin et de soie, auxquelles elles seraient appliquées, entraient pour les cinq sixièmes dans les exportations de l’industrie anglaise[3], et que la réduction de douze à dix heures de travail par jour enlèverait aux manufacturiers sept semaines de travail par an. C’était plus, dit-il, que ne permettait la concurrence étrangère et que n’exigeait l’humanité. Malgré cette puissante argumentation, la chambre adopta un amendement de lord Ashley qui avait pour résultat indirect de réduire à dix, pour tous les adultes indistinctement, le nombre des heures de travail, et quatre jours après les deux propositions directes, celle du gouvernement, qui maintenait ce nombre à douze, selon l’usage des manufactures, et celle de lord Ashley, qui le limitait à dix, furent également rejetées. Une grande confusion avait régné dans les partis et dans les votes ; soit humeur contre le cabinet, soit recherche de la popularité, plus de quatre-vingts tories avaient voté avec l’opposition. Non-seulement le bill était perdu, mais l’autorité de sir Robert Peel était compromise. Il résolut de ne pas souffrir un tel échec. Environ deux mois après, un nouveau bill fut présenté, différent à quelques égards du premier, mais qui maintenait à douze le chiffre des heures de travail, et à l’approche du vote, après avoir rappelé toutes les raisons qu’il avait déjà données contre l’amendement de lord Ashley, sir Robert Peel termina en disant : « C’est notre devoir de considérer dans leur ensemble tous les grands intérêts commerciaux, politiques, sociaux et moraux de toutes les classes de ce grand empire ;… nous sommes, plus que vous, en mesure de n’en oublier aucun. Nous ferons notre devoir. Je proteste contre la doctrine que nous devons céder parce que c’est la volonté populaire. Si nous sommes convaincus que ce n’est pas l’intérêt populaire, c’est notre pénible, mais impérieux devoir de résister. Si cette chambre est d’un avis différent, si vous pensez que vous devez faire cette grande expérience sur le travail national, ou si vous regardez cette concession aux vœux du peuple comme inévitable, qu’il en soit ainsi ! Mais si vous prenez ce parti, et je reconnais que, pour agir conséquemment, vous devez le faire, je vous le dis avec le plus profond respect, vous aurez à le prendre sous d’autres auspices que les nôtres, et avec des guides plus propres que le ministère actuel à vous diriger dans cette voie. »

C’était user de son droit avec une fierté un peu rude et sans ménagement pour aucun amour-propre ; mais les tories dissidens n’étaient pas en état, ni peut-être encore en disposition de pousser la mauvaise humeur jusqu’à la rupture. En vain lord John Russell essaya de les y encourager en blâmant sir Robert Peel d’une exigence si hautaine : la chambre était beaucoup plus nombreuse que dans les séances précédentes ; l’amendement qui limitait à dix le nombre des heures de travail fut rejeté par une majorité de 138 voix, et le bill passa tel que le proposait le cabinet.

Un mois après ce vote, sir Robert mit une seconde fois la fidélité, je ne veux pas dire la docilité de son parti à la même épreuve. Sur la proposition d’un membre conservateur et malgré la résistance du chancelier de l’échiquier, la chambre avait adopté, le 14 juin 1844, dans la question des droits sur les sucres, un amendement qui réduisait de 4 shellings de plus que ne le voulait le gouvernement le droit sur les sucres provenant des colonies anglaises, et, dans certains cas, sur les sucres étrangers. Sir Robert Peel, qui n’avait pas assisté à cette séance, reprit la question trois jours après, la traita sous toutes ses faces en la rattachant au système général des finances publiques, rappela les opinions qu’il avait professées à ce sujet, soit dans l’opposition, soit dans le gouvernement, se concilia la faveur des persévérans adversaires de l’esclavage en maintenant l’inégalité des droits entre les sucres provenant du travail libre et les sucres produits par le travail esclave, et, passant brusquement de cette question spéciale à la situation générale du cabinet : « Indépendamment de mon opinion sur les mérites de l’amendement en lui-même, dit-il, il y a des raisons politiques qui ne me permettent pas de l’accepter. Il a été voté par une combinaison de ceux qui en général nous soutiennent avec nos communs adversaires. On dit qu’il a en soi peu d’importance : il en est d’autant plus significatif comme manque de confiance dans le gouvernement. Si vous pouvez atteindre un grand but d’intérêt public, c’est une bonne raison pour modifier le plan du cabinet ; mais s’il n’y a pas grande différence dans la valeur et l’effet des deux propositions, je dis qu’alors le concours des votes de nos adversaires et de nos amis politiques est un fait grave. Pour nous qui répondons du gouvernement de cet empire, nous devons y résister de toute notre force, car, si nous l’acceptions, nous encouragerions des combinaisons semblables. Je ne pense pas que ce concours des votes ait été un fait accidentel, naturellement amené par le débat ; je puis me tromper, mais c’est mon impression qu’il y a eu un arrangement concerté d’avance entre quelques-uns de ceux qui nous attaquent et quelques-uns de ceux qui nous soutiennent… Je ne m’en plains point, je ne nie point le droit des honorables membres d’entrer dans de telles combinaisons, je ne condescends point à demander qu’on s’abstienne de tels procédés ; mais j’ai bien le droit d’examiner ce qui en résulte pour le gouvernement, pour ma situation comme ministre de la couronne… Je ne puis être insensible à ce qui s’est passé, dans le cours de ces deux sessions, pour nos travaux législatifs ; je ne puis m’empêcher de voir que plusieurs des mesures que nous avons proposées n’ont pas reçu, de toutes les personnes au caractère et aux opinions desquelles nous portons la plus profonde estime, un cordial et efficace assentiment, ce qui nous laisse dans une position peu enviable… Nous avons jugé utile aux grands intérêts du pays de relâcher le système de la protection commerciale et d’admettre, en concurrence avec certains produits de notre industrie, les produits de l’industrie étrangère. Nous nous sommes efforcés de concilier les principes que nous tenions pour vrais avec tous les ménagemens dus aux faits et aux intérêts actuels… Si nous avons perdu la confiance de ceux qui nous ont si longtemps et si honorablement soutenus, je le regretterai amèrement ; mais je ne puis solliciter aujourd’hui leur appui en leur promettant que nous adopterons je ne sais quelle marche intermédiaire et flottante. Je ne puis encourager des espérances que je ne suis pas prêt à réaliser. Je crois notre politique bonne. Je ne puis exprimer aucun repentir. Je ne puis me convertir à un principe différent. J’ai jugé cette déclaration nécessaire dans un moment où la résolution définitive de la chambre sur la question qui l’occupe peut avoir des conséquences graves. »

Quoique moins durement exprimée qu’elle ne l’avait été un mois auparavant à propos du travail dans les manufactures, la menace était claire, et la chambre s’en montra fort émue. Quelques-uns des plus sincères amis du cabinet, lord Sandon entre autres, se récrièrent, protestant qu’ils n’avaient nul dessein de se séparer de lui, qu’ils persistaient à l’approuver et à le soutenir dans sa politique générale, mais demandant, sur des questions secondaires, un peu plus de latitude pour leur jugement personnel. Le débat se prolongea en s’envenimant. Sir Robert Peel ne céda rien : comme lui, et sans doute par son impulsion, le chancelier de l’échiquier et le secrétaire d’état des colonies, M. Goulburn et lord Stanley, repoussèrent absolument l’amendement proposé. Quand on en vint au vote, la chambre compta vingt-six membres de plus qu’il n’y en avait eu dans la séance précédente, et l’amendement adopté le 14 juin à 20 voix fut rejeté le 17 à 22 voix de majorité.

Dans le cours du débat, sans discuter ni la proposition du cabinet, ni l’amendement, sans dire un mot de la question, M. Disraeli avait pris sir Robert Peel lui-même à partie avec l’ironie la plus poignante. « Je me tromperais, je crois, dit-il, sur le caractère de l’honorable baronet, si je supposais qu’il peut faire grand cas d’un pouvoir qu’il ne peut conserver que par des moyens si étranges, peut-être pourrais-je dire si inconstitutionnels… Il ne devrait pas traîner ainsi sans nécessité ses amis à travers la boue. Déjà une fois dans cette session, il leur a fait révoquer une décision qu’ils avaient solennellement adoptée, et il revient encore et leur dit : — Si vous ne révoquez pas une autre décision très importante, je ne puis me charger de la responsabilité des affaires. — Vraiment c’est assez d’un vote révoqué dans le cours d’une session ; nous ne devrions pas être appelés plus d’une fois par an à subir cette dégradation… L’honorable baronet s’unit au cri public contre l’esclavage ; il en a horreur partout, excepté sur les bancs qui sont derrière lui. La clique est toujours là réunie, et le fouet claque toujours. Si l’honorable baronet s’en servait un peu moins, sa conduite serait plus d’accord avec ses déclarations… Peut-être a-t-il raison, peut-être réussira-t-il en menaçant ainsi ses amis et faisant des courbettes à ses adversaires ; pour moi, je ne suis pas disposé à croire qu’un tel succès fasse honneur à la chambre ni à lui-même. »

Devant des paroles si outrageantes pour ses amis comme pour lui-même, sir Robert Peel n’ouvrit pas la bouche, ni pour lui-même, ni pour ses amis. Silence étrange ! A coup sûr, les bonnes réponses ne manquaient pas. Asservissait-il les autres à son joug quand il refusait de s’asservir au leur ? Était-il donc un condamné aux travaux publics, forcé d’agir contre sa propre pensée et de rester à son poste jusqu’à ce qu’il convînt à des hommes qui ne pensaient pas comme lui de l’en relever ? Et parmi ses partisans, ceux qui continuaient de le soutenir ne le faisaient-ils pas de leur propre choix, aussi librement que ceux qui se séparaient de lui ? L’accusait-on de les retenir par la corruption ? Depuis quand était-il interdit de subordonner un dissentiment particulier à une politique générale, et de revenir sur une résolution quand elle entraînait des conséquences inattendues ? C’est la coutume de l’opposition de profiter des apparences pour travestir en procédés serviles et honteux des actes accomplis avec une entière indépendance et par conscience ou par bon sens ; mais c’est aussi le devoir d’un chef de gouvernement de défendre ses amis contre ces artifices ou ces violences de langage, de rétablir en toute occasion leur conduite, comme la sienne, sous son vrai jour, et de les faire respecter, comme lui-même, par leurs communs adversaires. Sir Robert Peel ne remplissait pas suffisamment ce devoir ; c’était un de ses défauts d’être trop solitaire et de se trop considérer lui-même, et lui seul, au milieu des siens. La vie publique, dans un régime de liberté, veut plus de sympathie et de dévouement ; ce n’est pas seulement à ses principes et à sa cause, c’est aussi à ses amis politiques que se doit un chef de parti, et il ne les garde zélés et fidèles qu’autant qu’il se montre jaloux de leur honneur et prompt au combat, pour eux comme pour lui-même. J’ajoute que sir Robert Peel répugnait trop à la lutte quand elle prenait un caractère de personnalité amère et injurieuse ; elle blessait sa dignité, plus ombrageuse que tranquille, et il prenait trop souvent, pour s’en couvrir, le bouclier du dédain. Il faut, dans l’arène des gouvernemens libres, des armes plus offensives, qui atteignent plus directement et repoussent plus loin l’ennemi.

Ces dissensions intérieures, ces défections de quelques-uns, ces alternatives d’humeur et de retour de beaucoup d’autres, n’attiraient encore sur sir Robert Peel point de revers sérieux : toutes ses propositions persévérantes étaient adoptées, toutes ses mesures importantes s’accomplissaient sans obstacle, son renom d’habileté et de puissance allait toujours croissant ; mais la fermentation et la désorganisation croissaient aussi de jour en jour dans le parti conservateur ; la diversité des maximes premières et des tendances définitives entre le chef et la plupart de ses anciens amis se marquait chaque jour plus clairement ; elle était partout, dans les clubs et dans les journaux comme dans les chambres, l’objet des commentaires les plus animés et de prédictions pleines d’espérance ou de crainte. Les esprits prudens s’inquiétaient sans le dire ; les esprits violens éclataient çà et là, comme ces coups isolés et pressés qui devancent le combat. A l’ouverture de la session de 1845, sir Robert Peel se trouva en face d’une question inévitable, et qui, de quelque façon qu’elle fût résolue, devait faire faire à cette situation un grand pas. Votée seulement pour trois ans en 1842, la taxe sur les revenus (income-tax) expirait : serait-elle, ou non, renouvelée ? Quels principes administratifs, quels intérêts sociaux prévaudraient à cette occasion dans la politique du cabinet ? Sir Robert Peel ne s’en expliquait point.

Le 14 février 1845, il mit sous les yeux de la chambre des communes l’état des finances publiques et son plan de budget pour l’exercice 1845-1846, Les faits étaient heureux, le plan simple, l’exposition lucide, précise et grande. Pour l’exercice courant (du 5 avril 1844 au 5 avril 1845), les recettes excédaient les dépenses de 5 000 000 de livres sterling (125 000 000 de francs). Pour l’année suivante, et en faisant dans les divers services de la marine des augmentations considérables, sir Robert Peel promettait un excédant net de 3 409 000 livres sterling (85 225 000 francs).

Comment obtenait-il cet excédant, et qu’en faisait-il ? Il maintenait la taxe sur les revenus, évaluée, pour l’exercice 1845-1846, à 5 200 000 livres sterling (130 000 000 de francs), et il opérait sur le tarif des douanes des abolitions ou des réductions de droits montant en totalité à 3 338 000 liv. sterl. (83 450 000 fr.).

Quatre articles, les sucres, les cotons bruts, les charbons de terre à l’exportation et le verre, entraient à eux seuls dans cette diminution du revenu public pour 2 740 000 liv. sterl. (68 500 000 fr.). Sur 430 articles, les droits à l’importation étaient complètement abolis, ce qui entraînait pour le trésor une perte de 320 000 livres sterling (8 000 000 de fr.). Après toutes ces réductions et quelques autres sur des taxes intérieures, il restait encore, au terme de l’exercice 1845-1846, un excédant de 71 000 liv. sterl. (1 775 000 fr.).

