Aller au contenu

Soixante ans de souvenirs/I/17

La bibliothèque libre.
Hetzel (p. 331-381).


CHAPITRE XVII

EUGÈNE SUE


I

Il y a une vingtaine d’années, je trempais, moi quinzième, depuis deux heures et demie, dans la piscine commune de Plombières. N’avez-vous jamais admiré quelle imagination diabolique ont les médecins ? Ceux de Plombières prétendent que rien n’active n’efficacité thérapeutique des eaux, comme l’agglomération dans la même cuve de quinze ou vingt personnes, différentes d’âges, de tempérament, de maladies, de sexe… ; oui, de sexe ! car une seconde cuve, placée dans la même salle, et soudée à la cuve masculine par un petit isthme de marbre, réunit hommes et femmes dans une immersion de plusieurs heures ! En vérité, pour que le corps humain résiste à de pareilles épreuves, il faut que Dieu l’ait construit en prévision des médecins.

Nous étions donc tous assis dans l’eau sur nos bancs de marbre, appuyés à nos dossiers de marbre, enveloppés dans nos longues chemises de laine blanche comme des chartreux, mélancoliques et calculant ce que notre plongeons devrait encore durer de temps, quand tout à coup me vint l’idée de jeter, au milieu de la conversation, comme une sorte de rébus, la question suivante : Est-il possible que deux hommes aient une même sœur et ne soient pas parents ? Un notaire, assis près de moi, répondit immédiatement : « Cela ne se peut pas. » Un avocat, après un moment de réflexion, dit : « Cela ne se peut pas ! » Et toute la cuvée reprit en chœur : « Cela ne se peut pas ! ― Cela se peut si bien, répliquai-je, que je connais deux hommes dans cette situation, et ces deux hommes sont Eugène Sue et moi. » Exclamations, doutes… « Prouvez-nous cela ! – Cherchez. » Ils cherchèrent, ils ne trouvèrent pas, et alors, me tournant vers un garçon : « Donnez-moi l’ardoise où vous inscrivez les douches. ― Qu’allez-vous faire ? ― Appeler le dessin à mon aide pour ma démonstration. Regardez donc et écoutez. » Je pris l’ardoise et j’y dessinai la figure suivante :

« Qu’est-ce que cette géométrie ? s’écrièrent-ils tous. ― Je vous l’ai dit, ma démonstration. A et B représentent M. Sue et Mlle Sauvan, c’est-à-dire le mari et la femme ; C représente leur fille, Flore Sue.

M. Sue et Mlle Sauvan divorcèrent.

— Ah ! s’exclama le notaire ! vous ne nous aviez pas dit cela !

— C’était à vous de le trouver. D’ailleurs, maintenant que je vous l’ai dit, comprenez-vous ?

— Non, pas encore.

— Alors, écoutez.

« D représente le même M. Sue, mais épousant cette fois une seconde femme représentée par E ; et de leur mariage naît un fils figuré par la lettre f, cette f n’est autre qu’Eugène Sue.

« G représente Mlle Sauvan, mais femme cette fois de J, c’est-à-dire de M. Legouvé, desquels sort k, autrement dit votre serviteur, E. Legouvé.

« Eugène Sue et Ernest Legouvé ont donc la même sœur, mais ils ne sont pas parents, car s’il y a deux lignes diagonales qui remontent de chacun d’eux à Flore Sue, il n’y a pas de ligne transversale qui les unisse. »

Ce petit problème généalogique, à la discussion duquel nos voisines prirent part, nous conduisit gaiement jusqu’à l’heure de la délivrance, et l’on se sépara à huit heures du matin, les uns pour aller ce coucher, les autres pour aller ce promener. Je montai, moi, dans les bois qui conduisent à la fontaine Stanislas, et j’y fus bientôt rejoint par un de mes compagnons de cuvée qui me dit : « Je cours après vous ; je voudrais continuer l’entretien, causer avec vous d’Eugène Sue ; apprendre de vous comment il travaillait, ce qu’il était…

— Que me demandez-vous là ? J’aurais trop long à vous en dire.

— Tant mieux, ce n’est pas le temps qui nous manque, et fut-il jamais un lieu plus propre à une promenade péripatétique ?

— Eh bien, soit, j’y consens : d’abord, chez E. Sue, la vie du romancier ressemble à un roman, et les métamorphoses de son talent font penser à un acteur qui change de rôle à chaque acte dans une même pièce ; puis s’y mêle plus d’une curieuse question d’art ; enfin, un souvenir personnel qui m’est très cher, le nom d’un être que j’ai tendrement aimé, se rattachent à l’origine de notre amitié.

— Quelle fut donc cette origine ?

— Sue et moi, nous avons été très liés, mais nous n’aurions jamais dû l’être. Nos pères ne s’aimaient guère, vous le devinez sans peine, et tout nous tenait éloignés l’un de l’autre, tout, sauf cette petite et affectueuse créature, qui nous disait à tous deux : mon frère. Restée jusqu’à l’âge de neuf ans avec ma mère, et aimée comme une fille par mon père qu’elle adorait, elle fut brusquement, à la mort de ma mère, retirée de notre maison, et reléguée dans une petite institution du faubourg Saint-Antoine.

La vie cloîtrée de la pension succéda pour elle à la libre vie de famille. Elle ne voyait plus que de temps en temps ce petit frère qu’elle avait vu naître, qu’elle avait tant aimé, tant soigné, et qu’on lui amenait en cachette à la pension, trois ou quatre fois par an ; mais heureusement, chaque dimanche, elle en trouvait chez son père un autre un peu plus grand, pour qui elle se prit de la même affection que pour moi, à qui elle parlait sans cesse de moi comme elle me parlait sans cesse de lui, de façon qu’avant de nous être jamais vus, Eugène Sue et moi, nous nous connaissions déjà, nous nous aimions en elle. Jamais cœur ne fut plus propre que celui de cette enfant à un tel rapprochement. Petite fille et jeune fille, elle avait, soit par nature, soit par l’effet de son éducation tiraillée, soit par pressentiment d’une fin prématurée (nous devions la perdre en pleine jeunesse), elle avait une sensibilité mélancolique, une affectuosité toujours vibrante, qui, jusqu’à son mariage, et même après, s’était concentrée sur nous deux avec une tendresse mêlée d’imagination ; nous étions son roman. Quand la mort de nos parents, et son mariage à elle, eurent fait disparaître les obstacles qui nous séparaient, Eugène Sue et moi, elle n’eut plus qu’une idée, nous réunir d’abord, puis nous posséder sous son toit. Il lui semblait que nous ne serions bien à elle que le jour où nous serions chez elle, et elle nous emmena tous deux dans un petit château, le château de Marrault, perdu au milieu des montagnes du Morvan, et que son mari lui avait apporté en dot. Eugène Sue avait alors vingt-six ans ; j’en avais vingt-trois ; nous avions déjà débuté dans la littérature ; il avait publié, lui, dans le journal la Mode, quelques scènes maritimes qui avaient été remarquées ; j’avais eu, moi, un prix de poésie à l’Académie, ce qui aujourd’hui est une assez mauvaise note, mais ce qui, en 1829, comptait comme une espérance. Nous voilà donc tous deux, par une belle fin d’automne, transportés au milieu des âpres grandeurs de cette sauvage nature, et dans la douceur de cette chère hospitalité. La fièvre du travail nous saisit. Chaque soir, réunis avec notre sœur autour de la vieille cheminée, nous lui lisions, au bruit du vent de novembre dans les grands arbres, ce que nous avions fait dans la journée. Je la vois encore enfouie dans son fauteuil, déjà pâlie par la maladie, ses doux yeux bruns fixés sur nous, nous écoutant avec son âme autant qu’avec son intelligence, étonnée, satisfaite et un peu troublée de nous voir si différents, nous poussant chacun dans notre voie, et nous faisant sourire par l’infini de ses espérances sur nous ! Elle s’y livrait avec tant de confiance, que, sans y croire, nous en étions soutenus, réconfortés, et c’est ainsi qu’au souffle de ce tendre et noble cœur, naquit entre Eugène Sue et moi plus qu’une liaison, plus qu’une amitié, presque une fraternité.

— Comme j’ai été bien inspiré, reprit mon compagnon de promenade, de vous interroger sur lui ! Je le connaîtrai donc enfin ! Je vous avoue que peu de figures littéraires m’attirent et me troublent davantage. Tout en lui est singulier. Il a eu un moment de réputation immense, et qu’en reste-t-il ? Plus qu’un nom sans doute : plusieurs de ses romans ont encore d’assez nombreux lecteurs ; mais quoique beaucoup des personnages crées par lui, Rodin, M. Pipelet, Fleur-de-Marie, Rodolphe, le Maître d’école, vivent toujours dans l’imagination publique, les œuvres mêmes où ils figurent ont baissé dans l’opinion générale. Je me rappelle encore l’effet prodigieux des Mystères de Paris, j’étais alors attaché au cabinet de M. Duchâtel ; le feuilleton du Journal des Débats était attendu chaque matin avec une sorte d’anxiété ; je vis un jour le ministre entrer précipitamment dans mon cabinet d’un air effaré qui me fit croire à quelque gros événement politique. « Hé bien, me dit-il, vous savez !La Louve est morte ! » La Louve était une des héroïnes des Mystères. Comment donc cette puissance s’est-elle en partie effondrée ? Balzac a absorbé, dévoré Eugène Sue. Est-ce juste ? et pourquoi ? Ses opinions politiques y sont-elles pour quelque chose ? Qu’est ce que ce dandy qui meurt dans la peau d’un démocrate ! Y avait-il chez lui calcul ou conviction ? Et son luxe légendaire ? Et ses succès auprès des femmes ! Enfin c’est un être énigmatique ; dîtes-moi le mot de l’énigme ; mais avant tout, je vous en supplie, pas de portrait de convention.

— Soyez sans crainte, je ne vous dirai que la vérité, et je vous dirai toute la vérité. Ce qui fait la vie d’un portrait, c’est la reproduction des défauts d’une figure comme de ses agréments. Est-ce que le maître des maîtres, Raphaël, a hésité à faire le cardinal Bembo louche ? Je ne vous cacherai donc ni les travers, ni les ridicules, ni même les défauts plus graves d’Eugène Sue ; c’est mon amitié qui m’y oblige. Si étrange est la métamorphose qui s’est faite en lui, que vous ne croirez guères au bien que je dirai de lui, que si je ne tais pas le mal. Le point final où il est arrivé vous frappera beaucoup plus quand je vous aurai montré d’où il est parti et par où il a passé.

