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Soixante ans de souvenirs/II/16

La bibliothèque libre.
Hetzel (p. 324-347).


CHAPITRE XVI

MA CANDIDATURE ACADÉMIQUE

J.J AMPERE ― BRIFAUT ― BAOUR-LORMIAN


Le rôle de candidat académique passe pour le plus ennuyeux de tous les rôles. « Il n’y a qu’un moyen de m’en tirer, me dis-je en l’abordant, c’est d’en faire un rôle amusant. Après tout, qu’est-ce que c’est que cette candidature ? L’occasion et le droit de causer un quart d’heure avec trente-neuf des hommes les plus distingués de notre pays. Beau sujet de plainte ! On payerait pour avoir cet ennui-là. Le tout est de sauvegarder sa dignité, et pour cela que faire ? ― Ne jamais dire de bien de soi. ― Ne jamais dire de mal de ses concurrents. ― Ne jamais flagorner ses juges. » Qu’on leur rappelle discrètement tel ou tel de leurs ouvrages d’aujourd’hui ou de leurs succès d’autrefois, rien de mieux, mais un éloge grossier et intéressé dégoûte autant celui qui le reçoit, qu’il rabaisse celui qui le donne. On devrait être sincère par calcul, si on ne l’était pas par nature ; c’est encore la plus sûre manière de faire dire à l’académicien que l’on quitte : « Voilà un homme avec qui je me rencontrerais volontiers une fois par semaine. »

Une des visites que je me souviens avec le plus de plaisir est celle que je fis au général de Ségur. Quand j’entrai dans son cabinet, il me dit, en me tendant un livre : « Monsieur, j’étais avec vous ; je lis votre Médée ; mais je lis aussi la Lucrèce de M. Ponsard, votre concurrent. J’hésite entre vous deux. Mon opinion n’est pas encore faite : elle le sera le jour prochain, j’espère, où j’aurai le plaisir de vous revoir. » Je revins au bout d’une semaine. « J’ai lu, me dit-il, et j’ai comparé. Tenez, regardez, voilà vos deux tragédies chargées de notes marginales. Eh bien ! je préfère Lucrèce. Je voterai pour M. Ponsard ; mais, lui élu, je ne nommerai personne autre que vous. » Je le remerciai très vivement et très sincèrement. Cette franchise me toucha beaucoup, et depuis que je suis devenu juge à mon tour, je tâche de l’imiter, me proposant comme règle de dire toujours ce que je fais et de faire toujours ce que je dis.


===I===

Ma candidature académique me valut une amitié que je suis heureux de rappeler ici, celle de J.-J. Ampère. Je joindrai à son nom celui de deux autres membres de l’Académie, dont la physionomie, fort différente de la sienne, est caractéristique de leur époque : Brifaut et Baour-Lormian.

Je rencontrai Ampère pour la première fois chez un dilettante plein de goût et de grâce, le comte de Belle-Isle. Un heureux hasard me mit à table à côté de lui. A sept heures, nous ne nous connaissions pas ; à neuf heures, nous étions liés. Un premier point commun nous rapprochait. Il était fils d’un homme de génie, j’étais fils d’un homme de talent, et tous deux nous avions grandi dans le culte de notre père, et sous l’heureux fardeau d’un nom à soutenir. En outre, la multiplicité de mes goûts répondait à la multiplicité de ses aptitudes. Dès le premier moment, je fus émerveillé de cette richesse et de cette spontanéité d’imagination. Depuis, je l’ai connu à fond, je l’ai véritablement aimé, et il m’a toujours fallu, pour le définir, avoir recours, toute proportion gardée, aux noms les plus éclatants de l’histoire ou de la légende. Oui, les plus enragés conquérants de royaumes ne s’acharnaient pas à la poursuite de leur conquête avec une passion plus fiévreuse, que J.-J Ampère à la recherche d’un chef-d’œuvre, d’un monument, d’une découverte. Sa spécialité, c’était tout ! Poésie, théâtre, archéologie, histoire, critique, tout l’attirait et rien ne lui suffisait. Après les langues mortes, les langues vivantes ; après les langues vivantes, les hiéroglyphes ; après les livres, les pays ; après les pays, les hommes. Il fit, à vingt ans, un pèlerinage de trois mois auprès de Gœthe, pour connaître à fond le grand prêtre de la poésie contemporaine. Ce n’était pas un voyageur, c’était un habitant de toutes les contrées de la terre. A Rome, à Londres, à Heidelberg, il était partout chez lui comme à Paris. Avec cela, homme du monde et du meilleur monde, je pourrais dire de tous les mondes, car il avait été de fête dans les plus hautes sociétés européennes. Il en connaissait tous les dessous, tout les petits travers, ce qui, avec son immense et universel savoir, faisait de lui le causeur le plus extraordinaire que j’aie jamais vu. D’un bout de l’Europe à l’autre, on disait le charmant Ampère.

