Sottise des deux parts/Édition Garnier

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 22 (p. 63-68).
SOTTISE
DES DEUX PARTS
(1728[1])

Sottise des deux parts est, comme on sait, la devise de toutes les querelles. Je ne parle pas ici de celles qui ont fait verser le sang. Les anabaptistes qui ravagèrent la Vestphalie, les calvinistes qui allumèrent tant de guerres en France, les factions sanguinaires des Armagnacs et des Bourguignons ; le supplice de la Pucelle d’Orléans, que la moitié de la France regardait comme une héroïne céleste, et l’autre comme une sorcière ; la Sorbonne, qui présentait requête pour la faire brûler ; l’assassinat du duc d’Orléans, justifié par des docteurs ; les sujets dispensés du serment de fidélité par un décret de la sacrée faculté ; les bourreaux tant de fois employés à soutenir des opinions ; les bûchers allumés pour des malheureux à qui on persuadait qu’ils étaient sorciers ou hérétiques : tout cela passa la sottise. Ces abominations cependant étaient du bon temps de la bonne foi germanique, de la naïveté gauloise ; et j’y renvoie les honnêtes gens qui regrettent toujours les temps passés.

Je ne veux ici que me faire, pour mon édification particulière, un petit mémoire instructif des belles choses qui ont partagé les esprits de nos aïeux.

Dans le xie siècle, dans ce bon temps où nous ne connaissions ni l’art de la guerre qu’on faisait toujours, ni celui de policer les villes, ni le commerce, ni la société, et où nous ne savions ni lire ni écrire, des gens de beaucoup d’esprit disputèrent solennellement, longuement, et vivement, sur ce qui arrivait à la garde-robe, quand on avait rempli un devoir sacré dont il ne faut parler qu’avec le plus profond respect. C’est ce qu’on appela la dispute des stercoristes[2]. Cette querelle n’excita pas de guerre, et fut du moins par là une des plus douces impertinences de l’esprit humain.

La dispute qui partagea l’Espagne savante au même siècle, sur la version mosarabique, se termina aussi sans ravage de provinces et sans effusion de sang humain. L’esprit de chevalerie qui régnait alors ne permit pas qu’on éclaircît autrement la difficulté qu’en remettant la décision à deux nobles chevaliers. Celui des deux don Quichottes qui renverserait par terre son adversaire devait faire triompher la version dont il était le tenant. Don Ruis de Martanza, chevalier du rituel mosarabique, fit perdre les arçons au don Quichotte du rituel latin ; mais comme les lois de la noble chevalerie ne décidaient pas positivement qu’un rituel dût être proscrit parce que son chevalier avait été désarçonné, on se servit d’un secret plus sûr et fort en usage, pour savoir lequel des deux livres devait être préféré : ce fut de les jeter tous deux dans le feu, car il n’était pas possible que le bon rituel ne fût préservé des flammes. Je ne sais comment il arriva qu’ils furent brûlés tous deux ; la dispute resta indécise, au grand étonnement des Espagnols. Peu à peu le rituel latin eut la préférence ; et s’il se fût présenté par la suite quelque chevalier pour soutenir le mosarabique, c’eût été le chevalier, et non le rituel, qu’on eût jeté dans le feu.

Dans ces beaux siècles, nous autres peuples polis, quand nous étions malades, nous étions obligés d’avoir recours à un médecin arabe. Quand nous voulions savoir quel jour de la lune nous avions, il fallait s’en rapporter aux Arabes. Si nous voulions faire venir une pièce de drap, il fallait payer chez un juif ; et quand un laboureur avait besoin de pluie, il s’adressait à un sorcier. Mais enfin, lorsque quelques-uns de nous eurent appris le latin, et que nous eûmes une mauvaise traduction d’Aristote, nous figurâmes dans le monde avec honneur, nous passâmes trois ou quatre cents ans à déchiffrer quelques pages du Stagyrite, à les adorer et à les condamner. Les uns ont dit que sans lui nous manquerions d’articles de foi, les autres qu’il était athée. Un Espagnol a prouvé qu’Aristote était un saint, et qu’il fallait fêter sa fête. Un concile en France a fait brûler ses divins écrits. Des colléges, des universités, des ordres entiers de religieux, se sont anathématisés réciproquement au sujet de quelques passages de ce grand homme, que ni eux, ni les juges qui interposèrent leur autorité, ni l’auteur, n’entendirent jamais. Il y eut beaucoup de coups de poing donnés en Allemagne pour ces braves querelles, mais enfin il n’y eut pas beaucoup de sang de répandu. C’est dommage pour la gloire d’Aristote qu’on n’ait pas fait la guerre civile, et donné quelques batailles rangées en faveur des quiddités, et de l’universel de la part de la chose. Nos pères se sont égorgés pour des questions qu’ils ne comprenaient pas davantage.