« Je ne me permettrai, dit sir Robert Peel en commençant son exposé, aucune assertion, aucune observation qui se rattache à des vues de parti. Je ne ferai aucune comparaison irritante ; il ne sortira de ma bouche pas une parole qui gêne aucun membre de cette chambre dans l’exercice libre et impartial de son jugement sur des questions si graves. Je toucherai nécessairement à des sujets qui ont été et qui seront encore, je n’en doute pas, l’occasion d’ardens débats ; mais j’ajournerai tout débat : je veux mettre aujourd’hui, sincèrement et sans passion, sous les yeux de la chambre, l’état financier du pays et les plans du gouvernement. » Il dit en finissant : « J’ai accompli la tâche que je m’étais proposée ; j’ai exposé, bien imparfaitement, les vues et les intentions du gouvernement de sa majesté sur la politique financière et commerciale du pays… Quelle que soit la décision de la chambre, nous aurons la consolation de penser que nous n’avons pas recherché la popularité en éludant le maintien de la taxe sur le revenu ; nous n’avons pas cédé non plus à la clameur populaire, car nous avons fait porter les abolitions ou les réductions sur des taxes qui n’avaient donné lieu à aucune agitation. On dira, je le sais, que les principes que j’ai établis pouvaient recevoir une application bien plus étendue, et que j’aurais dû, pour m’y conformer, apporter dans les droits de douane de bien plus fortes réductions ; mais, en établissant de bons principes, nous avons voulu tenir grand compte de l’état actuel de la société : on ne touche pas précipitamment et témérairement à de si grands intérêts, on n’y porte pas le trouble et l’alarme sans paralyser l’industrie. Nous n’avons adopté notre plan qu’après mûr examen. Je suis convaincu que, si le parlement le sanctionne, l’industrie et le commerce du pays en retireront immédiatement de grands avantages, et qu’indirectement il développera le bien-être de toutes les classes de cette vaste communauté. »

Le succès fut grand au moment de l’exposition du plan, et non moins grand dans le débat ; les partis politiques ne renoncèrent point à leur opposition, ni la critique savante à ses droits : les uns s’élevèrent contre le maintien de l’income-tax, les autres réclamèrent une application plus étendue et plus rapide des principes de liberté commerciale ; les journaux, en insérant la longue liste des quatre cent trente articles affranchis de tous droits, s’amusèrent à en faire ressortir les bizarres inconséquences ou les frivoles concessions ; « notre pain est taxé, mais l’arsenic entre librement ; si nous ne pouvons pas nous nourrir, nous pouvons du moins nous empoisonner à bon marché… Les os sont exempts de droits, mais la viande en reste frappée ; les animaux étrangers peuvent nous fournir leur peau, leur poil, leurs cornes, leur queue, tout, excepté leur chair… Les plumes, la laine et l’édredon pour nos lits ont obtenu la faveur du premier ministre ; mais les troupeaux de moutons restent sous la protection du duc de Richmond. » La distinction maintenue par sir Robert Peel entre les sucres produits par le travail libre et les sucres provenant du travail esclave amena une longue et vive discussion, qui valut à M. Macaulay l’un de ses plus brillans succès de logique, d’éloquence et d’ironie. Le silence absolu qu’avait gardé sir Robert Peel sur la question des grains fut relevé et commenté avec ardeur ; mais à travers toutes ces attaques, l’opposition, toutes les oppositions étaient évidemment timides et embarrassées. Peel avait l’ascendant personnel et la faveur publique ; parmi ses adversaires mêmes, la plupart étaient au fond de son avis, ou n’osaient pas être d’un avis absolument contraire, et en dépit de la mauvaise humeur et de la désorganisation intérieure de son parti, les diverses portions de son plan furent successivement adoptées à de fortes majorités, comme sous l’empire d’une pression extérieure librement acceptée ou tristement subie.

Tel était en effet le caractère de l’événement qui s’accomplissait en ce moment, et dont les chambres et le cabinet lui-même étaient bien plutôt les instrumens que les auteurs. Ce n’était point le redressement d’un vieil abus, ni l’extension d’un droit constitutionnel, ni la victoire d’un parti politique ; c’était l’empire d’une idée générale sur les pouvoirs publics, au nom de l’intérêt populaire ; c’était l’esprit démocratique et l’esprit scientifique coalisés pour dominer le gouvernement. Quand sir Robert Peel en 1842 avait établi l’income-tax, il l’avait fait, non par choix, ni dans aucune vue systématique, mais pour satisfaire à une nécessité pratique et pressante, pour combler un déficit croissant, pour remettre l’ordre dans les finances de l’état. Aucun motif semblable ne commandait plus cette taxe ; le revenu public surpassait la dépense ; on pouvait laisser tomber un remède extraordinaire employé contre un mal maintenant guéri. Pourquoi sir Robert Peel persistait-il à l’employer encore ? Était-ce pour amasser dans les caisses de l’état une grosse épargne, ou pour éteindre plus rapidement la dette publique ? Non certes ; c’était uniquement pour être en mesure de faire une grande expérience, d’introduire grandement dans l’administration de l’état ce principe de la liberté du commerce proclamé par la science, et qui n’avait encore été que partiellement et timidement pratiqué. Et d’où ce principe tirait-il assez de force pour se faire ainsi accepter, malgré tant d’intérêts contraires, du gouvernement et de l’opposition tout ensemble ? Était-ce de son seul titre comme vérité abstraite et scientifique ? Nullement ; quel que fût leur respect pour Adam Smith et Ricardo, ni sir Robert Peel, ni lord John Russell n’étaient possédés à ce point de la foi philosophique ; une foi bien autrement armée et impérieuse, le plus grand bien-être du plus grand nombre de créatures humaines reconnu comme but suprême de la société et du gouvernement, c’était là la puissance supérieure dont sir Robert Peel s’était fait le ministre, et qui pesait sur tous ses adversaires, les uns dominés comme lui, les autres intimidés et paralysés par cette grande idée, clairement ou obscurément présente à leur esprit, soit comme un droit incontestable, soit comme un fait irrésistible. C’est là de nos jours le dogme démocratique par excellence, et ce sera la gloire de sir Robert Peel, comme ce fut sa force, d’en avoir été le plus sensé, le plus honnête, et pour une société bien réglée le plus hardi représentant.

XIV.

La passion aveugle et illumine tour à tour les hommes. Les partisans passionnés de l’abolition des droits à l’importation des grains s’étonnaient et s’alarmaient du silence de Peel sur la question. Ils auraient dû s’en féliciter. Il était évidemment perplexe, peu satisfait du résultat des modifications qu’il avait déjà apportées dans les lois sur les céréales, mais ne sachant pas bien jusqu’où il devrait aller s’il y portait encore la main, et attendant qu’il lui vînt du dehors soit des clartés assez vives, soit une impulsion assez forte pour qu’il se remît en mouvement, voyant bien son but et se sentant en état de l’atteindre. À l’ouverture de la session de 1845, dans le débat de l’adresse, lord John Russell, en réclamant pour les grains l’application des principes généraux de la liberté du commerce, essaya d’embarrasser et de compromettre le cabinet, qu’il voulait contraindre à s’expliquer. Sir Robert Peel ne répondit point. Deux jours après, M. Cobden témoigna sa surprise que la reine, dans son discours, n’eût rien dit des souffrances qui pesaient, dans plusieurs comtés, sur la population agricole, et il annonça qu’il provoquerait la formation d’un comité d’enquête sur les causes de la détresse de l’agriculture. Dans la courte discussion qui s’engagea à ce sujet, quelques défenseurs du système protecteur imputèrent cette détresse au récent affaiblissement de la protection. Sir Robert Peel se borna à repousser ce reproche. « Je ne pense pas, dit-il, que l’état de souffrance de l’agriculture provienne, à aucun degré, des lois que j’ai fait naguère adopter, et je me fais un devoir de dire que je ne me propose pas de réclamer une nouvelle intervention du parlement. Je crois le rétablissement de la protection à son ancien taux impossible, et, fût-il possible, je ne me prêterais pas à ce retour vers une plus forte protection comme à un remède contre la détresse actuelle, que je déplore, mais que j’attribue à des causes naturelles. »

Cette immobilité, seule consolation que Peel offrît aux partisans de la protection, ne pouvait contenter les amis de la liberté. M. Cobden reprit sa motion d’une enquête sur les causes de la détresse de l’agriculture. Après avoir bien constaté, par les dires des conservateurs eux-mêmes, soit au dedans, soit au dehors de la chambre, et du gouvernement lui-même, le fait de cette détresse, il soutint que le système protecteur, inventé pour la prévenir ou la soulager, en était la première et véritable cause, que les fermiers étaient des manufacturiers aussi bien que les fabricans de fil ou de toile, et que la liberté du commerce serait aussi bonne aux laboureurs des campagnes du Norfolk ou du Devonshire qu’aux ouvriers de Leeds et de Manchester. Il fut tour à tour simple et ingénieux, familier et éloquent, pressant et point amer, abondant en faits et adroit dans l’argumentation, évidemment animé par une conviction profonde et par un patriotisme sincère, exempt de jalousie et d’hostilité démocratique. « Je ne puis croire, dit-il en s’adressant aux conservateurs, qu’aux dernières élections il ne se soit agi que d’un jeu politique ; vous n’êtes pas venus tous ici comme de purs politiques. Il y a des politiques dans cette chambre, des hommes animés d’une ambition probablement juste et légitime, et qui, après trente ans de service public, engagés dans une ornière d’où ils ne peuvent sortir, gardent le pouvoir, et un grand pouvoir, probablement aux dépens de leur conviction actuelle, assez peu d’accord avec leurs anciennes opinions. Je comprends la résistance de ces hommes-là à mon vœu ; mais la plupart des honorables membres qui siègent en face de moi sont entrés dans cette chambre uniquement comme les amis des fermiers, comme les protecteurs des intérêts agricoles, point comme des politiques. Eh bien ! que vous proposez-vous de faire ? Vous bornerez-vous à suivre l’honorable baronet dans son opposition à une enquête sur la condition et les souffrances de ceux-là mêmes qui vous ont envoyés ici ? Je vous dis que, si vous m’accordez un comité, je mettrai au grand jour la déception de la protection agricole. J’apporterai une telle masse de preuves, que lorsque les procès-verbaux de notre enquête seront publiés et répandus dans le monde, votre système de protection ne vivra pas plus de deux ans dans l’opinion publique… Non, je ne puis croire que les gentilshommes d’Angleterre ne soient que des tambours sur lesquels frappe un premier ministre pour leur faire rendre des sons creux et vides de sens, et qui n’aient point de voix ni de parole articulée pour leur propre compte. Non ! vous êtes l’aristocratie de l’Angleterre. Vos pères ont conduit nos pères ; vous pouvez nous conduire encore dans le droit chemin. Vous avez conservé, plus longtemps qu’aucune autre aristocratie, votre influence sur votre pays ; mais ce n’a pas été en repoussant l’opinion populaire, en vous dressant contre l’esprit du temps. Jadis, quand c’était dans les chasses et dans les batailles que se déployait la mâle vigueur des hommes, vos pères y brillaient les premiers… Vous avez toujours été des Anglais. Vous n’avez jamais manqué de fermeté ni de courage quand le sort vous a demandé d’en faire preuve. Ceci est une nouvelle ère ; c’est un âge de développement et de progrès social, non plus de guerres ou de jeux féodaux. Vous vivez dans un temps de travail et de commerce ; la richesse du monde entier vient se verser dans votre sein. Vous ne pouvez avoir à la fois les avantages commerciaux et les privilèges féodaux ; mais si vous voulez vous unir à l’esprit du temps, vous pouvez être ce que vous avez toujours été. Le peuple anglais regarde l’aristocratie et la gentry du pays comme ses chefs. Moi, qui ne suis pas l’un de vous, je n’hésite pas à vous dire qu’il y a en votre faveur, dans ce pays, une sorte de préjugé profond et héréditaire ; mais vous ne l’avez pas conquis et vous ne le conserverez pas en vous opposant à l’esprit du temps. Si vous restez indifférons aux nouveaux moyens d’employer la population qui habite vos terres, si vous faites obstacle aux progrès qui doivent unir de plus en plus les nations par les pacifiques relations du commerce, si vous luttez contre les découvertes qui donnent presque la vie à la nature matérielle, si vous prétendez arrêter les transformations décrétées par le sort, oh ! alors, vous ne serez plus la gentry d’Angleterre, et il s’en trouvera d’autres qui prendront votre place. Je vous avertis que vous êtes aujourd’hui dans une situation très critique. Il y a un soupçon général que, dans cette circonstance, vous vous êtes servis et joués des bons sentimens et de l’honnête confiance de vos commettans. Partout on doute et on se méfie de vous, voici le moment de montrer que vous n’êtes pas, comme on le dit, de purs politiques. Les politiques s’opposeront à ma motion, ils ne veulent pas d’enquête ; mais vous, venez avec moi dans ce comité. Je vous y donnerai une majorité de membres de votre parti. Je ne vous demande que de rechercher loyalement les causes de la détresse de votre propre population. Que ce soit mon principe ou le vôtre qui l’emporte, l’enquête aura produit un grand et bon résultat. »

L’effet de ce discours fut grand dans la chambre, et encore plus grand dans le pays ; la ligue contre les lois sur les céréales le répandit avec une profusion sans exemple ; on l’expédiait par ballots jusque dans les districts les plus reculés ; on le distribuait, on le colportait, on le lisait, on le commentait dans les meetings et dans les familles. Sir Robert Peel lui-même en fut ému, et quelques-uns de ses amis affirment que ce jour-là M. Cobden exerça sur lui une véritable influence. Il n’en persista pas moins à repousser la motion d’enquête, mais il persista aussi à se taire. Ce fut M. Sidney Herbert, et non le premier ministre, qui se chargea de répondre à M. Cobden ; il combattit l’enquête, surtout comme vaine et plusieurs fois déjà tentée sans autre effet que de propager les alarmes : « Au lieu de venir pleurnicher devant la chambre pour demander son aide, dit-il aux agriculteurs, aidez-vous vous-mêmes ! » Ce mot fut amèrement relevé quelques jours après par M. Disraeli. « L’honorable baronet, dit-il, qui est à la tête du gouvernement de sa majesté, a dit un jour qu’il était plus fier d’être à la tête des gentilshommes de campagne d’Angleterre que d’obtenir la confiance des souverains. Où sont maintenant les gentilshommes de campagne d’Angleterre ? Nous n’en entendons guère plus parler. Ils ont encore les plaisirs de la mémoire, ils ont été les premières amours de l’honorable baronet ; il ne se met plus, il est vrai, à leurs genoux ; il fait de grands efforts pour qu’ils se tiennent tranquilles : tantôt il se réfugie dans un silence arrogant, tantôt il les traite avec une froideur hautaine. S’ils connaissaient un peu mieux la nature humaine, ils comprendraient et ils se tairaient ; mais non, ils ne veulent pas. Que fait alors l’honorable baronet ? Forcé d’intervenir, il envoie son valet qui leur dit du ton le plus doux : — Ne venez pas pleurnicher ici ! — Voilà où en est le grand parti agricole, cette beauté à qui tout le monde a fait la cour et qu’un seul a trompée. Elle approche de la catastrophe. Pour moi, qui honore le génie, si nous devons avoir la liberté du commerce, j’aime mieux qu’elle soit proposée par l’honorable représentant de Stockport (M. Cobden) que par un homme qui, faisant du gouvernement conservateur une hypocrisie organisée, a trahi la confiance d’un grand peuple et d’un grand parti. »