Ce mot charmant impatientait fort M. de Rémusat à qui on l’appliquait souvent. Il avait raison : ce mot implique quelque chose de superficiel, d’artificiel, de mondain, qui ne suffit pas plus à caractériser Ampère que l’auteur d’Abélard. L’âme d’Ampère était aussi riche que son intelligence, les sentiments généreux y abondaient comme les sentiments tendres. Il était capable d’indignation. Passionné pour la liberté, ainsi que M. de Tocqueville, son ami et son maître, l’attentat du 2 décembre le jeta dans un véritable état de fureur. Pendant treize ans, il ne tarit pas d’imprécations contre le nouvel empire, en écrits et en paroles, en prose et en vers, et plus d’une fois il faillit se compromettre gravement. Deux amours aussi singuliers l’un que l’autre remplirent sa vie. A vingt ans, il devint amoureux fou d’une femme de quarante ; à soixante ans, d’une femme de vingt. Chacun de ces amours fut d’autant plus durable qu’ils ne furent partagés ni l’un ni l’autre, et tous deux ne finirent qu’à la mort de celle qui en était l’objet. Chose étrange, car tout est étrange en lui, ce cœur, toujours à l’attache, avait pour compagnon un caractère d’une indépendance farouche. Toute contrainte lui était odieuse ; il ne voulait être esclave de rien. Il n’a jamais eu de chez soi. Il logeait au mois, au jour, n’importe où. Il n’a jamais acheté de meubles, sauf un, qui lui servait de tous les autres, une malle. Il y entassait tout, ses manuscrits, ses livres, ses objets de toilette, ses habits. Ses habits, il est vrai, ne tenaient pas beaucoup de place. Il n’en avait jamais qu’un ; quand il était usé, ce dont il ne s’apercevait jamais, une dame de ses amies lui en substituait un autre, ce dont il ne s’apercevait pas davantage. J’ai dit qu’il n’était esclave de rien, je me trompe : il était esclave de ses manuscrits. Un jour que nous allions ensemble au château de Gurcy, chez Mme d’Haussonville, je le vis arriver à la gare, portant autour du corps une ceinture, d’où pendait une chaîne, qui allait aboutir à un sac, lequel sac renfermait ses papiers, auxquels il était ainsi attaché comme s’il y avait été rivé ; cela lui donnait un petit air de forçat dont il riait le premier.

Ces précautions venaient de la peur qu’il avait de ses distractions, en quoi il n’avait pas tort. Il n’était pas pour rien le fils de son père. En effet les traits de distraction de M. Ampère étaient autant de légendes qui passaient à l’École polytechnique, de promotion en promotion : M. Ampère s’essuyant le front avec le linge destiné au tableau et se retournant vers ses élèves le visage enfariné ; M. Ampère commençant dans la rue un calcul sur le derrière d’un fiacre arrêté, et courant après sa preuve quand le fiacre partait ; M. Ampère laissant sa petite fille toute une journée dans une antichambre ; M. Ampère entrant dans son salon en costume complet d’académicien : habit, veste, chapeau, épée, tout enfin, sauf les culottes. Eh bien, son fils était digne de lui. Un jour, chez Mme C…, où ses dernières années se sont écoulées si doucement, au sein d’une affection si vigilante, si intelligente, si respectueuse de son travail, si enchantée de son esprit, si reconnaissante de sa présence, il arrive dans la salle à manger, au commencement du dîner, dans un état d’effarement complet. « C’est inimaginable, dit-il je ne sais pas ce que j’ai fait de la clef de ma chambre. ― Cherchez dans vos poches. ― J’ai cherché, elle n’y est pas. ― Demandez au domestique. ― Il ne l’a pas.― Où pouvez-vous l’avoir laissée ? ― C’est ce qu’il m’est impossible de deviner. J’ai fouillé partout, dans mes tiroirs, dans mon armoire, dans ma commode, rien. ― Comment, mon ami, lui dit la spirituelle maîtresse de maison, vous avez fouillé dans les tiroirs ? ― Oui ! ― Dans les tiroirs de votre chambre ? ― Oui ! ― Mais alors vous y êtes donc entré ? ― Sans doute ! puisque je vous dis que j’ai fouillé partout. ― Mais comment y êtes-vous entré ? ― Parbleu, avec ma… Ah ! c’est vrai s’écria-t-il, j’y suis entré avec ma clef ! Ah ! ah ! c’est admirable, elle était dans la serrure ! elle y est encore ! » On entend d’ici les rires de tout le monde, et les siens.

