Soixante ans de souvenirs/II/11

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Hetzel (p. 160-218).


CHAPITRE XI

EUGÈNE SCRIBE


Mes relations avec Scribe commencèrent comme avec Casimir Delavigne, par une lettre d’écolier adressée à un maître illustre. J’achevais ma seconde année de rhétorique ; j’avais la tête pleine d’idées de théâtre. Un jour, me vint dans l’esprit un sujet de comédie qui me parut charmant ; je supposais la fin du monde annoncée à jour fixe et acceptée comme un fait certain. Quel bouleversement dans les actions, dans le langage, dans les positions, dans les sentiments ! Comme cette épée de Damoclès, suspendue sur la société tout entière, devait faire jaillir du fond du cœur, avec des explosions de volcan, toutes les passions étouffées, comprimées, opprimées ! Comme ce coup de trompette de Jéricho devait faire tomber toutes les hiérarchies sociales ! Plus de pauvres. Plus de riches. Plus de grands et de petits. La fin prochaine remettait violemment tous les hommes en face les uns des autres, à l’état d’êtres égaux et libres. Enfin, si comme je le voulais, le premier acte était consacré à la peinture de cette société debout, paisible et puissante, quel coup de théâtre devait produire l’annonce d’un tel arrêt de mort !

Enthousiasmé de mon sujet, j’écrivis à Scribe pour lui demander de l’exécuter avec moi, mais à titre d’offrande. Je signai ***, et j’ajoutai avec la comique suffisance de la jeunesse, quand elle s’avise d’être mesurée : je serai donneur discret. Ce donneur discret m’enchantait. J’en étais fier, en vrai rhétoricien, comme d’une bonne expression. J’ai bien souvent ri depuis en y pensant.

Scribe répondit à M. ***, une lettre pleine de bienveillance avec une pointe d’ironie spirituelle. Il devina bien qu’il avait affaire à quelque tête de dix-huit ans. « Monsieur, m’écrivit-il, votre sujet est piquant et nouveau ; seulement, pour qu’il réussisse, il y a une condition indispensable : c’est que le public, le jour de la première représentation, croie un peu à la fin du monde. Voilà l’obstacle. Pour le moment, il en est à mille lieues, et cela sera difficile à lui faire accepter. Heureusement, on annonce pour l’année prochaine, une comète qui doit briser notre globe comme verre… Attendons la comète. Peut-être sa venue mettra-t-elle le public en veine de terreur. J’en profiterai pour faire la pièce, ou plutôt nous en profiterons, car j’espère bien que ce grand événement, qui renversera tant de chose, déchirera aussi le voile de l’anonyme derrière lequel vous vous cachez. »

Cette lettre, quoique un peu railleuse, était si aimable qu’elle me combla de joie. Je serrai ce précieux billet comme un trésor, mais toujours sans me faire connaître. J’attendais la comète… Je l’attendis en vain ; elle ne fit peur à personne et me laissa vis-à-vis de Scribe dans la position de M. ***.

On m’eût bien étonné alors, si l’on m’eût dit que, quelque vingt ans plus tard, je deviendrais son collaborateur et son ami, que j’assisterais à ses plus beaux triomphes, que je prendrais part à quelques-uns, et qu’enfin, à plus de soixante ans de distance, je prendrais la plume pour le défendre contre le dédain et l’oubli. Ce n’est pas son apologie que j’entreprends ; je ne récriminerai pas, je ne le surferai pas, je ne dissimulerai pas les côtés faibles de son talent. Je me contenterai de le peindre tel que je l’ai vu pendant tant d’années, à l’œuvre, dans son cabinet, causant, écrivant, m’initiant à sa méthode de travail en travaillant avec moi, et je laisserai à ses œuvres et à la postérité de soin de le remettre à sa place.


I[modifier]

La théorie des milieux est fort à la mode aujourd’hui. Elle me paraît avoir une grande part de vérité. L’endroit où nous naissons, les circonstances du milieu desquelles nous grandissons exercent une puissante influence sur notre vie. Scribe nous en offre un frappant exemple.

Il vint dans ce monde, le 11 juin 1790, rue Saint-Denis, dans un magasin de soieries tenu par sa mère, à l’enseigne du Chat Noir, à quelques pas du quartier des Halles, c’est-à-dire en plein commerce, en pleine bourgeoisie travailleuse, loin de l’aristocratie et tout près du peuple. Son talent porte la marque de son origine.

Ajoutons, comme second point à noter, qu’il eut pour tuteur un avocat célèbre, Me Bonnet, qu’il sortait chez lui tous les dimanches, et que de là lui vint peut-être en partie cette entente des affaires, qu’on lui a si souvent reprochée comme un défaut, et dont il n’a jamais fait qu’une qualité. Enfin, troisième circonstance importante, il fut élevé à Sainte-Barbe. Nul doute qu’il n’ait pris là son culte pour les amitiés de collège, dont apparaît à tout instant la trace dans son théâtre. Vingt pièces de Scribe s’ouvrent par la rencontre de deux camarades qui retrouvent, en se revoyant, toutes leurs affections, toutes leurs espérances de jeunesse, et les souvenirs échangés jettent je ne sais quoi d’attendri dans la gaieté et l’exposition.. Il est vrai que Sainte-Barbe lui avait donné des camarades bien propres à lui mettre au cœur l’amour des vieux amis. C’étaient Germain et Casimir Delavigne. On les appelait tous trois, les inséparables. Casimir et Germain sortaient les jours de congés chez leurs parents, et Germain avait, par je ne sais quelle relation de petit directeur de théâtre, des billets de spectacle. Il y allait tous les dimanches et y allait pour trois. Le lundi, à peine rentré au collège, c’était entre lui, son frère et Scribe, à l’heure de la récréation, des récits sans fin sur la pièce, sur le jeu des acteurs, sur les émotions du public, le tout accompagné, bien entendu, de mille projets de mélodrame ou de vaudeville, et de l’espoir lointain de voir leurs trois noms sur l’affiche. Leurs débuts ne furent pas brillants. « Savez-vous, disait un jour Scribe à Janin et à Rolle, avec qui il dînait chez moi, savez-vous par où j’ai commencé ? Par quatorze chutes ! Oui ! quatorze ! C’était bien mérité. Oh, mes amis ! quelles galettes ! Pourtant, ajouta-t-il avec une bonhomie charmante, pourtant je réclame pour une. Elle a été trop sifflée. Elle n’était pas si mauvaise que les autres. Vrai. C’était injuste… » Nous nous mîmes à rire. « Vous riez, et moi aussi. Mais je ne riais pas dans ce temps-là. Après chaque chute nous nous en allions, Germain et moi, tout le long du boulevard, désespérés, furieux, et je lui disais : Quel métier ! c’est fini. J’y renonce. Après les quatre ou cinq plans que nous avons encore, je n’en fais plus… » Quel joli mot de nature que ce : Après les quatre ou cinq plans ! C’est le cri de toutes les passions… Encore quatre ou cinq coups, dit le joueur, et je ne joue plus… Encore un dernier adieu, dit l’amoureux, et je la quitte. Et on ne la quitte pas, et on joue toujours ; et comme un auteur dramatique est à la fois un amoureux et un joueur, on recommence toujours à écrire.

C’est ce que fit Scribe, et il fit bien. Mais on a beau être Scribe, au début, on se cherche, on s’ignore, et l’on a besoin de quelqu’un qui vous révèle à vous-mêmes. Ce quelqu’un fut pour Scribe un des hommes les plus singuliers que j’ai connus. Quoiqu’il ait figuré parmi les auteurs dramatiques, il n’avait presque aucun talent. Il n’avait même pas ce qu’on peut appeler de l’esprit. Mais ses yeux perçants qui étincelaient derrière ses lunettes, ses sourcils épais et mobiles, sa bouche sarcastique, son nez long et avancé, tout révélait en lui un observateur, un chercheur, un dépisteur. Béranger disait spirituellement d’un directeur de revue, à qui ses ennemis reprochaient sa mine quelque peu semblable à un groin. « Groin ! soit ! mais il trouve des truffes… » Eh bien, l’ami de Scribe le déterra sous ses chutes, et il imagina le moyen le plus étrange pour lui faire valoir tout ce qu’il valait. Il lui répétait sans cesse : « Tu arriveras ! tu auras un jour autant de talent que Barré, Radet et Desfontaines. ― Que c’est absurde d’exagérer ainsi ! répliquait Scribe. ― Je t’en réponds, reprenait l’autre ; seulement il te manque deux choses : la continuité du travail et la solitude. Je t’enlève ! j’ai à quelques lieues de Paris de bons amis qui habitent une jolie maison de campagne : je t’y emmène. ― Tu m’y emmènes, tu m’y emmènes, mais je ne les connais pas, tes amis. ― Je les connais, moi, cela suffit. Nous nous installons ensemble chez eux pour quatre mois, et à l’automne, tu reviendras avec cinq ou six pièces charmantes. » Les voilà donc logés tous deux dans deux chambres contiguës, Scribe toujours sous le regard de son geôlier et ne descendant qu’après sa journée de travail, pour trouver la plus cordiale hospitalité et une table excellente. Un seul détail le gênait : c’était l’indiscrétion de son ami. Si, par hasard le rôt était trop brûlé ou les légumes trop salés : « C’est détestable, s’écriait l’ami, emportez-moi ce plat-là. » Scribe, confus, comme le sont toutes les bonnes gens quand ils se trouvent témoins des sottises des autres, il leur semble toujours que ce sont eux qui les font, Scribe baissait le nez sur son assiette, envoyait sous la table des coups de pied à son ami, pour le forcer à se taire, et, le dîner fini, lui adressait les plus vifs reproches. « On ne parle pas ainsi à des hôtes. ― Laisse faire. Ils sont enchantés. ― Tu ne te conduirais pas autrement dans une auberge. «  C’est qu’en effet ils étaient dans une auberge, ou du moins dans une pension bourgeoise, une pension où l’ami payait pour Scribe ; l’ami logeait, chauffait, nourrissait Scribe pour le contraindre à travailler, pour forcer le génie à éclore. Vit-on jamais un plus bel exemple de l’admiration pour le talent ? Seulement, pour l’exactitude du récit, il faut ajouter que ce n’était pas par pur amour de l’art. Car, pour peu qu’il eût trouvé le titre de la pièce ou indiqué le point de départ, ou inspiré un couplet, l’admirateur se transformait en collaborateur, en prenait le titre, en touchait les droits et en partageait la gloire. Il avait un culte pour Scribe, mais Scribe payait les frais du culte.