Il est vrai qu’un fou fort célèbre, nommé Occam, surnommé le docteur invincible, chef de ceux qui tenaient pour l’universel de la part de la pensée, demanda à l’empereur Louis de Bavière qu’il défendît sa plume par son épée impériale, contre Scot, autre fou écossais, surnommé le docteur subtil, qui bataillait pour l’universel de la part de la chose. Heureusement l’épée de Louis de Bavière resta dans son fourreau. Qui croirait que ces disputes ont duré jusqu’à nos jours, et que le parlement de Paris, en 1624, a donné un bel arrêt en faveur d’Aristote ?

Vers le temps du brave Occam et de l’intrépide Scot, il s’éleva une querelle bien plus sérieuse, dans laquelle les révérends pères cordeliers entraînèrent tout le monde chrétien : c’était pour savoir si leur potage leur appartenait en propre, ou s’ils n’en étaient que simples usufruitiers. La forme du capuchon et la largeur de la manche furent encore les sujets de cette guerre sacrée[3]. Le pape Jean XXII, qui voulut s’en mêler, trouva à qui parler. Les cordeliers quittèrent son parti pour celui de Louis de Bavière, qui alors tira son épée.

Il y eut d’ailleurs trois ou quatre cordeliers de brûlés comme hérétiques. Cela est un peu fort ; mais après tout, cette affaire n’ayant pas ébranlé de trônes et ruiné des provinces, on peut la mettre au rang des sottises paisibles.

Il y en a toujours eu de cette espèce. La plupart sont tombées dans le plus profond oubli ; et de quatre ou cinq cents sectes qui ont paru, il ne reste dans la mémoire des hommes que celles qui ont produit ou d’extrêmes désordres ou d’extrêmes ridicules, deux choses qu’on retient assez volontiers. Qui sait aujourd’hui s’il y a eu des orebites, des osmites, des insdorfiens ? Qui connaît les oints et les pâtissiers, les cornaciens, les iscariotistes ?

Un jour, en dînant chez une dame hollandaise, je fus charitablement averti par un des convives de prendre bien garde à moi, et de ne me pas aviser de louer Voëtius. « Je n’ai nulle envie, lui dis-je, de dire ni bien ni mal de votre Voëtius ; mais pourquoi me donnez-vous cet avis ? — C’est que madame est coccéienne[4], me dit mon voisin. — Hélas ! très-volontiers, lui dis-je. » Il m’ajouta qu’il y avait encore quatre coccéiennes en Hollande, et que c’était grand dommage que l’espèce pérît. Un temps viendra où les jansénistes, qui ont fait tant de bruit parmi nous, et qui sont ignorés partout ailleurs, auront le sort des coccéiens. Un vieux docteur me disait : « Monsieur, dans ma jeunesse je me suis escrimé pour le mandata impossibilia volentibiis et conantibiis. J’ai écrit contre le Formulaire et contre le pape, et je me suis cru confesseur. J’ai été mis en prison, et je me suis cru martyr. Actuellement je ne me mêle plus de rien, et je me crois raisonnable. — Quelles sont vos occupations ? lui dis-je. — Monsieur, me répondit-il, j’aime beaucoup l’argent. » C’est ainsi que presque tous les hommes dans leur vieillesse se moquent intérieurement des sottises qu’ils ont avidement embrassées dans leur jeunesse. Les sectes vieillissent comme les hommes. Celles qui n’ont pas été soutenues par de grands princes, qui n’ont point causé de grands maux, vieillissent plus tôt que les autres. Ce sont des maladies épidémiques qui passent comme la suette et la coqueluche.