Pour cette fois, Peel n’y tint pas ; il prit la parole, et après avoir brièvement repoussé les reproches contraires que lui adressaient tour à tour les deux partis : « L’honorable représentant de Shrewsbury (M. Disraeli) renouvelle, dit-il, une accusation que naguère il avait déjà élevée contre moi. Je retiens le pouvoir, dit-il, en oubliant mes principes et mes promesses des jours d’opposition. Lorsqu’en 1842 je proposai la réduction des tarifs, cette imputation me fut dès-lors adressée. L’honorable membre qui la répète aujourd’hui se leva et dit : — Ceux qui attaquent l’honorable baronet n’ont pas bien examiné les faits ; sa conduite est parfaitement conséquente et en accord avec les principes de liberté du commerce exposés par M. Pitt. Je rappelle ceci pour répondre aux personnes qui accusent les ministres de n’avoir professé leurs opinions actuelles que pour renverser le gouvernement et arriver eux-mêmes au pouvoir. — Tels étaient les sentimens qu’exprimait alors M. Disraeli. Je ne sais s’ils ont assez d’importance pour qu’on en entretienne la chambre ; ce que je sais, c’est que je faisais alors du panégyrique le même cas que je fais aujourd’hui de l’attaque. »

Les personnalités s’arrêtèrent là. Le débat s’engagea sur les nombreuses suppressions de droits à l’importation que prononçait le projet, et les agriculteurs défendirent ceux dont ils profitaient avec un égoïsme naïf et des détails d’économie domestique qui provoquèrent plus d’une fois des sourires mêlés de quelque dégoût. C’est une des difficultés du gouvernement représentatif qu’il met les intérêts personnels aux prises, dans toute leur nudité, avec les idées générales ou les passions généreuses qui leur demandent des sacrifices. Le public est enclin alors à se précipiter du côté des réformes, oubliant trop ce qu’il y a non-seulement de naturel, mais de légitime, dans cette résistance des possesseurs aux novateurs et des faits consacrés par le temps à des attaques qui souvent ne sont le fruit que de prétentions également intéressées. Le parti agricole se fit un tort réel par son âpreté à maintenir intacts les droits sur le beurre, le fard ou le fromage, et ses adversaires s’en prévalurent contre lui avec une ironie insultante, mais efficace. Dans l’une des réunions de la ligue à Covent-Garden, M. J. W. Fox avait violemment attaqué l’aristocratie ; il s’empressa de s’expliquer : « Ce que j’ai dit de l’aristocratie, je l’ai dit de quelques-uns de ses membres seulement, et non pas en tant qu’aristocrates, mais en tant que marchands. Si un homme tient une boutique d’épicier et vole le public, il ne doit pas être protégé parce qu’il se trouve être l’un des membres de l’aristocratie. C’est de cela que je me plains. Ces messieurs tiennent en effet une grande boutique d’épicier, et à propos de chaque article de leur magasin, ils cherchent comment ils pourront pervertir le pouvoir législatif de telle sorte que la communauté paie plus cher au profit de l’aristocratie. Un temps a été où tout commerce était regardé comme incompatible avec ce haut rang ; vos barons féodaux ne se faisaient aucun scrupule de voler à main armée, mais ils auraient repoussé avec mépris le vol à l’aide du faux poids d’un droit protecteur… Aujourd’hui que les nobles deviennent marchands et que les ducs trafiquent de toute sorte de denrées, se servant de la mémoire de leurs ancêtres pour faire de meilleurs marchés, nous avons bien le droit de nous récrier et de dire que ce n’est pas là agir loyalement envers les autres marchands du pays. Pour moi, je l’avoue, mon imagination ne sort plus de ce chaos ; je ne sais plus me figurer le duc de Richmond qu’avec sa couronne de duc sur la tête, un échantillon de blé dans sa poche, un saumon dans une main, une bouteille de whiskey dans l’autre, et la couronne de duc tombe dans la balance avec le saumon pour le faire payer plus cher à qui veut le manger… Vraiment il ne se peut pas que de si étranges incongruités, que cette dégradation de la dignité aristocratique et de l’honneur du pouvoir législatif couvrent les méfaits et fassent la fortune d’une classe de marchands. »

Rien n’est plus efficace que de divertir les hommes en servant leur passion et ce qu’ils regardent comme la justice ; les discours de M. J. W. Fox dans la salle de Covent-Garden avaient un immense retentissement, et contribuaient, autant que ceux de M. Cobden dans la chambre des communes, à rendre la ligue de jour en jour plus populaire et plus puissante. Ses efforts redoublaient avec ses succès ; elle instituait dans les villes manufacturières des cours publics pour répandre parmi les ouvriers les principes fondamentaux de l’économie politique ; elle ouvrait à Londres un grand bazar riche des offrandes qui lui venaient de tous les points des trois royaumes, de leurs colonies, des États-Unis d’Amérique, et elle réalisait en dix-sept jours, par les billets d’entrée ou par les ventes, une somme de 25,000 liv. sterl. (625,000 fr.). Dans plusieurs districts purement agricoles, des fermiers, des laboureurs formèrent des meetings, y racontèrent leur détresse, en discutèrent les causes, et finirent par proclamer bruyamment leur adhésion aux principes de la ligue et à ses malédictions sur la loi des grains. Au lieu de s’user en se prolongeant, le mouvement devenait chaque jour plus vif et plus général ; les campagnes se joignaient aux villes, les ouvriers aux maîtres, les paysans aux économistes. Il ne s’agissait plus d’une question locale dans le pays et spéciale dans la population ; la liberté du commerce devenait une passion démocratique aussi bien que scientifique, et, dans l’instinct du peuple comme dans le raisonnement des doctes, un intérêt national.

Dans cet état des esprits, sir Robert Peel s’efforçait en vain de se taire ; l’opposition relevait sans cesse la question qu’il ne savait encore comment résoudre, quoiqu’il se sentît plus impérieusement poussé chaque jour vers la solution. Le 26 mai 1845, lord John Russell proposa dans la chambre des communes huit résolutions qui touchaient à tous les sujets dont le public était préoccupé, à la loi des grains, à la liberté générale du commerce, à l’éducation publique, à la colonisation, au régime des pauvres dans les paroisses, exprimant sur toute chose des idées libérales, des tendances généreuses, ouvrant en tous sens des perspectives et prodiguant les espérances, mais sans indiquer aucune mesure précise, aucun terme fixe : vague manifeste d’une ambition noble et hardie pressée de saisir le pouvoir, et se promettant d’en bien user sans se rendre d’avance un compte bien exact de l’usage qu’elle en ferait et sans s’en inquiéter beaucoup. Quinze jours après, M. Villiers redemanda la complète abolition des lois sur les céréales, et malgré quelques réserves de langage, la plupart des whigs comme les radicaux, lord John Russell et lord Howick comme M. Cobden et M. Bright, appuyèrent vivement sa motion. En pesant ainsi sur sir Robert Peel, plusieurs d’entre eux croyaient le seconder, bien loin de lui déplaire ; hors des chambres, dans les réunions de Covent-Garden, ils s’en expliquaient ouvertement. « Sir Robert Peel, disait là M. Bright, sait parfaitement ce qu’il faut au pays… Il n’a pas passé près de quarante ans dans la vie publique, entendant tout ce qui se dit, lisant tout ce qui s’écrit, voyant presque tout ce qui se fait, sans arriver à cette conclusion que, chez une nation de 27 000 000 d’âmes, qui s’est accrue de 1 500 000 âmes depuis qu’il est arrivé au pouvoir en 184l, une loi qui refuse à cette population le supplément de nourriture que le monde pourrait lui donner ne saurait être maintenue, et que son gouvernement fût-il dix fois plus fort qu’il ne l’est, il faudra qu’il cède à l’irrésistible nécessité. Pour moi, d’après le dernier discours de sir Robert, je parierais volontiers qu’il médite la révocation des lois sur les grains. Il vient du même comté où la ligue a pris naissance ; sa fortune s’est faite par ces mêmes fins tissus de coton qui sont destinés à changer dans ce pays la face des choses. Il sort du commerce, et à moins que lui-même ne m’y force, je ne croirai jamais qu’aucun homme veuille, encore moins qu’il veuille, lui, descendre dans son tombeau ayant eu le pouvoir de rendre le commerce libre, et n’ayant pas eu la probité ni le courage de le faire. » M. J. W. Fox, dans sa verve passionnément ironique, allait encore bien plus loin : « Il y a, disait-il, une comédie, le Captif athénien, dans laquelle le héros vaincu et fait esclave est obligé de déposer d’abord son casque, puis son bouclier, puis son épée, pour tomber dans la condition servile. C’est ainsi que sir Robert Peel traite la loi des grains. Il lui enlève l’argument de l’indépendance nationale ; — c’est votre bouclier, mettez-le par terre ; — l’intérêt de classe, — c’est la plume sur votre casque, abaissez-la ; — l’heureuse influence sur les salaires et au profit des laboureurs ; — c’est votre épée, rendez-la. — Il dépouille ainsi successivement le monopole, comme le captif athénien, de toutes ses armes, avec cette différence que le captif athénien tombe dans la servitude, tandis que notre pays doit s’élever à la liberté commerciale. Sir Robert Peel ne laisse aujourd’hui aux lois qu’il a jadis si fermement défendues qu’une défense, une seule : « le système protecteur est vieux de cent cinquante ans. » Une si vieille loi devrait être un peu plus sage. Sir Robert force ce pécheur à cheveux gris à confesser toutes ses iniquités ; il a été un sophiste invétéré ; il a employé avec la nation toute sorte de charlataneries pour satisfaire son intérêt personnel ; il a causé toute sorte de privations et de souffrances… Son grand âge ne le sauvera pas ; le jour de sa condamnation arrivera… Ce n’est pas ici le lieu de discuter les caractères politiques au-delà du sujet particulier qui nous occupe. Je ne dirai donc pas mon opinion sur la carrière de sir Robert Peel, ni les raisons qui me feraient souhaiter que mon pays reçût ce grand bienfait d’une autre main que la sienne. Il y a aussi des raisons pour lesquelles il vaudrait mieux que lui, lui plutôt que tout autre homme, fût l’auteur de cette salutaire mesure, et qu’après avoir fait pénétrer les principes de la liberté du commerce dans les diverses parties de notre législation commerciale, il couronnât son œuvre par cet acte suprême… Toute mon animosité contre sir Robert Peel serait satisfaite, et j’aurais tiré de lui toute la vengeance que j’en désire, si en contemplant tous les biens qu’il aurait valus à son pays en lui donnant la liberté du commerce, il pouvait apprendre qu’un seul acte, un seul jour de justice vaut mieux que toute une vie de tactique parlementaire et de savoir-faire politique. »

Ce mélange d’hostilité et de concours, de duretés et de caresses, ne déplaisait sans doute pas à sir Robert Peel, et ne fut probablement pas sans influence sur ses résolutions dernières, quand l’heure en fut venue ; mais je n’aperçois pas que jusque-là sa conduite et son langage en aient reçu aucune modification. Il écarta par une sorte de question préalable, et avec une nuance de dédain moqueur, les huit thèses libérales que lord John Russell avait présentées à l’approbation de la chambre. « Je ne pense pas, dit-il, que le noble lord ait engagé la question de manière à arriver à quelque résultat utile… Il est très aisé de faire des promesses, de poser des principes larges et libéraux ; c’est quand on veut les transformer en mesures pratiques, que les difficultés se présentent. Je m’oppose à la résolution proposée, non-seulement parce qu’elle embrasse des sujets très divers qu’il vaut mieux traiter chacun séparément, mais parce qu’il ne convient pas que le parlement s’engage à réformer un régime paroissial, à établir un système d’émigration ou d’éducation, pour découvrir ensuite qu’on n’est ni prêt, ni d’accord sur les moyens d’exécution. » En repoussant l’abolition complète et immédiate des lois sur les grains, que demandait M. Villiers, Peel introduisit dans le débat des vues morales étrangères et supérieures aux principes stricts de liberté commerciale dont s’armaient ses adversaires, « Sous l’empire de la loi actuelle, il s’est établi, dit-il, entre le propriétaire, le fermier et le laboureur, des rapports qui ne sont pas uniquement fondés sur des considérations pécuniaires. Beaucoup de propriétaires de ce pays sont accoutumés à voir dans la terre qu’ils possèdent autre chose qu’une matière à de pures spéculations commerciales. D’après les principes que soutient l’honorable membre, il dirait, j’en ai peur : — que le propriétaire retire de sa terre tout ce qu’il pourra, c’est son droit ; — et d’après ce même principe, à l’expiration d’un bail, le propriétaire a le droit de louer sa terre aussi cher qu’il le peut. Je ne dis pas que, si vous abolissez les lois sur les grains, ce ne sera pas là un des moyens de surmonter les difficultés que rencontrera le propriétaire ; quand on aura soudainement appliqué aux produits de la terre les principes du commerce, peut-être faudra-t-il les appliquer aussi à la terre même. On ne tiendra plus compte alors des relations établies, peut-être depuis des siècles, entre le possesseur de la terre et la famille qui l’exploite : plus d’égards pour le laboureur ; que le propriétaire prenne l’homme qui lui fera le plus d’ouvrage pour ses dix ou douze shellings par semaine ; qu’il ne se soucie plus des vieux et des faibles, qui ne peuvent travailler comme les jeunes et les forts. Sous un point de vue purement commercial, la terre peut être ainsi possédée ; sous un point de vue social et moral, je le regretterais profondément : le caractère du pays en serait altéré, et il en résulterait pour la société des maux qu’aucun profit pécuniaire, aucune stricte application des principes commerciaux ne pourraient compenser. Je ne pousserai pas cela trop loin ; je ne dirai pas, parce que cela ne peut pas se dire, que l’agriculture doit être exempte de l’application graduelle des principes qui régissent d’autres intérêts… Ce que je dis, c’est que, depuis trois ou quatre ans que le pouvoir est dans nos mains, nous avons modifié nos lois commerciales selon les vrais principes, sans en excepter les lois sur les grains et toutes celles qui prohibaient l’importation des produits agricoles étrangers. Vous pouvez penser que nous n’avons pas poussé le principe assez loin ; mais en tout cas nous n’avons pas fait un seul acte qui n’ait tendu à l’abaissement graduel des droits purement protecteurs. Je demande la permission de persévérer dans la même voie. Je reconnais que l’expérience de ce qui est arrivé à l’égard des articles sur lesquels pesaient des droits élevés qui ont été abolis confirme le principe général ; mais, convaincu comme je le suis que, dans l’application de ce principe, il est nécessaire de procéder avec une extrême réserve, pour qu’il soit généralement et solidement accepté, je ne puis consentir à une proposition qui frappe la propriété foncière au nom de la pure liberté du commerce, sans tenir aucun compte d’aucune autre considération. »

Touchante perplexité d’un esprit sérieux et consciencieux entraîné dans le sens de sa propre pente par un grand flot d’opinion et de passion publique, et qui luttait péniblement contre ses adversaires, contre ses amis et contre lui-même, pour n’agir dans cette crise qu’avec mesure, patience et équité.