Ces curieux détails m’ont été contés par Scribe, à Séricourt, pendant que nous travaillions à Adrienne Lecouvreur, et il ajoutait en riant : « Il y a telle pièce de moi où ce diable d’homme a mis son nom sans y avoir écrit un mot… Mais n’importe, il avait raison. Jamais je ne m’acquitterai envers lui. Il avait un art incroyable pour m’exciter, pour me remonter, pour me consoler. Je lui dois jusqu’a mon cher Séricourt. Oui, ce cabinet où nous sommes assis, mon cher ami, savez-vous de quoi il est fait ? Des deux petites chambres où j’ai écrit à côté de lui, et grâce à lui, mes premiers ouvrages. ― Comment ! m’écriai-je, cette pension bourgeoise… ― C’est Séricourt ! Et j’en suis devenu propriétaire par le hasard le plus étrange. Je revenais de Belgique avec Mélesville, nous étions en poste. Nous arrivons à la Ferté-sous-Jouarre, nous nous arrêtons pour changer de chevaux. Les postillons y mettaient le temps, si bien qu’en attendant, je m’asseois sur une borne, et je me mets à écrire sur mon carnet une idée de scène qui m’était venue en route. Oh ! je n’ai jamais perdu mon temps. Tout en cherchant, je lève les yeux, et je vois sur la porte de l’auberge une grande affiche portant : « Vente à l’amiable du domaine de Séricourt. » Séricourt ! me dis-je tout à coup, mais je connais ce nom-là. Monsieur l’aubergiste, est-ce que Séricourt n’appartient pas aux dames D… ? ― Oui, monsieur. ― Et on peut le visiter ? Oui, monsieur, il est à vendre. ― Combien faut-il de temps pour y aller ? ― Trois quarts d’heure. ― Parbleu ! m’écriai-je, je voudrais bien revoir ma chambre… A ce moment, chevaux et postillons arrivaient, les uns faisaient sonner leurs grelots, l’autre faisait claquer son fouet, ― Mélesville ? dis-je à mon ami, veux-tu retarder notre arrivée à Paris de deux heures ? ― De quatre, si tu veux ! ― Eh bien, postillon, à Séricourt… J’arrive, je parcours le jardin, la maison, toute ma jeunesse me remonte au cœur, et le lendemain j’étais maître et seigneur de ce petit domaine où le souvenir de mes vingt ans m’aide à porter gaiement mes soixante. »

Comment étais-je devenu le collaborateur de Scribe ? Comment faisions-nous Adrienne ensemble ? Une petite digression nécessaire me forcera à parler de moi, mais pour nous amener à lui.


II[modifier]

Le succès de Louise de Lignerolles, en 1838, m’avait donné grand courage, et en 1844, je lus au comité du Théâtre-Français un drame en cinq actes et en vers, intitulé : Guerrero ou la trahison. Je fus reçu à l’unanimité. Après le troisième acte, chose absolument inusitée, tous les membres du comité se levèrent, vinrent à moi, me prirent les mains en me félicitant, et Provost s’offrit lui-même pour remplir un des principaux rôles. L’idée de l’ouvrage expliquait son succès. Je ne crains pas de dire qu’elle était nouvelle et assez forte. Un fait dont j’avais été témoin, et un homme célèbre dont j’avais été l’ami me l’avaient inspirée. En 1829, j’avais été passer mes vacances dans une petite ville du département des Landes, Saint-Sever, chez un homme qui a eu son heure de popularité et de gloire, le général Lamarque. Au nom du général Lamarque se rattachait sous l’Empire le souvenir d’un fait de guerre exceptionnel : l’aventureuse et héroïque prise de Capri.

Le général était né à Saint-Sever, et y demeurait en 1829. Riche, considéré, spirituel, instruit, il s’y dévorait d’ennui et de rage. Exilé par la Restauration de 1815, rappelé en France vers 1818, mais destitué de tous ses emplois militaires, rayé des cadres de l’armée, il était venu s’enfouir dans sa petite ville. Son épée brisée le mettait au désespoir. Rien ne pouvait le consoler de ne plus être soldat. Pour tromper sa douleur, il imagina de se faire construire une sorte de palais. Cela l’occupa un an. La maison bâtie, il se jeta dans une traduction d’Ossian, une traduction en vers. Cela lui prit encore un an. La traduction achevée, il voulut se donner la passion des fleurs, et il rapportait de Paris, où il allait passer quelques mois d’hiver, des collections de géraniums, de rosiers, de pivoines ; mais il avait beau bâtir, rimer, greffer, et construire des palais, tous ces vains amusements de son chagrin ne faisaient que l’aigrir par leur inanité, et il retombait dans son trou, avec le sentiment de plus en plus amer de son inaction. Telle était l’intensité de sa passion, qu’en se promenant à cheval dans les environs de Saint-Sever, avec son neveu et moi, il s’arrêta plus d’une fois pour nous dire tout à coup : « Voyons, jeunes gens ! Vous apercevez là-bas ce mamelon. Eh bien, supposez qu’il soit couvert de batteries, occupé par les Prussiens, comment vous y prendriez-vous pour l’enlever ? » Et làdessus, nous lançant au triple galop sur les pentes du mamelon, les escaladant avec nous, il nous initiait à toutes les péripéties de l’attaque d’une redoute. Enfin, lorsqu’en 1823 éclata la guerre d’Espagne, il n’y tint plus. Ce bruit de canon, se réveillant tout à coup en Europe, lui fit perdre la tête, et lui, le vainqueur de Capri, l’exilé de 1815, il écrivit au ministre de la guerre pour lui demander du service, et ajouta cette dernière phrase : « Mon ambition est de mourir enveloppé dans les plis du drapeau blanc ! » Ce qui lui fut le plus cruel, c’est que le ministre eut plus de soin de sa réputation que lui-même, il ne lui permit pas son infidélité, on refusa son épée. Ne l’accusez pas trop. La passion de la guerre est une passion aussi puissante que l’amour et le jeu. N’en avons-nous pas vu un exemple saisissant pendant la guerre d’Italie ? Le général Changarnier, réfugié à Anvers, passait, dit-on, ses journées à suivre fiévreusement sur la carte, la marche de nos troupes à Magenta, et à Solférino, et quand éclata la guerre de 1870, lui, non plus, il ne put pas y tenir. Il oublia, non seulement le mal que lui avait fait l’empereur, mais le mal que lui-même il en avait dit, et il écrivit à celui dont il avait parlé avec tant de mépris et de moquerie, en le suppliant, à peu près dans les mêmes termes que Philoctète dans Sophocle, de l’employer n’importe où, n’importe comment, sans grade, sans honoraires, sans poste fixe ; il ne demandait qu’à entrendre encore le canon. C’est cette passion, avec tous ses désespoirs, toutes ses rages, et aboutissant enfin à la défection, que j’avais essayé de transporter au théâtre, changeant seulement la défection en trahison.

La pièce à peine reçue, les répétitions commencèrent et confirmèrent ces heureux pronostics de la lecture. La veille de la première représentation, une actrice du Théâtre-Français, qui ne jouait pas dans mon drame, Mlle Anaïs, me dit : « Il paraît qu’on va vous élever une statue demain ! » Par malheur, la représentation ne réalisa pas tout à fait ces beaux présages.

Succès très réel, très vif même, pour la première partie, froideur bienveillante pour la dernière. En sortant de la salle, je rencontrait Mlle Mars, qui me dit : « Trop sévère ! mon cher ami, trop sévère ! » La pièce me fit honneur, mais ne fit pas d’argent. Elle me valut pourtant une faveur précieuse, l’amitié de Scribe qui voulut bien assister à la répétition, et qui resta très partisan de l’ouvrage, puis deux distinctions : d’abord la croix, et ensuite une invitation de bal. A ce moment, le duc de Nemours donnait au pavillon de Marsan des bals très brillants. Les invitations étaient fort recherchées, on n’y était admis qu’en habit à la française, culotte de casimir blanc, bas de soie blancs, et l’épée au côté. On me fit dire du château que le Prince avait été très frappé de mon drame, et qu’il m’adresserait volontiers une invitation, s’il était sûr que j’accepterais. J’acceptai. Dès que l’huissier annonça mon nom, le Duc vint à moi, ce qui ne laissa pas que de me troubler un peu, je n’avais jamais parlé à un prince du sang, mais mon embarras disparut bien vite, quand je vis le sien. La timidité est une grâce chez les personnages d’un haut rang, quand elle est accompagnée de courtoisie et de bienveillance ; telle était celle du duc de Nemours. Les paroles ne lui venaient pas facilement, mais sa physionomie et ses gestes disaient si aimablement ce que sa bouche ne disait pas, qu’au bout de quelques instants, nous causions comme deux jeunes gens du même âge. Ce qui me gênait davantage, c’était mes jambes. En 1845, les mollets ne figuraient pas dans le monde. Mes diables de bas de soie blancs me troublaient beaucoup. Il me semblait que j’étais décolleté par en bas. Puis l’amour-propre s’en mêlait ; tout le monde se regardait aux jambes. On avait peur des observations moqueuses. Heureusement les jeunes princes vinrent à notre secours. Ils étaient tous quatre pleins d’élégance et de grâce, mais leurs tibias s’allongeaient en fuseaux si minces et si grêles, qu’on eût dit qu’ils les avaient commandés exprès pour nous mettre à notre aise. Il était impossible d’être embarrassé de ses mollets, en voyant les leurs. Jamais jambes ne furent si hospitalières. Vers onze heures, le Roi vint. Lui seul portait un pantalon. Il se mit à regarder les groupes de danseurs, son chapeau posé sur son abdomen comme sur une petite proéminence, dans une attitude de bonhomie railleuse, jetant de côté et d’autre un œil si malin, si gai, si gouailleur que je devinai ce que M. Thiers m’a confirmé depuis. « Le roi Louis-Philippe, me disait-il, était le conteur le plus spirituel, et le plus grand moqueur de tout son royaume. »


===III===

Guerrero m’avait ouvert le cabinet de Scribe. J’allais le voir assez souvent le matin. Un jour, je le trouvai fort agité. « Vous arrivez à propos, me dit-il, vous aller me donner un conseil. On me fait une proposition qui me tente et m’effraye. Le directeur du Théâtre-Français, M. Buloz, me demande d’écrire un rôle pour Mlle Rachel. ― Qui vous arrête ? ― Corneille et Racine ! Comment voulez-vous que je mette mon humble prose dans cette bouche habituée à réciter les vers d’Andromaque et d’Horace ? ― Qu’est-ce que cela vous fait ? ― Vous n’en seriez pas effrayé ? ― Pas du tout. ― Vous oseriez écrire en prose un rôle pour l’interprète de Phèdre et de Camille ? ― Parfaitement. ― Eh bien, cherchez un sujet, et nous ferons la pièce ensembles. »

Trois jours après, j’arrive avec le classique Eureka, j’ai trouvé ! Je lui raconte mon idée. « Elle n’est pas bonne, votre idée. ― Pourquoi ? ― Parce qu’elle n’a pas d’intérêt. ― Pas d’intérêt ! m’écriai-je, et je commençais à plaider en sa faveur… ― Faisons l’épreuve, me dit-il en m’interrompant. Si votre sujet est fécond, nous le verrons bien en une demi-heure. Cherchons. » Et le voilà qui se jette au travers de mon idée, comme un chasseur dans un champ de luzerne ou de betteraves, battant le terrain en tous sens, quêtant, furetant… et au bout de vingt minutes : « Mon cher ami, vous voyez que j’avais raison, buisson creux. Il n’y a pas une pauvre petite caille là dedans. Il faut chercher autre chose. » Je vis là en action cette facilité merveilleuse qu’avait Scribe de démêler du premier coup d’œil si une idée était dramatique ou non. Quelques jours après, j’arrive chez lui avec le sujet d’Adrienne Lecouvreur. A peine avais-je parlé, qu’il bondit sur sa chaise, se lève, vient à moi, et me saute au cou en me disant : « Cent représentations à six mille francs. ― Vous croyez ? lui dis-je. ― Je ne le crois pas ! J’en suis sûr ! C’est une trouvaille admirable. Vous avez découvert le seul moyen de faire parler Rachel en prose. Venez demain matin, nous commencerons tout de suite. » A dix heures, j’entrais dans son cabinet ; il était aux prises avec son barbier, qui le tenait par le nez… En me voyant, il me dit impétueusement, avec cette voix particulière d’un homme qu’on rase… « Mon cher ami, j’ai trouvé. ― Prenez garde ! monsieur Scribe, lui dit son barbier, vous allez vous faire couper. ― Eh bien, dépêchez-vous ! » Et tout le temps que dura l’opération, ses doigts s’agitaient fiévreusement…, il me jetait des coups d’œil et des sourires… Et à peine le barbier parti… le voilà qui tout en plongeant sa figure dans sa cuvette, en se peignant, en mettant sa chemise, en passant sa culotte, en attachant sa cravate, en endossant son gilet et sa redingote…, en attachant sa montre…, me jette une foule de commencements d’idées, d’ébauches de situations, ou de personnages, qui avaient poussé dans sa tête depuis la veille ; j’y mêle ce qui avait aussi germé dans la mienne, et aussitôt sa toilette achevée, car il aimait beaucoup à travailler tout habillé et tout prêt à sortir,… il s’asseoit sur sa petite chaise, en face de sa table… « En maintenant, me dit-il, à la besogne. »

Je n’entrerai pas dans le détail de cette collaboration, J’y voudrais relever seulement deux ou trois faits, propres à éclairer, dans Scribe, l’auteur, le collaborateur et l’homme.