Ce qui le distinguait de son père, c’est que ses affections n’avaient jamais ni distractions, ni intermittences, ni ralentissements. Un jour qu’il était à Rome, auprès de la première femme qu’il ait adorée, Mme Récamier, il reçoit de son père, alors à Lyon, une lettre qui l’appelle avec grande effusion de tendresse. Il s’arrache à son amour et, le cœur déchiré, il arrive à Lyon. Il est reçu à bras ouverts ; le lendemain, à déjeuner, son père s’assied à table, songeur, silencieux, puis tout à coup, levant la tête, il lui dit : « Jean-Jacques (il avait appelé son fils Jean-Jacques en souvenir de Rousseau), c’est bien singulier, je croyais que cela me ferait plus de plaisir de te revoir. »

Ce mot si comiquement et si naïvement cruel n’eût jamais été prononcé par notre Ampère.

Du reste rien de plus pareil et rien de plus dissemblable que ce père et ce fils. Ces deux esprits supérieurs avaient pour caractère commun, la fécondité et l’initiative. Mais une fois à l’œuvre, la bifurcation commence. Pendant que le père, se donnant tout entier à la science, fait sortir, de sa concentration sur un point, deux ou trois découvertes immortelles ; le fils se répand comme un cours d’eau débordé, en mille œuvres diverses. Faut-il le regretter ? Non. Peut-être en se bornant eût-il produit quelque œuvre plus durable ; mais il n’eût plus été lui, c’est-à-dire cette créature multiple, électrique, faisant feu à tout les chocs. Ses ouvrages sont des ouvrages d’avant-garde. Son Histoire de la littérature au treizième siècle, son Histoire romaine à Rome, ses études archéologiques, ne sont un peu oubliées que parce qu’elles ont été imitées. Le domaine de la pensée ressemble à l’Amérique : le peuple des travailleurs s’y partage en deux classes : les pionniers qui percent les forêts vierges, qui défrichent les landes, qui portent la lumière et la vie partout où régnait la solitude ; puis les constructeurs, les bâtisseurs, qui édifient des maisons, élèvent des monuments, et font disparaître la trace des travaux qui servent de fondements aux leurs. Ampère fut un pionnier ! Il fut plus encore ! Il mérita un autre titre que lui donna une voix bien éloquente. Le jour de ses obsèques, le savant et spirituel M. Hauréau se sentit tout à coup saisir vivement le bras par un homme d’une quarantaine d’années, qui lui dit avec un accent de conviction passionnée : « Monsieur, celui que nous venons d’ensevelir là était un grand citoyen ! » Qui parlait ainsi ? Montalembert.

