Soixante ans de souvenirs/I/15

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Hetzel (p. 273-277).


CHAPITRE XV

UN POST-SCRIPTUM


Je n’ai pas eu le courage d’interrompre ce récit d’une vie si poétique et si pathétique, même pour laisser parler l’artiste elle-même, mais, j’ai besoin d’y ajouter maintenant quelques fragments de lettres, qui seront une sorte de pièce justificative, un garanti ressemblant, mis au bas du portrait.

J’ai dit qu’elle portait légèrement son art et sa gloire. Or voici ce que je lis, dans une lettre datée de Naples, en 1834, deux ans avant sa mort : « Je suis la plus heureuse des femmes ! L’idée de changer de nom me fait tant de bien ! Ma santé est parfaite, et quant à ma fatigue du théâtre, c’est, pour moi, un sorbet ! »

Dans une autre lettre elle ajoute, avec la singularité d’expressions qui lui était propre : « Ma voix est stentoresque, mon corps felstaffique, mon appétit cannibalien. »

L’annulation de son mariage avec M. Malibran fut la grande affaire de sa vie. Elle la poursuivit pendant plusieurs années, au milieu de mille angoisses. Son ardent désir était de quitter ce nom qu’elle avait illustré, et d’en reporter tout l’éclat sur l’autre nom, déjà illustre, qu’elle aspirait à prendre. Elle y réussit, grâce aux soins intelligents de dévoués de M. Cottinet, avoué, le père de M. Edmond Cottinet, notre spirituel confrère, qui a déjà montré tant de talent, et qui en a encore en réserve plus qu’il n’en a montré.

Les lettres de Mme Malibran à Mme Cottinet sont pleines des plus vives et des plus tendres expressions de reconnaissance. Ce cœur, si affectueux, dont j’ai parlé, s’y montre tout entier : « Jamais de ma vie, dit-elle, je n’oublierai les chers êtres qui se sont intéressés à moi comme à leur propre fille ! N’est-ce pas que je suis presque votre fille ? Et en même temps votre sœur ? Et en même temps votre amie ? Tout cela ensemble ! Ah ! que c’est bon de vous le dire ! »

Puis plus loin :

« Au milieu de toutes mes alternatives d’espérance et de crainte, je pense à vous, et cela me rend le courage. »

J’ai parlé de ses accès de mélancolie. Ils naissaient, à la fois, de son imagination, de ses pressentiments et des douloureuses circonstances où sa vie était engagée.


Avril 1831.

« Combien de femmes m’envient ! Qu’ont-elles à m’envier ? C’est ce malheureux bonheur.

« Savez-vous ? Mon bonheur, c’est Juliette ! Il est mort comme elle, et moi je suis Roméo, je le pleure.

« J’ai dans mon âme un ruisseau de larmes dont la source est pure, elles arroseront les fleurs de mon tombeau lorsque je ne serai plus de ce monde. Peut-être l’autre me donnera une récompense là-haut !

« Chassons les idées lugubres ! dans ce moment elles sont cadavéreuses… La mort est à la tête d’elles ; bientôt à la mienne…

« Pardon, je m’égare ; je pleure et me soulage en vous faisant dépositaire de mes plus secrètes pensées…

« Vous ne m’en voulez pas, n’est-ce pas ?

« Non, vous ne le pouvez.

« Venez me dire vous-même que vous me plaignez. Venez de suite. ― Nous causerons, nous serons dans l’autre monde ; je fermerai ma porte à celui-ci. »


J’ai parlé de sa grâce d’esprit. Est-ce que les lignes suivantes ne le disent pas mieux que moi ?


« Vous avez raison, apportez le journal allemand, nous le lirons ensemble, on n’est pas trop de deux pour lire un journal allemand. Par exemple, je crois bien que nous le laisserons sur la table, car nous ferons mieux que de le lire, nous en inventerons un, celui du petit monde où nous vivons… vous savez lequel. Adieu, je me sauve, je me sauve du papier, que me tenterait d’écrire à n’en plus finir. Savez-vous pourquoi je suis si gaie ? C’est qu’il fait beau, et je sens qu’il fait printemps dans moi. »


J’ai parlé de sa vaillance. Voici une lettre écrite après la révolution de Juillet :


Norwich, août 1830.

« Je suis contente, fière, glorieuse, vaine du dernier point, d’appartenir aux Français ! (Elle était née à Paris.) Vous pleurez d’avoir été absent ? Il n’y a pas de jour que je ne sois désolée, moi femme, de n’avoir pas eu une jambe cassée dans la mêlée de cette cause de l’âge d’or ! N’est-ce pas le vrai âge d’or, que de se révolter pour sa liberté, et de rejeter, en même temps, même l’apparence d’une usurpation sur les autres peuples ! Je vous assure qu’en pensant à Paris, je sens mon âme s’élever ! Croyez-vous que des soldats armés de fusils auraient pu m’empêcher de crier : Vive la liberté ? On me dit que tout n’est pas encore tranquille en France, écrivez-le-moi ; j’irais ! je veux partager le sort de mes frères ! La charité bien ordonnée, dit-on, commence par soi-même ! eh bien, les autres sont mon soi-même. Vive la France ! »


A ces citations, que je pourrais prolonger, j’ajouterai seulement un dernier trait qui complétera la ressemblance.

La violence de son père avait jeté bien souvent des orages dans leur affection. Ils étaient brouillés mortellement et séparés depuis longtemps, quand Garcia arriva à Paris, déjà vieux et aigri. Une représentation s’organise au théâtre Italien. On lit sur l’affiche : Othello. M. Garcia jouera Othello ; Mme Malibran, Desdemona. J’assistais à cette soirée. Je n’ai jamais vu attente publique plus frémissante ! Garcia paraît, puis la Malibran, puis Lablache qui représentait le père. Fut-ce la présence de sa fille ? Je ne sais, mais le vieux lion retrouva tous les sublimes rugissements de sa puissante voix ! Elle-même, électrisée, bouleversée par ce rapprochement si plein de pathétiques amertumes, rencontra au premier acte, dans le délicieux duo avec la nourrice, dans le finale, des accents d’une mélancolie désespérée, qui étaient comme un écho anticipé de la romance du Saule, et, ce premier acte achevé, le rideau tomba au milieu d’un véritable délire d’applaudissements. Je dis le rideau tomba… n’allons pas si vite. Dans le finale, Othello était placé à la droite du spectateur, tout près de la coulisse, et Desdemona, du côté gauche, à la même place. Or, pendant que le rideau tombait, quand il ne fut plus qu’à une très petite distance du plancher, je vis les pieds de Desdemona se tourner vivement et courir vers les pieds d’Othello. Un rappel formidable éclate, le rideau se relève, ils paraissent ensemble, seulement ils étaient presque aussi noirs l’un que l’autre. En se jetant dans les bras de son père, Desdemona s’était marbré le visage de la couleur d’Othello, sa figure à lui avait déteint sur elle ! C’était comique ! eh bien, personne n’eut la pensée de rire. Le public, à demi instruit, comprit ce que ce spectacle avait de touchant, ne vit pas ce qu’il avait de grotesque, et applaudit avec transport ce père et cette fille réconciliés par leur art, par leur talent, par leur triomphe ; ils s’étaient embrassés en Rossini !