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Sous la neige/5

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Plon-Nourrit et Cie (p. 95-104).


V


Après souper, tandis que Mattie débarrassait la table, Ethan alla donner un coup d’œil à l’étable. Puis il fit une dernière fois le tour de la maison.

Sous le ciel opaque la terre s’étendait muette et obscure. L’air était si calme que, de temps à autre, on percevait le bruit d’une masse de neige se détachant pesamment d’un arbre, là-bas à l’orée du taillis.

Il revint à la cuisine. La scène était celle-là même qu’il avait imaginée le matin… Mattie avait rapproché la chaise d’Ethan du poêle et s’était installée à coudre auprès de la lampe. Il s’assit à son tour, tira sa pipe de sa poche et allongea ses pieds devant le feu. Le dur labeur de la journée au grand air le rendait à la fois paresseux et allègre. Il avait confusément la notion d’être dans un autre monde, où tout serait chaleur, harmonie et paix. La seule ombre à son parfait bonheur venait de ce qu’il ne pouvait apercevoir Mattie de sa place. Mais il était trop indolent pour se déranger ; et après un instant il lui dit : « Venez donc vous asseoir ici près du poêle. » Et il désigna le fauteuil à bascule de Zeena, de l’autre côté de la cheminée. Mattie obéit et vint s’y asseoir. Ethan eut un moment d’émotion en voyant la fine tête brune appuyée contre le coussin bigarré qui encadrait habituellement le visage décharné de sa femme. Un instant, il eut presque la sensation que la figure de Zeena s’était substituée à celle de l’intruse…

Mattie sembla bientôt partager ce malaise. Elle changea de position, se penchant en avant, la tête sur son ouvrage. Frome ne discernait plus que la pointe de son nez, et le ruban rouge dans ses cheveux. Elle se leva presque aussitôt.

— Je n’y vois pas pour coudre, dit-elle ; et elle alla se rasseoir auprès de la table.

Ethan prit le prétexte de remplir le poêle pour se lever, et quand il revint à son siège il le tourna de façon à voir le profil de la jeune fille, et la lumière de la lampe sur ses mains. Le chat, qui avait guetté tout ce va-et-vient d’un œil curieux, sauta sur le fauteuil de Zeena, s’y pelotonna, et posa sur tous deux son regard somnolent.

Un calme profond emplissait la cuisine. La pendule suspendue au-dessus du buffet faisait entendre son tic tac. De temps à autre un morceau de bois carbonisé s’écroulait dans le poêle, et le parfum âcre et subtil des géraniums se mélangeait à l’odeur du tabac. La fumée formait un brouillard bleu autour de la lampe et tissait ses toiles d’araignée dans les coins obscurs de la pièce.

Entre Mattie et Ethan toute contrainte s’était dissipée. Ils parlaient maintenant avec aisance et simplicité, s’entretenant de choses quotidiennes, de la neige, de la soirée de la veille à l’église, des amours et des querelles de Starkfield. La banalité même de la causerie donnait à Ethan une illusion de longue intimité qu’aucune explosion sentimentale n’eût pu lui procurer. Il commençait à s’imaginer qu’ils avaient toujours passé leurs soirées ainsi, et que toute leur existence s’écoulerait de la même manière…

— C’est cette nuit que nous devions aller luger, dit-il enfin, du ton tranquille de l’homme qui est sûr de pouvoir réaliser le lendemain ce qu’il ne fait pas le jour même.

Elle se tourna vers lui, souriante :

— Je me figurais que vous l’aviez oublié !

— Pas du tout… mais il fait trop noir. Nous pourrions y aller demain s’il y a de la lune.

La tête renversée en arrière, elle eut un rire joyeux qui fit jouer la lumière sur ses lèvres et ses dents.

— Ça m’amuserait tant, Ethan !

Il la regardait toujours, émerveillé de la façon dont, à chaque détour de leur causerie, sa figure changeait d’expression, comme un champ de blé qui ondule sous la brise. Il était grisé par l’effet magique que produisaient ses phrases maladroites, et il avait hâte d’en renouveler l’expérience.

— Vous n’auriez pas peur de descendre la côte de Corbury avec moi par une nuit pareille ?

Elle rougit.