Nous avons dans notre argot de théâtre un mot très significatif, c’est le mot « numérotage. » Le numérotage est l’ordre des scènes. Or, cet ordre n’est pas seulement une classification, il ne constitue pas seulement la clarté, la logique, il comprend aussi la progression, c’est-à-dire l’intérêt. Le numérotage est un ordre qui marche. Chaque scène doit non seulement venir de la scène qui précède et s’unir à la scène qui suit, mais elle doit lui imprimer son mouvement, de façon à pousser la pièce sans interruption, et d’étape en étape, vers le but final, le dénouement. Scribe avait non pas le talent, mais le génie du numérotage. A peine un plan de pièce ébauché, tous les matériaux de l’œuvre venaient comme par enchantement se ranger sous sa main, dans leur ordonnance logique. A peine de nos premières conversations sur Adrienne Lecouvreur, lorsque les situations de la pièce étaient encore à l’état d’ébauche, je le vis tout à coup se lever, s’asseoir à sa table et écrire. « Qu’écrivez-vous donc ? lui dis-je. ― L’ordre des scènes du premier acte. ― Mais nous ne sommes pas fixés sur ce que nous mettrons dans ce premier acte. ― Laissez ! laissez ! Ne me faites pas perdre le fil !… » Et il écrit :

 
Scène première ― La princesse de Bouillon, l’abbé.
Scène deuxième ― Les mêmes, la duchesse d’Aumont.
Scène troisième ― Les mêmes, le prince de Bouillon.


« Mais mon ami, lui dis-je, en l’interrompant, avant de faire entrer là le Prince de Bouillon, il faudrait savoir… ― Je sais, me répondit-il, que le Prince de Bouillon doit paraître deux fois dans l’acte, et si je ne le place pas à ce moment-là je ne saurai plus qu’en faire », et il continua d’écrire, et quelques jours après, quand tous les incidents et les mouvements de scène de ce premier acte furent arrêtés, les personnages vinrent se placer naturellement à l’endroit qui leur avait été marqué, comme des convives vont prendre à table la place où la maîtresse de la maison à inscrit leur nom. Je restai émerveillé. Peu de faits m’en ont plus appris sur notre arts.

Au milieu de notre travail, Scribe fut obligé de s’interrompre. Il m’en expliqua le motif dans une lettre que je tiens à citer, car elle montre un côté de son caractère et un coin de sa vie :

« Mon cher ami, je viens vous demander crédit. Notre chère Adrienne est de celles pour qui on doit tout quitter ; on ne doit pas s’occuper d’autre chose quand on s’occupe d’elle. Et voilà qu’au moment de me mettre à notre troisième acte, l’Opéra-Comique me réclame pour le nouvel ouvrage d’Auber, Buloz me demande une comédie en cinq actes, le Puff, avant Adrienne, et enfin Montigny jette le cri d’alarme, parce que Charlotte Corday est tombée, et il veut que je lui achève la Déesse… une pièce en trois actes, avec musique, couplets, et où j’ai Saintine pour collaborateur. Je ne sais pas si les Dieux sont ennuyeux… mais que cette déesse-là m’a ennuyé ! Je m’y suis mis avec désespoir… travaillant depuis cinq heures du matin jusqu’au soir. J’ai achevé assez hardiment les deux premiers actes, mais alors je me suis senti éreinté et j’ai écrit à Saintine de venir à mon aide pour le troisième acte. Il est venu ! Il a vu ! Mais il n’a pas vaincu ! Il faut tout refaire !… Et pendant ce temps-là, Adrienne, que j’aime que j’aime seule…, attend !… Et vous attendez aussi, vous !… Mais je ne m’engagerai pour le Puff qu’avec votre permission, mon maître. J’ai voulu vous expliquer nettement ma position. Maintenant, si mes raisons ne vous semblent pas bonnes, si vous ne voulez pas me donner congé jusqu’en octobre, si ce retard vous fait de la peine, écrivez-le-moi. Cette raison-là sera plus puissante que toutes les miennes. »

Est-il possible d’avoir plus de bonhomie, plus de bonne grâce ? Et qu’on songe que Scribe était alors en pleine gloire, et que moi je n’étais presque qu’un débutant ; aussi, lui répondis-je : « Cher ami, votre lettre m’a bien plus touché que notre retard ne m’afflige… Votre crainte de me faire de la peine m’a été au cœur. Faites donc votre opéra comique, faites votre Déesse ! faites votre Puff ! Et pendant ce temps-là, moi, j’écrirai nos deux premiers actes, que je vous porterai, quand ils seront achevés, à Séricourt. » Je les lui portai, et je les lui lus. Tout le temps que dura la lecture du premier acte, il se grattait la tête, et l’acte fini… « Ça n’y est pas du tout ! me dit-il. Voyons le second acte. » A la quatrième page, le voilà qui se met à parler tout bas… « Bravo ! Excellent ! » Et il rit ! Et il pleure ! Et il applaudit !… ajoutant : « Oh ! je vous réponds de l’effet ! Diable ! je n’ai pas souvent des collaborateurs pareils !… Je ne trouve qu’une chose à reprendre dans ce second acte, c’est le récit d’entrée d’Adrienne… ― Ah ! lui dis-je en riant, vous tombez mal. Il est vrai, ce récit. Je l’ai tiré presque textuellement des mémoires de Mlle Clairon. ― Précisément, il est manqué parce qu’il est vrai. Entendez-moi bien. La vérité est indispensable au théâtre, mais il faut qu’elle soit mise au point, à l’optique. Le récit de Mlle Clairon vous a frappé justement ; il doit produire beaucoup d’effet dans ses mémoires, pourquoi ? parce qu’il vous met devant les yeux une personne réelle, un fait arrivé, et que l’actrice communique pour ainsi dire sa vie à son récit. C’est à elle que vous vous intéressez en vous intéressant à ce qu’elle dit. Mais au théâtre, nous sommes dans la fiction et la fiction a ses lois. Nous parlons, non à un seul lecteur, mais à quinze cents personnes, et le nombre des auditeurs, la grandeur de la salle, changent les conditions morales de l’effet, comme l’optique et l’acoustique en modifient les conditions matérielles. A la place de ce récit vrai, je vais vous en mettre un, absolument inventé pour Adrienne, approprié à Adrienne, et qui enlève le public. » Ainsi fut fait, et le 6 octobre 1848 nous lisions Adrienne à la Comédie-Française. Notre pièce fut… refusée à l’unanimité. Comment, six mois après, fut-elle mise en répétition avec enthousiasme, c’est une petite comédie dans la comédie, que je raconterai en parlant de Mlle Rachel. Maintenant j’ai hâte de quitter Adrienne pour aborder Scribe par ses grands côtés.


IV[modifier]

Une étude sur Scribe a cela de particulier, qu’elle comprend nécessairement toutes les parties de l’art dramatique, puisqu’il a touché à toutes, et que dans toutes, il a laissé des exemples, sinon à suivre, du moins à méditer.

Au premier rang des dons de l’auteur dramatique, figurent l’invention et l’imagination. Il ne faut pas confondre ces deux facultés, elles se tiennent, elles se soutiennent, mais chacune a son caractère propre et son domaine distinct. L’invention crée, l’imagination met en œuvre. A l’une, les idées premières, la trouvaille des sujets ; à l’autre l’exécution. Toutes deux ne se rencontrent pas toujours dans le même homme, et elles s’y rencontrent rarement dans une proportion égale. On peut avoir plus d’imagination que d’invention, et plus d’invention que d’imagination. Notre époque nous en offre deux exemples frappants. Balzac est un grand inventeur. Il trouve des caractères, de beaux points de départ, mais son exécution est souvent lourde, faute d’imagination ; il n’a pas cette fertilité d’incidents, cette vivacité de dialogue, qui rendent amusante une œuvre forte. La déesse ailée n’a pas passé par là. Voyez, au contraire, Alexandre Dumas. Les points de départ de ses sujets ne lui appartiennent pas toujours. Tantôt il les prend dans l’histoire, tantôt il les reçoit de ses collaborateurs, tantôt il les emprunte à d’autres ouvrages. Lui-même, dans ses mémoires si pleins de bonhomie et de bonne humeur, il convient qu’Antony lui a été inspiré par Marion Delorme. Pour créer, il lui fallait souvent cette petite première chiquenaude, dont je ne sais quel philosophe avait besoin pour mettre le monde en branle. Seulement, une fois cette impulsion reçue, comme A. Dumas faisait rouler la machine ! Quelle voiture lancée sur une pente, au triple galop de quatre généreuses montures, vole, traverse l’espace avec plus de légèreté, plus de rapidité, plus de mépris des obstacles et des distances, qu’un roman ou un drame d’Alexandre Dumas ? Même quand ses chevaux ne sont pas à lui, il les rend siens par la façon dont il les gouverne. On lui donne des chevaux de fiacre, il en fait des chevaux de sang.

Chez Scribe, l’imagination et l’invention étaient d’égale valeur, et de grande valeur. On l’a souvent relégué dédaigneusement parmi les arrangeurs. En réalité, aucune littérature n’a produit un aussi puissant inventeur dramatique. Un seul fait suffira à le prouver. Il a régné pendant plus de vingt ans sur les quatre principaux théâtres de Paris : l’Opéra, l’Opéra-Comique, le Gymnase, et enfin le Théâtre-Français. Or, il n’y a pas une seule de ces quatre scènes qu’il n’ait renouvelée ou enrichi en y montant. Avant lui, le répertoire de l’Opéra ne se composait guère, sauf la glorieuse exception de la Vestale, que d’anciennes tragédies transformées en libretti, des Iphigénie, des Alceste, des Armide, des Œdipe, ou d’autres sujets, toujours les mêmes, qui, successivement repris par des musiciens différents, ne laissaient guère au librettiste que le mérite d’une versification élégante. Qu’y a apporté Scribe ? Des poèmes. Le Prophète, les Huguenots, la Juive, Robert, Guido et Ginevra, Gustave, sont des œuvres absolument inconnues avant Scribe, et font de lui un de nos plus grands poètes lyriques, à prendre le mot poète dans le sens antique : créateur. Un des critiques les moins favorables à Scribe a déclaré le Prophète une conception shakespearienne. Qui l’a fait sortir de son cerveau ? Un hasard de lecture. Il regardait une édition illustrée de la Bible ; ses yeux tombent sur la description des noces de Cana. A cette phrase de Jésus-Christ à sa mère : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » Scribe s’arrête, et, peu à peu, transformant dans son imagination, la figure du Christ : « Ce serait beau à peindre, se dit-il, un homme amené à dépouiller tous ses sentiments naturels pour remplir ce qu’il regarde comme sa mission, sacrifiant son devoir de fils à son rôle de Dieu ! Quel admirable personnage pour Talma ! » Malheureusement. Talma était mort ; mais heureusement Meyerbeer vivait, et Scribe composa le Prophète.