Il n’est plus question des pieuses rêveries de Mme  Guyon. Ce n’est plus le livre inintelligible des Maximes des Saints qu’on lit, c’est le Télémaque. On ne se souvient plus de ce que l’éloquent Bossuet écrivit contre le tendre, l’élégant, l’aimable Fénelon ; on donne la préférence à ses Oraisons funèbres. Dans toute la dispute sur ce qu’on appelait le quiétisme, il n’y a eu de bon que l’ancien conte réchauffé de la bonne femme qui apportait un réchaud pour brûler le paradis, et une cruche d’eau pour éteindre le feu de l’enfer, afin qu’on ne servît plus Dieu par espérance ni par crainte. Je remarquerai seulement une singularité de ce procès, laquelle ne vaut pas le conte de la bonne femme : c’est que les jésuites, qui étaient tant accusés en France par les jansénistes d’avoir été fondés par saint Ignace exprès pour détruire l’amour de Dieu, sollicitèrent vivement à Rome en faveur de l’amour pur de M. de Cambrai. Il leur arriva la même chose qu’à M. de Langeais, qui était poursuivi par sa femme au parlement de Paris pour cause d’impuissance, et par une fille au parlement de Rennes pour lui avoir fait un enfant. Il fallait qu’il gagnât l’une des deux affaires : il les perdit toutes deux[5]. L’amour pur, pour lequel les jésuites s’étaient donné tant de mouvement, fut condamné à Rome ; et ils passèrent toujours à Paris pour ne vouloir pas qu’on aimât Dieu. Cette opinion était tellement enracinée dans les esprits que, lorsqu’on s’avisa de vendre dans Paris, il y a quelques années, une taille-douce représentant notre Seigneur Jésus-Christ habillé en jésuite, un plaisant (c’était apparemment le loustig du parti janséniste) mit ces vers au bas de l’estampe :

Admirez l’artifice extrême
De ces pères ingénieux :
Ils vous ont habillé comme eux,
Mon Dieu, de peur qu’on ne vous aime.

À Rome, où l’on n’essuie jamais de pareilles disputes, et où l’on juge celles qui s’élèvent ailleurs, on était fort ennuyé des querelles sur l’amour pur. Le cardinal Carpègne, qui était rapporteur de l’affaire de l’archevêque de Cambrai, était malade, et souffrait beaucoup dans une partie qui n’est pas plus épargnée chez les cardinaux que chez les autres hommes ; son chirurgien lui enfonçait de petites tentes de linon, qu’on appelait du cambrai en Italie, comme dans beaucoup d’autres pays. Le cardinal criait. « C’est pourtant du plus fin cambrai, disait le chirurgien. — Quoi ! du cambrai encore là, disait le cardinal ; n’était-ce pas assez d’en avoir la tête fatiguée ? » Heureuses les disputes qui se terminent ainsi ! heureux les hommes, si tous les disputeurs de ce monde, si les hérésiarques s’étaient soumis avec autant de modération, avec une douceur aussi magnanime, que le grand archevêque de Cambrai, qui n’avait nulle envie d’être hérésiarque ! Je ne sais pas s’il avait raison de vouloir qu’on aimât Dieu pour lui-même ; mais M. de Fénelon méritait d’être aimé ainsi. Dans les disputes purement littéraires il y a eu souvent autant d’acharnement, autant d’esprit de parti que dans des querelles plus intéressantes. On renouvellerait, si on pouvait, les factions du cirque, qui agitèrent l’empire romain. Deux actrices rivales sont capables de diviser une ville. Les hommes ont tous un secret penchant pour la faction. Si on ne peut cabaler, se poursuivre, se nuire pour des couronnes, des tiares, des mitres, nous nous acharnerons les uns contre les autres pour un danseur, pour un musicien. Rameau a eu un violent parti contre lui, qui aurait voulu l’exterminer, et il n’en savait rien. J’ai eu un parti plus violent contre moi-même, et je le savais bien.


  1. Pour classer cet opuscule en 1728, je n’ai d’autre autorité que Duvernet Vie de Voltaire, chapitre vii des premières éditions, chapitre viii de l’édition de 1797). La plus ancienne édition que j’en ai vue est celle qui fait partie du tome IX, publié en 1750, de l’édition des Œuvres de Voltaire, commencée à Dresde en 1748. Le morceau a été reproduit en 1756, dans la troisième partie des Mélanges. (B.)
  2. Ou plutôt stercoranistes. Ce mot est dérivé du latin stercus, excrément. Les stercoranistes pensaient que les symboles eucharistiques étaient sujets à la digestion et à toutes ses suites, de même que les autres nourritures corporelles. Les protestants, disent les théologiens, ne peuvent tirer du stercoranisme aucun avantage contre la présence réelle, que cette erreur suppose plutôt qu’elle ne l’ébranle. (G. A.)
  3. Voyez tome XIII, page 393.
  4. Les coccéiens étaient sectateurs de Jean Cox, né à Brême en 1603.
  5. Le procès de Langeais est de 1659 : les détails donnés ici par Voltaire sont différents de ceux qu’il donne ailleurs ; voyez l’article Impuissance du Dictionnaire philosophique, tome XIX, page 449.