Commençons par sa jeunesse et par ses débuts.

— Parlez donc, je vous écoute.

— Vous avez lu sans doute, puisque vous êtes au courant de ses ouvrages, une nouvelle de lui, intitulée le Parisien en mer ?

Vous vous rappelez ce gamin de treize ans, sceptique, spirituel, vicieux, gouailleur jusqu’au cynisme et jusqu’à l’héroïsme, gouailleur avec ses chefs, gouailleur avec la mer, gouailleur avec la mort, que rien n’étonne, que rien n’arrête, et qui se fait tuer en Espagne parce qu’il bouscule toute une procession pour courir après une fille ? C’est un chef-d’œuvre. Eh bien, c’est un des portraits d’Eugène Sue. Il y avait en lui un indestructible fond de gamin. Son enfance fait penser à Villon, un Villon de bonne famille. Son père, médecin fort riche, l’envoya comme externe au lycée Bourbon. Jamais vous n’avez connu plus détestable écolier ; ne travaillant pas et empêchant les autres de travailler ; se moquant de tout le monde, de ses maîtres comme de ses camarades, sans cesse renvoyé, mêlant à ses gamineries des prétentions de mirliflor qui l’on jamais abandonné ; n’aimant pas à sortir dans la rue avec un camarade mal vêtu ; puis, une fois rentré chez son père, dévalisant la cave, et profitant de son absence pour faire ripaille avec des amis ; enfin, le Parisien en mer ! Un trait de son enfance vous le peindra mieux que les paroles. Son père, devenu vieux, ne pouvait ni se passer de café, ni en prendre. Son estomac le lui commandait, son tempérament nerveux le lui défendait. Il imagina alors de remplacer, à la fin de son dîner, le café par un autre stimulant. Ce stimulant était une scène de reproches, dont la paresse d’Eugène lui fournissait facilement le prétexte, et qui, placée au dessert, lui fouettait le sang et activait sa digestion. Son garnement de fils s’en aperçut, et devint immédiatement, pour faire enrager son père, le meilleur des élèves. « Monsieur, lui dit un jour son père, quel devoir votre maître vous a-t-il donné pour la classe de demain ? ― Une version, mon père. – Je suis sûr qu’elle n’est pas commencée. – Elle est finie, mon père. – Cela m’étonne bien. – La voici, mon père. – Pleine de fautes, je le parie, et illisible. – J’espère que non, répond le gamin d’un air contrit ; du reste, regardez, mon père. »

— Écriture irréprochable ! Pas un contre-sens ! Pas un mot oublié ! Le père, stupéfait, commence à enrager en dedans de ne pouvoir enrager en dehors. Son dîner allait lui peser. « Enfin, dit-il, en jetant la version sur la table, le hasard est un grand maître ! Mais je suis certain que vous avez oublié la lettre dont je vous avais chargé pour votre tante. – Voici la réponse, mon père. – La réponse ! s’écrie son père, vous le faites donc exprès ! Vous voilà exact maintenant ! Eh laborieux ! Ah ! je vous devine ! C’est pour rire de ma déconvenue ! pour vous moquer de moi ! Car de quoi ne vous moquez-vous pas ? Un garnement sans foi ni loi ! » Une fois sur le chapitre des défauts de son fils, le père avait trouvé son joint, et il continua à s’exaspérer jusqu’à la valeur d’une demi-tasse.

« Savez-vous que c’est une invention très comique ? me dit mon compagnon de promenade.

— Je retiens le mot ; il nous servira, et voici maintenant un trait de sa jeunesse qui complétera notre première esquisse. A vingt ans, il n’était rien et ne savait rien. Son père entre chez lui un matin et lui dit : « Préparez-vous à partir dans huit jours. – Pour où, mon père ? – Pour Toulon. – Pour quoi, mon père ? – Pour vous embarquer dans quelque temps sur un vaisseau de l’État. »

— Comment ! s’écria mon interlocuteur, il l’embarquait comme mousse !

— Du tout ! comme médecin.

— Est-ce qu’il était médecin ?

— Pas le moins du monde.

— Mais alors, à quel titre ?

— A aucun titre ! Le prétexte était un cours de médecine qu’il avait suivi en amateur par ordre de son père, quelques leçons de cliniques auxquelles il avait plus ou moins assisté dans le service de son père, et comme son père était médecin du roi, il présenta son fils comme son élève, et voilà de quelle façon Eugène Sue, après un court séjour à l’hôpital de Toulon, je ne sais sous quel nom, fit un jour son entrée sur le pont d’un navire de l’État, avec l’uniforme et le titre de chirurgien en chef. Vous figurez-vous l’impression produite sur un esprit sceptique et moqueur par un tel abus de favoritisme ? Aussi à peine fut-il à bord, qu’il fit venir le docteur adjoint, son inférieur, celui qui aspirait depuis trois ans à cette place, et il lui dit : « Monsieur, l’uniforme que je porte devrait être le vôtre ; la place que j’occupe vous appartient ; je ne suis ici que par la plus monstrueuse iniquité. Je ne sais pas plus le Codex que le Code, ce qui est beaucoup dire ; aussi vous comprenez bien que je suis trop honnête homme pour ordonner la plus inoffensive des drogues au plus humble des hommes du bord ; c’est vous qui ferez tout, j’ordonnerai vos ordonnances ; seulement, pour garder le décorum, je me chargerai de l’hygiène du bâtiment, c’est-à-dire que je conseillerai aux matelots de ne pas trop boire ! Et là-dessus :


Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie ! »


Après cette entrée en matière, qui fit de son sous-chef le meilleur de ses camarades, il partit pour l’Espagne, pour les Antilles, pour la Grèce. Atteint de la fièvre jaune à la Martinique ; et sauvé par une négresse devenue amoureuse de lui, assistant à la bataille de Navarin, d’où il écrit des lettres pleines de sarcasmes contre les grandes puissances qu’il traite de forbans, et de sympathie pour les Turcs qu’il représente comme égorgés par la plus lâche des trahisons, il revient, après trois ans de navigation, la tête bourrée de faits, d’événements, de mœurs, de caractères originaux, l’imagination teinte des plus éclatantes et des plus sombres couleurs, ayant plus vécu, plus vu, plus souffert en trois ans que la plupart des hommes dans le cours d’une longue vie, et rapportant de tout cela un mélange singulier de force, d’invention inconsciente et de gouaillerie impitoyable. Il était parti gamin, il revint poète ! Poète sans s’en douter, et écrivain sans le savoir. Sans le savoir est bien le mot, car ses études manquées ne l’avaient nullement préparé au rude et difficile maniement de la plume ; mais s’il n’avait pas ce qui s’acquiert, il avait ce qui ne s’acquiert pas : le coloris et le relief du style, la verve, l’esprit, si bien que, dès ses premières pages, le public, qui ne s’y trompe guère, reconnut en lui un artiste de race. Les quelques scènes de vie à bord, jetées un peu au hasard dans un recueil périodique et réunies après en volume sous le titre de Plick et Plock, lui valurent le surnom de Cooper français, de créateur du roman maritime. Il se trouva un beau jour chef d’école, comme il s’était trouvé chirurgien en chef, avec autant d’étonnement que de bonne enfantise, pardonnez-moi ce barbarisme, et montrant, dès son début, cette appréciation modeste de lui-même qui est restée jusqu’au bout un de ses plus grands charmes.

— Comment ! au milieu de tout cet éclat d’une réputation si tapageuse, Eugène Sue était modeste ?

— Plus que modeste, ignorant de lui-même. Je vous en donnerai les preuves les plus concluantes et les plus touchantes. Son second succès suivit pourtant de bien près le premier. Quelques mois après Plick et Plock parut Atar Gull. L’effet fut immense. Ce mélange d’audace dramatique et de sarcasme, ces scènes pathétiques ou gracieuses, terminées par le plus insolent des dénouements, ce prix de vertu donné par l’Académie à ce nègre meurtrier et empoisonneur, tout cela scandalisa, exaspéra, enthousiasma et donna lieu à un fait caractéristique. Au milieu du concert d’éloges dont la plupart des journaux saluèrent l’ouvrage nouveau, éclata comme une dissonance, un petit article, amer, moqueur, cruel, signé d’un critique romancier, ami intime d’Eugène Sue et qui avait été très favorable à Plick et Plock. Eugène Sue court chez lui et l’aborde avec des paroles de surprise et de chagrin. « Que tu n’aimes pas mon livre, lui dit-il, rien de plus simple ; que tu écrives ton opinion, c’est affaire de conscience. Mais un pareil écrasement ! Je ne comprends pas. ― Que veux-tu, mon cher ! lui répondit l’autre, quand Plick et Plock a paru, je l’ai loué chaudement, je ne voyais en toi qu’un jeune homme du monde, riche, qui désirait un brevet d’homme d’esprit, et qui ne recommencerait pas. Mais voilà que, six mois après ton premier ouvrage, tu en fais un second, et beaucoup meilleur que le premier ! et qui a beaucoup plus de succès que le premier ! Oh ! un instant ! cela, c’est de la concurrence. Il n’y a qu’un certain nombre de lecteurs de romans. Si tu en prends une partie, tu nous l’enlèves. Tu nous fais du tort ! je tâche de t’écraser, c’est de bonne guerre ! » A quoi Eugène Sue lui répondit froidement : « Eh bien, mon cher ami, tu es un nigaud, c’est à mon début qu’il fallait m’écraser. J’étais inconnu, tu pouvais beaucoup me nuire ; aujourd’hui, il est trop tard ! tu m’as laissé grandir. Tes critiques ne font que me servir maintenant, en me donnant ce qui me manquait, et ce qui couronne le succès, des envieux : merci ! » Un troisième ouvrage, la Salamandre, consacra sa réputation de romancier maritime et montra en lui un coloriste puissant ; relisez son chapitre : La Salamandre a reçu sa paye hier ; on croit voir l’admirable kermesse du Louvre ! Enfin c’est aussi dans ce roman que E. Sue aborda pour la première fois la peinture de la vie mondaine. Un certain comte Szaffie, marqué d’un cachet d’élégance licencieuse, commença à troubler quelques imaginations de femmes, et termina la première période de sa vie littéraire. Mais l’esquisse en serait incomplète si je n’y ajoutais un dernier trait curieux et caractéristique.