Qu’était l’Opéra-Comique avant lui ? Un théâtre charmant et aimable. Mais le Domino noir, la Dame Blanche, la Sirène, la Neige, Fra Diavolo, l’Ambassadrice, la Part du Diable ont ouvert une route nouvelle à la musique, en apportant une nouvelle forme à la comédie lyrique. Scribe a sa part dans la gloire d’Auber, puisque Auber n’aurait pas été tout Auber sans Scribe. « Savez-vous, me disait un jour l’auteur de la Muette, à qui je dois la phrase : « Amour sacré de la patrie »  ? A Scribe. Dans une promenade, il me marqua si vivement le rythme des vers, que la mélodie vint se placer immédiatement sur les paroles. Il m’avait parlé mon duo. » Ce n’est donc pas un brevet d’invention que Scribe mérite à l’Opéra-Comique ; c’est deux.

Avant lui, un vaudeville reposait sur une fable légère, agrémentée de couplets. Il l’a élevé au rang de comédie de genre. Le Théâtre de Madame est devenu la succursale du Théâtre-Français.

Au Théâtre-Français enfin, sans parler de ce qu’apportèrent de nouveauté sur la scène de Molière, la Camaraderie, la Calomnie, le Verre d’eau, qu’est-ce que Bertrand et Raton, sinon la seule belle comédie politique que compte le répertoire ?

Voilà ce que fut Scribe comme inventeur. Quand à son imagination elle était inépuisable en ressource, en trouvailles d’incidents imprévus, en façons de se tirer de tout. En donnerai-je un exemple ? On montait à l’Opéra un ballet, dont je ne me rappelle plus l’auteur, la Révolte au sérail. Mlle Taglioni remplissait le principal rôle. L’avant-veille de la première représentation, la pièce étant déjà affichée et annoncée pour le lendemain, avec le mot sacramental : Irrévocablement ! le directeur entre chez Scribe à neuf heures du matin : « Je suis désespéré, lui dit-il, je suis perdu, et il n’y a que vous qui puissiez me sauver. ― Comment ? ― Mon ballet est impossible ! ― Pourquoi ? ― Tout le succès repose sur la situation du second acte ; et voici cette situation : Mlle Taglioni, enfermée, assiégée dans le palais par les révoltés, enrégimente toutes les femmes du harem, les arme, les exerce au maniement du fusil et du sabre, en fait des soldats dont elle se fait le général, et repousse l’assaut. ― L’idée est fort originale, répond Scribe. ― Oui ! mais nous nous sommes aperçu, hier, à la répétition générale, qu’elle est absurde. ― Pourquoi ? ― Parce qu’au premier acte, Mlle Taglioni a reçu, de la main d’un magicien, un talisman. Elle n’a donc pas besoin d’autre arme que de ce talisman : qu’elle le montre, et tous ses eunuques s’enfuient ! ― C’est juste et c’est grave, répond Scribe. ― Aussi je compte sur vous. ― Eh bien ! j’irai voir votre répétition aujourd’hui, et je chercherai après. ― Du tout ! du tout ! Ce n’est pas après, c’est tout de suite. Il est inutile que vous veniez à la répétition générale ; il n’y aura plus de répétition générale ; il faut que, sans rien changer à la pièce (je n’ai pas le temps d’y faire de changements), sans la reculer d’un jour (chaque jour de retard me coûte dix mille francs), il faut que vous me trouviez aujourd’hui même, d’ici à ce soir, un moyen qui me permette de jouer après-demain. ― Soit. Laissez-moi, reprit Scribe ; je vais chercher. » Le directeur sort, descend les vingt marches de l’étage de Scribe, et, arrivé en bas, au moment où il disait : « Cordon, s’il vous plaît ! » il entend une voix qui lui crie : « Véron, remontez ! j’ai votre affaire ! » M. Véron remonta plus vite qu’il n’était descendu. « Vous avez mon affaire ? ― Oui. Quel était le talisman de Mlle Taglioni ? ― Une bague. ― Vous en ferez une rose. Quel était son amoureux ? ― Un petit esclave du sérail. ― Vous en ferez un petit berger. En quoi consiste le divertissement du premier acte ? ― En une danse devant le sultan, dans les jardins du palais. ― Parfait ! Après la danse, vous ferez asseoir Mlle Taglioni sur un tertre de gazon ; elle s’y endormira ; le petit berger avancera tout doucement près d’elle, lui enlèvera sa rose ; et quand, au second acte, elle voudra tirer son talisman de son sein, elle ne l’aura plus. Ce n’est pas plus difficile que cela. ― J’étais bien sûr que vous me sauveriez !… » s’écria M. Véron. Et il s’élance sur l’escalier, qu’il redescend encore plus vite qu’il ne l’avait remonté. Un quart d’heure après, Scribe recevait une lettre qui contenait deux billets de banque, avec ces mots : « Ce n’est pas un payement, ce n’est qu’une marque de reconnaissance ! » ― « Voilà la seule fois, disait-il en riant, où j’aie gagné deux mille francs en deux minutes ! »

Mais voici un fait où éclate plus vivement encore cette faculté de transformation qui tenait chez lui du prodige. Un de ses confrères vient le consulter sur un drame très sombre, en cinq actes, et destiné à l’Ambigu. Après le premier acte : « Eh bien ! cher maître, votre avis ? dit l’auteur. ― Continuez, mon ami, continuez, répond Scribe d’un air préoccupé. Voyons le second acte. » La lecture continue ; plus la pièce avançait, plus elle devenait sombre, et plus elle devenait sombre, plus la physionomie de Scribe devenait gaie. Un peu interdit de ce genre de succès auquel il ne s’attendait pas, le pauvre auteur balbutie, se trouble, jusqu’au moment où Scribe, éclatant tout à coup, s’écrie : « Ah ! c’est à mourir de rire ! ― Assez, cher maître, assez ! dit l’auteur, un peu piqué. Je vois bien que ma pièce est mauvaise. ― Comment mauvaise ! Dites donc excellente, charmante. Il y a là des effets d’un comique irrésistible. Ferville sera aussi amusant qu’Arnal. » A ce nom d’Arnal, l’auteur tragique bondit, indigné. Il s’imaginait que Scribe n’avait pas écouté un mot de la pièce. Erreur ! Non seulement il l’avait écoutée, mais il l’avait refaite : à mesure qu’arrivaient les scènes les plus lugubres, il les transformait soudain en scènes de vaudeville, et quand la lecture fut finie, le gros mélodrame en cinq actes, bien commun, bien lourd, était devenu une ravissante et pimpante comédie en un acte, la Chamoinesse.

V[modifier]

Après l’invention du sujet, vient le plan. On se moque beaucoup du plan aujourd’hui. On inflige, aux auteurs qui s’en préoccupent, le nom de carcassiers. A quoi je réponds : depuis trente ans on a repris beaucoup de pièces anciennes ; les seules qui aient retrouvé leur succès d’autrefois, sont les pièces fondées sur un bon plan. Le plan est pour un drame ce qu’il est pour une maison, la première condition de toute solidité et de toute beauté. En vain couvrirez-vous un bâtiment des plus riches ornements, en vain emploierez-vous à sa construction les plus solides matériaux : s’il n’est pas édifié selon les lois de l’équilibre et selon les lois de l’ordonnance, il ne durera pas et il ne plaira pas. Ainsi des poèmes dramatiques. Le poème dramatique doit, avant tout, être clair : sans plan, pas de clarté. Il doit marcher sans arrêt vers un but précis ; sans plan, pas de progression. Il doit placer chaque personnage à son rang, chaque fait à son point ; sans plan, pas de proportion. Le plan ne comprend pas seulement l’ordonnance ; il contient aussi l’art, que Dumas père proclamait la première loi du théâtre, l’art des préparations. Le public est un être bien bizarre, bien exigeant, et bien inconséquent. Il veut qu’au théâtre tout soit à la fois préparé et imprévu. Si quelque chose tombe des nues, comme on dit vulgairement, cela le choque ; si un fait est trop annoncé, cela l’ennuie ; nous devons, pour lui plaire, le prendre à la fois pour confident et pour dupe, c’est-à-dire laisser tomber négligemment dans un coin de la pièce, un mot révélateur, mais inaperçu, qui lui entre dans l’oreille sans qu’il y fasse attention, et qui, au moment où éclate le coup de théâtre, lui arrache cette exclamation de plaisir, ce ah !… qui veut dire : « C’est vrai, il nous l’avait annoncé ! » Que nous sommes bêtes de ne pas l’avoir deviné ! » Et les voilà enchantés. Scribe excellait dans cet artifice. Je vous engage à lire un chef-d’œuvre de lui, la Famille Riquebourg, et je vous recommande un petit verre de liqueur placé à la troisième scène. Il n’a l’air de rien du tout, ce petit verre de liqueur ; il arrive sur un plateau comme un comparse, comme un garde dans une tragédie. Or, toute la pièce est en lui, car sans lui elle n’est pas possible, sans lui elle n’a pas d’issue ; le dénouement est au fond de ce petit verre.

Enfin le point fondamental d’un plan bien fait, c’est le dénouement. L’art du dénouement dans la comédie est un art presque nouveau à quelques égards. Le public y est beaucoup plus difficile, et les auteurs y sont beaucoup plus experts. Je n’offenserai pas la mémoire de Molière, en disant qu’en général il ne dénoue pas ses pièces, il les finit. Une fois la peinture des caractères achevée, une fois le développement des passions terminé, il fait venir, on ne sait d’où, un père qui retrouve son fils, on ne sait comment ; tout le monde s’embrasse et la toile tombe. Cette façon de conclure, vaille que vaille, ne nous réussirait pas aujourd’hui ; il faudrait être Molière pour se la permettre. Aujourd’hui, une des premières lois de l’art dramatique est que le dénouement soit la conséquence logique, forcée, des caractères ou des événements. La dernière scène d’une pièce est quelquefois celle qu’on écrit la première. Tant que la fin n’est pas trouvée, la pièce n’est pas faite, et, une fois que l’auteur tient le dénouement, il doit ne jamais le perdre de vue et lui tout subordonner. Que le romancier commence sans savoir où il va ; que, comme le lièvre de la fable, il s’arrête, broute, écoute d’où vient le vent, il le peut ; mais l’auteur dramatique doit prendre pour modèle la tortue… en tâchant d’aller un peu plus vite qu’elle, c’est-à-dire partir toujours à point, et toujours s’avancer l’œil fixé sur le but.