La session de 1845 touchait à son terme : près de sortir pour quelques mois de l’arène, les partis voulaient prendre leurs précautions mutuelles et préparer, pour la lutte prochaine, leurs moyens d’attaque ou de défense. Le 5 août, lord John Russell passa solennellement en revue les travaux et les résultats de la session qui finissait, sans conclure par aucune proposition importante et précise, uniquement pour atténuer les mérites du cabinet, faire ressortir ce qu’il y avait eu de défectueux ou d’incomplet dans ses actes, étaler ses embarras et mettre l’opposition en mesure de profiter des chances qui se laissaient entrevoir. L’Irlande et la loi des grains furent les deux points auxquels s’attacha particulièrement lord John, lourd fardeau qu’il s’appliqua à appesantir encore sur les épaules de son adversaire. Peel ne répondit point ; sir James Graham se chargea de la tâche et s’en acquitta avec prudence et convenance, sans compromettre par aucune affirmation ou dénégation absolue la politique future du cabinet. Une grave appréhension pesait sur tous les esprits ; la saison était mauvaise, les récoltes incertaines ; M. Villiers exhala sans ménagement les inquiétudes publiques en s’en armant contre le cabinet qui n’ouvrait pas aux moyens de subsistance toutes les portes, quand au dedans ils étaient près de manquer. Le cabinet garda le silence. Un conservateur obscur, M. Darby, essaya de rassurer la chambre : « il avait vu, dit-il, avec un profond regret une sorte de joie diabolique dans les paroles de quelques personnes à propos du mauvais temps ; il avait le plaisir d’annoncer à la chambre que depuis quelques jours le baromètre montait. Le rire éclata sur tous les bancs, et quatre jours après, le 9 août 1845, le parlement fut prorogé, attendant, disait-on, l’abrogation ou le maintien de la loi sur les grains des variations du baromètre.

Les craintes ne tardèrent pas à se réaliser, et le mal dépassa les craintes. Le temps demeura humide et froid. La moisson fut tardive et insuffisante. Atteintes d’une maladie soudaine et jusque-là inconnue, les pommes de terre manquèrent dans beaucoup de comtés en Angleterre et en Écosse, partout en Irlande. Dès le milieu de l’automne, la souffrance populaire était déjà grande, l’alarme universelle et passionnée. Tout le monde prévoyait la nécessité de vastes achats de blé à l’étranger ; mais comment y suffirait-on ? D’énormes capitaux étaient engagés dans les entreprises intérieures, surtout dans la construction de nouveaux chemins de fer. Des bills votés dans la dernière session en avaient autorisé pour une étendue de 284l milles (4 545 kilomètres) et pour une somme d’environ 48 millions de livres sterling. (1 milliard 180 millions de francs). Ces travaux devaient être exécutés en trois ans, ce qui exigeait par mois un capital de plus de 1 300 000 livres sterling (32 500 000 fr.). Des projets pour des entreprises analogues étaient dressés et prêts à être soumis aux chambres dans la session prochaine, s’élevant à plus de 100 millions de livres sterling (2 milliards 500 millions de francs). Une crise monétaire semblait imminente comme la disette. En vain les optimistes, par intérêt ou par penchant, soutenaient qu’on exagérait le mal ; les alarmes publiques s’aggravaient par leurs efforts mêmes pour les calmer. La Société centrale d’Agriculture, qui avait entrepris contre la ligue la défense du système protecteur, adressa à toutes les associations locales vouées au même intérêt une circulaire pour démentir les bruits accrédités sur l’insuffisance des récoltes, et exciter ainsi le zèle des partisans de la protection en ranimant leur confiance ; mais la ligue, qui s’était un moment ralentie, reprit aussitôt toute son ardeur. Dans un grand meeting tenu le 28 octobre à Manchester, M. Cobden, avec sa passion ordinaire, somma le gouvernement, c’est-à-dire sir Robert Peel, de sauver le pays menacé de la famine. « Voyez la Prusse, voyez la Turquie, voyez l’Allemagne, la Hollande, la Belgique ! ces gouvernemens n’ont pas attendu ; dès qu’ils ont vu le mal, ils ont ouvert leurs ports. Pourquoi le nôtre n’en fait-il pas autant ? Pourquoi attend-il des Turcs une leçon de christianisme et des Russes une leçon d’humanité ? Est-ce qu’il serait moins charitable qu’un divan musulman ? Est-ce que notre système constitutionnel serait moins humain que le despotisme moscovite ? Ou bien est-ce que notre premier ministre, notre sultan à nous, hésite dans la crainte de n’être pas appuyé par le pays ? S’il en doutait, nous sommes rassemblés ici pour lui donner notre concours… Il n’y a pas un homme au monde, fût-ce le Grand-Turc ou l’empereur de Russie, qui soit plus puissant que Robert Peel ne l’est en Angleterre… Il a entre les mains le pouvoir ; il est coupable et lâche s’il ne s’en sert pas. »

À la fin d’octobre et dans les premiers jours de novembre, le cabinet se réunit plusieurs fois. On sut qu’il avait examiné les rapports venus de toutes parts sur les produits réels des récoltes, sur la quantité de grains qui restaient encore dans le pays, sur les ressources que pouvait fournir l’étranger, sur la maladie des pommes de terre et l’état de la population en Irlande. Sir Robert Peel, disait-on, avait proposé diverses mesures ; mais il avait rencontré de graves dissentimens, trois de ses collègues seulement s’étaient rangés à son avis. Le cabinet se sépara. Rien ne fut fait, rien ne fut annoncé. On s’étonnait de son inaction et de son silence. Ses amis disaient qu’il ne voulait pas accroître les alarmes en les partageant ouvertement sans pouvoir y apporter un remède prompt et efficace ; mais peu de gens admettaient l’explication : les esprits ardens s’irritaient, les modérés persistaient à s’étonner.

Tout à coup parut dans les journaux une lettre adressée d’Edimbourg par lord John Russell à ses commettans les électeurs de la Cité de Londres, sous la date du 22 novembre, et conçue en ces termes :

« Messieurs,

« L’état actuel du pays sous le rapport de ses moyens de subsistance ne peut être considéré sans inquiétude. La prévoyance et des précautions hardies peuvent prévenir tout mal sérieux ; l’indécision et la procrastination peuvent amener un état de souffrance auquel on ne saurait penser sans effroi.

« Il y a trois semaines, on s’attendait en général à la convocation immédiate du parlement. L’annonce que les ministres étaient prêts à en donner le conseil à la couronne, à proposer aux chambres, dès leur première réunion, la suspension des droits à l’importation des grains, aurait fait expédier sur-le-champ des ordres dans les diverses parties de l’Europe et de l’Amérique, et mettre en route des grains pour la consommation du royaume-uni. Un ordre du conseil pour dispenser de l’observation de la loi n’était ni nécessaire, ni désirable. Aucun parti dans le parlement n’eût encouru la responsabilité de s’opposer à une mesure si urgente et si salutaire.

« Les ministres de la reine se sont réunis et séparés sans nous ouvrir aucune perspective d’un remède si opportun.

« C’est donc à nous, les sujets de la reine, de rechercher comment nous pouvons écarter ou du moins atténuer de grandes calamités.

« Deux maux appellent notre attention. Le premier est la maladie des pommes de terre, qui affecte gravement plusieurs parties de l’Angleterre et de l’Écosse, et fait en Irlande des ravages effroyables.

« On ne connaît pas bien encore l’étendue de ce mal ; chaque semaine révèle dans certains lieux des désastres inattendus, ou diminue ailleurs des alarmes excessives. Cependant il y a dans cette mauvaise récolte-là un mal particulier. Le premier effet d’une mauvaise récolte en blé est de diminuer les arrivages sur les marchés et d’élever les prix. De là résultent une diminution dans la consommation et un commencement de rareté qui ont cet effet que l’approvisionnement total se distribue plus également sur toute l’année, et qu’en définitive la souffrance est adoucie. Mais la crainte de voir éclater dans leurs pommes de terre cette maladie inconnue précipite les producteurs sur le marché, en sorte que nous avons à la fois une consommation rapide et une disette imminente, la rareté de la denrée et la vileté du prix, La souffrance publique en est fort accrue. Le mal dont il s’agit peut provenir ou de la mauvaise saison, ou d’une altération mystérieuse de la plante, ou d’un défaut soit de science, soit de soin dans la culture. Dans aucune hypothèse, le gouvernement n’est à accuser de la mauvaise récolte des pommes de terre, pas plus qu’il ne mérite des éloges pour les abondantes moissons dont nous avons joui naguère.

« Mais un autre mal, dont nous souffrons, est le fruit de la conduite des ministres et des lois du parlement. C’est la conséquence directe d’un acte voté il y a trois ans sur la proposition des conseillers actuels de la couronne. Par cette loi, l’importation des grains de toute sorte a été soumise à des droits très considérables. Ces droits sont combinés de telle sorte que plus la qualité du blé est inférieure, plus le droit est élevé ; quand le bon froment monte à 70 shellings le quarter, le prix moyen de toutes les espèces de froment est de 57 ou 58 shellings, et le droit de 14 ou 15 shellings. Ainsi le baromètre du blé marque le beau temps quand le vaisseau se courbe tous la tempête.

« Les écrivains qui ont traité de la législation des grains ont signalé depuis longtemps ce vice, sur lequel on avait appelé l’attention de la chambre quand elle délibérait sur cet acte.

« J’avoue que, sur ce sujet en général, mes idées ont subi, dans le cours de vingt ans, une grande modification. J’étais d’avis que le blé devait faire exception aux règles générales de l’économie politique ; l’observation et l’expérience m’ont convaincu qu’il faut s’abstenir de toute intervention dans la question des subsistances. Ni le gouvernement, ni la législature ne peuvent régler le marché des grains aussi heureusement que le fait la complète liberté de vendre et d’acheter.

« Je me suis efforcé pendant plusieurs années d’amener un compromis à ce sujet. En 1839, j’ai voté pour que la chambre, formée en comité, substituât un droit fixe modéré à l’échelle mobile. En 1841, j’ai annoncé l’intention où était le gouvernement d’alors de proposer un droit fixe de 8 shellings le quarter. Dans la session dernière, j’ai proposé un droit un peu moindre.

« Ces propositions ont été successivement rejetées. Le premier lord actuel de la trésorerie leur opposa en 1839, 1840 et 1841 d’éloquens panégyriques du système en vigueur, l’abondance qu’il avait amenée, la prospérité rurale qu’il avait répandue. Il combattit la réduction du droit protecteur, comme il avait combattu en 1817 et 1825 les garanties proposées pour la sécurité des intérêts protestans, comme il avait repoussé en 1830 la proposition de donner à Manchester, à Leeds et à Birmingham le droit d’envoyer des membres au parlement.

« La résistance à des concessions limitées doit avoir aujourd’hui le même résultat qu’elle a eu dans les cas que je viens de rappeler. Ce n’est plus la peine de lutter pour un droit fixe. En 1841, les partisans de la liberté du commerce auraient consenti à un droit fixe de 8 shellings par quarter, qui aurait pu être graduellement réduit et enfin aboli. Aujourd’hui l’établissement d’un droit quelconque, sans limite fixée et prochaine pour son extinction, ne ferait que prolonger une lutte qui a déjà produit assez de mécontentement et d’animosité. La tentative de rendre le pain rare et cher, quand il est clair qu’une partie au moins du prix additionnel sert à élever la rente du propriétaire, est profondément nuisible à une aristocratie qui, cette querelle une fois écartée, demeurera puissante par la propriété, puissante dans la formation de notre législature et dans l’opinion, puissante par ses anciennes relations dans le pays et par la mémoire de ses immortels services.

« Unissons-nous pour mettre fin à un système qui a été le fléau du commerce, le poison de l’agriculture, la source d’amères divisions entre les classes, une cause incessante de misère, de maladie, de mortalité et de crime parmi le peuple.

« Mais ce but ne peut être atteint que par la manifestation évidente du sentiment public. On ne saurait nier que beaucoup d’élections de villes en 1841, et quelques-unes en 1843, n’autorisent à dire que la liberté du commerce n’est pas populaire dans la grande masse de la communauté. Le gouvernement semble attendre quelque excuse pour abandonner la loi sur les grains. Que le peuple, par ses pétitions, ses adresses, ses remontrances, fournisse aux ministres l’excuse qu’ils cherchent. Que les ministres proposent dans les taxes publiques les modifications qui leur paraîtront le plus propres à rendre le fardeau plus juste et plus égal, qu’ils y ajoutent toutes les précautions que la prudence et les ménagemens les plus scrupuleux pourront leur suggérer ; mais demandons en termes clairs et positifs la suppression de tout droit à l’importation des objets qui servent à la subsistance et à l’habillement de la masse du peuple : c’est une mesure bonne pour tous les grands intérêts et indispensable pour le progrès de la nation,

« J’ai l’honneur, etc.