Si E. Sue était coloriste avec la plume, il l’était aussi avec le pinceau. Tout jeune il avait eu le goût de la peinture. Th. Gudin le comptait parmi ses meilleurs élèves. L’atelier de Gudin a été longtemps légendaire. De là sont parties ces célèbres charges qui ont tant amusé la fin de la Restauration et le commencement de la monarchie de Juillet, et où sont restés attachés les noms de Romieu, de Malitourne et d’Henry Monnier. Ce sont les élèves de Gudin qui faillirent rendre fou ce malheureux portier de la rue du Mont-Blanc, en allant chaque matin, tour à tour, lui demander de ses cheveux. Ce sont les élèves de Gudin qui descendirent un jour, par la cheminée de l’atelier, un squelette qui leur servait de modèle, et firent tout à coup apparaître et danser deux pieds de cadavre au-dessus du pot-au-feu d’une portière. Ce sont les élèves de Gudin qui ont escamoté trois petits ramoneurs. Oui ! ces mauvais garnements, ayant découvert dans l’atelier un placard qui communiquait avec un corps de cheminée de la maison voisine, y firent un trou. Le lendemain part d’en haut et grimpe un petit ramoneur. Arrivé à la hauteur de l’atelier, il est pris par le trou et confisqué. On envoie un second petit ramoneur à la recherche du premier : également pris et confisqué. Troisième petit ramoneur, troisième suppression d’enfant. Grande rumeur dans le quartier ; on va chercher le commissaire de police. Il n’hésite pas. « L’atelier de M. Gudin n’est-il pas dans la maison voisine ? ― Oui. ― C’est cela ! » Il va droit à l’atelier et trouve les trois petits ramoneurs, mangeant des marrons avec les élèves autour du poêle.

Eugène Sue était à la tête de toutes ces mystifications. A son entrée dans l’atelier, on avait voulu le mettre au régime de patito, mais son sang-froid, sa verve de sarcasme et de drôlerie leur montrèrent bien qu’il était leur maître à tous.

Voici un de ses hauts faits :

Théodore Gudin était le peintre à la mode. Une baronne lui écrit pour lui demander un tableau destiné à décorer un panneau de son salon, et le prie de venir voir ce salon.

« Je ne sais pourquoi, lui dit Eugène Sue, mais je me défie de ta baronne. Cette façon de t’attirer chez elle !… Laisse-moi y aller sous ton nom ; je flaire là quelque charge amusante à faire. »

Gudin y consentit. Eugène Sue se présente en son lieu et place, et, après quelque temps, l’élève avait, comme dit le marquis de Turcaret, si bien poussé ses petites conquêtes, que la dame lui dit un jour : « Je voudrais bien visiter ton atelier.

— Très volontiers ; demain à midi. »

A midi précis, coup de sonnette ; on ouvre. La dame entre dans l’atelier, vide de tout élève, et va droit à un chevalet derrière lequel travaillait le véritable Gudin.

« M. Gudin, monsieur ?

— C’est moi, madame.

— Pardon, monsieur, je demande M. Théodore Gudin, le célèbre peintre de marine.

— C’est moi, madame.

— Vous !… monsieur, reprend la dame toute tremblante… C’est impossible ; il y a donc un autre M. Gudin ?

— Je ne le crois pas, madame, je ne connais personne de mon nom. »

A ce moment allait et venait dans l’atelier un domestique en livrée, qui semblait un peu embarrassé. Th. Gudin, se tournant vers lui, lui dit : « Joseph, mets donc une bûche au feu, madame à l’air d’avoir froid. » Le domestique ainsi interpellé ne se pressait pas d’apporter du bois, tournant le dos, détournant le visage.

« Ah çà ! paresseux, m’apporteras-tu du bois ? A qui en as-tu avec cette façon de marcher de côté comme une écrevisse. Arrive donc !… »

Le domestique, c’est-à-dire Eugène Sue déguisé en domestique, arrive, lui et sa livrée, jette maladroitement une bûche dans le feu, et en se relevant, se trouve face à face avec la baronne qui pousse un cri d’horreur en reconnaissant celui qu’elle avait traité comme le vrai Gudin. Vous voyez d’ici le coup de théâtre ! la contenance contrite d’Eugène Sue sous la livrée, la sortie furieuse de la dame et les formidables éclats de rire qui saluèrent son départ ! Mais le plus curieux de l’histoire, c’est que trois jours après, Eugène Sue rencontra la baronne à un tournant de rue, elle lui lança un foudroyant : « Valet ! »

Mon compagnon, qui avait écouté mon récit sans m’interrompre, ne put s’empêcher de s’écrier : « Diable ! c’est raide, comme on dit aujourd’hui.

— Je n’absous pas plus que vous, bien entendu, répondis-je, un tour de cette espèce ; mais si je veux vous donner le portrait ressemblant que je vous ai promis, je dois tout dire. C’est raide, j’en conviens, mais c’est gai, c’est comique. Or là se trouve précisément un des côtés les plus particuliers du talent d’Eugène Sue, le côté par où il diffère de Balzac, et par où même, selon moi, il l’emporte sur lui, la gaieté. Balzac est un homme de génie, j’en conviens, mais c’est un génie triste. On l’a comparé à Molière, je le veux bien, mais à un Molière qui ne fait pas rire. La gaieté d’esprit et de caractère d’Eugène Sue s’est traduite en une foule de types, de personnages, de situations du plus franc comique. Pipelet, Mme Pipelet, Cabrion, Hercule Hardy, le prologue de miss Mary, les scènes de Sécherin et de Mlle de Maran. Vous ne trouvez rien de pareil dans l’auteur d’Eugènie Grandet. Balzac est mieux qu’amusant, mais il n’est pas toujours amusant. Sa profondeur est souvent lourde et son sérieux ennuyeux.

— Mais alors, pourquoi l’œuvre de Balzac est-elle vivante, et l’œuvre d’Eugène Sue est-elle morte ?

— Oh ! Pourquoi ? pourquoi ? il y a bien des raisons à cela.

— Lesquelles ? Est-ce parce que la puissance créatrice de Balzac est supérieure ?

— Non ! Eugène Sue a créé plus de types, plus de situations nouvelles que lui. Balzac est un grand observateur, un grand penseur, mais l’imagination des faits lui manque souvent ; l’inventeur dramatique n’égale pas chez lui le moraliste.

— Sa supériorité vient-elle donc de la vérité et de la force des caractères ?

— C’est là un de ses plus réels mérites. Personne n’a poussé plus loin que lui l’art de faire vivre des personnages fictifs. Pourtant, vous l’avouerai-je, je trouve que parfois il cesse d’être vrai à force d’être profond. Il creuse tellement un caractère, il le pousse si avant qu’il le jette au delà de l’humanité. Balzac est trop mathématicien ; il traite trop le cœur humain comme un théorème ; et de déduction en déduction, il en arrive à faire d’un être réel un être chimérique. La cousine Bette commence comme une femme et finit comme un monstre.

— Mais alors je vous réitère ma question. Pourquoi cette différence entre ces deux destinées ? Pourquoi Balzac est-il glorieux et Eugène Sue oublié ?

— Pourquoi ? Parce que Balzac a été un travailleur, et qu’Eugène Sue n’a été qu’un producteur. Parce que l’art pour Balzac était une mission, et pour Eugène Sue un amusement ; parce que Balzac avait foi en lui-même, et qu’Eugène Sue, moitié indifférence, moitié modestie, ne s’est jamais pris complètement au sérieux ; parce que Balzac pâlissait sur une phrase, recommençait dix fois une page, remaniait quatre épreuves successives après avoir refait trois manuscrits, et qu’il s’est créé, à force de patience et de labeur, un style à l’image de sa puissante pensée, tandis qu’Eugène Sue écrivait au courant de son heureuse veine, et que le style est aux créations de l’esprit ce que l’alcool est aux choses corporelles, il conserve. Enfin, dernière raison plus décisive que toutes les autres, Balzac, par ses défauts comme par ses qualités, s’est trouvé le chef de l’école qui est venue après lui. Il y a là un fait curieux. En général, les grands artistes oubliés sont des rois détrônés ; ils ne meurent pas de leur belle mort, ils sont tués par leurs successeurs. C’est naturel. Un artiste ou un groupe d’artistes ne règnent sur une époque que parce qu’ils représentent le goût de cette époque. Cette époque passe, le goût change, d’autres principes d’art se produisent, une génération nouvelle s’élève et arbore un autre drapeau. Qu’en résulte-t-il ? une bataille. Les derniers venus chassent les premiers. C’est ainsi que la littérature de la Restauration a tué la littérature de l’Empire, et que l’école du paysage naturaliste a détrôné le paysage historique. Mais quand, par une heureuse chance, un artiste de la veille a devancé le goût du lendemain, quand ses œuvres se trouvent d’accord avec les principes nouveaux, il y a pour sa gloire un renouvellement de bail. Les jeunes gens, loin de le renverser, l’acclament, s’arment de son autorité, l’adoptent pour leur chef et leur aïeul. Ainsi en advint-il à André Chénier, à Eugène Delacroix et à Balzac. Les nouveaux romanciers glorifient en lui leurs propres idées. Le triomphe de Balzac est le triomphe de l’observation sur l’imagination, l’avènement du procédé scientifique dans les œuvres d’art, de la description à outrance, de l’analyse, non seulement psychologique, mais pathologique. Il ne s’agit plus seulement de peindre le fond de l’âme humaine, mais ses bas-fonds. La médecine appelle certaines maladies étranges et inconnues des cas ; eh bien ! ce que l’on recherche le plus aujourd’hui en littérature, ce sont les cas. Balzac est plein de ces investigations. Nous voilà bien loin de la définition de Molière : L’art dramatique est l’art de plaire. Plaire, amuser, intéresser, soit, disent les jeunes gens, si cela se rencontre. Mais là n’est pas le but. Le roman idéal aujourd’hui, c’est le roman documentaire.

