Soleils d’Hiver/32

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A. Lemerre (p. 106-107).


CARNAVAL



Toute une ville en fête et tout un peuple en joie.
On marche, on court, on danse, on s’agite, on s’envoie
Droit aux trous noirs que font les masques grillagés
Avec des rires secs, des gestes enragés,
Les confetti cinglants, par tas, par avalanches ;
Les dominos pressés mêlent leurs taches blanches,
Mauves, vertes, lilas, violettes… Cela
Grouille sous un soleil qui s’est mis du gala,
Un soleil printanier qui, dans l’air diaphane,
Rit paternellement à la gaîté profane
Et sur les oripeaux mobiles, les paillons,
Accroche la douceur fixe de ses rayons.

Oui, liesse complète, heures brèves et vaines ;
Oubli court, mais complet, des misères humaines ;
Illusion nouvelle et charmeuse à la fois
De vivre en un pays qui n’aurait d’autres lois
Que le plaisir constant, le plaisir sans contrôle ;
Où tout serait brillant, étourdissant et drôle ;

Où, sans songer jamais aux douteux lendemains,
On s’en irait, toujours content, par les chemins ;
Où, Crésus ignorant des fâcheuses « débines »,
Fréquentant des boudoirs farcis de Colombines,
On sentirait en soi, prestigieux coquin,
L’âme multicolore et fraîche d’Arlequin !

Mais cette illusion si suavement folle
Par degrés s’atténue, et s’efface, et s’envole ;
À croiser tous ces corps sans sourire, sans yeux,
Ce tourbillon hurlant de gens mystérieux,
Ce problème vivant, cet inconnu de l’être
Qu’on ne peut pénétrer plus qu’il ne vous pénètre,
On éprouve comme un étrange mouvement
De tristesse, au milieu de cet enivrement…
Ce flot d’humanité voilée, énigmatique,
Vous oppresse à l’égal d’un rêve fantastique ;
On se sent l’âme vide et le cerveau troublé
Par cet incognito toujours renouvelé ;
Une fièvre vous prend, un vertige, une rage
De voir enfin, de voir une tête, un visage ;
De brusquement saisir, de tordre, d’arracher
Un de ces masques noirs obstinés à cacher…
On s’énerve, on s’irrite, — et l’on cherche enfin, comme
Diogène, parmi ces fantômes, un homme !