Si jamais contraste saisissant a existé entre deux hommes, c’est certainement entre Ampère et Brifaut. A leur aspect on se sentait en face de deux êtres d’une race d’hommes différente. Autant l’un était effervescent d’allure, négligé de toilette, désordonné de chevelure, autant l’autre était correct, régulier, soigné, élégant. Ampère a visité toutes les capitales des deux continents : M. Brifaut n’a guère connu qu’une ville, Paris ; dans Paris, qu’un quartier, le faubourg Saint-Germain ; dans ce faubourg, qu’une classe, l’aristocratie. Ses voyages consistaient à aller passer deux mois en Dauphiné, chez Mme la duchesse de ***, quinze jours en Normandie, chez Mme la marquise de ***, et de revenir bien vite rue du Bac, aussitôt que les hirondelles partaient. Comment ce nom tout roturier de Brifaut lui avait-il ouvert les châteaux et les salons de la plus haute noblesse de France ? Comment y était-il recherché, choyé, aimé ? Son esprit si délicat, sa conversation si brillante, ses manières, qui étaient celles de la meilleure compagnie, ne suffisent pas à l’expliquer. On parlait tout bas d’un mystère de naissance qui faisait de lui l’héritier indirect d’une des plus grandes dames de ce temps, et rien qu’à le voir, on le croyait. Jamais plus joli profil, physionomie plus aimable, cheveux noirs plus ondulés, ne se sont trouvés sur la tête d’un duc et pair. Il avait le petit zésaiement de l’ancien régime ; comme le duc de Richelieu, il avait supprimé une des lettres de l’alphabet, l’r, il disait ma paole d’honneur. Il employait volontiers ces petites vulgarités de langage qui font partie de la distinction aristocratique ; il ne disait jamais cette femme, mais c’te femme, le tout sans affectation, sans prétention, de naissance. Personne ne rimait plus agréablement que lui un conte, une épître, un madrigal. Il jouait la comédie à merveille ; il avait même pris quelques leçons de Fleury, sans cesser de maintenir la distance entre le maître et l’élève. Il m’a souvent conté, avec un sourire de satisfaction, comment Fleury s’étant hasardé un jour à lui tendre la main, il avait échappé à cette familiarité, à force de politesse et de courtoisie. Il n’y avait eu là de sa part nulle morgue nobiliaire, mais simple dignité d’homme du monde ; pour lui un acteur n’était pas de la société. Son entrée à l’Académie ne fut pas, comme on pourrait le croire, le résultat d’une intrigue de salon ou d’une faveur. Dans ce temps-là, un succès de tragédie en cinq actes suffisait pour vous ouvrir les portes de l’Institut. Ainsi en advint-il à M. Brifaut. Son Ninus II, joué par Talma, fit sensation dans le monde, et même dans le monde lettré. Depuis, on s’est un peu moqué de ce Ninus II, qui s’était d’abord appelé Philippe II, et que le poète, sur une objection de la censure, transporta d’Espagne en Assyrie, sans qu’il lui en coûtât autre chose que quelques changements de rimes, et la suppression d’une vingtaine d’hémistiches. Rien de plus simple. On n’avait pas encore inventé la couleur locale ; une action dramatique pouvait se passer partout, il ne s’agissait que de la rendre intéressante et pathétique ; or M. Brifaut sut revêtir la sienne de vers si brillants, qu’après sa tragédie, il se vit demander une comédie en cinq actes et en vers par le théâtre, et par Mlle Mars. Avoir Mlle Mars pour interprète de sa seconde pièce, après avoir eu Talma dans la première, c’était un coup de fortune ! Le jeune poète se mit aussitôt à l’œuvre. Il prit son sujet dans le monde de l’aristocratie. Il le connaissait bien ! Sa finesse d’observation lui avait révélé tous les traits particuliers, tous les côtés comiques ou brillants de ce petit coin de la société française ; son imagination l’aida à les peindre ; et le tableau qu’il en traça était si vif, si amusant, qu’un de ses amis, juge compétent, lui prédit la plus éclatante réussite. Voilà notre poète de trente-cinq ans dans l’ivresse ! « Seulement, ajouta l’ami, sachez une chose ! ce triomphe va vous brouiller avec tout notre monde, qui est le vôtre. Ils ne vous pardonneront pas de les connaître si bien, et encore moins de les peindre si juste. Ils crieront à la trahison ! Vous avez mis partout, je le sais, l’éloge à côté de la critique, et force lumières auprès des ombres. On ne verra que les ombres. C’est à vous de choisir entre votre pièce et votre existence toute souriante, et toute pleine de sympathies. » Un grand poète n’eût pas hésité. M. Brifaut n’hésita pas non plus : il serra sa pièce dans son tiroir. Je ne crois pas qu’il y ait, dans l’histoire littéraire, un second exemple d’une immolation pareille ; il faut remonter à la Bible, au sacrifice d’Abraham. Hâtons-nous d’ajouter que ce sacrifice ne fut pas seulement imposé à Brifaut par son goût pour la vie heureuse ; sa loyauté y eut grande part. M. Brifaut, tout mondain qu’il était, avait un grand fonds d’honneur et de droiture : il craignit le reproche de traîtrise, et la reconnaissance qu’on lui témoigna de sa délicatesse le paya de son héroïsme. Il fit de temps en temps, en cachette, à un petit nombre de privilégiés, quelques lectures de son ouvrage ; elles furent considérées comme des répétitions de faveur ; on se vantait d’y avoir assisté. Son prestige s’en accrut, et sa vieillesse fut celle d’un homme aimé et compté. Devenu valétudinaire, cloîtré chez lui une bonne partie de l’année, il voyait tous les jours, de deux heures à cinq heures, affluer autour de son fauteuil, d’où il ne bougeait guère et où il siégeait avec un bonnet de velours sur la tête et une couverture sur les genoux, il voyait, dis-je, affluer chez lui tous les faubourgs Saint-Germain. Je dis tous, car il y en avait de plusieurs espèces et de plusieurs âges. Le vieux faubourg d’abord, composé d’un fonds de douairières, revenues de l’émigration avec tous les préjugés et toutes les modes d’autrefois, mais qui rachetaient une simplicité de mise tout à fait étrange et une exhumation de chapeaux antiques, de robes quelque peu fanées, et de grands sacs dont on ne pouvait s’empêcher de rire, par une dignité de manières, une façon de saluer et un choix de termes qui sentaient d’une lieue sa grande dame d’avant la Révolution. Venaient après elles, les jeunes duchesses, les jeunes marquises élégantes, vives, gaies, très curieuses des choses de l’esprit, et très satisfaites de rencontrer les poètes et les écrivains en renom, que la candidature académique amenait chez M. Brifaut.