Comprenez-vous maintenant le déclin de la réputation d’Eugène Sue, qui n’a jamais pensé qu’à inventer, à émouvoir, à égayer et à qui, il faut bien le dire, car nous devons avant tout être justes, à qui il manque cette force d’analyse et cette solidité de style qui sont aujourd’hui un besoin de notre imagination et un des plus riches mérites de l’école nouvelle. Je résume ma pensée en un mot : Balzac est un écrivain de génie, Eugène Sue n’est qu’un amateur de génie, un gentilhomme de lettres. Gentilhomme est bien le mot, car il a porté, dans l’exercice de la profession littéraire, non seulement toute l’honnêteté, mais toute la délicatesse, tout l’honneur du gentilhomme. Il poussait jusqu’au scrupule la fidélité à ses engagements d’écrivain ; il a gagné beaucoup d’argent avec sa plume, mais il n’en a jamais fait métier et marchandise. Il n’a jamais eu un procès avec un éditeur, et son désintéressement quelque peu chevaleresque le préparait, comme ses goûts, à ce second personnage où nous allons le suivre, l’aristocrate.

— Pour arriver de là au démocrate ?

— Oui.

— Au démocrate convaincu, converti ?

— Oui.

— Je voudrais bien savoir par quel chemin ?

— Par un chemin fort étrange. Savez-vous qui l’a transformé ? Sa plume. En général c’est l’auteur qui fait son ouvrage ; ici c’est l’ouvrage qui a fait l’auteur. Mais n’anticipons pas ; nous avons encore deux étapes à parcourir avant d’arriver à ce but final, et il faut d’abord que je vous introduise dans le monde nouveau où va se mouvoir la figure d’Eugène Sue.


II

Sous la monarchie de Juillet, les salons ont exercé sur la littérature une influence assez considérable ; j’en citerai deux que j’ai connus : le salon de Mme Récamier et celui de la duchesse de Rauzan, la digne fille de la célèbre duchesse de Duras auteur, d’Ourika et d’Édouard.

Ces deux salons étaient à la fois semblables et différents : semblables, car on y rencontrait un même mélange de grands noms aristocratiques et de grands noms littéraires ; différents, en ce que, chez Mme Récamier, c’était, pour ainsi dire, la littérature qui faisait les honneurs de la maison à la noblesse, tandis que, chez Mme de Rauzan, c’était la noblesse qui faisait accueil à la littérature. L’art de tenir un salon est un art fort délicat et à peu près perdu ; ces deux dames en avaient le secret parce qu’elles en avaient la première qualité, elles étaient distinguées sans être supérieures : elles ne voulaient pas briller, mais faire briller les autres ; elles avaient pour esprit la passion de l’esprit.

Quelques mots sur ces deux salons ne seront pas de trop pour expliquer E. Sue.

Chateaubriand avait été le dieu de l’un et était devenu le dieu de l’autre. Son souvenir régnait sans doute encore chez Mme de Rauzan ; mais, chez Mme Récamier, il était le dieu visible, présent, mais non parlant. Assis au coin de la cheminée dans son large fauteuil, il assistait du regard, de la physionomie à la conversation, mais il n’y prenait presque jamais part ; il me faisait l’effet du dieu du silence. Rien de plus charmant et de plus ingénieux que les efforts de Mme de Récamier pour faire arriver jusqu’à lui tout ce qui se disait d’intéressant autour de lui. Le moindre mot spirituel jeté dans un bout de causerie, le moindre fait curieux raconté dans un coin du salon, était entendu par elle, relevé par elle, mis en lumière par elle, et adroitement ramené par elle aux pieds de l’objet de son culte. J’ai entendu un jour, dans sa bouche, un mot qui peint bien sa sollicitude à elle et son mutisme à lui : « Rien ne me désespère autant, me disait-elle, dans la perte de mes yeux (elle était menacée de cécité), que de ne pouvoir plus lire sur la figure de Chateaubriand ce qui lui agrée. » Voilà, dira-t-on, une parole bien touchante pour une Célimène. C’est que cette Célimène avait du cœur ! C’est que cette Célimène a poussé l’amitié jusqu’à l’héroïsme. En voulez-vous la preuve ? Déjà vieille, elle subit l’opération de la cataracte. Le chirurgien lui défendit, de la façon la plus absolue, le mouvement et la lumière ; mais au même moment elle apprit que son vieil ami Ballanche était tombé malade d’une fluxion de poitrine, que ses jours étaient en danger, qu’il témoignait le désir de lui serrer la main avant de mourir ! Aussitôt elle s’habille, descend, traverse la rue et va le voir, au risque de perdre la vue et peut-être la vie. Êtes-vous convaincu ? Oui. Revenons à Chateaubriand. Il arrivait tous les jours à trois heures chez Mme Récamier et y prenait le thé avec deux ou trois amis intimes. A quatre heures, le salon s’ouvrait pour les visiteurs, et la conversation commençait, variée, amusante, sans l’ombre de pédantisme et avec une liberté absolue d’opinion. C’est là que j’eus une jour l’honneur, non pas de faire parler, mais de faire pleurer M. de Chateaubriand. J. Reynaud venait de publier dans le Magasin pittoresque un article admirable sur l’Échelle de la vie. Une ancienne gravure, que peut-être vous connaissez, figure cette échelle sous forme de cinq échelons montants et de cinq échelons descendants, réunis par une petite plate-forme transversale. Sur le premier degré montant, le nouveau-né ; sur les degrés suivants, l’enfant, l’adolescent, le jeune homme ; puis, sur la plate-forme, l’homme fait. Alors commence l’échelle descendante, et s’échelonnent, sur les degrés, les tristes représentants de nos décadences successives, jusqu’à la décrépitude et à la tombe. Cette figuration de la vie humaine indignait Reynaud : « C’est une calomnie contre notre race, s’écriait-il dans cet article, c’est traiter l’homme comme s’il n’était qu’un corps ! Comment ose-t-on planter dans la terre, dans la boue, le degré qui confine au ciel ? Quoi ! c’est au moment où l’homme est le plus près de Dieu que vous placez sa décadence ! Il n’y a que les vies mal conduites qui finissent ainsi. Vous êtes dupe de la ruine de la chair qui n’est qu’une apparence. Ce que vous appelez la vieillesse est le commencement de la jeunesse éternelle. Brisez donc cette échelle menteuse et prenez pour modèle l’échelle de Jacob qui part de terre et monte jusqu’au ciel ! » Tout plein de la lecture de cet article où vibre si puissamment l’âme de Reynaud, je le racontais à un ami dans le salon de Mme Récamier, quand je la vis s’approcher et elle me dit tout bas :

« Je vous en supplie, venez répéter cela à M. de Chateaubriand.

— Très volontiers », et m’approchant de son fauteuil, je reproduisis de mon mieux les éloquentes paroles de Reynaud. A mesure que je parlais je voyais l’émotion se peindre sur la figure de M. de Chateaubriand ; il me regardait fixement sans rien dire, et quand j’arrivai à la réhabilitation de la vieillesse, il me prit la main et je vis deux grosses larmes rouler le long de ses joues.

« Merci, me dit tout bas Mme Récamier. »

A ce moment cinq heures sonnèrent ; aussitôt sur un signe de Mme Récamier, on tira la sonnette placée près de la cheminée, la porte du salon s’ouvrit et un domestique parut. Selon un cérémonial qui se pratiquait tous les jours, mais que je vis alors pour la première fois, le domestique marcha droit au fauteuil de M. de Chateaubriand, le prit par le dossier, le tira dans la direction de la porte et, commença à effectuer sa sortie. M. de Chateaubriand, toujours assis, toujours silencieux, s’en allait, tiré par derrière et faisant face à l’ennemi : l’ennemi, c’était nous, pour qui il se composait un admirable visage de sortie, sur qui il dardait des regards où il concentrait tout ce qu’il avait encore d’éclairs, puis il disparaissait lentement, laissant dans le salon je ne sais quelle trace lumineuse, et comme une impression de beauté. Une fois sorti, une fois la porte fermée, son domestique le prenait par-dessous les bras, le soulevait avec peine, et le vieillard impotent, courbé en deux, mal affermi sur ses jambes chancelantes, commençait à descendre. Si un visiteur le rencontrait dans l’escalier, défense absolue de le saluer, d’avoir l’air de le reconnaître : c’eût été surprendre dieu en flagrant délit d’humanité.

Tout autre était le salon de Mme de Rauzan. Plus mondain, plus élégant, il servait de rendez-vous à trois sortes de mondes. Un arrière-ban de duchesses douairières, de vieilles marquises pleines de dignité que lui avait léguées sa mère, donnait à sa société un fond de gravité et de sérieux. Ses filles, jeunes et jolies, amenaient après elles tout ce qu’avait d’élégance, de grâce, de gaieté, de mouvement, le jeune faubourg Saint-Germain ; et enfin le goût de la maîtresse de la maison pour les arts, y appelait une élite de littérateurs et de musiciens. C’était un charmant mélange. La duchesse de Rauzan y présidait à merveille. Jamais femme ne répondit mieux à l’idée qu’on se fait d’une grande dame. Elle avait le génie de l’attitude. Avec sa belle taille, sa dignité souriante, sa politesse nuancée, elle savait mêler les rangs en gardant les distances. Quand il y avait un mariage dans la société (pour le faubourg Saint-Germain, la société c’est sa société), le nouveau marié n’avait pas de soin plus pressant que d’amener sa jeune femme chez la duchesse de Rauzan ; c’était comme une présentation à la cour. On y faisait souvent des lectures, on y donnait des concerts, toujours religieusement écoutés. Mme de Rauzan y tenait, par égard pour les artistes, et par égard pour son salon. Son salon était sa vie, son orgueil, sa passion ; jusque dans les derniers temps de son existence, atteinte d’un mal incurable, elle se faisait lever au milieu du jour, s’habillait, se parait, disputait aux ravages de la maladie ce qui lui restait d’agréments dans le visage, puis, à quatre heures, elle apparaissait gracieuse, aimable, attentive, et là, rassemblant toutes les forces que lui avait données une journée de repos, elle les dépensait en deux heures de sourires, souvent payés ensuite par de cruelles souffrances. C’est le rôle de la femme du monde arrivée à l’état héroïque. Son salon était son champ de bataille, elle ne l’a quitté que pour mourir.