— Pas plus que vous !

— Eh bien, moi-même, je n’oserais pas. Il y a un mauvais tournant en bas, à côté du grand orme. Il faut faire bien attention, sans quoi l’on donnerait en plein dedans.

Il jouissait de la sensation de protection et d’autorité que lui procurait le son de ses paroles. Pour prolonger et accroître cette sensation il ajouta :

— Après tout, nous sommes joliment bien ici…

Les paupières de Mattie s’abaissèrent, avec le mouvement qui était cher à Ethan.

— Oui, nous sommes bien ici, murmura-t-elle.

Ces mots furent prononcés sur un ton si doux qu’Ethan sentit tressaillir son cœur. Il rapprocha sa chaise de celle de la jeune fille. Puis il posa sa pipe sur la table, et, se penchant en avant, toucha l’extrémité du lai d’étoffe brune que Mattie était en train d’ourler.

— Dites, Mattie, commença-t-il en souriant, savez-vous qui j’ai vu sous les sapins des Varnum, en rentrant, tout à l’heure ? Une de vos amies qui se laissait embrasser.

Toute la soirée il avait eu ces mots sur les lèvres, mais maintenant qu’il les avait enfin prononcés, ils lui semblaient sots et déplacés au delà de toute expression.

Mattie rougit jusqu’à la racine de ses cheveux. Deux ou trois fois, elle poussa rapidement son aiguille à travers son ouvrage, et retira imperceptiblement le lai qu’Ethan frôlait.

— C’était Ruth et Ned sans doute, dit-elle à mi-voix, comme si subitement ils avaient abordé un sujet grave.

Ethan s’était figuré que son allusion ouvrirait le champ aux plaisanteries d’usage, et que celles-ci pourraient peut-être provoquer quelque caresse innocente, ne fût-ce qu’un simple contact de la main. Maintenant, il lui semblait que la rougeur de la jeune fille la ceignait de feu.

Il savait que la plupart des jeunes gens trouvent tout simple de donner un baiser à une jolie fille ; il se souvenait que lui-même, la nuit précédente, il avait glissé son bras autour de la taille de Mattie sans que celle-ci lui résistât. Mais cela s’était passé dehors, à l’ombre de la nuit inconsciente. Près du foyer familial, dans cette pièce où tout rappelait l’ordre et le devoir, la jeune fille lui paraissait plus lointaine et plus inaccessible.

Pour rompre cette gêne, il dit :

— Ils se marieront bientôt, sans doute.

— Oui, je ne serais pas étonnée que le mariage eût lieu aux premiers jours de l’été.

Elle prononça ce mot de « mariage » avec une inflexion si tendre que son accent évoqua la vision d’un bosquet frissonnant qui conduit à une clairière enchantée.

Ethan en éprouva une sourde douleur. Reculant sa chaise il lui dit :

— Ce serait bientôt votre tour que je n’en serais pas autrement surpris.

Elle rit, un peu gênée.

— Pourquoi répétez-vous toujours cela ?

Il rit à son tour.

— Peut-être pour me faire à l’idée.

Il se rapprocha de nouveau de la table. Mattie s’était remise à coudre en silence, les paupières baissées. Ethan la regardait, perdu dans la contemplation de ses mains, qui allaient et venaient au-dessus du lai d’étoffe comme deux oiseaux voltigeant au-dessus du nid qu’ils construisent. Au bout d’un moment, sans tourner la tête ni lever les yeux, elle reprit à voix basse :

— Vous ne croyez pas que Zeena m’en veuille ?

Les anciennes craintes de Frome se réveillèrent brusquement.

— Que voulez-vous dire ? balbutia-t-il.

Elle lui jeta un regard inquiet et laissa choir son ouvrage sur la table.

— Je ne sais pas… La nuit dernière, j’ai eu cette impression.

— Je voudrais bien savoir de quel droit elle vous en voudrait, grommela-t-il.

— On ne sait jamais, avec Zeena…

C’était la première fois qu’ils parlaient si librement de la femme d’Ethan. La répétition de son nom sembla résonner aux quatre coins de la pièce et revenir vers eux en longues répercussions.

Mattie attendit, comme pour en laisser mourir l’écho ; puis elle continua :

— Elle ne vous a rien dit ?