Scribe est un des auteurs de notre temps qui ont le mieux compris l’importance du dénouement, et qui en ont le mieux appliqué les sévères lois. Il les pratiquait même à l’égard des ouvrages des autres, et des ouvrages qu’il admirait le plus. Je l’ai entendu une fois, dans l’entraînement d’une conversation sur la comédie, refaire deux dénouements de Molière, celui des Femmes savantes, et celui de Tartuffe. « Quel malheur, me disait-il que Molière ait terminé cette belle comédie de caractère, les Femmes savantes, comme une comédie de genre, par le petit artifice d’une nouvelle controuvée, d’une ruine fictive ! Il avait un si beau dénouement dans la main ! La conclusion sortait si naturellement des entrailles mêmes du sujet. C’est avec l’admirable scène de Vadius et de Trissotin, que j’aurais fini ma pièce. Le tableau de ces deux cuistres, se déchirant l’un l’autre, se démasquant l’un l’autre, et désillusionnant eux-mêmes leurs dupes sur leur compte, eût conclu magistralement une œuvre magistrale. Quant à Tartuffe, ajouta-t-il, c’est différent ! En général, on en blâme le dénouement ; moi je le trouve admirable. D’abord, il a un mérite immense à mes yeux ; sans lui, nous n’aurions peut-être pas eu la pièce, et Molière n’en a sans doute obtenu la représentation qu’en faisant du roi un des acteurs de l’ouvrage. Puis, quelle saisissante peinture de l’époque que ce dénouement ! Voilà un homme de bien, un homme de cœur, qui a vaillamment servi son pays, et qui, devenu victime de la plus patente et de la plus odieuse des machinations, ne trouve, ni dans la société, ni dans la justice, une seule arme pour se défendre contre le spoliateur. Pour le sauver, il faut que le souverain intervienne comme le Deus ex machina. Où trouver une plus terrible condamnation du règne, que dans cet éloge immense du roi ? Voilà pourquoi, disait Scribe, j’admire tant ce dénouement, et voilà pourquoi je le changerais si j’avais la pièce à faire aujourd’hui. Aujourd’hui, en effet, le seul roi, c’est la loi. C’est donc le code que je chargerais du rôle de Louis XIV, c’est à lui que je demanderais un dénouement. Je ferais de Cléante, un magistrat, et au moment où Tartuffe dit : « La maison est à moi, je le ferai connaître ! ― Non, elle n’est pas à vous, s’écrierait Cléante ; car vous n’en êtes le maître que par la générosité d’un bienfaiteur, que par une donation toute volontaire ; or, la loi a prévu les misérables de votre espèce, et elle a écrit ces deux lignes vengeresses : Toute donation est révocable pour cause d’ingratitude. Venez donc réclamer cette maison devant la justice. J’y serai aussi avec les preuves patentes de votre abominable ingratitude ! Venez, je vous y attends ! »


VI[modifier]

Après le plan viennent naturellement le style et les caractères ; mais, avant de les aborder, je dois m’arrêter un moment sur un point fondamental de notre art, qui tient une place considérable dans l’œuvre de Scribe, et qui en constitue en partie l’originalité.

Le jour de la première représentation d’Hernani, Scribe occupait une première loge de face. J’étais, moi, aux secondes loges de côté, et je l’ai vu là, debout, suivant la pièce avec attention, et osant parfois rire aux éclats, ouvertement. Ce n’était pas seulement un acte de courage (il s’est créé, ce jour-là, bien des ennemis implacables), c’était une profession de foi dramatique, j’ajouterai philosophique. Il y a en effet, dans tout grand auteur comique, un philosophe. Je veux dire qu’il porte en lui-même un ensemble d’idées générales, une conception théorique de la vie, dont ses comédies ne sont que la réalisation. Ces idées générales lui viennent soit de sa nature propre, soit du milieu où il a été élevé, et représentent la part de sa pensée et de son caractère dans les œuvres de son imagination ; elles constituent son rôle social et moral.

Ce double rôle de Scribe fut considérable. Il se résume en un mot : Scribe représente la bourgeoisie. Né rue Saint-Denis, il restera, et là est sa force, l’homme de la rue Saint-Denis ; c’est-à-dire qu’en lui s’incarne cette classe moyenne et parisienne, travailleuse, économe, honnête, à qui manque peut-être un certain sentiment de la grandeur, qui ne poursuit pas un idéal très élevé, mais qui garde en partage le bon sens, le bon cœur et le culte des vertus domestiques.

De là, l’originalité de Scribe dans la littérature de la Restauration. Il fut l’antithèse naturelle du romantisme. Pendant qu’Antony nous entraînait éperdus et enivrés comme lui dans le tourbillon des passions adultères, pendant qu’Hernani nous enthousiasmait pour les bandits, et que Marion Delorme nous prêchait le culte des virginités refaites et surfaites ; Scribe, lui, vantait le bonheur dans le ménage et prenait pour héroïnes, les jeunes filles avant la lettre. Relisez les divers répertoires de Scribe : le Mariage de raison, Une chaîne, les Premières amours, le Mariage d’argent, vous y trouverez partout la défense de l’autorité paternelle, la prédominance de la raison sur la passion ; sa muse est la muse du coin du feu, du pot-au-feu, si l’on veut, mais c’est la muse du foyer de famille.

On prétend, qu’après une représentation du Mariage d’inclination, une jeune fille se jeta dans les bras de sa mère, en lui avouant qu’elle était sur le point de se laisser enlever. Après une pièce l’Alexandre Dumas père, elle se serait jetée dans les bras de son amant, en lui disant : Enlève-moi !

Les comédies de Scribe représentent encore la bourgeoisie par les sentiments patriotiques qui les remplissent. Ses guerriers et ses lauriers, ses vieux grognards, ses colonels, ont fait sourire depuis ; nous, ils nous faisaient pleurer : car nous étions au lendemain de l’invasion ; nos blessures étaient encore saignantes ; chacun de ces couplets de vaudeville était pour nous une consolation et comme une sorte de revanche ; ou je me trompe fort, ou nous ne nous en moquerions plus aujourd’hui.

Enfin Scribe était tout à la fois conservateur et frondeur, soutenant le trône et se moquant de la Chambre, célébrant le roi et chansonnant les ministres, impitoyable surtout pour ces palinodies que les intéressés veulent nous donner pour des conversions. Je me rappelle, à ce sujet, un trait fort caractéristique : c’était au commencement du second Empire, vers 1854. Scribe rencontre dans le monde un assez important personnage, que nous appellerons M. de Verteuil, et qui avait été son camarade de collège : « Que fais-tu ? lui dit son ami ; as-tu quelque comédie sur le chantier ? ― Oui, répond Scribe, je tiens, je crois, un charmant sujet : je voudrais mettre en scène un pair de France sous Louis-Philippe, devenant sénateur sous Napoléon III. T’imagines-tu quelle source de traits comiques dans les palinodies de ce personnage, dans son embarras pour accorder sa fidélité d’aujourd’hui avec sa fidélité d’autrefois ? Ce sera charmant. » Là-dessus, un flot de monde sépara les deux amis ; Scribe rentre chez lui, et rentre songeur et soucieux. Pourquoi ? C’est qu’après cette conversation une inquiétude lui était venue. « J’ai bien peur, se dit-il, que mon sujet ne soit pas aussi bon que je me l’imaginais ; de Verteuil est un homme de beaucoup d’esprit ; je lui ai raconté mon plan avec verve et entrain ; eh bien, il n’a pas ri. Oh ! il n’y a pas à se le dissimuler, il n’a pas ri du tout. Diable ! diable ! c’est un mauvais signe. » Tout en parlant ainsi, Scribe ouvre machinalement le journal du soir. Voici ce qu’il y lit : M. de Verteuil, ancien pair de France, est nommé sénateur.

Arrivons enfin aux caractères, et au style. J’avouerai sans hésitation que là sont les deux côtés faibles de Scribe. La vie humaine lui apparaissait presque toujours à la lueur de la rampe ; il connaissait très bien les hommes, mais il les voyait à l’état de personnages de théâtre. De là, ce fait singulier, qu’il a créé une foule de jolis rôles, et qu’il a produit très peu de types généraux et profonds. Ce n’est pas que la vie et la vérité manquent aux êtres qu’il jette sur la scène ; sa finesse d’observation démêle à merveille et met bien en relief leurs travers, leurs prétentions, leurs passions ; ils parlent comme ils doivent parler, ils agissent comme ils doivent agir dans la situation donnée, mais il ne sont que les hommes de cette situation ; ils la remplissent, ils ne la dépassent pas. Au contraire, pour prendre un grand exemple, quand vous lisez Shakespeare, vous sentez courir autour de ses personnages un si grand souffle de vie générale, ils portent une empreinte si caractéristique, qu’ils vous apparaissent non seulement tels qu’ils sont dans les circonstances présentes, mais tels qu’ils seraient dans toutes les circonstances possibles. Ce ne sont pas seulement des rôles ; ce sont des hommes, des hommes complets.

Rien de pareil chez Scribe. Il a rarement le sentiment de ces fortes individualités qu’on appelle des caractères, et, sauf dans Bertrand et Raton, Rantzau et Burgstraf, sauf une admirable et dernière scène dans l’Ambitieux, on peut dire que ses comédies offrent moins la peinture que la mise en scène du cœur humain.

Son style donne lieu à la même remarque. La langue de la comédie doit être à la fois une langue parlée et une langue écrite. Lisez l’Avare, le Festin de Pierre, Georges Dandin : sans doute, c’est bien toujours don Juan et Harpagon qui parlent, mais vous y sentez toujours aussi Molière qui les fait parler. Scribe ne possède que la moitié de ses dons. Son style a toutes les qualités de la conversation, le mouvement, la vivacité, le naturel, l’esprit ; mais on y regrette trop souvent cette richesse de coloris et cette fermeté de dessin qui constituent seules le grand écrivain. Il a un autre tort. Tout poète comique, mettant en scène les personnages de son époque, est forcé de leur prêter le langage de son époque ; mais, hélas ! il y a bien du jargon, par conséquent bien des éléments éphémères dans ce langage. Chose singulière, c’est le sentiment le plus éternel qui s’exprime dans la forme la plus transitoire. Ce qui vieillit le plus dans les pièces de théâtre, ce sont les déclarations ; et si vous relisez les vieilles lettres d’amour, même celles qui vous ont été adressées…, elles vous feront mourir de rire. Plus elles sont tendres, plus elles sont comiques. Or, l’art des maîtres est de démêler dans l’idiome courant les éléments périssables, de telle sorte qu’ils ne lui empruntent que juste ce qui est nécessaire pour donner à leur dialogue l’accent et la saveur du moment : Molière écrit à la fois dans la langue de son temps et dans la langue de tous les temps. Scribe, en raison même de son instinct scénique, se sert trop du dictionnaire de la Restauration. Enfin l’impétuosité, le despotisme de son tempérament dramatique, lui faisait tout subordonner à l’action théâtre, tout, même parfois la grammaire ; non par ignorance, il connaissait très bien sa langue ; quand il péchait contre elle, c’était sciemment et avec préméditation. J’assistais un jour à une de ses répétitions : arrive une phrase un peu incorrecte, je lui en propose une autre. « Non ! non ! mon cher ami, me répond-il vivement, c’est trop long, je n’ai pas le temps ; ma phrase n’est peut-être pas très orthodoxe, mais la situation court ; il faut que la phrase fasse comme elle : c’est ce que j’appelle le style économique ! » En revanche, ce n’est pas par économie mais par nécessité, qu’il a écrit certains vers lyriques qu’on lui reproche sans cesse, et dont j’ai à cœur de laver sa mémoire. D’abord, partez de ce principe : quand vous voyez un très mauvais vers dans un opéra, soyez sûr que c’est le musicien qui l’a fait. Le despotisme des compositeurs dépasse toute imagination, et rien ne peut donner l’idée de ce que devient une strophe élégante entre leurs mains, ils la brisent, ils la démembrent, ils y ajoutent des hiatus ; c’est monstrueux ! Le fameux alexandrin des Huguenots :


Ses jours sont menacés. Ah ! je dois l’y soustraire !


n’a jamais été de Scribe ; il est de Meyerbeer ! Scribe avait écrit correctement :

 
Ce complot odieux
Qui menace ses jours, ah ! je dois l’y soustraire.


Mais ce qui gênait Meyerbeer, Meyerbeer l’a coupé, il y a substitué son affreux hémistiche, le pauvre poète l’a endossé comme on signe un billet de complaisance ; et, quand l’effet a été protesté, c’est lui qui a payé.