Eugène Sue ne fit que passer à l’Abbaye-aux-Bois, mais il s’occupait fort de ce qu’on y disait de lui. Savoir que M. de Chateaubriand avait prononcé son nom, lui était un vrai sujet de joie, et il recueillait non sans émotion les échos du salon de Mme Récamier qui arrivaient jusque chez Mme de Rauzan. Là il était fêté, vanté, patronné. Le premier exemplaire de toutes ses œuvres était toujours déposé sur la table de Mme de Rauzan, magnifiquement relié et orné de ses armes. Un tel patronnage lui ouvrit tous les salons du faubourg Saint-Germain. M. Molé l’appela son jeune ami, et cette entrée dans le monde de l’aristocratie renouvela son talent en renouvelant ses modèles. De cette époque datent ses trois grands ouvrages consacrés à la peinture de la société élégante : la Coucaratcha, la Vigie de Koatven et Mathilde. Il n’a rien écrit de plus brillant, de plus original, de plus audacieux que Crao de la Coucaratcha, que le premier volume de la Vigie, que le rôle d’Ursule dans Mathilde, et que ce charmant Marquis de Létorière, qui reste un chef-d’œuvre même aujourd’hui, quoiqu’il ait commis l’imprudence ce lui donner pour second titre, l’Art de plaire. Malheureusement son caractère n’y gagna pas autant que son talent. Les hommes d’imagination sont sujets à des explosions de défauts passagers, dont leur imagination même est la cause et l’excuse. Il ne faut pas juger les poètes comme les autres. Leur tête se monte plus facilement : tout ce qui brille les séduit. L’éclat du monde aristocratique éblouit Eugène Sue. Il s’affola de la qualité comme s’il était de qualité. Cet écrivain si modeste allia la vanité du noble de province à la vanité du dandy. Il ne tirait aucun orgueil de l’admirable talent qu’il possédait, mais il était entiché du titre qu’il n’avait pas. Il fit peindre des armoiries sur ses voitures. Pour jouer au gentilhomme, il poursuivait de ses sarcasmes inépuisables la royauté bourgeoise de Louis-Philippe, ce qui ne l’empêchait pas de se faire inviter aux chasses à courre du duc d’Orléans, et il s’en tirait pas un mot d’esprit : « Je ne me rallie pas à sa famille, je me rallie à sa meute. » Chose inexplicable, ce moqueur intrépide en arriva, avec ses cheveux frisés, ses habillements excentriques, son air gourmé, son silence important, à provoquer des railleries de bon nombre de jeunes gens qui ne l’aimaient pas parce que les femmes l’aimaient trop, et qui l’appelaient le parvenu. Il le savait, il souffrait de la figure qu’il faisait dans le monde, et son invincible timidité ajoutait encore à sa souffrance, car, bizarrerie, il était timide ! si timide qu’en 1848, nommé représentant, il n’osa jamais dire un mot à la Chambre, et que, forcé de lire tout haut un rapport d’une demi-page, il supplia un de ses collègues de faire du bruit pendant qu’il parlerait, pour qu’on ne l’entendît pas. Eh bien, un cercle de femmes le paralysait comme la tribune. Combien de fois, au milieu d’un souper à nous deux, où il avait été étincelant de verve et de gaieté, s’est-il arrêté pour me dire : « Oh ! si je pouvais causer comme cela dans le monde ! car il n’y a pas à dire, j’ai très bien causé, n’est-ce pas ? j’ai été très amusant. Eh bien, dans un salon, je suis muet comme un poisson, et bête comme un oie ! » Il faut croire qu’il se rattrapait dans le tête-à-tête, car ses succès de femmes furent nombreux. Sa figure aidait à son esprit et à son talent. Des yeux bleus admirables ! une forêt de cheveux noirs comme le jais ! Des sourcils pleins de caractère ! Des dents charmantes dans une bouche très fine. Le tout, il est vrai, déparé par un diable de nez un peu de travers, un peu en l’air, dont il disait plaisamment : « C’est ennuyeux ! j’ai le nez canaille ! » Mais ce nez, à son tour, était fort corrigé par un train de grand seigneur, qui éblouissait les femmes et désespérait les hommes.

Eugène Sue n’avait pas seulement le goût du luxe, il en avait le génie. Ses folles prodigalités partaient de son imagination autant que de son caractère. Il inventait des sujets de dépense comme des sujets de roman. Cette fécondité créatrice, qui jaillissait sous sa plume en situations dramatiques, en caractères originaux, en scènes poétiques et gracieuses, se traduisait dans sa vie en inventions de fêtes, de repas, de meubles, d’attelages, de cadeaux. Parfois même il s’amusait (sa malice de gamin ne l’ayant jamais quitté) à décrire dans ses romans des bijoux et des ameublements inexécutables, que ses admiratrices s’épuisaient et se ruinaient à exécuter.

Je touche là un point fort délicat. Un des signes les plus frappants de la célébrité littéraire est de grouper autour d’un grand écrivain toute une clientèle de femmes, qui le suivent, non seulement comme ses admiratrices, mais comme ses adeptes. Ce sont des espèces de Madeleines… non repenties. Le génie ne suffit pas pour obtenir cette gloire, il y faut un génie particulier, un génie où le romanesque domine, et où la raison ne domine pas. Voltaire ne l’a pas eue ; il avait trop de bon sens. On n’a jamais dit : les femmes de Voltaire, mais il y a eu les femmes de Rousseau, les femmes de Chateaubriand, les femmes de Lamartine. Eh bien, il y a eu les femmes d’Eugène Sue. Le maître auquel elles s’attachent les marques de son empreinte. Les femmes de Rousseau étaient déclamatoires ; les femmes de Chateaubriand étaient chevaleresques et chrétiennes ; les femmes de Lamartine amalgamaient la religiosité et l’amour ; les femmes de Sue étaient sceptiques et, oserai-je le dire, cyniques. La licence effrontée de ses théories sur l’amour et sur l’adultère avait eu sa part dans son empire sur les femmes. Elles l’aimaient parce qu’il les troublait, et, comme il arrive toujours, en l’imitant, elles l’exagéraient. Une d’elles, jeune et jolie, lui écrivait… j’ai vu la lettre : « Le même instinct de dépravation nous rassemble. «  Une autre, très grande dame, et fort belle, le reçoit un jour en tête-à-tête. Onze heure, minuit, une heure du matin sonnent à la pendule. Ces trois heures avaient été employées par Eugène Sue à convaincre la belle hôtesse de sa passion et à la supplier d’y répondre. Tout à coup ses instances sont plus vives, elle l’arrête et lui dit avec un sang froid de glace : « Il est une heure du matin, vous être seul avec moi depuis plus de trois heures ; mes gens sont dans l’antichambre ; votre voiture est à ma porte ; nos deux vanités sont satisfaites, si nous en restions là ? » Et cette femme était jeune ! Elle avait à peine vingt-cinq ans. On a beaucoup dit que la littérature était l’expression de la société ; mais la société est souvent l’expression de la littérature. Eugène Sue a eu une très fâcheuse influence sur le petit monde qui l’admirait. Mieux que personne peut-être, il a peint les faussetés, les élégances, les frivolités, les grâces, les corruptions de la société ; mais il en a oublié les vertus. Dans le tableau de l’aristocratie, il a oublié l’aristocratie de cœur. Elle existe pourtant, je dirai, et ce qui fait le charme, la grandeur, la vérité des romans de Jules Sandeau, c’est précisément ce beau reflet de la noblesse qu’il répand sur le front de ses jeunes filles aristocratiques dont Mlle de la Seiglière est comme la sœur aînée.

Rien de pareil chez Eugène Sue. Il n’a jamais su peindre une honnête femme. Dès qu’il la fait honnête, il la fait ennuyeuse. Vous rappelez-vous cette insupportable Mathilde, si justement éclipsée par la perverse Ursule ? Je lui disais en riant qu’il n’avait pas le doigté de la vertu. Comment sa plume l’aurait-elle eu, son cœur ne l’avait pas. Je lui ai connu des amours qui allaient jusqu’à la passion. Je l’ai vu pleurer, sangloter à propos d’un abandon, d’une trahison de femme, toujours pour des Ursule. Il lui fallait dans l’amour un ferment de vice. Mais, en même temps, chose bien étrange, l’idéal est un tel besoin pour les hommes d’imagination, qu’à peine épris d’une de ces créatures si peu poétiques, il poétisait. J’ai lu des lettres de lui à l’une d’elles ; il n’y est question que de sa grande âme ! Étant jeune, il avait une maîtresse, célèbre dans le monde de Paris par ses aventures, et si violente d’humeur qu’un jour, en rentrant chez lui, il voit tomber à ses pieds dans la cour, une petite table qu’il reconnaît pour être à lui ; il lève la tête… tout son mobilier sautait par la fenêtre ! C’était Mlle X… qui le déménageait dans un accès de rage. Eh bien, il voulait l’épouser à toute force ! Enfin, à cinquante ans, il m’envoya un fascicule de vers, les premiers, je crois, qu’il ait jamais faits, consacrés à la glorification d’une femme plus célèbre encore que l’autre, et qu’il comparait à la Vierge Marie, quoiqu’elle n’eût vraiment par le moindre rapport avec le dogme de l’Immaculée Conception.

Tout en causant, mon compagnon de promenade et moi, nous étions arrivés à un petit banc blanc, bien connu des visiteurs de la fontaine Stanislas et situé dans un coin de forêt tout à fait charmant. Nous nous y assîmes et je dis à mon interloctueur :

« Je fais une remarque qui m’inquiète.

— Laquelle ?

— J’ai peur de vous avoir donné une idée défavorable d’Eugène Sue ; il me semble que je ne vous l’ai peint que par ses mauvais côtés. Je me fais l’effet d’un Caïn égorgeant son frère.

— Je pense bien, me répondit-il en riant que vous allez vous rattraper. Puis, vous m’avez révélé dans Eugène Sue une qualité que je ne lui connaissais pas et qui compense bien des défauts, la sincérité. Pas la moindre pose théâtrale ! Il en dit plus contre lui que n’en pourraient dire ses ennemis mêmes.

— Vous avez mis là le doigt, lui répondis-je, sur une des plus charmantes qualités d’Eugène Sue. Sa sincérité était absolue, en effet, et lui donnait quelque chose de la grâce d’un enfant. Oui ! Si étrange que puisse paraître ce mot appliqué à l’auteur de Mathilde et d’Atar-Gull, il y avait de l’enfant en lui. Il était mobile et aimable comme un enfant, admiratif comme un enfant, câlin comme un enfant, repentant de ses torts comme un enfant, ce qui fait qu’on les lui pardonnait comme à un enfant ; enfin cet ensemble de défauts naïvement avoués et de qualités naïvement oubliées, formait une des natures les plus séduisantes que j’aie connues, et ce charme tout particulier l’a suivi jusque dans sa transformation.