« J. Russell. »


A la lecture de cette lettre, tout le public s’émut, personne autant que sir Robert Peel. On lui reprochait ses changemens d’opinion, ses ménagemens populaires, ses évolutions parlementaires, et voilà le premier des aristocrates whigs, le chef de l’opposition, qui abandonnait ce qu’il avait soutenu pendant vingt ans, une certaine mesure de protection aux cultivateurs indigènes et un droit fixe au lieu de l’échelle mobile, pour passer brusquement dans le camp radical et réclamer l’entière liberté du commerce. Et parmi les lieutenans de lord John Russell, plusieurs, et des plus importans, lord Morpeth à Leeds, M. Macaulay à Édimbourg, faisaient la même démarche. Dans ce nouvel état des partis, quelles seraient à la session prochaine l’attitude et la force du cabinet ? Au milieu d’un mouvement ainsi accéléré et sous une pression à ce point aggravée, comment persister dans une politique mitoyenne et lente ? comment continuer de résister en cédant ?

Le 25 novembre 1845, sir Robert Peel réunit de nouveau ses collègues, et leur proposa le seul plan de conduite qui lui parût praticable. Le débat intérieur dura plusieurs jours. Le plus considérable des dissidens qu’avait rencontrés, un mois auparavant, sir Robert, le duc de Wellington, renonça à son dissentiment ; son grand sens et la fatigue de l’âge le dégoûtaient des résistances dont il prévoyait ou l’extrême péril ou la vanité, et il préférait à la prolongation du système protecteur, en tout cas énervé, l’union du cabinet et le maintien d’un gouvernement conservateur ; mais quelques autres, nommément lord Stanley, se refusèrent à rompre avec leur parti en abandonnant toute protection agricole. On crut un moment que sir Robert Peel avait entraîné le cabinet, et le 3 décembre le Times annonça que l’abolition des lois sur les céréales avait été résolue, que le parlement se réunirait incessamment pour en délibérer. Trois jours après au contraire, une solution bien différente avait eu lieu : le cabinet était dissous, sir Robert Peel avait remis sa démission à la reine, qui l’avait acceptée, et lord John Russell était appelé d’Édimbourg pour le remplacer. Le 8 décembre, sir Robert Peel, en se retirant, adressa à la reine la lettre suivante :

« Sir Robert Peel présente ses humbles devoirs à votre majesté, et sans autre motif que le désir de contribuer, s’il le peut, à soulager votre majesté dans ses embarras et à préserver les intérêts publics de tout dommage, il se permet d’expliquer à votre majesté, par cette communication confidentielle, la position où il se trouve et les intentions qui l’animent dans la grande question dont l’esprit public est si vivement préoccupé.

« Votre majesté peut, si elle le juge convenable, donner connaissance de cette communication au ministre qu’elle honorera de sa confiance comme successeur de sir Robert Peel.

« Le 1er novembre dernier, sir Robert Peel, délibérant avec ses collègues sur les rapports alarmans venus d’Irlande et d’autres districts du pays au sujet de la maladie des pommes de terre et de la disette qui en résultait, et cherchant les moyens de pourvoir à des éventualités qui, selon lui, n’étaient pas improbables, leur conseilla de recommander humblement à votre majesté la suspension temporaire, soit par un ordre du conseil, soit par un acte législatif, des droits à l’Importation des grains, et, dans les deux cas, la convocation immédiate du parlement.

« Sir Robert Peel prévoyait que cette suspension, pleinement justifiée par la teneur des rapports qu’il vient d’indiquer, amènerait forcément dans l’intervalle la révision des lois sur les grains.

« Si l’opinion de ses collègues eût été d’accord avec la sienne, sir Robert Peel était prêt à prendre la responsabilité de la suspension de ces droits et de la conséquence nécessaire qu’elle amenait, c’est-à-dire de la révision de toutes les lois qui restreignent l’importation des grains étrangers et des autres moyens d’alimentation, révision entreprise dans le dessein de diminuer graduellement ces restrictions et de les abolir un jour complètement.

« Il était disposé à demander que les lois nouvelles continssent formellement le principe de la réduction graduelle et de la suppression finale des droits à l’importation des grains.

« Sir Robert Peel est prêt à soutenir, comme homme privé, des mesures conformes en général à celles qu’il a conseillées comme ministre.

« Il serait inconvenant, de la part de sir Robert Peel, d’entrer dans des détails sur ces mesures.

« Votre majesté a bien voulu informer sir Robert Peel qu’elle avait l’intention d’inviter lord John Russell à se charger de la formation d’un cabinet.

« Le principe d’après lequel sir Robert Peel avait dessein de conseiller la révision des lois relatives à l’importation des moyens de subsistance est en général d’accord avec celui auquel se réfère lord John Russell dans le dernier paragraphe de sa lettre aux électeurs de la Cité de Londres.

« Sir Robert Peel se proposait de joindre à l’abolition des mesures restrictives dont il s’agit la suppression de certaines charges qui pèsent indûment sur les fonds de terre, et toutes les précautions que, selon les termes de la lettre même de lord John Russell, peuvent suggérer la prudence et les ménagemens les plus scrupuleux.

« Sir Robert Peel soutiendra les mesures fondées sur ce principe général, et emploiera toute l’influence qu’il peut avoir pour en assurer le succès. »


Arrivé à Londres le 10 décembre, lord John Russell, après s’être concerté avec ses amis, se rendit le lendemain auprès de la reine, à Osborne, à peu près décidé à décliner la mission dont elle voulait le charger. Il serait, lui dit-il, dans la chambre des communes en minorité de 90 à 100 voix ; mais la reine mit entre ses mains la lettre de sir Robert Peel : « Ceci change l’état de la question, » dit lord John, et il retourna sur-le-champ à Londres pour informer ses amis de ce nouveau fait et en délibérer avec eux. Des pourparlers s’établirent entre lui et sir Robert. Les whigs demandèrent à connaître avec précision et détail les mesures que Peel eût proposées, s’il fût resté ministre, pour mettre son principe à exécution. Peel répondit qu’il ne croyait pas devoir pousser ainsi jusqu’aux détails ses déclarations préalables. Lord John offrit de rédiger lui-même, d’une façon complète, son propre plan et de le communiquer à sir Robert Peel, pour s’assurer complètement aussi son approbation. Sir Robert déclina également cette proposition ; il avait clairement exprimé en principe la mesure à laquelle il promettait son concours, il ne pouvait aller plus loin. Les whigs auraient voulu que leur ancien rival se mît, pieds et poings liés, à leur service, et sir Robert Peel ne voulait pas se charger absolument du fardeau sous le nom et au profit de ses successeurs. Dans les grandes circonstances, cette lutte de manœuvres subtiles et toujours un peu obscures, sous des dehors de parfaite sincérité, est l’un des côtés faibles du gouvernement représentatif, et les grands caractères en surmontent seuls les embarras par des résolutions et des paroles simples, promptes et hardies. Je ne trouve pas que, dans leurs négociations à cette époque, ni sir Robert Peel ni les whigs aient déployé cette grandeur : les whigs prétendaient à trop de sécurité, et sir Robert à trop de liberté ; quand on parle de sauver les peuples, il faut accepter des chances plus douteuses et des sacrifices plus complets. Lord John Russell fit un pas ; forcé de reconnaître, comme il le dit lui-même plus tard à la chambre des communes, que les raisons de sir Robert Peel pour se refuser aux engagemens détaillés qu’on lui demandait étaient puissantes, il écrivit le 16 décembre à la reine une longue lettre où il exposait avec précision son plan de conduite dans la grande question à l’ordre du jour ; ce n’était point celui qu’avait indiqué sir Robert Peel dans sa lettre du 8 décembre, c’est-à-dire la suspension actuelle des droits à l’importation des grains, pour arriver, par une réduction graduelle, à une abolition définitive ; c’était l’abolition complète et immédiate de ces droits. « Si cette mesure, disait lord John, devait empêcher sir Robert Peel de prêter au gouvernement nouveau l’appui qu’il a si spontanément et si noblement offert, je me verrais obligé de décliner la tâche que m’a si gracieusement confiée votre majesté. » La reine communiqua le soir même cette lettre à sir Robert, qui répondit le lendemain qu’il tiendrait les promesses qu’il avait faites en quittant le pouvoir, pour concourir à la solution de la question des lois sur les céréales, mais qu’il ne croyait pas que son devoir lui permît d’aborder devant le parlement l’examen de cette importante question, lié par un engagement préalable tel que celui qu’on lui demandait. Lord John se décida à se contenter de cette déclaration, et dit à la reine qu’il était prêt à se charger de former un cabinet ; mais quand on en vint aux arrangemens définitifs et personnels, un obstacle, inattendu selon les uns, prévu selon les autres, et accepté volontiers pour sortir décemment d’une situation difficile, fit échouer la combinaison ; lord Howick, devenu tout récemment lord Grey par la mort de son illustre père, et le plus prononcé des whigs pour l’abolition complète et immédiate des lois sur les grains, se refusa formellement à entrer dans le cabinet, si lord Palmerston, dont il n’approuvait pas la politique extérieure, en faisait aussi partie. Lord John Russell ne crut pouvoir se passer ni de l’un ni de l’autre pour collègues, et le 20 décembre il déclara à la reine que, n’ayant pas réussi à amener entre tous ses amis un accord indispensable, il se voyait dans l’impossibilité de former un cabinet.

Je laisse parler ici sir Robert Peel lui-même, comme il le fit un mois après, le 22 janvier 1846, dans la chambre des communes, en expliquant sa conduite à travers ces incertitudes ministérielles : « Je restai, dit-il, jusqu’au samedi 20 décembre, dans la conviction que mes fonctions avaient cessé. Le jeudi 18, la reine me fit savoir que le noble lord s’était chargé de former une administration, et le 19 je reçus de sa majesté une gracieuse communication m’informant que, puisque mes relations avec elle étaient près de leur terme, elle désirait me voir encore une fois pour me dire un dernier adieu. Le lendemain samedi fut le jour fixé pour cette entrevue. Quand je me rendis auprès de la reine, je venais d’apprendre, grâce à la courtoisie du noble lord, que ses efforts pour former un cabinet avaient été vains, et la reine à mon arrivée eut la bonté de me dire que, bien loin de me donner mon congé définitif, elle avait à me demander de retirer ma démission. Elle était informée que ceux de mes collègues qui, avant notre retraite, n’avaient pas partagé mon avis déclaraient qu’ils n’étaient point prêts à former et qu’ils ne lui conseillaient pas de former un cabinet sur le principe du maintien du système protecteur. Le noble lord qui avait entrepris de constituer un gouvernement venait de lui écrire qu’il avait échoué dans sa tentative ; la reine me demanda donc de ne pas persister dans ma démission. Je n’hésite pas à dire que, sans balancer un moment, je répondis à la reine que je retournerais à Londres comme son ministre, que j’informerais mes collègues de ma résolution, et que je les presserais de se joindre à moi pour faire les affaires du pays Mon noble ami lord Stanley m’exprima le regret de ne pouvoir me seconder dans la rude tâche que j’entreprenais ; mes autres collègues pensèrent que c’était leur devoir de me prêter leur concours. J’ai dit à la chambre dans quelles circonstances et par quels motifs je suis rentré au pouvoir. »

À en juger de loin, sur les apparences et d’après mes instincts personnels, je serais tenté de dire qu’il y rentrait dans des circonstances favorables et avec de bonnes chances pour rallier, par quelque heureuse transaction, ce grand parti conservateur, que pendant dix ans il avait si habilement travaillé et réussi à former, à qui il avait rendu et de qui il avait reçu le pouvoir, et dont la désorganisation devait le désoler. C’était pour lui une bonne fortune que lord John Russell se fût prononcé, comme M. Cobden, pour l’abolition immédiate et complète des lois sur les céréales ; sir Robert Peel se retrouvait ainsi dans cette situation de modérateur et d’arbitre qu’il avait toujours cherchée, et qui était naturellement la sienne. Il avait à demander aux conservateurs de grands sacrifices, mais ce n’étaient pas les sacrifices extrêmes ; il ne voulait que la suspension actuelle des droits sur les grains pour arriver, par une réduction progressive et dans un temps fixé, qui pouvait être plus ou moins long, à une suppression définitive. Les whigs et les radicaux étaient bien plus exigeans. Les conservateurs se voyaient ainsi placés entre une réforme soudaine, absolue, et l’une de ces réformes mesurées et graduelles qu’au milieu des plus grands mouvemens d’intérêt ou d’opinion le gouvernement, l’aristocratie et le peuple anglais ont su tant de fois accepter et accomplir.

Mais ni le parti conservateur, ni l’opposition whig ou radicale, ni la population, ni sir Robert Peel lui-même n’étaient cette fois en humeur de se conduire avec cette sagesse prévoyante qui pense à tout, tient compte de tout, et s’inquiète de maintenir la bonne politique générale, même quand une idée unique et fixe règne comme une épidémie et domine les esprits.