J’ai hâte d’arriver à la cinquième étape de notre voyage dramatique, à la mise en scène ; nous y retrouvons Scribe au premier rang.

VII[modifier]

La mise en scène, surtout dans la comédie, est encore un art tout moderne. Autrefois, l’auteur écrivait bien sur son manuscrit : La scène se passe dans un salon, mais rien ne s’y passait comme dans un salon. D’abord on ne s’y asseyait pas. Vous vous rappelez encore les acteurs du Théâtre-Français, venant réciter leurs tirades, tout debout, à côté l’un de l’autre, devant le trou du souffleur. Un homme d’esprit, devenu depuis un personnage officiel, voulut inaugurer, rue Richelieu, ce qu’il appela la comédie assise. Malheureusement, sa pièce tomba, et la comédie assise se trouva une comédie par terre. Scribe, un des premiers, jeta sur la scène toute l’animation de la vie réelle. La nature de son talent l’y forçait. Ses comédies vives, alertes, pleines d’incidents et de péripéties soudaines, ne pouvaient s’accommoder de la sobriété de mouvement du théâtre d’autrefois. En réalité, un manuscrit de Scribe ne contient qu’une partie de son ouvrage, la partie qui se parle ; le reste se joue ; les gestes complètent les mots, les silences font partie du dialogue, et les petits points achèvent la phrase.

Avez-vous jamais comparé la ponctuation d’une pièce de Scribe avec celle d’une pièce de Molière ? Dans Molière, toute pensée se termine par un point, et il entremêle dans son dialogue, selon les mouvements de la phrase, les points et virgules, les deux-points, les points d’interrogation, et, de temps en temps, les points d’exclamation. Scribe y a ajouté les petits points, c’est-à-dire la phrase inachevée, le sentiment sous-entendu, la pensée qui ne se produit qu’à demi. Je pourrais citer, dans la Camaraderie, un monologue d’une page où j’ai compté quatre-ving-trois petits points. Il est vrai que ce monologue, plein de réticences, est dans la bouche d’une jeune fille, et on répète volontiers que les jeunes filles ne disent jamais que la moitié de ce qu’elles pensent.

Toujours est-il qu’il y a toute une école dramatique dans le système des petits points, et Scribe avait raison de dire que la mise en scène était une seconde création, et comme une nouvelle pièce ajoutée à la première.

En effet, on ne le connaissait qu’à moitié, tant qu’on ne l’avait pas vu tirer un ouvrage dramatique des limbes du manuscrit, le faire monter sur la scène et y monter avec lui. J’ai assisté un jour, à l’Opéra, à une répétition du Prophète. J’arrivai au moment où le poète mettait en scène la grande révolte du troisième acte. Figurez-vous un général sur un champ de bataille. Il était partout à la fois, il jouait tous les rôles : tantôt peuple, tantôt prophète, tantôt femme ; marchant à la tête des conjurés d’un air farouche, avec ses lunettes relevées sur son front ; puis, tout à coup, se jetant de l’autre côté et figurant la jeune première…, toujours avec ses lunettes sur son front ; assignant à chacun sa place, marquant sur les planches avec de la craie l’endroit précis où tel acteur devait s’arrêter, et mêlant si habilement les diverses évolutions de ses personnages, que les mouvements les plus vifs étaient toujours de l’ordre, et que l’ordre était toujours de la grâce.

Le troisième acte fini, nous courons ensemble au Théâtre-Français, où l’on nous attendait pour une répétition. Il s’agissait de mettre en scène le second acte des Contes de la Reine de Navarre, un acte tout intime et ne comptant que quatre personnages.

Soudain, voilà un autre homme qui m’apparaît en Scribe. Autant à l’Opéra, je l’avais vu puissant à manier les masses et à traduire par la figuration les plus violentes passions populaires, autant je le vois, à la Comédie-Française, plein de finesse et de nuances dans l’interprétation des sentiments délicats. Avant son arrivée, la scène semblait aux artistes eux-mêmes, un peu languissante, un peu froide. Il vient, et en quelques instants, sans ajouter un mot, il parsème le dialogue de gestes si vrais, de poses si expressives, de temps d’arrêt si ingénieux, il se sert si adroitement des meubles et des chaises, comme d’autant d’accidents de terrain, que la situation s’accentue, que l’intérêt se dessine, que les personnages prennent du relief, et que l’acte devient rapide, animé, vivant ; on eût dit un coup de baguette de magicien.

Ce n’est pas tout. La mise en scène était pour lui une sorte de révélation ; à la lueur de ce sombre petit quinquet des répétitions que nous connaissons tous, il apercevait dans son œuvre ce qu’il n’y avait pas soupçonné auparavant. Il m’a souvent raconté ce qui lui arriva pour un drame fort intéressant, nommé Philippe, qu’il avait composé avec Bayard, et qui roulait sur le mystère d’une naissance illégitime.

La pièce s’ouvrait par la révélation de ce mystère ; Scribe arrive à la répétition, au moment même où l’acteur révélait ce secret au public. ― « C’est trop tôt, s’écria-t-il, il faut reporter cette révélation à la seconde scène ! » On la reporte le lendemain à la seconde scène. ― « C’est trop tôt, s’écria-t-il, il faut la reporter à la troisième. » On la reporta à la troisième ; mais c’était encore trop tôt, et de report en report, on la recula si bien, qu’elle fut reléguée à la fin de la pièce, et que l’exposition devint le dénouement.

Pourtant, il est juste de mettre une restriction à ces éloges. Si Scribe a été le véritable fondateur de la mise en scène moderne, deux parties importantes de cet art lui font absolument défaut. Il ne s’entendait ni aux décors, ni aux costumes. Chose étrange ! Rien à la fois de si voyageur et de si casanier que l’imagination de Scribe. Elle se promenait dans tous les pays du monde, et elle restait toujours à Paris. Il mettait en tête de ses opéras-comiques et de ses opéras : La scène se passe à Saint-Pétersbourg, la scène se passe à Madrid, la scène se passe à Pékin ; en réalité, la scène se passait toujours en France. Quand il écrivait le mot une cuisine, une auberge, un palais, il voyait toujours la même cuisine, la même auberge, le même palais. Quant à ses personnages, il les affublait dans sa pensée de je ne sais quelles toques, je dirais volontiers de je ne sais quelles loques qui n’appartenaient en rien au pays. Il s’occupait de les faire agir, de les faire parler, mais quant à les loger et à les vêtir, il n’en avait cure. Ce défaut, tout extérieur en apparence, tenait à cette lacune que j’ai signalée dans son esprit. Le côté pittoresque des choses lui échappait, comme le côté caractéristique des personnes. Il n’avait pas le sentiment de l’individualité. Heureusement, il rencontra un collaborateur merveilleux dans M. E. Perrin. M. E. Perrin, qui avait, lui, l’instinct et la science du décor et du costume, m’a souvent raconté l’émerveillement naïf de Scribe, en voyant ses personnages et ses intérieurs se transformer sous la main de cet habile metteur en scène.

Je ne veux pas quitter cette étude sur Scribe, comme auteur dramatique, sans parler d’un autre de ses collaborateurs, unique dans son genre, car ce collaborateur est un roi.

Scribe avait composé, vers 1850, un opéra sur la Tempête de Shakespeare. Les Anglais désirèrent qu’il fût joué chez eux, et Scribe alla à Londres pour le mettre en scène. Dès le lendemain de son arrivée, sa première visite fut pour le roi Louis-Philippe. Scribe n’avait jamais été républicain, c’était un de nos rares points de dissentiment, et il avait trouvé trop bon accueil aux Tuileries pour ne pas faire un pèlerinage à Claremont.

Louis-Philippe, au dire de ceux qui l’ont connu, était un des plus aimables causeurs de son temps. Il amena gracieusement l’entretien sur la Tempête, et, tout à coup, d’un ton moitié railleur, moitié sérieux : « Savez-vous, monsieur Scribe, que j’ai l’honneur d’être votre confrère ? ― Vous, Sire ? ― Oui, vraiment. Vous venez à Londres pour un opéra ; eh bien, moi aussi, j’ai fait un opéra dans ma jeunesse, et je vous jure qu’il n’était pas mal. ― Je le crois, Sire ; vous avez fait des choses plus difficiles. ― Plus difficiles pour vous peut-être, mais pour moi, non ! J’avais pris pour sujet les Cavaliers et les Têtes rondes. ― Beau sujet, répondit l’auteur des Huguenots. ― Voulez-vous que je vous le raconte ? Le hasard m’a fait retrouver, ces jours-ci, mon manuscrit. Je serais curieux d’avoir votre sentiment. ― Je suis à vos ordres, Sire. » Et voilà Louis-Philippe qui, avec sa verve de conteur, entame la narration de son premier acte. Scribe l’écoute d’abord respectueusement, silencieusement, comme il aurait écouté un discours du trône ; mais, peu à peu, à mesure que la pièce avance, son naturel d’auteur dramatique reprenant le dessus, il oublie absolument le souverain, il ne voit plus qu’un plan d’opéra, et, arrêtant le narrateur à un passage défectueux : « Oh ! cela c’est impossible ! ― Comment ? impossible ! reprit le roi, un peu piqué. Pourquoi ? ― Parce que c’est invraisemblable, et, ce qui est pis, sans intérêt. ― Sans intérêt ! sans intérêt !… mon cher monsieur Scribe. Permettez !… » Mais c’était fini ! Scribe était lancé, les rôles étaient intervertis, c’était l’auteur qui était le souverain ! « Savez-vous ce qu’il faudrait là, Sire ? Il faudrait une scène d’amour. La politique, dans un conseil des ministres, c’est très bien ; mais, dans un opéra, il faut de l’amour ! ― Soit ! mettons de l’amour ! » dit Louis-Philippe en riant. Et les voilà tous deux, cherchant, travaillant, jusqu’à ce que l’heure rappelle à Scribe qu’on l’attendait à Londres. « Déjà ! lui dit le roi. Oh ! mais, un instant, je ne vous laisse pas partir, si vous ne me promettez pas de revenir demain déjeuner avec moi… Notre opéra n’est pas fini. A demain ! ― A demain ! Sire. »

Le lendemain, mais en arrivant, qui trouva-t-il à la porte du cabinet du roi ? La reine, qui l’attendait, et qui, lui prenant les mains avec émotion : « Oh ! soyez béni, monsieur Scribe ! lui dit-elle. Pour la première fois, depuis notre exil, le roi a dîné de bon appétit. Pendant toute la soirée il a été gai, causeur, et ce matin, en entrant dans sa chambre, je l’ai trouvé assis dans son lit, se grattant le front comme son aïeul Henri IV, quand il était dans l’embarras, et disant tout bas : « Ce diable de Scribe ! il croit que c’est facile. » Et il souriait, monsieur, il souriait… Revenez !… Revenez souvent !… Revenez tous les jours, tant que vous serez ici… Me le promettez-vous ? » Il le promit, et il tint parole, et, pendant toute une semaine, il alla chaque matin verser un peu de joie dans ce cœur navré, un peu de lumière dans ce sombre séjour, et, à son retour en France, il rapporta les plus beaux droits d’auteur qu’il eût jamais touchés, la reconnaissance d’un exilé, l’affection d’un roi déchu et les bénédictions d’une sainte.

VIII[modifier]

Ces souvenirs resteraient bien incomplets, si je ne montrais en Scribe l’homme et l’ami. Ce serait plus que de l’inexactitude, ce serait de l’ingratitude.