— Nous y voilà donc enfin !

— Elle commence. »


III

Un coup violent l’arracha brusquement à la vie de luxe et à la vie du monde. Ce coup, vous le devinez, ce fut la ruine. En trois ou quatre ans, il avait tout dévoré, son patrimoine, un héritage et le produit considérable de ses romans. Ce malheur resserra encore notre liaison et il m’en advint avec lui comme avec Berlioz : mon cher foyer de famille lui servit de lieu de refuge. Il arrivait tous les jours chez moi, vers les deux heures, pâle et défait, me suppliant de fermer ma porte, car tout visage étranger lui était odieux, et je ne puis penser sans émotion aux larmes et aux sanglots du pauvre garçon.

« Quoi ? des larmes, à trente-six ans, pour de l’argent perdu !

— Oh ! ne l’accusez pas ! il avait perdu bien autre chose que de l’argent. Quelques jours après sa ruine, une femme qu’il adorait, et qui lui reprochait toujours de ne pas l’aimer assez, rompit net avec lui, lui arrachant ainsi jusqu’aux joies du passé. Ce n’est pas tout ! Frappé dans son amour, il se sentit en même temps mortellement atteint dans son talent. »

Il y a, dans la vie des artistes, des moments de crise qui sont le coup de cloche de la décadence, ou le signal du renouvellement. Racine a écrit ce mot profond : « Un poète qui, à quarante ans, ne trouve pas une source d’inspiration nouvelle, est mort comme poète. » Eugène Sue en était là. Il avait épuisé le roman maritime, épuisé le roman mondain, il lui fallait une nouvelle sphère, et il n’en connaissait pas d’autres, il n’en entrevoyait pas d’autres. Il sentait son imagination s’effondrer comme le reste. Plus d’invention ! plus d’idées ! plus d’exécution ! Il restait des heures entières assis devant son papier, sans pouvoir écrire une ligne. Je l’entends encore me dire avec désespoir : « Je suis fini ! je suis fini ! Je ne trouve plus rien ! Je ne trouverai plus rien ! Il ne me reste même plus la consolation du travail ! » Pour le calmer, la maîtresse de la maison, qui aurait suffi à lui prouver qu’on pouvait être une charmante femme et une honnête femme, se mettait au piano et lui chantait quelques mélodies de Schubert dont les premières œuvres venaient de paraître. Quoiqu’il n’aimât pas la musique aussi passionnément que moi, il y était sensible, surtout à ce moment là. Il en est des âmes blessées comme des organes malades, elles ont une délicatesse de perception que ne connaît pas toujours la santé ; et souvent, le soir, quand il nous quittait, nous avions la joie de le voir partir, non pas consolé, mais moins inconsolable.

Un incident de famille et un hasard de conversation le tirèrent de cette torpeur morale et intellectuelle. Notre petite fille fut atteinte d’une grave maladie dont la guérit une intervention quasi-miraculeuse. Est-ce la vue de notre désespoir pendant ces onze jours de mortel péril ? est-ce l’ivresse de notre joie quand vint la convalescence ? je ne sais pas. Mais tout ce qu’il vit, tout ce qu’il entendit dans notre maison, pendant cette terrible crise, lui donna une forte secousse au cœur. Il comprit qu’il y avait des douleurs plus terribles que des pertes d’argent, que des abandons de femmes, et même que des défaillances d’imagination ; il rougit presque de son chagrin en face du nôtre ! Deux de nos amis, Goubaux et Schœlcher, venaient chaque soir pour passer avec nous la nuit au chevet de cette pauvre petite créature mourante, et s’associer aux soins de toutes les minutes que demandait cette lutte désespérée contre la mort. Eugène Sue fut touché de cette amitié si vive, il demanda sa part de ce dévouement ; il ne pouvait, sans une émotion qui le distrayait de lui-même, regarder dans son lit, les yeux fermés, les cheveux épars, la figure plus blanche que l’oreiller, cette enfant qui, quelques jours auparavant, venait se jeter si gaiement et si étourdiment à travers son chagrin ! Enfin, que vous dirai-je ! Quand elle se releva de cette maladie, il sembla que lui aussi, se relevait de la sienne ! Il avait changé d’air ! Il avait respiré une atmosphère plus pure, plus saine ! Son cœur s’était retrempé au sein des sentiments naturels, et c’est presque sans surprise qu’un jour je l’entendis me dire : « Le goût du travail me revient. Je sens en moi ce que doivent sentir les arbres sous leur écorce, au mois de mars ! Un mouvement de sève !… » Puis il ajoutait, car il aimait passionnément les fleurs, il ajoutait en riant : « Décidément je crois que je vais entrer dans l’espèce des rosiers remontants ! J’aurais ma floraison d’août ! Seulement, une chose m’inquiète encore, je ne trouve pas de sujet ! ― Vous en trouverez. ― Oui ! mais quand ? Il m’est venu, depuis quelque temps, un mauvais sentiment que j’ose à peine vous avouer et qui me trouble. ― Lequel ? ― Vous le savez, s’il y a des femmes que l’infortune éloigne, il y en a d’autres qu’elle attire. ― Ce sont les meilleures. ― Eh bien, une de ces meilleures-là est venue à moi. Elle me fait penser à ses délicieux vers de Shakespeare dans le récit d’Othello : « Elle m’aima pour mes malheurs et je l’aimai pour la part qu’elle prenait à mes malheurs. » Mais une idée amère empoisonne ce commencement de joie. Je vais vous montrer là un vilain coin de mon cœur. Toute ma vie, mais surtout depuis trois ans, j’ai affiché un grand mépris pour les femmes, j’ai joué à la rouerie, j’ai pris le masque du scepticisme. Eh bien, ce masque est devenu le visage, ce jeu est devenu la réalité, et cette réalité, sous le coup de la trahison dont j’ai été l’objet, est devenue un supplice ! Il m’est impossible de nier l’amour de cette jeune femme, et il m’est impossible d’y croire ! Elle n’a aucun intérêt à me tromper puisqu’elle ne peut rien retirer de moi. N’importe ! Tout le temps qu’elle me parle de sa tendresse, je me dis : « Pourquoi me parle-t-elle ainsi ? Dans quel but ? Quel avantage en espère-t-elle ? » C’est affreux ! Figurez-vous un homme qui, en regardant l’éblouissante fraîcheur d’un visage de vingt ans, verrait derrière ses joues, le squelette ! »

Je l’interrompis vivement : « Eh bien ! lui dis-je, le voilà, votre sujet ! Un sujet poignant, nouveau ! Le sceptique punit par le scepticisme ! cela convient merveilleusement à votre talent ! ― Vous croyez ? ― J’en suis sûr ! cherchez ! faites comme Goethe, dépeignez votre désenchantement… et qui sait, peut-être en guérirez-vous en le dépeignant. » Il suivit mon conseil et il chercha si bien, que, quinze jours après, son roman d’Arthur était commencé ; Arthur, où l’on retrouve les tâtonnements d’un ouvrage de transition, mais dont certaines pages ont une force d’analyse psychologique que l’on voudrait rencontrer plus souvent chez Eugène Sue. Du reste, ce nouveau travail le saisit si vivement que, quelque temps après, il entra chez moi en me disant : « Je quitte Paris ; je ne peux pas travailler ici. J’ai ramassé çà et là quelques débris de créances ; je m’en vais à trente lieues, en Sologne, dans le vaste et stérile domaine d’un de mes parents, où j’ai arrangé à ma guise une maison de paysan. Je me fais ermite ! » Il partit, en effet, trois jours après pour son ermitage ; seulement, en historien fidèle, je dois ajouter qu’il y alla en poste.

Le voilà donc installé à la campagne. Une des particularités les plus curieuses de son caractère était une puissance de solitude, que je n’ai connue à aucun autre homme d’imagination. Les longs hivers, passé tout seul, loin de toute habitation, au milieu des neiges, des rochers, des bois, le rassérénaient au lieu de l’attrister. Toute la journée, dans sa retraite, se divisa en deux parts : neuf heures de travail, et quatre heures de promenade. Passant ainsi au milieu des bruyères et des sapins de la Sologne, se dessinant à l’horizon, sur un petit poney qu’il avait acquis en échange d’une superbe pièce d’argenterie, et suivi d’un grand lévrier que lui avait donné le comte Dorsay, il avait l’air d’un personnage de Walter Scott.