Je trouve dans un discours très bref, prononcé le 9 février 1846 dans le premier débat sur la nouvelle législation commerciale de sir Robert Peel, par un membre obscur de la chambre des communes, M. Hope, représentant de Maidstone, cette explosion de mécontentement encore plus que de dissidence : « Nous sommes venus ici, mardi dernier, pour apprendre quels étaient les changemens qu’avait à nous proposer l’honorable baronet, et quels motifs l’y avaient déterminé. Quel a été l’argument par lequel l’honorable baronet a soutenu ses mesures pour la liberté du commerce ? Il a dit qu’elles étaient d’accord avec les principes de la vraie politique conservatrice. Qu’entend l’honorable baronet par ces mots : « vraie politique conservatrice ? » Le torysme est quelque chose de palpable, le whiggisme est quelque chose de palpable ; la protection, le commerce libre, sont quelque chose de palpable : tous ces mots ont un sens clair ; mais quel est le sens de cet étrange nouveau mot : conservatisme ? mot qui est né depuis 1832, lorsque le vieux parti tory, divisé et démembré, ne savait comment se réunir sous une seule et même bannière. Qu’est-ce que ce conservatisme, qui n’est animé de l’esprit ni du torysme, ni du whiggisme, mais de l’esprit « de la vraie politique conservatrice ?… » Il y a eu jadis un ministre très puissant ; c’était bien longtemps avant que la chambre des communes devînt ce qu’elle est aujourd’hui, dans un temps où le gouvernement de l’Angleterre appartenait à la couronne, et ce ministre gouvernait la couronne comme les ministres gouvernent aujourd’hui le parlement. Un mot, un petit mot, qui échappa à ce ministre, causa sa ruine ; le pouvoir de Wolsey ne survécut pas longtemps à cette expression : « Moi et mon roi. » L’influence de l’honorable baronet pourrait bien ne pas survivre longtemps à l’usage trop fréquent de sa phrase favorite : « Moi et mon parti. » On a évidemment compté que les honorables membres élus à cette chambre à cause de leurs principes favorables au système protecteur suivraient partout leur chef ; on y a compté à ce point qu’ils ont été amenés à la chambre des communes, comme nous y sommes venus mardi dernier, sans qu’on leur eût même fait une politesse qu’ils recevaient autrefois quand on avait à leur faire des propositions d’une bien moindre importance, la politesse de leur donner quelque légère idée de la mesure qui devait être soumise au parlement. Il n’y a pas longtemps encore qu’on observait envers nous cette courtoisie ; j’ai été l’un des membres qui, en 1841, ont été appelés à savoir quelque chose de ce qui devait prendre place dans l’adresse ; mais aujourd’hui un changement complet dans tout le système commercial de l’empire a été proposé ici sans que le moindre vent en fût venu jusqu’à nous, sans que nous sussions un mot de ce qui nous attendait, comme s’il se fût agi d’une bulle de savon ou d’une morsure de puce. Voilà ce qu’on appelle la vraie politique conservatrice ! »

Ainsi éclataient les inconvéniens du caractère de sir Robert Peel, et de ses façons d’être et d’agir, comme chef de parti, dans un régime libre. Ce politique si judicieux, ce tacticien si habile, ce financier consommé, ce raisonneur merveilleusement instruit des faits, cet orateur souvent si éloquent et toujours si puissant ne savait pas vivre intimement avec son parti, y faire pénétrer d’avance ses idées, l’animer de son esprit, l’associer à ses desseins comme à ses succès, au travail de sa pensée comme aux chances de sa fortune. 11 était froid, taciturne, solitaire au milieu de son armée, presque au sein de son état-major même. C’était sa maxime qu’il valait mieux faire des concessions à ses adversaires qu’à ses amis. Le jour vint où il eut à demander à ses amis de grandes concessions, non pour lui-même, qui n’en cherchait point, mais pour l’intérêt public, qu’il avait fortement à cœur. Il les trouva froids à leur tour, point préparés, étrangers aux transformations qu’il avait lui-même subies. Il fut hors d’état de les leur faire partager, et de les amener à une transaction nécessaire. Il avait combattu dix ans comme chef d’opposition et cinq ans comme chef de gouvernement à la tête du parti conservateur. Sur 360 membres qui s’étaient rangés autour de lui en 1841, à l’ouverture du parlement, à grand’peine en décida-t-il 112 à voter avec lui en 1846, dans la question à laquelle il avait lié son sort.

Mais à Dieu ne plaise que j’impute aux seules imperfections d’un homme supérieur l’imparfait succès de ses desseins ! Les défauts du parti conservateur se révélèrent en même temps, et bien plus graves que ceux de son chef. Depuis quatre ans, le parti grondait sourdement et se détraquait sous le poids des efforts et des sacrifices que lui demandait sir Robert Peel, efforts contre ses préjugés et ses goûts, sacrifices d’amour-propre ou d’intérêt. Le collège de Maynooth, les mesures d’équité envers les catholiques, les dissidens et les juifs, la double révision des tarifs, tant d’autres réformes utiles, mais importunes à de vieilles habitudes de conscience ou de domination, avaient épuisé ce que le gros du parti conservateur possédait d’esprit libéral et d’impartialité éclairée. Quand arriva la question des grains, sa sagesse était à bout. De toutes les innovations qu’on lui imposait, celle-là était la plus onéreuse : elle s’attaquait aux intérêts privés, les frappant dans le présent et les inquiétant dans l’avenir, on ne savait pas bien à quel point. Les intérêts privés se défendirent avec l’obstination de l’égoïsme aristocratique ; ils ne tinrent nul compte des atténuations qu’apportait sir Robert Peel au dommage qu’il leur faisait subir. Ils n’étaient pas seuls atteints par ses mesures : pour la plupart des produits manufacturés comme des denrées agricoles, il abandonnait le système protecteur, et les fabricans de Manchester ou de Leeds étaient mis aux prises, aussi bien que les gentilshommes de comté, avec la concurrence étrangère ; mais, pour les principales sortes de grains, au lieu d’abolir immédiatement et absolument les droits à l’importation, il se contentait de les réduire, et l’entière abolition ne devait s’accomplir qu’au bout de trois ans. Il accordait à l’agriculture, sur diverses dépenses et taxes locales, des dégrèvemens et des encouragemens qui n’étaient pas sans valeur. Les intérêts froissés traitèrent ces ménagemens avec un dédain courroucé et repoussèrent la solution de sir Robert Peel, comme ils auraient repoussé celle des radicaux. Ils pouvaient invoquer à leur appui des principes plus nobles que leurs prétentions pécuniaires, l’esprit de conservation et la fidélité de parti ; ils s’enveloppèrent de ce drapeau, sincères dans leur mensonge et convaincus qu’en se défendant ils défendaient la moralité politique et l’ordre dans l’état. Quiconque lira attentivement ces longs débats sera frappé du peu de place que tient dans les discours des conservateurs opposans la question même. Sir Robert Peel avait parmi eux deux habiles et éloquens adversaires, M. Disraeli et lord George Bentinck : le premier dit à peine quelques mots du fond des mesures, c’est sur la conduite et le caractère politique de sir Robert qu’il dirige tous ses coups brillans et perçans comme l’acier ; lord George Bentinck se préoccupe davantage du mérite économique et des motifs des propositions. Cet homme de courses et de plaisirs a étudié soigneusement les faits et les discute minutieusement, étalant avec complaisance les fruits de ses études nouvelles et passionnées ; mais c’est toujours par les considérations d’honneur et de fidélité politique qu’il commence et termine ses attaques. Sincèrement convaincu des avantages du système protecteur, qu’il défend dans l’intérêt public comme dans celui de son parti, c’est pourtant à la métamorphose, à la défection, à la trahison de sir Robert Peel qu’il revient sans cesse, averti par l’instinct de la lutte que, de toutes ses armes, celle-là est la meilleure, et qu’il sert mieux sa cause par les sentimens qu’il soulève que par les argumens qu’il expose.

Sir Robert Peel suit une marche exactement contraire : c’est à la question même qu’il ramène constamment ses adversaires et ses auditeurs ; les circonstances qui ont déterminé ses propositions, les effets qu’elles doivent produire pour le bien-être du peuple, leur utilité pour l’état en général et pour le parti même qui les repousse, tel est le fond des trois grands discours qu’il prononça les 22 janvier, 16 février et 27 mars 1846 dans ce solennel débat. La politique pure et désintéressée y domine ; c’est l’homme public qui s’adresse à des hommes publics, uniquement préoccupé de leur faire bien connaître les nécessités publiques au nom desquelles il s’est résolu aux mesures que, dans l’intérêt public, il leur demande de sanctionner. Point de personnalités aggressives ni défensives ; au lieu de s’y prêter, il les écarte formellement. « Deux questions, dit-il, ont attiré l’attention de la chambre : l’une, comment un parti doit être conduit ; l’autre, par quelles mesures peut être adoucie une calamité publique imminente, et quels principes doivent régler à l’avenir la politique commerciale d’un grand empire. C’est sur la première de ces questions qu’a principalement porté ce débat. Je n’en méconnais pas l’importance ; mais elle est, aux yeux du public, très inférieure à la seconde. Je me défendrai peu sur la question de parti. J’admets volontiers que, pour des intérêts de parti, les mesures que nous discutons sont les pires que je pusse proposer. J’admets aussi qu’il est malheureux que l’affaire des lois sur les grains se trouve placée entre mes mains ; il eût été très préférable que ceux-là eussent le mérite, s’il y a mérite en ceci, de régler cette affaire, qui ont été les constans et conséquens adversaires de ces lois… J’étais prêt à les seconder par mon vote et par toute l’influence dont j’aurais pu disposer… J’admets encore qu’il est naturel que les hommes qui m’ont toujours soutenu me retirent aujourd’hui leur confiance ; la marche que j’ai adoptée est contraire, je le sais, aux principes qui président en général au gouvernement d’un parti. Je leur demande seulement s’il est probable que j’eusse sacrifié leur bonne opinion et leur appui, si je n’avais été dominé par les plus pressantes considérations de devoir public… Malgré ce qui s’est passé dans ce débat, malgré l’âpreté de quelques paroles, je rendrai au parti qui m’a soutenu jusqu’à ce jour pleine justice ; j’ai eu l’occasion de connaître les motifs déterminans de la conduite des hommes qui m’entouraient, et quoiqu’ils me menacent de la perte de leur confiance, je dis hautement, parlant d’eux en masse et comme d’un grand corps, que je ne crois pas qu’il y ait jamais eu un parti gouverné par de plus purs et plus honorables sentimens… Mais je réclame pour moi-même, que je sois simple particulier ou homme public, le droit de céder à la force du raisonnement et d’agir d’après les lumières d’une plus complète expérience. On peut croire qu’il y a quelque chose d’humiliant dans de tels aveux ; je ne sens aucune humiliation. Je n’ai pas, dans la capacité de l’homme pour décider, par voie d’intuition, de ce qui est vrai ou faux, tant de confiance que j’éprouve aucun embarras à reconnaître que je me suis trompé. Je me sentirais humilié si, ayant changé d’avis, je refusais d’en convenir, de peur d’être accusé d’inconséquence. La seule question est de savoir si les motifs du changement sont sincères et suffisans. »

Nul homme public pourtant n’est couvert, par la conscience, le patriotisme ou le dédain, d’une si forte cuirasse qu’il ne ressente enfin les coups répétés qui lui sont portés, et c’était bien plutôt par excès de susceptibilité que par superbe indifférence que sir Robert Peel se refusait à cette arène. Il y entra un moment : « Je trouve dur, dit-il, de m’entendre accuser sans cesse d’infidélité aux intérêts de mon pays ou à tel intérêt particulier… J’entends dire et redire que j’ai contracté des obligations personnelles à raison du grand pouvoir que j’ai l’honneur d’exercer ; j’y ai été élevé, dit-on, par un parti, et le parti qui m’y a élevé est assez puissant pour m’en faire descendre… Entendons-nous, je vous prie, et je ne parle pas pour moi seul, mais aussi pour les hommes honorables de partis divers qui m’ont précédé dans ce haut rang, entendons-nous sur la nature des obligations que nous contractons en y montant… J’ai servi quatre souverains, George III et ses trois successeurs… Je les ai servis dans des temps difficiles… Je les ai servis avec une invariable fidélité, et j’ai dit à chacun d’eux qu’il n’y avait qu’une faveur, une distinction, une récompense que je désirasse et qu’ils pussent m’offrir, leur simple déclaration que j’avais toujours été pour eux un loyal et fidèle ministre. Je vous dis là en quoi consistent, selon moi, les obligations imposées aux hommes revêtus du pouvoir… Croyez-moi, le gouvernement de ce pays est une tâche difficile ; je puis le dire sans offense : les institutions anciennes sont, comme l’organisation de notre propre corps, une œuvre merveilleuse et délicate à faire trembler. Il n’est pas aisé de maintenir l’union active d’une vieille monarchie, d’une aristocratie fière et d’un corps électoral réformé. J’ai fait tout ce que j’ai pu, tout ce que j’ai cru conforme à la vraie politique conservatrice pour faire marcher ensemble ces trois élémens de l’état. J’ai cru qu’il était conforme à la vraie politique conservatrice de répandre parmi le peuple assez de satisfaction et de bonheur pour que la voix de la désaffection ne se fît plus entendre et pour bannir les pensées d’attaque à nos institutions. C’était là mon but en acceptant le pouvoir, fardeau trop grand pour ma force physique et bien au-dessus de mes forces intellectuelles ; en être honorablement déchargé serait le plus grand bienfait que je pusse recevoir. Tant que l’honneur et le devoir me le commanderont, je serai prêt à porter ce fardeau, mais je ne le subirai pas avec une autorité mutilée et garrottée ; je ne resterai pas au gouvernail pendant des nuits de tempête, comme celles que j’ai vues, s’il n’est pas permis au vaisseau de suivre la direction que je croirai devoir lui imprimer. Je ne me chargerai pas de le diriger aujourd’hui d’après des observations faites en 1842… Je ne demande point à être ministre d’Angleterre ; mais tant que j’aurai l’honneur d’occuper ce noble office, je ne l’occuperai point à titre servile ; je ne le garderai qu’autant que nulle autre obligation ne me sera imposée que celle de consulter l’intérêt public et de pourvoir à la sûreté de l’état. »