M. Thiers me disait un jour de lui-même : « Somme toute, je suis une bonne créature. »

Je peindrai Scribe d’un mot : C’était un bon homme. Oui ! tous les sens de ce mot charmant lui étaient applicables. Un bon homme est simple, un bon homme est naïf ; pas toujours, mais quelquefois, un bon homme est modeste ; Scribe était tout cela. Certes, il ne pouvait pas ignorer sa valeur. Quarante ans de succès la lui avaient apprise, mais il avait l’air de l’oublier. On citait devant lui, avec force éloges, ce fameux mot de Royer-Collard : « M. de *** n’est pas un sot, c’est le sot. » Ce mot ne me semble pas si extraordinaire, dit Scribe très simplement, il me semble que j’en trouverais bien autant. » N’est-ce pas délicieux dans la bouche d’un homme qui a eu tant d’esprit, qu’on lui reprochait d’en avoir trop ? Mais voici un fait qui le peindra tout à fait au vif.

Scribe passait l’automne à la campagne chez des amis. On employait les soirées à lire des romans anglais. La lectrice était une pauvre institutrice, qui, dans un entr’acte de lecture, dit en soupirant : « Ah ! si je pouvais jamais réaliser mon rêve. ― Et quel est donc votre rêve, mademoiselle ? ― D’avoir quelque jour, dans un bien long temps, douze cents livres de rente, qui me donneraient l’indépendance et le repos. » A quelque temps de là, un soir, après le dernier chapitre d’un roman assez insignifiant, Scribe dit tout à coup à la lectrice : « Savez-vous, mademoiselle, qu’il y a là un fort joli sujet de comédie en un acte ? C’est vous qui me l’avez fourni, voulez-vous que nous fassions la pièce ensemble ? » Vous jugez si elle accepta. Trois jours après, Scribe descend au salon avec la comédie achevée et, trois mois plus tard, on annonce la première représentation. Le matin, Scribe se rend chez son agent dramatique : « Aujourd’hui, lui dit-il, on donne de moi une pièce, où j’ai une collaboratrice. Quel sera le succès de l’ouvrage ? je l’ignore ; mais ce que je sais, c’est que cette comédie rapportera douze cents francs par an à ma collaboratrice, tout le temps de sa vie : arrangez-vous pour que cela ait l’air naturel. » Voilà un trait bien délicat, n’est-ce pas ? et Scribe, qu’on a tant accusé de plagiat, n’a imité cela de personne, et n’a pas eu beaucoup d’imitateurs. Mais attendez la fin. Affriandée par ce succès, l’institutrice trouvait sans cesse dans les romans anglais de nouveaux sujets de comédie, et les apportait à Scribe, qui déclinait l’offre en souriant : sur quoi, la collaboratrice, quand on lui vantait Scribe, répondait tout bas : « Oh ! oui ! oui ! c’est un charmant jeune homme ! Mais enfin, il est un peu ingrat, car nous avons fait ensemble une pièce très jolie, puisqu’elle nous rapporte à chacun douze cents francs par an, et il ne veut plus en faire d’autres. » Scribe ne la détrompa jamais. Oh ! la charmante chose qu’un homme supérieur, qui est en même temps un bon homme. Et quelle belle puissance imagivative que celle qui tire d’un mauvais roman une jolie pièce et une bonne action !


IX[modifier]

Il faut pourtant aborder le point le plus délicat de cette étude. Les vieux amis ont tenu une grande place dans la vie de Scribe ; mais bien plus grande encore y fut celle des femmes. Elles y ont joué autant de rôles que dans ses pièces, ou pour mieux dire, elles y ont joué le même rôle. Où avait-il trouvé en effet tant de délicieuses scènes d’amour, si ce n’est dans son propre cœur ? J’ai entendu parler de Scribe amoureux par une femme qui le connaissait bien, et qui avait de bonnes raisons pour cela ; c’est Jenny Vertpré.

Horace Walpole a dit de Mme de Choiseul : « C’est la plus jolie petite fée qui soit sortie jamais d’un œuf enchanté. » Ce mot semble le portrait de Jenny Vertpré. Un jeune général de l’Empire, amoureux fou d’elle, venant lui dire adieu au moment de partir pour la Russie, ne put pas y tenir, il l’emporta dans son manteau, au fond de sa voiture, et ils allèrent ainsi tous deux jusqu’à Dantzick, elle, blottie et cachée dans les plis de ce manteau, comme un oiseau dans son nid. Elle avait seize ans. Des yeux d’écureuil ! des quenottes de souris ! des cheveux, aile de corbeau ! Et une taille ! Et un sourire ! Et un esprit ! Quand Scribe créa le délicieux personnage de Mme Pinchon, il lui écrivit : « Ma chère Jenny, je viens de te faire un rôle avec tous tes mots. » Fille d’un acteur du Vaudeville, elle avait été élevée, cour des Fontaines, sur le même palier que Déjazet. Chaque matin, les deux petites filles descendaient chercher le lait et le charbon des deux ménages. En allant, en venant, et en s’arrêtant, elles faisaient échange de leur petit savoir. Déjazet savait lire, et Jenny Vertpré savait son catéchisme ; si bien que plus tard, Déjazet lui dit un jour très sérieusement… « Vois-tu, Jenny, toi je t’aimerai toujours, parce que je te dois mes principes religieux. » Le plus comique, ajoutait Jenny en riant aux éclats, c’est que son mot était sincère ! Déjazet a toujours été dévote. Dans le petit village où elle est retirée, elle va à la messe. »

De Déjazet, j’amenai la conversation sur Scribe et sur ses conquêtes.

« Oh ! le scélérat ! me dit-elle, il ne pouvait pas se mettre au travail sans avoir sur sa table cinq ou six billets de femme. ― Comment était sa figure dans sa jeunesse ? ― Une figure de signalement. Nez moyen ; front moyen ; menton moyen ; taille moyenne, un peu lourde. Ce qui le caractérisait, c’était, sous deux énormes arcades sourcilières, deux petits yeux verts, spirituels et pleins de pétillement ! Mais surtout une bouche ! deux coins de bouche ! deux petites fossettes d’enfant à côté de la bouche ! Et, avec cela, si câlin, si coquet, si amusant et si godiche ! » Je me récriai. ― « Oh ! non ! vrai ! ajouta-t-elle avec son petit sourire infernal, il y avait conscience à le tromper, c’était trop facile !… » Je n’en revenais pas. Scribe facile à tromper. « Cela vous étonne, reprit-elle, mais vous ne savez donc pas ce qu’était Scribe ? Un naïf ! »

A ce portrait tracé de main de femme, je puis en ajouter au autre fait par Scribe lui-même. Nous causions du Gymnase et du célèbre acteur Gontier. « Gontier, me disait-il, excellait à faire la charge des gens. Un jour, dans le foyer, après avoir caricaturé acteurs et auteurs avec grand succès, il commence une dernière charge qui soulève les bravos et les applaudissements de tout le monde ! Seul, je ne riais pas. ― « Qui est-ce donc ? dis-je, tout haut, je ne connais pas ce pataud-là ! Là-dessus les éclats de rire redoublent. Ce pataud-là, c’était moi ! » Voilà Scribe ! ne se surfaisant jamais, ne se vantant jamais, et ne parlant jamais de ses bonnes fortunes… Plutôt prêt à raconter les autres.

Une nuit, au bal de l’Opéra, une femme masquée l’accoste et lui prend le bras. Sa démarche disait qu’elle était jeune… et deux yeux noirs, luisant à travers les trous du masque, faisaient croire qu’elle était jolie. La conversation s’engage. Le masque avait de l’esprit. La tête de Scribe se monte, il cause,… il presse, on ne se défend qu’à demi ! Il offre l’hospitalité dans son appartement de garçon,… on accepte ! Il demeurait alors place de la Bourse, au troisième. Les voilà partis ! Les voilà arrivés ! Les voilà montant l’escalier. Tout à coup, au premier étage, la dame s’arrête. « Pas encore ! lui dit Scribe, ce n’est pas là. ― Mais si, vraiment ! ― Oh ! pardon ! ajoute-t-il gaiement. Je demeurerai peut-être un jour au premier ; mais aujourd’hui… ― Aujourd’hui, dit la femme en ôtant son masque, c’est moi qui y demeure. ― Comment ! Madame ! ― Oui, mon cher voisin, et je vous remercie mille fois de m’avoir reconduite. J’avais perdu mon mari au bal, je mourais de peur ! Je ne savais comment revenir chez moi ! Heureusement, j’ai rencontré le plus aimable des cavaliers, qui a improvisé à mon bénéfice une des plus jolies déclarations de toutes ses comédies, terminée par le plus heureux dénouement, ce dont je lui rends grâces de tout mon cœur, en attendant que mon mari aille demain lui offrir l’expression de toute sa gratitude. » Là-dessus, elle fait à Scribe la plus aimable révérence, et entre chez elle, le laissant sur l’escalier, tout penaud, tout confus et très affligé… La dame fut-elle touchée du regard de reproche et de regret qu’il lui jeta ? Cette petite comédie en un acte en eut-elle un second ? Il ne me l’a jamais dit.

Toutes ses aventures n’étaient pas des mésaventures ; d’autant plus qu’il ne prenait pas l’amour au tragique. Il ne jouait pas les Antony. Une jolie fille, une bonne fille, une aimable fille, il n’en demandait pas davantage, et si on le trahissait, pour peu que le tour fût bien joué, il s’en consolait en en riant le premier. Alors brillait aux Variétés, sous le nom de Pauline, la plus jolie paire d’yeux noirs que j’aie peut-être vus au théâtre. Brunet était son directeur, et, à ce titre, la dirigeait volontiers hors du bon chemin. Arrive Scribe avec une pièce nouvelle qui a cent représentations. Pauline s’éprend de lui. Brunet s’en désespère d’abord et s’y résigne ensuite. Malheureux comme amant, il se rattrapait comme directeur ; Pauline attachait Scribe à son théâtre. Mais voilà que survient un troisième larron ; le beau Dartois. Oh ! cette fois, Brunet n’y tient plus ! Il court chez Scribe ! « Mon cher ami, lui cria-t-il d’une voix désespérée, on nous trompe ! » Ce nous fit tant rire Scribe, qu’il en oublia son chagrin. Le pluriel le consola de la pluralité.