Parmi les notabilités à la fois intellectuelles et aristocratiques, comptaient, comme habitués, le marquis de Vogüé, le marquis de Vérac, le comte de Circourt. La conversation était variée, amusante, sans apprêts ; on eût dit une petite succursale de l’Abbaye-aux-Bois. M. Brifaut y donnait le ton sans jamais y tenir le dé. C’est là que je fis rencontre pour la première fois, et dans une circonstance assez singulière, de mon cher confrère et ami, M. Nisard. J’étais candidat, Goubaux ami de Nisard, lui ayant parlé en ma faveur, Nisard répondit, moitié gaiement, moitié sérieusement : « Je ne demanderais pas mieux que de voter pour lui, mais il est trop fort à l’épée, et on m’a dit qu’il voulait me tuer. ― Vous tuer ! dit Goubaux en éclatant de rire. Eh ! pourquoi ? ― A cause d’un article que j’ai écrit contre Victor Hugo, dont il est, paraît-il, fort enthousiaste, et les Hugolâtres assurent qu’il a juré qu’il me tuerait. » Goubaux me répéta cette conversation, et un matin, j’arrive chez M. Brifaut, et je trouve… qui ? Nisard, qui ne me connaissait pas. Je fais des frais, je mets une sorte de coquetterie à montrer mon petit savoir et mon petit esprit, et je réussis assez bien pour que deux ou trois fois Nisard se retournât vers moi avec un sourire d’approbation. Il se lève pour partir, je me lève aussi. Il pleuvait à verse. Dans la cour, je lui offre de partager mon parapluie. Il accepte, nous voilà tous deux, sous la porte cochère, sous le même abri, bras dessus, bras dessous, attendant une voiture. Ce que voyant, je me retourne vers lui, et je lui dis : « Quand je pense, monsieur, que vous êtes là, côte à côte avec un homme qui a juré de vous tuer. ― Quoi ? Vous êtes… ― M. Legouvé. » C’est ainsi que se fit notre connaissance, qui devint de la gratitude de ma part, lors de mon élection, et qui est devenue depuis, de l’amitié.

Deux traits particuliers caractérisaient l’esprit de M. Brifaut, une grâce qui ne manquait pas d’un peu de manière, et une vivacité de ripostes qui ne manquait pas d’aiguillon. Un jour, à l’Académie, où M. Cousin parlait de Molière, M. Brifaut, s’était permis de n’être pas de son avis, le Philosophe se leva de sa place, et, arrivant tout près de son confrère, lui dit avec une brusquerie qui frisait l’impertinence : « Est-ce que vous auriez la prétention de connaître Molière aussi bien que moi ? ― Monsieur Cousin, répondit M. Brifaut froidement, je n’ai qu’une prétention, celle d’être poli. » Ce qui achevait de le peindre, c’étaient ses petits billets du matin. Il en écrivait tous les jours trois ou quatre, et ne mettait pas moins de deux ou trois heures à les composer. C’était son dernier travail littéraire. Autant de lettres, autant de petits chefs-d’œuvre de grâce et de calligraphie. Il y avait là comme un écho de certaines lettres de Voltaire. Même mélange de compliments mondains, de jugements littéraires et de doléances de malade. Le pauvre homme avait plus droit de se plaindre que son illustre modèle, car dans les dernières années de sa vie il était devenu si frêle, si transparent, qu’à une séance publique de réception à l’Académie un spectateur le voyant arriver, le visage enfoui dans son collet de fourrures, dit à son voisin : « Est-ce que c’est celui qu’on remplace ? » Lamartine, en apprenant sa mort, écrivit cette jolie phrase : « Hier nous avons perdu M. Brifaut, qui a eu si peu de chose à faire pour passer à l’état d’ombre. » En tout cas, c’était l’ombre d’un bien aimable homme, d’un bien galant homme, qui m’a fort soutenu dans ma candidature, et à qui je conserve une véritable gratitude.


Il y a des hommes dont le nom semble le portrait ; tel fut Baour-Lormian. Remarquez-vous qu’on ne trouve que des voyelles dans ce nom ? Et quelles voyelles ! Deux a, deux o, sans compter deux diphtongues, dont la première vous oblige à enfler les joues pour la prononcer, le tout agrémenté de deux r, qui vibrent à travers ces syllabes sonores, comme un coup de clairon ! N’est-ce pas bien l’image de ce poète, qui inaugura la conquête de Paris par Toulouse. Baour-Lormian, en effet, est le premier flot de ce grand débordement méridional… (je prends débordement dans le bon sens, le sens du Nil), qui depuis une trentaine d’années a envahi la vie parisienne, la littérature parisienne, la presse parisienne, et y a jeté tant de verve, tant d’éclat, tant d’esprit et tant de fanfaronnade. Grand, la bouche riante, les joues pleines et fleuries, la mine avantageuse, Baour-Lormian arriva à Paris, en vrai fils du pays des troubadours, à la fois poète et musicien, ayant en poche un poème qui ressemble à un opéra, et en main, à défaut d’une mandoline, un violon. Son poème était un Ossian, traduit par lui, mis en musique par lui, et qu’il allait chantant dans le monde à la façon des ménestrels du moyen âge, ou, si vous l’aimez mieux, de Thomas Moore, qui promena durant tant d’années dans les salons de l’aristocratie anglaise son talent de poète, son talent de compositeur, et sa jolie voix de baryton. Du reste, au temps de Baour-Lormian, la mode était à ces sortes de concerts. Je trouve dans les poésies de cette époque, un quatrain adressé à Mme de Genlis, qui avait chanté, en s’accompagnant de la harpe, chez le comte de Buffon, une ode contre les détracteurs de ce grand homme.