Ce sont là, de la part de sir Robert Peel, les traces les plus saillantes d’émotion personnelle que je rencontre dans ce débat. Le 16 février, après avoir pendant plusieurs heures défendu sa mesure dans tous les détails et sous tous les aspects, avec une habileté consommée, au moment de se rasseoir, il s’abandonna à d’autres émotions plus désintéressées et plus grandes : « Cette nuit prononcera, dit-il, entre le progrès vers la liberté et le retour à la prohibition ; vous choisirez cette nuit la devise où se manifestera la politique commerciale de l’Angleterre ; sera-ce : « Avance » ou « recule ? » Lequel des deux mots convient le mieux à ce grand empire ? Considérez notre position, les avantages que nous ont accordés Dieu et la nature, la destinée qui nous attend. Nous sommes placés à l’extrémité de l’Europe occidentale, comme le principal anneau qui lie l’ancien au nouveau monde. Les découvertes de la science et les perfectionnemens de la navigation nous ont mis à dix jours de Saint-Pétersbourg et nous mettront bientôt à dix jours de New-York. Une étendue de côtes plus grande, en proportion de notre population et de la superficie de notre sol, que n’en possède aucune autre nation, nous assure la force et la supériorité maritime. Le fer et le charbon, ces nerfs de l’industrie, donnent à nos manufactures de grands avantages sur celles de nos rivaux. Notre capital surpasse celui dont ils peuvent disposer. En invention, en habileté, en énergie, nous ne cédons à personne. Notre caractère national, les institutions libres sous lesquelles nous vivons, notre liberté de pensée et d’action, une presse sans entraves qui répand rapidement les découvertes et les progrès, toutes ces circonstances nous placent à la tête des nations qui se développent mutuellement par le libre échange de leurs produits. Est-ce là un pays qui doive redouter la concurrence, un pays qui ne puisse prospérer que dans l’atmosphère artificielle de la prohibition ? Choisissez votre devise : « Avance » ou « recule… » Je vous conseille de donner aux autres pays l’exemple de la libéralité. Agissez ainsi, et vous aurez assuré au grand corps de notre peuple de nouvelles garanties de satisfaction et de bien-être. Agissez ainsi, et vous aurez fait tout ce que peut faire la sagacité humaine en faveur de la prospérité commerciale. Vous pouvez échouer. Vos mesures peuvent être inefficaces. Elles ne sauraient vous donner la certitude que la prospérité de l’industrie et du commerce continuera sans interruption. Les mauvaises saisons, les hivers sombres, les temps de détresse peuvent revenir ; il se peut que vous ayez à offrir de nouveau au peuple anglais les vaines expressions de votre sympathie et de pressans conseils de résignation patiente. Interrogez vos cœurs, et répondez-moi à cette question : Est-ce que vos assurances de sympathie seront moins consolantes et vos exhortations à la patience moins efficaces, si à cette époque, de votre libre consentement, les lois sur les grains ont cessé d’exister ? Est-ce que ce ne sera pas pour vous une satisfaction de penser que par votre propre volonté vous vous êtes déchargés de la pesante responsabilité de régler la somme et le prix des subsistances ? Est-ce que vous ne vous direz pas alors, avec une joie profonde, qu’aujourd’hui, à cette heure de prospérité comparative, sans céder à aucune clameur, à aucune crainte, si ce n’est à cette crainte prévoyante qui est la mère de la sûreté, vous avez prévenu les mauvais jours, et que, longtemps avant leur venue, vous avez écarté tout obstacle à la libre circulation des dons du Créateur ? »

Volontaire ou involontaire, empressée ou arrachée, l’admiration fut générale ; les radicaux se livrèrent à la leur avec transport : « L’honorable baronet, s’écriait M. Bright, a prononcé hier un discours plus puissant et plus admirable que de mémoire d’homme il n’en a été entendu dans cette chambre ; je l’ai observé à sa sortie, pendant qu’il retournait chez lui, et pour la première fois je lui ai envié ses sentimens. » Et s’adressant aux conservateurs : « C’est vous qui l’avez porté au pouvoir. Pourquoi ? Parce qu’il était le plus capable de votre parti. Vous le disiez tous ; vous ne le nierez pas aujourd’hui. Et pourquoi était-il le plus capable ? Parce qu’il avait une grande expérience, des connaissances profondes et une honnête sollicitude pour le bien du pays… C’est quelque chose que d’avoir à répondre de l’exercice du pouvoir : portez vos regards sur les populations du Lancashire et du Yorkshire, et malgré toute votre vaillance, et quoique vous parliez sans cesse de lever le drapeau de la protection, demandez-vous vous-mêmes s’il y a dans vos rangs des hommes qui veuillent aller occuper ce banc où siège l’honorable baronet à la condition de maintenir la loi sur les grains. Je les en défie ! »

Je crois que M. Bright avait raison, et qu’au point où l’affaire en était venue, les plus hardis des conservateurs opposans n’auraient pas osé se charger du gouvernement aux conditions qu’ils voulaient imposer à sir Robert Peel. Ils n’en persistèrent pas moins dans leurs exigences et leurs violences. C’est l’une des fautes les plus communes de l’opposition de réclamer avec passion ce qu’elle ne tenterait pas d’accomplir, se donnant ainsi, aux yeux des honnêtes gens sensés, le tort d’une imprévoyance frivole ou d’une hypocrisie ambitieuse. Mieux placés pour être conséquens et francs sans colère, les whigs, dans tout le cours du débat, appuyèrent loyalement sir Robert Peel ; ils y avaient peu de mérite : il faisait à la fois les affaires de leurs principes et celles de leur ambition ; il dissolvait son parti sans enlever aux chefs whigs le leur. De part et d’autre la conduite et le langage furent parfaitement vrais ; les whigs n’intervinrent dans la discussion que rarement, pour bien constater que leur adhésion était aussi ferme que nécessaire, mais sans prendre, au-delà de la question des grains, aucun engagement, en évitant avec soin tout ce qui eût pu faire croire, entre eux et sir Robert Peel, à une alliance systématique et générale. « On répète souvent, dit lord John Russell, que l’honorable baronet réussira mieux que nous ne l’aurions pu à faire adopter ces mesures ; je répète à mon tour que c’est avec notre aide et à cause de la conduite que nous tenons. J’y dois insister pour que justice soit rendue aux personnes qui votent avec moi. Si l’honorable baronet a l’honneur d’établir un système de liberté commerciale qui mettra le pauvre en état d’obtenir pour son travail un meilleur salaire, qui augmentera la demande pour les productions de notre pays, qui ouvrira les voies au perfectionnement moral du peuple comprimé jusqu’ici par l’insuffisance de ses moyens de bien-être ; — si c’est à l’honorable baronet que reviendra la gloire d’une mesure accompagnée de si grands et si salutaires effets, ayons du moins, nous, le sérieux contentement de nous être unis, en dehors du pouvoir, au ministre de la couronne pour assurer son triomphe… Dans le cours de notre administration passée, nos motifs n’ont pas toujours été justement appréciés, et nos mesures n’ont pas toujours obtenu, de ceux qui étaient alors nos adversaires politiques, un impartial examen. »

Sir Robert Peel ne se trompa point sur le sens de cet amer souvenir, et prit soin lui-même de dégager envers lui les whigs de tout autre lien que leur rapprochement spécial et momentané. « On me raille, dit-il, on me répète que mes jours comme ministre sont comptés. Je n’ai pas proposé cette mesure pour prolonger mon existence ministérielle, mais pour écarter une grande calamité nationale et pour faire triompher un grand intérêt public. On me demande souvent pour combien de temps je crois pouvoir compter sur l’appui des honorables membres qui siègent en face de moi, et dont les votes peuvent seuls me faire espérer que ce bill sera adopté. Je n’ai aucun titre à la confiance et au concours de ces honorables membres. Si mon plan réussit, je reconnais que je le devrai à leurs suffrages. Je ne dis point ceci comme homme privé, ni par aucun motif d’intérêt personnel : je sens et je reconnais, comme homme public, toute l’obligation que j’aurai aux honorables membres pour leur loyale adhésion à cette mesure et pour le soin qu’ils ont mis à déjouer tous les embarras qu’on a essayé de lui susciter ; mais hors de là nos dissidences demeurent les mêmes. Si la mesure passe, notre union temporaire cesse ; je n’ai nul droit d’attendre d’ailleurs des honorables membres aucun appui, aucun ménagement, et je le dis hautement, je ne ferai pour me les concilier aucun sacrifice sur ce que pourra exiger de moi mon devoir public. »

Au milieu de cette franchise mutuelle, après dix-neuf jours de lutte acharnée, la chambre des communes adopta, à 98 voix de majorité, le plan complet de sir Robert Peel. Dans ce dernier vote, parmi les 329 membres qui votèrent pour le bill, on comptait 106 conservateurs fidèles à sir Robert et 223 whigs ou radicaux ; 222 anciens conservateurs et 6 voix éparses repoussèrent obstinément la mesure.

Portée le 18 mai à la chambre des lords, elle y fut aussi ardemment contestée ; pendant onze jours, tous les faits, tous les argumens, tous les intérêts, toutes les passions qui avaient été aux prises dans la chambre des communes se déployèrent sur ce nouveau théâtre, avec moins d’emportement et de personnalité, le chef ennemi n’était pas là, mais avec d’autant plus d’insistance que là les adversaires de la mesure pouvaient prétendre au succès. Cinquante-trois des nobles lords prirent part à la discussion, lord Stanley et lord Ashburton à la tête des opposans, — lord Brougham, lord Grey, lord Clarendon et lord Lansdowne, les premiers parmi les défenseurs du plan libéral. Le troisième jour du débat sur la seconde lecture du bill, le duc de Wellington prit la parole : « Mylords, dit-il, je sais avec combien de désavantages je m’adresse aujourd’hui à vous. Je viens, comme ministre de la couronne, vous demander l’adoption d’une mesure très déplaisante, je le sais, pour beaucoup d’entre vous, avec qui j’ai constamment agi dans la vie politique, sur la bonne opinion de qui j’ai toujours compté, et dont j’ai eu la bonne fortune d’obtenir à un degré rare l’approbation… Je vous trouve pleins de préventions contre moi à raison de la conduite que j’ai tenue, conduite que je suis peu capable de justifier devant vos seigneuries, mais que je me suis cru obligé de tenir, et que je tiendrais encore demain si j’avais de nouveau à en délibérer. Je suis au service de sa majesté. Je suis lié à sa majesté et aux souverains de ce pays par des liens de reconnaissance dont je n’ai pas besoin de vous parler longtemps. Peut-être est-il vrai, mylords, et certainement il est vrai que, dans une telle situation, je ne dois être d’aucun parti, et qu’aucun parti ne doit compter sur moi. En tout cas, au mois de décembre dernier, je me suis cru tenu, par mon devoir envers ma souveraine, de reprendre mon siège dans ses conseils, et de ne pas refuser mon concours au gouvernement de mon très honorable ami sir Robert Peel, sachant bien qu’il ne pouvait faire autrement que de proposer au parlement une mesure de ce genre, la mesure même sur laquelle vous délibérez… Je vous ai dit les motifs qui m’ont fait agir, mylords ; ils m’ont satisfait moi-même, et je serais très peiné s’il restait à ce sujet quelque blâme dans l’esprit de quelqu’un d’entre vous… Maintenant je ne veux pas ce soir, la dernière fois peut-être où je me hasarderai encore à vous donner un avis, je ne veux pas manquer de vous dire le mien quant au vote que vous avez à émettre dans cette occasion Mylords, considérez un peu, je vous prie, par quelle voie et dans quel état cette mesure arrive devant vous… Elle a été recommandée dans îe discours du trône ; elle a été adoptée par une majorité notable de la chambre des communes… C’est un bill sur lequel les deux autres branches de la législature sont d’accord ; si la chambre des lords le rejette, elle sera seule. Mylords, je vous demande la permission de vous rappeler que plus d’une fois je vous ai dit que vous ne deviez jamais vous mettre dans cette situation… Vous avez une grande influence sur l’opinion publique, vous devez avoir une grande confiance dans vos propres principes ; mais, sans la couronne ou la chambre des communes, vous ne pouvez rien… Que vos seigneuries me permettent de les conduire un pas plus loin et de leur faire voir quelles seront les conséquences immédiates du rejet de ce bill. Un autre cabinet sera, je crois, formé ; mais soit qu’il se forme ou non un autre cabinet, vos seigneuries ne peuvent se flatter de n’avoir pas à délibérer de nouveau sur la même mesure. La rejetterez-vous une seconde fois ? Tiendrez-vous le pays pendant deux ou trois mois encore plongé dans ce débat ? Je sais que le but des nobles lords opposés à ce bill est d’arriver à la dissolution du parlement ; ils désirent que le pays soit appelé à examiner la question, et qu’on voie si la nouvelle chambre des communes agréera ou non la mesure. Mylords, si vous avez, dans le résultat des élections futures, tant de confiance, elles doivent se faire, par le cours ordinaire et légal des choses, dans un an d’ici ; laissez au parlement qui viendra alors à décider quel parti il voudra prendre à l’expiration du bill même qui vous occupe, car ce bill ne doit durer que jusqu’en 1849 ; ne forcez pas la reine à dissoudre aujourd’hui le parlement. Vous pouvez ou rejeter le bill et avoir sur-le-champ ces élections que vous paraissez désirer si vivement, ou accepter le bill et remettre au parlement prochain la question de savoir s’il voudra le repousser ou le reproduire, quand le bill tombera de lui-même en 1849. C’est entre ces deux partis que vos seigneuries ont à choisir. »

Soit effet de l’influence et de l’argument du duc de Wellington, soit que la chambre des lords, ce qui est probable, eût déjà son parti pris, elle suivit le conseil qu’il lui donnait et accepta la seconde lecture du bill à 47 voix de majorité.