C’était vers 1841. A ce moment, si vous vous le rappelez, les idées sociales, les questions de paupérisme commencèrent à travailler les esprits, on se préoccupa et on s’occupa du sort, des mœurs, des souffrances des classes travailleuses ; le peuple prit sa place dans l’imagination publique. Eugène Sue étant revenue à Paris, un éditeur intelligent et chercheur vint le trouver et lui apporta une publication anglaise illustrée, dont les gravures et le texte étaient consacrés à la peinture des mystères de Londres : « Un ouvrage de ce genre sur Paris, lui dit-il, aurait de grandes chances de succès. Voulez-vous me le faire ? ― Une revue illustrée ? lui répondit Eugène Sue, cela ne me tente guère. Enfin, j’y penserai. » Quelque temps après, je reçus de lui, à la campagne, un petit carton brun renfermant deux ou trois cents pages de manuscrit, et accompagné de ce mot, que j’ai toujours gardé : « Mon bon Ernest… » Je m’arrête à cette suscription, parce que j’y retrouve un des traits, un des charmes du caractère d’Eugène Sue ; il était très affectueux, je dirais volontiers, très câlin de termes avec ses amis. Il n’employait jamais le mot banal : mon cher ami, il vous nommait par votre nom de baptême, auquel il ajoutait toujours le mot « bon ». C’est ainsi qu’il écrivait à Schœlcher et à Pleyel : mon bon Victor, mon bon Camille, et dans sa jeunesse, s’étant lié très intimement avec un écrivain de beaucoup d’esprit, M. de Forge, il ne le nommait jamais autrement que mon bon frère. Si j’ai insisté sur ce petit détail, c’est qu’il révèle ce qu’il avait de meilleur en lui, et ce qui l’a sauvé. Il était profondément bon et humain. Revenons à la lettre : « Mon bon Ernest, je vous envoie je ne sais quoi, lisez. C’est peut-être bête comme un chou. Cela m’a bien amusé à faire, mais cela amusera-t-il les autres à lire ? Voilà le douteux. Vite un mot qui me dise votre opinion. » Je lus. Le premier chapitre était une sorte de prologue, qui m’intéressa médiocrement. Mais quand le véritable roman commença, quand vint le premier, le second, le troisième, le quatrième chapitre, je me sentis comme frappé d’une secousse électrique, mes mains tremblaient en tenant le papier ; je ne lisais pas, je dévorais ! C’était Fleur-de-Marie, le Chourineur, le Maître d’école, c’était la moitié du premier volume des Mystères de Paris ! Vous devinez ma réponse. « Succès énorme ! Le plus grand de vos succès ! Envoyez-moi vite la suite ! » A quoi il me répondit : « Je suis très heureux de votre réponse ; mais, quant à la suite, je serais bien embarrassé de vous l’envoyer, je ne la connais pas. J’ai écrit cela d’instinct, sans savoir où j’allais ! Maintenant, je vais chercher. » Or, savez-vous ce qui l’aida à trouver ? Un article de journal. A l’apparition des Mystères de Paris dans les Débats, M. Considérant, directeur de la Démocratie Pacifique, signala le nouveau roman comme un véritable événement littéraire. « Je vois où va l’auteur disait-il. (Il était plus avancé que l’auteur même.) Il entre dans une voie inexplorée ! Il entreprend la peinture des souffrances et des besoins des classes travailleuses ! M. Eugène Sue a été baptisé le romancier maritime ; aujourd’hui, il s’appelle le romancier populaire. » A peine cet article lu, je le mis sous bande et je l’envoyais à Eugène Sue. « Merci, me répondit-il, je l’ai. J’ai été causer avec l’auteur. Je vois clair. » Alors commença pour lui une existence toute nouvelle. Il se lança dans le monde d’en bas comme il s’était lancé dans le monde d’en haut. A la place de l’habit rouge du chasseur, à la place du bouton des grandes véneries, du camélia à la boutonnière, il acheta une casquette, une blouse, de gros souliers, et il s’en alla, le soir, à pied, dans les faubourgs, dans les cabarets de barrière, dans les réunions d’ouvriers, dans les garnis, dans les taudis, dans les hospices, vivant de la vie populaire, s’attablant dans les bouges, et plongeant pour ainsi dire son imagination au milieu de toutes ces misères, de toutes ces haines, de tous ces dévouements.

« Je vous arrête, me dit mon compagnon, pour demander l’explication d’un mot que vous avez jeté au courant du récit, et qui me semble tout à fait incompréhensible.

— Lequel ?

— C’est qu’en commençant les Mystères de Paris l’auteur ne savait pas où il allait. Quoi ! tous ces personnages si vigoureusement posés ne marchaient pas à un but déterminé ?

— Non. Sue a toujours procédé ainsi. Le hasard était son guide. Quand il commençait à écrire, il mettait à la loterie. Ce n’était pas lui qui gouvernait sa plume, c’était elle qui l’entraînait. Les lettres, les mots, en naissant sous ses doigts, étaient comme des signes mystérieux, qui lui disaient : Va de ce côté ! Son encre était une sorte d’encre sympathique, elle l’inspirait. Il lui est arrivé quelque fois de n’imaginer le personnage capital de son roman, le ressort principal de son action dramatique, qu’à la fin d’un volume et par hasard. Vous rappelez-vous Rodin, dans le Juif Errant ?

— Si je me le rappelle ! c’est le rôle le plus original du livre ! c’est le pivot de l’action.

— Eh bien, il a trouvé ce pivot de l’action au milieu de l’action ! Un soir, à la fin d’une journée de travail, en écrivant les dernières lignes d’un chapitre, tout à coup, sans qu’il ait jamais su pourquoi ni comment, se dessina sur le papier, la silhouette de ce type de jésuite, sale, crasseux, chaste, sur lequel porte l’ouvrage entier.

— Vous me remplissez d’étonnement. Je croyais que toute œuvre d’imagination, pour être forte, devait être une œuvre de méditation, où chaque partie, chaque détail était concerté d’avance, en vue de la conception général et du but final.

— Rien de plus exact pour les œuvres dramatiques, car ce sont avant tout des œuvres d’ensemble. Une des premières scènes que doit trouver l’auteur dramatique, c’est la dernière, c’est-à-dire le dénouement, vers lequel tendent toutes les actions et presque toutes les paroles des personnages. Il n’en est pas de même du roman. On lui permet le détour, la digression, l’épisode. On pardonne au romancier de s’amuser en route, s’il nous amuse aussi. Je pourrais vous citer tel maître du genre, qui a commencé souvent comme Eugène Sue, sans savoir où il allait. Quant à lui, il était absolument incapable d’écrire un plan, un scénario. S’il n’a jamais composé seul une pièce de théâtre, c’est précisément parce qu’il fallait la composer. La combinaison tuait chez lui l’inspiration. C’était l’incertitude, l’embarras, qui l’excitaient, l’aiguillonnaient et le rendaient créateur. Croiriez-vous que, dans ses grands romans, il lui est arrivé de placer ses personnages dans un position inextricable à la fin d’un feuilleton, d’un feuilleton qui devait paraître le lendemain, sans savoir ce qu’il mettrait dans le feuilleton du surlendemain. Alors arrivait chez moi un bout de lettre écrite en caractères hiéroglyphiques : « Mon bon Ernest, je suis dans le pétrin ! Lisez ce feuilleton ; du diable si je sais comment je tirerai mes personnages de là ! Je serai chez vous à six heures, nous dînerons et nous chercherons après dîner. » « Mais, misérable, lui disais-je quand il arrivait, pourquoi vous jetez-vous dans des difficultés pareilles ? ― Vous le savez bien, parce que je ne peux pas faire autrement. ― Mais je viens de lire votre damné feuilleton. C’est inextricable ! c’est inextricable ! ― Bah ! me répondit-il avec un sang-froid merveilleux ; voyons, raisonnons un peu. Supposez que ce soient des êtres réels et qu’ils se trouvent réellement dans cette position ; ils en sortiraient, n’est-ce pas ? Bien ou mal, mais ils en sortiraient. Eh bien, trouvons ce qu’ils feraient. » Et nous voilà causant, disputant, cherchant, lui plein d’imaginations de toute sorte et s’interrompant de temps en temps pour me dire : « Connaissez-vous rien de plus amusant que de jouer ainsi le rôle de la Providence, de la Fortune, de faire des heureux, des malheureux ; d’enrichir celui-ci, de ruiner celui-là ; de donner la femme qu’il aime à un pauvre jeune homme qui ne s’y attend pas ! C’est ce qui m’a fait créer le personnage de Rodolphe dans les Mystères de Paris ! Rodolphe est un romancier en action ; seulement j’ai deux avantages sur lui : d’abord j’ai droit de vie et de mort sur mes personnages ; puis je ne prévois pas plus qu’eux ce qui va leur arriver ! » C’est ainsi, qu’après deux ou trois heures de remuement d’idées et d’effervescence d’imagination, il partait tranquille, et ayant trouvé.

— Vous m’aviez promis une créature singulière, me dit mon interlocuteur, vous m’avez tenu parole. Seulement jusqu’ici je ne vois encore que le démocrate d’imagination. Mais où est le démocrate de conviction ? Il a changé de modèles, il peint des ouvrières après avoir peint des duchesses ; rien là que de très habituel. Tous les artistes en font autant.

— Vous allez le voir faire ce qu’aucun d’eux n’a fait. »


IV

Le travail lui avait rendu le succès ; le succès lui avait rendu l’argent ; et avec l’argent revint pour lui la vie élégante et confortable. Une petite maison, rue de la Pépinière, transformée en un cottage plein de fleurs, satisfaisait à tous ses besoins de bien-être et répondait à son goût de luxe à la fois artistique et mondain. Sa société avait changé avec son talent ; le monde des duchesses n’était plus le sien, et avait fait place à un certain nombre de relations plus sérieuses. Chaque mois il réunissait à dîner Schœlcher, Goubaux, Camille Pleyel et moi… Ce qu’il appelait le quatuor d’amis. Quatuor était bien le mot, car chacun y représentait pour ainsi dire un instrument différent. Schœlcher y apportait ses inflexibles principes d’honneur et de liberté, qui, mêlés à son goût passionné pour les arts et à sa courtoisie chevaleresque, donnaient à ce défenseur de la race noire je ne sais quel air de sang-mêlé de Spartiate et d’Athénien. Goubaux arrivait avec cette universalité d’intelligence qui a fait de lui le fondateur de l’enseignement professionnel en France, en même temps que l’auteur du Joueur et de Richard Darlington. Quant à Camille Pleyel…

« Était-ce Pleyel, le facteur de pianos ?