Qu’on mette en musique, et qu’on chante le lac, le vallon, je le conçois, mais une ode contre les détracteurs de Buffon ! Il est vrai que l’ode et le quatrain étaient signés Écouchard Lebrun, dont le nom arrive à point nommé sous ma plume, car il tint une grande place dans la vie de Baour-Lormian.

Baour-Lormian se voyait partout choyé, fêté, applaudi presque autant que Garat, quand, tout à coup, une rencontre fâcheuse vint jeter un nuage sur son bonheur. Alors régnait, trônait, dominait, dans le monde de la poésie, un petit homme sec, maigre, hâve, bilieux, à qui on avait donné pour surnom un des noms les plus poétiques de l’antiquité, c’était Écouchard Lebrun, qu’on appelait Lebrun-Pindare. Comment eût-on l’idée d’accoler à ce poète tourmenté et pédantesque le souvenir du génie grec, tout fait de lumière et de grâce ? Je n’ai jamais pu le comprendre. Sans doute Lebrun avait du talent, beaucoup de talent, trop de talent ; sans doute l’Ode à Buffon, l’ode sur le Vengeur, l’ode sur Corneille, offrent des vers heureux, des traits énergiques, même quelques belles strophes, comme celle qui se termine ainsi :

 
La mémoire est reconnaissante,
Les yeux sont ingrats et jaloux.


Mais je ne puis oublier que c’est Écouchard Lebrun qui, sous prétexte de lyrisme, a empoisonné notre poésie de cet affreux style déclamatoire, emphatique, et plein de périphrases, dont la contagion a atteint parfois les plus vigoureux esprits de son temps. Lemercier l’admirait trop ; si l’auteur d’Agamemnon a souvent gâté ses belles inspirations poétiques par une versification laborieuse et obscure, la faute en est à Lebrun. Ses jugements étaient cités comme des oracles, ses vers comme des modèles. Il se posait en disciple de l’antiquité et en maître de la poésie moderne. Un exemple suffira pour montrer s’il y avait droit. Louis Racine meurt, Lebrun l’aimait comme homme, l’admirait comme poète, et honorait en lui le fils de l’auteur d’Athalie. Quelle belle occasion pour faire un chef-d’œuvre !

Voici les vers de Lebrun :

 
Je le vois trop, Parque barbare,
Tu prétends en désert changer notre Hélicon !
Hélas, fumante encor du sang de Crébillon,

Ta faux, sourde à nos pleurs, ta cruauté bizarre
Nous enlève Racine et nous laisse Fréron.
Je le vois trop, Parque barbare,
Les talents sont en proie à l’avide Achéron,
L’enfer en est jaloux, le ciel en est avare,
Il te reste à frapper et Voltaire et Buffon.


Je ne puis transcrire ce galimatias, sans un sentiment de colère ! Et c’est un ami qui parle ainsi ! C’est un poète surnommé Pindare qui écrit de la sorte ! Pas un mot de cœur ! Pas une image juste ! Cette Parque qui a une faux ; cette faux qui est sourde à nos pleurs. Ces talents qui sont en proie à l’Achéron. Quelle friperie mythologique ! Quelle fausse grandeur ! Quelle fausse force ! Le croirait-on pourtant ? ce lyrique boursouflé fut un épigrammatiste de premier ordre. Il a laissé un volume entier d’épigrammes, dont plusieurs sont des chefs-d’œuvre.

 
Eglé, belle et poète, a deux petits travers,
Elle fait son visage, et ne fait pas ses vers.


Mais surtout cette éloquente et vigoureuse attaque à Laharpe, qui avait critiqué Corneille :

 
Ce petit homme à son petit compas
Veut sans pudeur asservir le génie ;
Au bas du Pinde il trotte à petits pas,
Et croit franchir les sommets d’Aonie ;
Au grand Corneille il a fait avanie !
Mais, à vrai dire, on riait aux éclats
De voir ce nain mesurer cet Atlas,
Et, redoublant ses efforts de pygmée,
Burlesquement raidir ses petits bras,
Pour étouffer si haute renommée !