Cinq semaines après, le 25 juin, la chambre des communes discutait un bill de répression contre les actes de violence et de désordre en Irlande, déjà adopté par la chambre des lords sur la proposition de lord Saint-Germans. Sous l’empire du désappointement populaire qui avait suivi l’agitation suscitée pour le rappel de l’union des deux royaumes, et au milieu des alarmes ou des souffrances de la disette, les attentats contre la sûreté des personnes et la paix publique s’étaient multipliés dans une progression effrayante. Portés au chiffre de 1 495 en 1844, ils s’étaient élevés en 1845 à 3 642, et ce nombre croissait toujours. Dans cinq comtés surtout, Tipperary, Clare, Roscommon, Limerick et Leitrim, toute sécurité personnelle avait disparu. Pour des observateurs étrangers aux engagemens et aux passions de parti, la nécessité du bill était évidente ; le gouvernement le plus décidé à redresser les griefs qui pèsent sur les peuples doit commencer par réprimer les attentats qui détruisent la société. La discussion n’en fut pas moins vive ; les whigs et les radicaux repoussaient le bill, plus irritant, disaient-ils, qu’efficace. Le cabinet et Peel lui-même le soutinrent énergiquement, et la première lecture fut adoptée à 149 voix de majorité. Fidèles à leurs principes, presque tous les conservateurs, adversaires ou adhérens du cabinet dans la question des grains, votèrent ce jour-là pour le bill irlandais ; mais quand on approcha de la seconde lecture, les conservateurs opposans, de plus en plus courroucés, résolurent de saisir cette occasion pour venger leur injure en renversant le cabinet, et lord George Bentinck, se surpassant lui-même en violence, annonça hautement cette résolution, « Nous avons coutume, dit-il, d’entendre dire au très honorable baronet qu’il ne consentira point à être ministre par tolérance ; il faut qu’il soit étrangement aveuglé par les flatteries de ceux qui l’approchent, pour ne pas voir que déjà il n’est plus ministre que par tolérance, ballotté d’un côté à l’autre, recourant tantôt aux honorables opposans qui siègent en face de moi, tantôt aux amis qui m’entourent, soutenu uniquement par les quarante janissaires qu’il paie et par quelque soixante-dix renégats, dont la moitié, en l’appuyant, s’empressent d’en rougir. Puisque telle est la condition du gouvernement, il est grand temps pour nous de témoigner efficacement ce que nous en pensons en votant contre lui dans la mesure même que nous débattons… Il est temps que le pays apprenne, non, le pays n’a pas besoin de l’apprendre, mais il est temps que l’Europe apprenne, que le monde apprenne que les hommes maintenant au pouvoir sont des traîtres, et qu’ils ne représentent point les sentimens du peuple anglais… Il est temps que les honorables membres qui ont profité de la trahison du très honorable baronet, quoique, si j’en juge d’après ce que je leur entends dire, ils détestent le traître, il est temps, dis-je, maintenant qu’ils ont assuré, comme ils en avaient le droit, le succès de ses mesures, il est temps qu’ils montrent ce qu’ils pensent de sa conduite ; il est temps qu’en mettant, comme nous le pouvons, les ministres de sa majesté en minorité et en les chassant du pouvoir, nous leur fassions porter la peine de leur déloyauté politique, de leur trahison envers leurs commettans, et du déshonneur qu’ils ont attiré sur le parlement et sur le pays. »

Interpellé par M. Sidney Herbert et quelques autres membres, lord John Russell se défendit, pour son parti et pour lui-même, de toute entente préalable, de toute trame concertée avec lord George Bentinck et ses amis ; mais il se déclara toujours opposé au bill d’Irlande et décidé à repousser la seconde lecture comme la première. Plusieurs radicaux firent la même déclaration. On en était là le 25 juin, et le débat durait depuis six jours, lorsqu’au milieu de la séance les messagers de la chambre des lords entrèrent dans la salle des communes, apportant plusieurs bills que les lords venaient d’adopter ; le bill sur l’importation des grains était du nombre, le speaker l’annonça, et de vives acclamations rompirent le silence de curiosité qui s’était fait dans la chambre à l’entrée des messagers. La discussion continua. A la fin de la séance, M. Cobden prit la parole : « Je ne viens point traiter la question, dit-il, mais j’ai quelques mots à dire sur le sens du vote que nous allons émettre. Je me rencontrerai ce soir, probablement en majorité, avec d’honorables membres qui ont voté pour la première lecture de ce bill… Je ne dirai rien des motifs qui les déterminent à voter différemment aujourd’hui ; mais comme il y a là une combinaison qui peut paraître étrange et exciter les soupçons du pays, je tiens à m’en expliquer clairement, et en le faisant je rendrai probablement service à d’autres membres qui ne veulent pas plus que moi accepter pour leur vote le sens que l’honorable représentant de Lynn (lord George Bentinck) attache au sien. Le noble lord nous a dit franchement que le but de la majorité qui va se former était de faire justice du très honorable baronet pour sa politique pendant cette session. Il a dit, si je ne me trompe, que tout honnête homme devait vouloir punir le traître, quoique la trahison pût plaire à quelques-uns… Je répudie, pour moi et pour beaucoup d’autres honorables membres, cette fausse et injuste interprétation de notre vote. Nous agirions en contradiction choquante avec l’opinion populaire, nous lui ferions outrage si nous acceptions une telle apparence envers le très honorable baronet qui a fait réussir une des mesures les plus populaires qu’ait jamais tentée aucun ministre, et au moment même où cette mesure nous arrive triomphante d’une autre enceinte… L’honorable baronet attache, à ce qu’il paraît, au bill que nous discutons tant d’importance, qu’il est résolu à rester ministre ou à tomber selon le sort de ce bill. Je n’ai rien à voir dans ses desseins ; … mais j’ai à dire contre le sentiment du noble lord (lord George Bentinck) que, si l’honorable baronet se retire à cause de ce vote, il emportera avec lui l’estime et la reconnaissance d’une population infiniment plus nombreuse que n’en a jamais vu autour de lui aucun ministre précipité du pouvoir. Il montre une grande modération en ne se prévalant pas de la force qu’il possède dans le pays pour prendre au mot ses adversaires et en appeler au jugement du pays. S’il ne le fait pas, je suis sûr que j’exprime le sentiment du peuple, non-seulement des électeurs, mais spécialement des classes ouvrières, en offrant à l’honorable baronet, en leur nom comme au mien, mes profonds remerciemens pour l’infatigable persévérance, l’inébranlable fermeté et la grande habileté avec lesquelles, pendant ces six derniers mois, il a conduit à travers cette chambre une des plus magnifiques réformes qui aient jamais été accomplies chez aucune nation. »

Personne ne prit la parole après M. Cobden. On vota, et la réunion des trois classes d’opposans, les whigs, les radicaux et les conservateurs irrités, mit sir Robert Peel dans une minorité de 73 voix. Un profond silence accueillit ce résultat ; les plus charmés du succès n’osaient s’en montrer fiers. Sir Robert, en sortant, fut accueilli par des acclamations. Un illustre voyageur musulman, le fils aîné de Méhémet-Ali, Ibrahim-Pacha, qui assistait ce jour-là à la séance de la chambre des communes, eut dans l’espace d’une heure le double spectacle du triomphe et de la défaite du premier ministre d’Angleterre, contraste étrange dont il demanda probablement et ne comprit peut-être pas très bien l’explication.

Que se passait-il à ce moment dans l’âme de sir Robert Peel ? Était-il content ou triste, fier ou abattu ? Ressentait-il plus vivement son triomphe ou sa défaite ? Regrettait-il le pouvoir qu’il perdait avec tant d’éclat ? J’incline à croire qu’au fond du cœur sa satisfaction était grande, car deux sentimens, très puissans en lui, étaient satisfaits, l’orgueil et le désir du repos dans la victoire. Cet athlète si fort, et qui avait tant combattu, avait, si je ne me trompe, peu de goût pour la lutte ; elle froissait péniblement sa dignité susceptible et un peu solennelle. Cet acteur politique depuis l’enfance ne connaissait guère dans la vie publique aucun plaisir d’intimité, et se repliait volontiers dans les affections et les joies de la vie domestique, que Dieu lui avait accordée grande et douce. Depuis quelque temps d’ailleurs, un peu de lassitude physique et morale le gagnait ; quoiqu’il n’eût jamais déployé plus de vigueur d’esprit et de volonté, on remarquait que son regard était moins vif, sa démarche moins ferme, et on démêlait dans son accent quelques nuances de mélancolie. Quelles circonstances lui eussent jamais été plus favorables pour la retraite ? Elle était à la fois obligée et glorieuse. Il sortait vainqueur du pouvoir, qu’il n’eût pu garder qu’en subissant des embarras et des échecs continuels, ou en affrontant pour son pays et pour lui-même, par la dissolution du parlement, les chances redoutables de ce grand vent démocratique dont il n’avait connu jusque-là que le souffle propice. Pour que rien ne manquât à l’honneur de son cabinet expirant, il reçut à ce moment même la nouvelle que le différend entre l’Angleterre et les États-Unis sur la possession du territoire de l’Orégon était réglé, et que le sénat comme le président américain avaient accepté le projet de convention dressé et envoyé six semaines auparavant à Washington par lord Aberdeen. Au dedans, la plus grande bataille que sir Robert Peel eût jamais engagée était gagnée ; au dehors, toutes les questions qu’il avait trouvées en suspens étaient résolues. Il léguait, en se retirant, la victoire à sa cause et la paix à son pays.

Le 29 juin 1846, cinq ans après le vote de non-confiance qui avait renversé en 1841 le cabinet whig, et quatre jours après le rejet du bill sur la répression des désordres d’Irlande, le duc de Wellington et sir Robert Peel viennent annoncer, l’un à la chambre des lords, l’autre à la chambre des communes, que la reine avait accepté les démissions du cabinet et chargé lord John Russell de former une nouvelle administration. Le duc de Wellington se borna à déclarer le fait en invitant la chambre des lords à continuer de siéger, mais uniquement pour les affaires courantes, jusqu’à ce que le nouveau cabinet fût entré en fonctions. Sir Robert Peel jeta un coup d’œil en arrière sur les grandes questions qu’il avait été appelé à traiter, rappela les grandes raisons qui avaient déterminé sa conduite, se félicita des résultats qu’il avait obtenus, remercia ses adversaires d’avoir loyalement accepté la décision du parlement sur des mesures qu’ils avaient eu plein droit de blâmer et de combattre, expliqua pourquoi il ne se permettait pas, dans la pensée de conserver le pouvoir, la dissolution de la chambre, et après avoir raconté en détail, avec une satisfaction amicale pour lord Aberdeen et des égards très bienveillans pour les États-Unis d’Amérique, la conclusion de l’affaire de l’Orégon : « J’ai accompli, dit-il, la tâche que m’imposait mon devoir public. Je n’ai rien dit, j’espère, qui puisse ranimer aujourd’hui des controverses que je désire écarter. Quoi qu’on puisse penser de l’étendue du péril dont nous menaçait la disette de l’un des principaux moyens de subsistance, je puis dire avec vérité qu’en proposant les mesures de politique commerciale qui lui ont enlevé la confiance de beaucoup d’hommes honorables dont il avait jusque-là obtenu l’appui, le gouvernement de sa majesté n’a été animé par aucun autre motif que le soin des intérêts du pays. Nous avons voulu le soustraire à des dangers que nous jugions imminens, et mettre fin à un conflit qui, dans notre conviction, aurait bientôt amené une collision violente entre les grandes et puissantes classes de cette société. Le désir de garder le pouvoir n’est entré pour rien dans nos propositions ; nous savions bien que, soit qu’elles réussissent ou qu’elles échouassent, elles auraient pour issue certaine la chute du cabinet. Peut-être convient-il à l’intérêt public que telle en ait été en effet l’issue. Il est naturel que beaucoup de nos amis nous aient retiré leur confiance. Quand des ministres proposent des mesures contraires en apparence aux principes qu’ils ont soutenus jusque-là, et s’exposent ainsi au reproche d’inconséquence, peut-être est-il bon, pour le pays et pour l’honneur des hommes publics, que cette conduite leur attire ce qui en semble le châtiment convenable, la perte du pouvoir. Je ne m’en plains donc point. Il vaut infiniment mieux perdre le pouvoir que le garder sans une complète certitude de la confiance de la chambre.

« J’ai dit naguère, et sincèrement, qu’en proposant nos mesures de politique commerciale, je ne voulais nullement enlever à d’autres le mérite qui leur en revient ; je dirai, pour les honorables membres qui siègent en face de moi, comme je le dis pour moi-même et mes amis, que ce n’est ni à eux ni à nous qu’appartient l’honneur de cette œuvre. Des partis en général opposés se sont unis, cette union et l’influence du gouvernement ont amené le succès de nos mesures ; mais le nom qui doit être et qui sera placé en tête de ce succès n’est ni le nom du noble lord qui dirige le parti dont nous avons eu le concours, ni le mien ; c’est le nom d’un homme qui, par des motifs très purs, je crois, et avec une infatigable énergie, a fait appel à notre raison à tous, et nous a forcés de l’écouter par une éloquence d’autant plus admirable qu’elle était sans prétention et sans ornement : c’est le nom de Richard Cobden !

« Je termine ici les observations que mon devoir me commandait d’adresser à la chambre. Je la remercie de la faveur avec laquelle elle a bien voulu m’écouter dans ce dernier acte de ma carrière officielle. Dans peu d’heures probablement, le pouvoir que j’ai tenu cinq ans passera dans les mains d’un autre, sans regret, sans plainte de ma part, avec un souvenir bien plus vif de la confiance et de l’appui que j’ai obtenus pendant plusieurs années que de l’opposition que j’ai rencontrée naguère. En quittant le pouvoir, je laisserai un nom sévèrement blâmé, je le crains, par beaucoup d’hommes qui, sans intérêt personnel, uniquement en vue du bien public, déplorent amèrement la rupture des liens de parti, convaincus que la fidélité aux engagemens de parti et le maintien des grands partis sont de puissans et essentiels moyens de gouvernement. Je serai aussi sévèrement blâmé par d’autres hommes qui, aussi sans intérêt personnel, adhèrent au principe de la protection, le regardant comme nécessaire à la prospérité du pays. Je laisserai un nom détesté des monopoleurs, qui, par des motifs moins honorables, réclament la protection dont ils profitent. Peut-être laisserai-je un nom qui sera quelquefois prononcé avec des expressions de bienveillance dans les demeures de ceux dont le lot en ce monde est le travail, qui gagnent leur pain à la sueur de leur front, et qui se souviendront de moi quand ils répareront leurs forces par une nourriture abondante et franche d’impôt, d’autant plus douce pour eux qu’aucun sentiment d’injustice n’y mêlera plus son amertume. »

Les applaudissemens éclatèrent de toutes parts. Après une longue et confuse émotion de la chambre, lord Palmerston et M. Hume, l’un avec une convenance habile, l’autre avec un abandon sincère, adressèrent à sir Robert Peel les témoignages d’une estime pleine d’admiration. La chambre s’ajourna au 3 juillet. Sir Robert Peel sortit, s’appuyant sur le bras de sir George Clerk, représentant de Stamford et son ami. Une grande foule encombrait la place ; tous se découvrirent à sa vue, ouvrirent leurs rangs pour le laisser passer, et l’accompagnèrent en silence jusqu’à la porte de sa maison. Le 3 juillet 1846, quand la chambre reprit ses séances, le cabinet whig, sous la direction de lord John Russell, était en possession du pouvoir.

GUIZOT.
(La fin à un prochain n°.)
  1. Voyez les livraisons du 15 mai et du 1er juillet 1856.
  2. C’est-à-dire des études classiques et supérieures.
  3. Pour 35 000 000 de livres sterl. (875 000 000 de fr.) sur un total de 44 000 000 de livres (1 100 000 000 fr.), d’après les données statistiques de l’année 1843.