Il ne se tirait pas toujours aussi facilement avec ses maîtresses de leur fidélité. Vers les quarante ans, outre les intrigues légères qui se croisaient dans sa vie comme dans son théâtre, il était engagé dans deux relations sérieuses qui lui causaient parfois des embarras comiques. Il ne s’agissait pas moins que de deux femmes mariées, mais séparées, par conséquent libres, ce qui l’assujettissait beaucoup. La liberté des maîtresses fait la servitude des amants. On donnait à ce moment les Pilules du Diable. Scribe y va, il s’y amuse médiocrement, et trouve, le soir, en entrant chez lui, ce petit mot : « Tout le monde parle des Pilules du Diable,… je meurs d’envie de les voir, surtout avec vous. Louez une loge pour demain ; je serai chez vous à sept heures. » Hum ! fait Scribe, les Pilules du Diable, deux fois en vingt-quatre heures ! C’est dur ! Enfin ! puisqu’il le faut. Il loue la loge, il revoit les Pilules du Diable, il s’y ennuie beaucoup plus que la première fois, il rentre exaspéré, et trouve un second billet ainsi conçu : « Mon cher ami, on m’a monté la tête pour les Pilules du Diable. Je meurs d’envie de les voir, surtout avec vous ! Demain soir vous va-t-il ? Oui, n’est-ce pas ? Louez une baignoire, je me fais une fête de cette soirée ! » Il se résigna, comme toujours ; car avec sa bonhomie, son impossibilité de faire de la peine à quelqu’un et surtout à une femme, il n’avait pas le courage de rompre. Tout au plus, de temps en temps, trouvait-il le moyen, par quelque ruse, de détendre un peu sa chaîne. Une de ces deux reines et maîtresses, la plus ancienne, lui avait fait promettre de venir la voir chaque jour de cinq heures à six. Tout n’était pas tendresse dans cette exigence, il y avait moitié calcul. La dame tenait à ce que cette visite quotidienne constatât publiquement son emprise sur Scribe. Il était donc fidèle au rendez-vous ; seulement, deux ou trois fois par semaine, au bout d’un quart d’heure, il allait s’adosser à la cheminée, et passant son bras derrière son dos, il avançait du doigt, l’aiguille de la pendule. Puis se retournant : « Ah ! bon Dieu ! disait-il, déjà six heures ! Il faut que je me sauve !Comme le temps passe près de vous ! »

Gœthe raconte que, quand il avait un chagrin d’amour, il en faisait une ode, et que sa peine s’envolait, emportée par ses vers. Scribe se vengea des mille ennuis de ces liens lilliputiens, en en tirant le sujet de deux de ses plus jolies comédies, les Malheurs d’un amant heureux et Une Chaîne. Enfin, vers l’âge de cinquante ans, il rentra en possession de lui-même par un coup vaillant, il se maria ! Ce dénouement peut compter parmi les plus jolis de son théâtre. D’abord, en habile auteur dramatique, il le prépara longtemps d’avance. Au début de cette double liaison, il avait juré mille fois à ses deux maîtresses, que si elles avaient été libres, il les aurait épousées. Un peu plus tard, il leur jura que si elles devenaient veuves, il les épouserait. Les années marchant, il leur dit : je vous attendrai jusqu’à cinquante ans… Mais, il est bien entendu qu’à cinquante, si vous n’êtes pas libres, je le suis ! » Dieu sait quels vœux ardents il adressa au ciel, pour la continuation de la bonne santé de ces deux maris ! Aucun de ses meilleurs amis ne lui inspira autant de sollicitude. Le ciel l’exauça. Ils tinrent bon tous les deux ! Le jour dit, il se maria, et trois mois après son mariage, ils moururent tous deux ! « Bon Dieu ! s’écrit-t-il, voyez-vous ma position si ce double malheur était arrivé trois mois plus tôt. Comment m’en serais-je tiré ? Je frémis en y pensant. Après tout, ajoutait-il en riant, je n’aurais pas pu les épouser toutes les deux. »

X[modifier]

Alors commencèrent les plus heureux jours de cette heureuse vie. Il était en pleine gloire, il entre en pleine joie. « Mon cher ami, me disait-il souvent, je n’avais connu que le plaisir, je connais le bonheur. » Sa femme était jeune encore, trente ans à peine, jolie, gaie, femme de cœur et femme de tête. Béranger, qui la connaissait, et dont elle chantait très bien les chansons, disait d’elle : « Elle serait de force à gouverner un empire ». Douze ans s’écoulèrent ainsi, sans une ombre sur ce tableau, sans un nuage dans ce ciel. A cette époque, un matin où je lui rappelais la succession inouïe de triomphes et de joies dont sa vie était faite : « Oh ! oh ! me répondit-il tristement, il n’y a que l’âne qui sache où le bât le blesse. » Je n’osai pas l’interroger, mais je remarquai qu’à partir de ce moment son imagination devint plus sombre. Quand nous causions de quelque plan de pièce, il me proposait toujours des sujets pénibles et un peu amers. « Vous me demandez souvent, me dit-il un jour, de donner une suite à nos quatre brillants succès, eh bien ! je vous propose un titre, qui est une idée. ― Lequel ? ― L’Amour d’un vieillard ! » Comme je fronçais un peu le sourcil… « Attendez, me dit-il vivement. Il ne s’agit pas de recommencer Hernani ou l’École des vieillards. Ce que je voudrais peindre, ce sont les douleurs d’un vieillard aimé !… Vous entendez bien ?… aimé ! ― Oui, oui, j’entends. Ce serait le pendant des Malheurs d’un amant heureux… Mais y aurait-il là de l’intérêt ? ― Certes ! reprit-il car ce sera nouveau, poignant et vrai. Là, se trouve un mystère inobservé, du moins au théâtre. Nous autres, hommes, nous pouvons aimer une femme laide, une femme bête, voire même une femme méchante, mais une vieille femme, jamais ! Pour les femmes, au contraire… et ce que je dis là est à leur honneur, car cela prouve qu’elles aiment plus avec l’âme que nous… pour les femmes, l’âge peut s’effacer derrière la gloire, derrière le talent, derrière l’héroïsme ! Le général Cavaignac avait plus de cinquante ans quand il sauva Paris, aux journées de juin. Enthousiasmées par cette victoire, trois ou quatre jeunes filles se prirent d’amour pour lui et voulurent l’épouser. ― Mon cher ami, lui répondis-je, je pourrais à cet exemple en ajouter un plus frappant encore, et qui rentre absolument dans votre sujet. Le vieillard dont je veux vous parler avait plus de soixante ans, et votre titre semble fait tout exprès pour lui, tant il a aimé, et tant il a souffert d’avoir été aimé. ― Qui est-ce donc ? Béranger. ― Béranger ? ― Vous ne connaissez pas son histoire de Tours ? ― Non. ― Je n’en sais guère de plus extraordinaire. ― Racontez, racontez ! reprit-il vivement. ― Béranger étant retiré à Tours, une jeune fille, une Anglaise, se prit pour lui d’une telle passion qu’elle lui proposa de tout quitter pour s’enfuir avec lui. Qu’arriva-t-il ? Que lui, Béranger, lui, le chantre de Frétillon et de Lisette, lui qui n’avait jamais connu jusque-là que des amours faciles et fragiles, pour la première fois, à soixante-deux ans, il se sentit saisi par une passion profonde, folle, qui lui entra dans le cœur comme une flèche, et dans le sang comme une flamme. Mais il était Béranger ! Mais cette jeune fille avait un père et une mère dont elle était la joie et l’orgueil. Toute une longue vie d’honneur ne permettait pas au poète cette infamie ; on ne se débarrasse pas, comme on veut, de soixante ans de probité. Il se serait fait horreur à lui-même, si, tout entraîné qu’il fût, il avait profité de l’entraînement de cette jeune fille. Alors, par un coup de volonté héroïque, il se sauva de Tours, il vint se cacher dans un petit village près de Paris, à Fontenay, comme un pauvre animal blessé va se réfugier au plus épais d’un taillis pour laisser couler le sang de sa blessure et la laver dans l’eau des étangs. Pendant toute une année, vous entendez… toute une année, il vécut là, seul, ne donnant pas son adresse, même à ses plus chers amis, cachant ses yeux sous de larges lunettes bleues pour ne pas être reconnu, et attendant là, tout en errant au milieu des bois, la fin de son supplice. Il eut le prix de son courage : au bout d’un an, il rentra dans la vie, sinon guéri, du moins maître de lui. »

J’en étais là de mon récit, quand Scribe, qui m’avait écouté avec une émotion extraordinaire, pâlissant, serrant ses mains l’une contre l’autre, tout à coup, et d’une voix sourde, toute entrecoupée de sanglots contenus, me dit : « Mon cher ami, l’histoire de Béranger est la mienne ! ― La vôtre ! m’écriai-je, stupéfait. ― Oui ! Moi aussi, j’ai été pour la première fois pris, à plus de soixante ans, de ce je ne sais quoi d’insensé, d’éperdu, qui s’appelle une passion ! Moi aussi, j’ai rencontré, non pas une jeune fille, mais une jeune femme prête à tout oublier, à tout sacrifier pour moi ! Mais moi aussi, j’ai vu, comme Béranger, se dresser devant moi, mon âge, ma vie, tout ce que j’ai été, tout ce que j’ai fait !… Vous l’avez dit, on ne se débarrasse pas à volonté d’un passé d’honnêteté et d’honneur ! Pesaient sur moi toutes mes pièces où j’ai vanté la sainteté du mariage, la pureté du foyer domestique, la raison dans l’amour. Puis… ma femme, ma chère femme ! que j’aurais désespérée ! Enfin, vous le dirai-je ? je pensais à mes ennemis mêmes, à mes ennemis de la presse, qui auraient bien vite décourert ce mystère et qui en auraient fait un scandale. N’ont-ils pas osé incriminer jusqu’à ma paternelle affection pour une de mes nièces ? Alors, mon bon sens, mes plus intimes affections, mon horreur du bruit, me donnèrent du courage, et il y a un an, je rompis ce qui n’était pas encore un lien ! Mais au prix de quelles douleurs ? Un seul fait va vous le dire. Je suis retourné dans le monde pour la première fois, il y a un mois. On donnait un grand bal à l’Hôtel de Ville. J’y vais, j’entre dans le grand salon. Quelle est la première personne que je rencontre ? Elle ! Elle, brillante de beauté, de gaieté, et valsant avec un jeune homme charmant. Du premier regard, je devine tout. Oh ! l’œil d’un jaloux !… Je compris, comme si le l’avais lu dans un livre, que, repoussée par moi, soit dépit, soit inconstance naturelle, elle s’était jetée dans un autre amour. Son valseur était son amant. Une morsure si aiguë me déchira le cœur que je tombai anéanti sur un canapé, et j’y restai immobile pendant un quart d’heure. En me relevant, je me rencontrai face à face avec un inconnu dont le visage était si pâle, la physionomie si désespérée, que je ne pus m’empêcher de me dire tout bas : « Oh ! le pauvre homme ! comme il faut qu’il ait souffert ! » Le pauvre homme, c’était moi ! J’avais passé devant une glace et je ne m’étais pas reconnu. Enfin… aujourd’hui encore, mon cher ami, aujourd’hui, si nous sortions, vous et moi, et qu’au détour d’une rue elle m’apparût brusquement, je sens que je tomberais évanoui sur le pavé. »


XI[modifier]

Cette confidence m’avait attaché encore plus étroitement à Scribe. Elle m’avait montré en lui un homme nouveau. Je lui avais trouvé une force de passion que je ne lui soupçonnais pas, et une sorte d’héroïsme dont je ne l’aurais pas cru capable.

Son énergie eut sa récompense. Toute trace de sa blessure disparut avec le temps. Ses dernières années furent des années de bonheur, et sa mort subite, qui nous frappa tous comme un coup de foudre, lui épargna les amères tristesses de la décadence physique et morale. Vingt-six ans se sont écoulés depuis cette date douloureuse du 10 mars 1861, et aujourd’hui où je le vois à distance, il reste pour moi ce qu’il restera, j’en ai la conviction, pour la postérité : le plus complet représentant de l’art théâtral français au dix-neuvième siècle. Sans doute, quelques-uns de ses contemporains l’emportent sur lui par plusieurs côtés ; mais personne n’a possédé au même degré, les deux qualités constitutives de notre art national, l’invention et la composition. Personne n’a créé autant de sujets de pièces que lui. Personne n’a été maître dans autant de genres que lui. Personne n’a su, comme lui, poser une action, la conduire, la nouer et la dénouer. Enfin, voici une dernière remarque décisive. Dans deux des genres qu’il a illustrés, il a été toute sa vie sans rival, et depuis sa mort il est sans héritier. Qui a fait depuis lui, un beau poème d’opéra ou un chef-d’œuvre d’opéra-comique ? Je n’oserais l’appeler un homme de génie, mais il fut certes un grand génie dramatique, et si original, qu’aucune littérature n’a produit, je ne dis pas son égal, mais son analogue. Scribe mérite qu’on lui applique le mot de Michelet sur Alexandre Dumas : « C’est une force de la nature ».