Ces deux derniers vers sont tout simplement sublimes. Or voilà précisément le terrible adversaire que Baour-Lormian rencontra et provoqua peut-être, ces méridionaux ne doutent de rien ! Alors s’engagea entre ce petit homme maigre, et ce grand homme gras, une bataille d’épigrammes qui me rappelle les luttes d’athlètes à la salle Montesquieu, entre Marseille et Rabasson.

Baour-Lormian commence :

 
Lebrun de gloire se nourrit,
Aussi voyez comme il maigrit.


Riposte de Lebrun.

 
Sottise entretien la santé,
Aussi Baour s’est toujours bien porté.


Manche à manche.

Baour avait une femme, mais sa femme, dit-on, avait le droit de dire qu’il était plutôt marié que mari ; en tout cas, il n’était pas père. Lebrun saisit le prétexte d’une traduction de la Jérusalem délivrée, faite par Baour, et passe du distique au quatrain.

 
Ci-gît Baour, l’eunuque du Parnasse,
Baour dont l’impuissante audace
Trahissant sa femme et le Tasse
N’a laissé ni gloire ni race.


« Ah ! tu entres dans mon ménage, s’écrie Baour, ah ! tu viens me chercher querelle à propos de ma femme. Je vais parler de la tienne ! » Lebrun venait d’ épouser sa cuisinière, et presque au même moment, dans je ne sais quelle ode, il avait dit d’un vaisseau battu par la tempête, qu’il se précipitait dans les cieux ! Là-dessus, enthousiasme général !Se précipiter dans les cieux ! Quelle hardiesse d’image ! C’est aussi beau que il aspire à descendre de Corneille ! Au milieu de ce brouhaha d’admiration, paraît doucement ce petit quatrain de Baour :

 
Qui pourrait s’empêcher de rire
En voyant de Lebrun le vol audacieux,
Se précipiter dans les cieux,
Et tomber dans la poêle à frire ?


La riposte valait l’attaque. Toujours manche à manche. Malheureusement pour Baour, il commit l’imprudence de publier sa Jérusalem délivrée sous un format nouveau. Quelques jours après, Lebrun se charge d’annoncer la nouvelle édition :

Ci-gît Baour…

Il le considérait toujours comme enterré.

 
Ci-gît Baour, le barde de Toulouse,
Qui mourut in-quarto, qui remourut in-douze,
Et qui, ressuscitant par un effort nouveau,
Pour la troisième fois remeurt in-octavo.


Le Barde se tint-il pour battu ? Je ne sais, mais la bataille cessa ; et Baour se consola avec le succès de sa tragédie d’Omasis, autrement dit, Joseph en Égypte, où l’affiche réunit pour la première fois les deux noms de Talma et de Mlle Mars ; Mlle Mars jouait Benjamin.

Ma candidature académique me fit entrer en relations avec M. Baour-Lormian, vers 1852. Je n’oublierai jamais la première visite que je lui fis. Il demeurait alors aux Batignolles, rue des Dames, dans un petit appartement au second, au fond de la cour. J’arrive, je sonne. Une femme de ménage qui vient m’ouvrir, crie mon nom à son maître, j’entre, et je vois, debout au milieu de la chambre, un grand vieillard, vêtu d’une vieille houppelande fanée, le chef couvert d’une petite perruque racornie et frisottée, d’où s’échappaient quelques mèches de cheveux gris, le nez barbouillé de tabac, les joues assez pleines mais molles et jaunes, levant en l’air deux yeux éteints et glauques, et tenant en main un violon, dont le manche était entouré d’un mouchoir. Pourquoi ce mouchoir ? Je n’ai pas pu m’en rendre compte. A peine mon nom prononcé, il fit un pas vers moi, et me montrant son instrument : « Vous voyez, monsieur Legouvé, c’est le violon de l’aveugle. J’en joue encore ; quoique je sois plus qu’à demi sourd. Je fais même encore des vers. Je tâche d’oublier mon âge, et le reste. » Posant alors son violon sur son lit, il se mit à crier d’une voix formidable. « Monsieur Vilargue ! » M. Vilargue était un voisin, pauvre, et qui venait tous les matins, pour une modeste rétribution, lui servir de secrétaire et de lecteur. M. Vilargue paraît, et répond de la même voix tonnante : « Monsieur Baour-Lormian ! » Oh ! ils étaient faits pour s’entendre.