— Précisément, et dites-vous que jamais instrument de musique ne sortit de ses ateliers, résonnant plus harmonieusement que son âme. Il avait toutes les séductions qu’on admire chez les artistes et toutes les générosités qu’on leur suppose. Pianiste de premier ordre, élève de Steibelt, il tenait de lui la tradition, le style des maîtres. Chopin disait souvent : « Il n’y plus aujourd’hui qu’un homme qui sache jouer Mozart, c’est Pleyel, et quand il veut bien exécuter avec moi une sonate à quatre mains, je prends une leçon. »

Comme je vous l’ai dit, Eugène Sue avait un goût naturel pour la musique ; ce que voyant, Pleyel s’imagina de faire fabriquer quelques clochettes de sonorités différentes et harmoniques, qui, attachées au cou de quatre vaches paissant dans les landes de Sologne, donnaient au promeneur l’agréable sensation de l’accord parfait. La conversation de Pleyel abondait en souvenirs intéressants sur les grands musiciens. Il avait entendu improviser Beethoven ! Le fait est curieux, et comme nous ne sommes pas des auteurs dramatiques, et que la digression nous est permise, vous me pardonnerez ce court récit : Un jour, à Vienne, on annonce un grand concert et, pour couronner le concert, une improvisation de Beethoven. Pleyel y court avec son père ; le maître arrive, s’assied au piano, prélude par quelques notes insignifiantes, ébauche quelques accords, les interrompt, en essaye d’autres qu’il abandonne aussi, puis tout à coup, après deux ou trois minutes d’essai, il se lève, salut et s’en va. La déconvenue du public, vous vous la figurez ! On ne parla toute la journée à Vienne que de ce scandale. Le lendemain matin, Ignace Pleyel, père de Camille, lui dit : « Allons donc voir Beethoven. » Ils arrivent ; le jeune homme tout tressaillant d’admiration, et un peu de crainte : dans quel état allait être le maître ? A peine les a-t-il aperçus : « Ah ! vous voilà ! Étiez-vous hier au concert ? Oui. Eh bien, qu’ont dit ces imbéciles ? Ils m’ont traité sans doute de malotru ! Ah çà ! est-ce qu’ils s’imaginent qu’on improvise comme on fait des souliers, à volonté ? Je suis arrivé avec d’excellentes intentions d’improvisateur, j’ai essayé, mais l’inspiration n’est pas venue ! Que voulez-vous que j’y fasse ? Il ne me restait qu’un parti, prendre mon chapeau et m’en aller, c’est ce que j’ai fait. Tant pis pour eux, s’ils grognent. » Tout en parlant ainsi, il était debout, à côté de son piano, nerveux, agacé, et tapotant machinalement sur l’instrument avec la main gauche, frappant tantôt une note… tantôt l’autre… tantôt d’un seul doigt… tantôt de deux ou de trois… Peu à peu, sans qu’il s’en aperçoive, sans qu’il interrompe la conversation… tous les doigts de la main gauche se mettent de la partie… les notes succèdent aux notes… un vague contour de mélodie se dessine… puis sa physionomie change, sa parole devient intermittente… l’intonation n’est plus d’accord avec le mot… enfin, au bout de quelques minutes, le voilà assis en face du piano, attaquant l’instrument tout entier, ne sachant plus s’il y avait quelqu’un là, le visage en feu, penché sur le clavier, en faisant jaillir à flots pressés, les traits, les chants, les gémissements, montrant enfin à Camille le spectacle inoubliable d’un grand homme, saisi à l’improviste par son génie, en lutte avec l’inspiration, en pleine crise d’enfantement, et sortant de cette heure de création, pâle, frémissant, épuisé ! Pleyel était admirable en racontant cette scène ; Beethoven revivait dans sa physionomie et dans sa voix. Mais chez Pleyel l’artiste n’était que la moitié de l’homme. Il y avait en lui un administrateur de premier ordre, et, dans sa sympathie ardente pour Eugène Sue, il se mit en tête de lui assurer une fin de vie heureuse. Il se fit son homme d’affaires. La fonction n’était pas facile. Les prodigalités d’Eugène Sue le replongèrent bien promptement dans les embarras d’argent, dans les dettes, dans les billets à ordre, et une seconde ruine le menaçait. Camille Pleyel, de son autorité privée, lui constitua un conseil judiciaire amiable ; ce conseil se composait de lui, de Goubaux et de moi. Mainmise sur tout ce qu’il gagnait ! assignation d’une pension mensuelle ! réforme du luxe inutile ! échelonnement de tous les mémoires des créanciers jusqu’à l’extinction totale des créances ! Sue se laissait faire avec la docilité et le charme d’un enfant. Ce qui lui rendait ces sacrifices plus faciles, c’était le succès croissant de ses ouvrages et le développement de son influence sur les classes populaires. Il exerçait une sorte de royauté sur le peuple de Paris. Les sympathies les plus ardentes, les enthousiasmes les plus reconnaissants saluaient chacun de ses chapitres, et se traduisaient parfois d’une façon étrange et tragique. Un soir, en rentrant chez lui, il heurta du pied, dans l’obscurité, un objet suspendu et mobile ; il allume une bougie, que voit-il ? Les deux pieds d’un homme qui avait pénétré dans son antichambre, on n’a jamais su comment, et qui était venu s’y prendre ; il tenait dans sa main un billet ainsi conçu : « Je me tue par désespoir ; il m’a semblé que la mort me serait moins dure, si je mourais sous le toit de celui qui nous aime et nous défend ! » Ce fanatisme pour Sue datait surtout de la publication d’un épisode que vous vous rappelez peut-être, l’histoire de la famille Morel.

— Morel le lapidaire ! s’écria mon interlocuteur. Le diamant perdu ; le désespoir de cet honnête homme qu’on accuse d’avoir volé ;… l’expulsion de toute la famille ! C’est un des plus beaux chapitres des Mystères de Paris !…

— Eh bien, voici le post-scriptum de ce chapitre. Sue l’avait achevé depuis quelques jours et nous avait arraché des larmes à tous en nous le lisant. C’était vers la fin d’un mois de février. Le 25, Pleyel avait remis à Sue 1800 francs pour le payement d’un billet à ordre ; le 28, dernier jour du mois, nous arrivons tous les quatre pour le dîner mensuel. A peine arrivé, Pleyel lui dit : « Eh bien, le créancier est-il venu ? Où est la quittance des dix-huit cents francs ?… » Sue balbutia, s’embarrassa, et de sa voix câline : « Mon bon Camille, il ne faut pas m’en vouloir, mais… ― Vous n’avez pas payé ! s’écria Pleyel. ― Je vais vous dire, mon bon Camille, c’est que… ― C’est que quoi ? Encore quelque nouvelle folie ! Vraiment ! vous êtes odieux ! Je ne dîne pas avec vous, je m’en vais ! » Et Pleyel se lève… « Mon bon Camille, je vous en supplie, restez ! Je n’ai pas pu faire autrement. ― C’est-à-dire que vous n’avez pas pu résister à votre caprice. Voyons ! quel objet d’art, quelle pièce d’argenterie vous a encore tourné la tête ? Froment-Meurice sera venu, il vous aura apporté… ― Non, non ! mon bon Camille, non, Froment-Meurice n’est pas venu et je n’ai rien acheté ! ― Mais alors, à quoi avez-vous employé cet argent ? Voilà ! c’est que c’est très difficile à dire. ― Eh bien, je le saurai malgré vous ! » dit Pleyel, et il se met à appeler très haut : « Laurent ! » (c’était le nom du domestique). Laurent paraît. « Qui est venu voir monsieur, ce matin ? ― Un pauvre entrepreneur en menuiserie, avec sa femme et ses enfants ; on allait saisir ses meubles, les créanciers allaient le mettre en faillite. Le pauvre homme pleurait à chaudes larmes, monsieur lui a donné les dix-huit cents francs. » Nous nous trouvâmes un peu embarrassés. Le valet de chambre parti, Eugène Sue reprit à voix basse, et toujours confus : « Mon bon Camille, ce malheureux était l’honnêteté même, sa probité et sa détresse m’étaient attestées par un homme que vous connaissez et estimez ; M. B. Ces dix-huit cents francs lui sauvaient l’honneur. ― C’est très bien de faire l’aumône, reprit Pleyel, toujours grondeur, et avec la sévérité du commerçant, mais avant d’être généreux il faut payer ses dettes : la générosité, c’est le luxe ; la fidélité à ses engagements, c’est le devoir. Votre créancier attend peut-être ses dix-huit cents francs avec impatience, il en a peut-être besoin, lui aussi ! Que diable ! on ne donne pas de satisfactions de bienfaiteur quand on est débiteur. » Eugène Sue l’écouta, la tête assez basse et répondit : « Il ne faut pas être trop méchant, mon bon Camille. Vrai ! je n’ai pas pu m’en empêcher ! Jugez-vous même. On m’avait apporté ce matin les épreuves du chapitre de Morel. En les corrigeant, il m’a semblé que c’était un billet à ordre aussi que ce chapitre-là, et qu’après l’avoir écrit, je n’avais pas le droit de repousser un honnête homme malheureux ! » Oh ! pour le coup, les larmes nous vinrent aux yeux ! Camille lui prit les mains en lui disant : « Vous avez bien fait ! Vous valez mieux que nous, et, quant à votre créancier, je me charge de le faire attendre. »

Voilà comment, dis-je alors à mon compagnon de promenade, qui était ému lui aussi, voilà comment l’imagination de Sue a transformé son âme ! Voilà comment la bienfaisance, la charité lui ont passé dans le sang ! C’est l’auteur qui a évangélisé l’homme. On a accusé sa conversion aux idées démocratiques, de calcul ; ses actes suffiraient pour répondre. Une fois sur le chemin de Damas, il alla jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au sacrifice, jusqu’à l’exil volontaire. Nommé représentant en 1848, il prit place sur les bancs de la gauche, et le premier jour, il alla, par admiration, s’asseoir à côté d’un poète illustre. On discutait je ne sais quelle loi, il causait avec son voisin, et fut surpris de le voir, tout en causant, lever la main, se lever, voter enfin. « Est-ce que vous avez entendu l’orateur ? lui dit-il. ― Je n’ai pas entendu un mot. ― Alors, comment pouvez-vous voter ? ― Oh ! c’est simple. Voyez-vous, en face de vous, ce petit monsieur avec des lunettes ? ― Oui. ― Eh bien, c’est lui qui m’apprend mon opinion. Comme nous sommes toujours d’un avis contraire, quand il se lève, je reste assis, et quand il reste assis, je me lève, de confiance ; il écoute pour moi. »

Eugène Sue ne prit pas la politique de cette façon insouciante. Il y porta une passion ardente et convaincue.

Quand vint le Deux-Décembre, il protesta énergiquement contre les décrets, et fut placé par M. de Morny sur la liste des représentants à arrêter. Napoléon le raya de sa main, se rappelant qu’Eugène Sue était le filleul de sa mère. E. Sue refusa cette grâce et se constitua prisonnier au fort de Vanves avec les autres députés. La loi d’exil promulguée, il n’y vit pas son nom, que Napoléon avait effacé pour la seconde fois. Pour la seconde fois aussi E. Sue repoussa cette faveur comme une offense, et s’exila volontairement à Annecy. Il y vécut trois ans, travaillant toujours, affirmant de plus en plus ses principes républicains, poussant trop loin, selon moi, ses théories radicales, mais corrigeant ses théories par ses actes, et consacrant une partie du fruit de son travail à venir en aide à tout ce qui était malheureux autour de lui. Eugène Sue le sceptique ! Eugène Sue le gouailleur ! Eugène Sue le matérialiste ! donnait chaque année, sans être devenu catholique, une somme considérable au curé d’Annecy pour ses pauvre. Qui l’avait converti ? son œuvre !