« Monsieur Vilargue, voici M. Legouvé, le fils de mon ancien confrère et ami. Il est poète aussi. Aidez-moi à le bien recevoir. » Nous nous assîmes, et, naturellement, je lui parlai de son Ossian, que je connaissais très bien, et qui m’avait beaucoup plu dans ma jeunesse. Un des avantages du titre d’académicien, c’est de vous amener à chaque candidature des visiteurs qui savent ce que vous avez fait autrefois, ne fût-ce que pour l’avoir lu le matin. Après quelques minutes d’une conversation un peu confuse, le vieux poète reprit sa voix tonnante et dit : « Monsieur Vilargue ! ― Monsieur Baour-Lormian ! ― Lisez donc à M. Legouvé ma dernière pièce de poésie… » Il lut, j’écoutai, et je restai stupéfait. J’y retrouvai toutes ses qualités d’autrefois. C’était la même élégance un peu fleurie, mais facile et agréable ; la même harmonie. Ces poètes du Midi sont des artistes très particuliers. Ils ont toujours le même âge. Ils ne mûrissent pas, mais ils ne vieillissent pas. Ils sont déjà à vingt ans tout ce qu’ils pourront être, et ils le sont encore à soixante. La réflexion, la pensée, le travail n’occupant pas grande place dans leur talent, le temps leur apporte peu de chose, mais il ne leur emporte rien. Méry et Barthélemy sont les modèles de ces heureux fils des pays du soleil. Leurs premiers vers valaient les œuvres de leur maturité. Ils n’ont rien gagné, ni rien perdu. Tel était Baour-Lormian. Ma franchise n’eut pas à souffrir de mes éloges, ce que voyant, il se retourna vers son secrétaire. « Monsieur Vilargue ! puisque ce morceau a plu à M. Legouvé, lisez-lui donc mon Épître au Prince-Président, qui, j’espère, imitera en tout l’Empereur, son oncle. » L’Empire avait été pour Baour-Lormian ce qu’on appelle l’âge d’or, il adorait l’Empereur, et il était bien payé pour cela. Voilà donc M. Vilargue qui commence, et le vieux poète s’asseyant entre lui et moi, le coude appuyé sur le genou, la main sous le menton, l’oreille dressée vers le lecteur, savourant avec un sourire de satisfaction ses hémistiches à mesure qu’ils passent, puis tout à coup, à un certain endroit, il me saisit fortement le bras, et me dit : « F…, mon cher (il jurait comme un païen), écoutez bien ! vous allez entendre le plus bo (le plus beau) vers de la langue française ! » Cette épître n’était qu’un long cri d’enthousiasme. Le poète comparait le neveu à l’oncle, mais pour mettre le neveu fort au-dessus.

La lecture finie, j’étais fort embarrassé pour dire mon avis à l’auteur, mais il ne me laissa pas longtemps dans l’embarras, et avec une naïveté admirable : « Ce sera bien le diable, me dit-il, si après cette épître-là, que je lui ai envoyée avant-hier, il ne me rend pas la pension de six mille francs que me faisait l’Empereur. » Au bout de quinze jours je reviens le voir, je lui trouve la mine un peu triste. « Eh bien, monsieur Baour-Lormian, lui dis-je, et votre épître ? et la réponse du Prince ? ― Oh ! le cochon ! s’écria-t-il, voyez ce qu’il m’a envoyé ! Une tabatière de deux cents francs ! »

Le contraste entre les vers de Baour-Lormian, et sa prose, à l’adresse du même homme, me frappa singulièrement, mais je ne veux pas finir sur ce souvenir, à propos d’un poète de talent, et qui, après tout, était un bon homme. J’aime mieux rappeler que Lamartine réclama à la tribune et obtint, pour le chantre d’Ossian, une pension de deux mille francs, qui lui permit d’achever sa vie en repos, qui lui inspira une grande admiration pour Jocelyn, et calma son irritation contre l’école nouvelle de poésie. « Oh ! disait-il, il faut le reconnaître, tout romantique qu’il soit, il y a quelque chose dans ce Lamartine… »

Baour-Lormian mourut en 1854, un an avant mon élection ; il ne put pas voter pour moi, mais il avait parlé pour moi, et je fus élu en mars 1855, avec dix-huit voix en ma faveur, contre onze données à mon concurrent. Ce concurrent, comme je l’ai dit, était Ponsard. Le lendemain de mon élection, j’arrivai chez lui à neuf heures. Je le trouvai de fort maussade humeur et faisant ses malles. « Vous partez ? ― Oui. ― Pourquoi ? ― Puisqu’on ne veut pas de moi ! ― Qui est-ce qui ne veut pas de vous ? ― Mes amis ? Ils m’ont préféré à vous, c’est vrai, mais maintenant, ils vous sont tout acquis. ― Voulez-vous m’en croire ? Défaites vos malles, restez, et vous verrez. » Il me crut, il resta ; trois semaines après, il était nommé à une majorité considérable, et qui remplaça-t-il ? Baour-Lormian.