Il fit un geste de dénégation.

— Pas un mot…

D’un vif mouvement elle rejeta les cheveux qui lui tombaient sur le front.

— Alors, c’est que je suis nerveuse… N’y pensons plus !

— Oh ! non… n’y pensons plus, Matt !

L’ardeur soudaine avec laquelle Frome avait prononcé ces paroles fit de nouveau affluer le sang aux joues de la jeune fille. Cette fois elle ne rougit pas brusquement, mais peu à peu, délicatement : on eût dit le reflet de la pensée qui lui traversait le cœur. Elle garda le silence, ses mains croisées sur son ouvrage, et il sembla à Ethan qu’un courant de chaleur se dégageait de la bande d’étoffe déroulée entre eux.

Il étendit sa main avec précaution, jusqu’à ce que l’extrémité de ses doigts eût atteint le bout le plus rapproché de l’étoffe. Un léger battement des cils de Mattie parut indiquer qu’elle avait perçu le geste et que la main du jeune homme lui renvoyait la même onde de chaleur… Elle laissa ses mains à elle reposer, immobiles, sur l’autre bout du pan de drap brun.

Tandis qu’ils demeuraient ainsi, Frome entendit un bruit derrière lui. Il tourna la tête et vit le chat qui avait sauté du fauteuil à bascule de Zeena à la poursuite d’une souris derrière le lambris. Le balancement spectral du siège vide le fit frissonner.

Elle s’y balancera de nouveau demain, pensa-t-il. J’ai fait un rêve… Cette soirée est la seule que je passerai jamais en tête à tête avec Mattie…

Ce retour à la réalité était aussi douloureux que le retour à la conscience après l’absorption d’un anesthésique. Son corps et son cerveau étaient écrasés sous le poids d’une indicible tristesse. Il ne trouvait rien à dire ni à faire qui pût arrêter la fuite folle des instants.

L’altération de son humeur semblait s’être communiquée à Mattie. Elle leva sur lui des yeux voilés ; on eût dit que le sommeil alourdissait ses paupières et qu’il lui en coûtât de les soulever. Puis elle posa son regard sur la main de Frome, qui s’était emparé du bout d’étoffe et l’étreignait comme s’il eût été un peu d’elle-même.

Il vit un tremblement à peine perceptible contracter le visage de Mattie, et sans savoir ce qu’il faisait, il baissa la tête et appuya ses lèvres sur l’étoffe. Tandis que sa bouche s’y attardait, il sentit que la jeune fille retirait le drap tout doucement. Puis, il vit qu’elle se levait et commençait à replier son ouvrage. Elle l’attacha avec une épingle, et, ramassant son dé et ses ciseaux, elle remit le tout dans la boîte en carton peint qu’il lui avait rapportée un jour de Bettsbridge.

À son tour, Ethan se leva. Son regard fit machinalement le tour de la pièce. La pendule suspendue au mur sonna onze heures.

— N’oubliez pas de couvrir le feu, lui dit Mattie à voix basse.

Il ouvrit la porte du poêle et tisonna les cendres d’une main distraite. Lorsqu’il se redressa, il la vit qui traînait vers le feu la vieille boîte à savon doublée d’un bout de carpette dans laquelle couchait le chat. Elle traversa à nouveau la chambre, prit dans chacun de ses bras un pot de géranium, et les éloigna de la fenêtre givrée. Ethan la suivit, portant les autres géraniums, les bulbes de jacinthe plantés dans une jatte de faïence ébréchée, et le lierre qui grimpait autour d’un vieil arceau de croquet.

Quand ces besognes quotidiennes furent accomplies, il ne restait plus qu’à chercher dans l’antichambre le bougeoir d’étain, à allumer la chandelle et à souffler la lampe. Ethan tendit le bougeoir à Mattie, et elle sortit de la cuisine en le précédant. Ses cheveux sombres, vus ainsi contre la lumière, rappelaient une traînée de brume flottant devant la lune.

— Bonne nuit, Mattie, dit Frome au moment où elle posait le pied sur la première marche de l’escalier.

Elle se retourna et le regarda un instant.

— Bonne nuit, Ethan, répondit-elle. Puis elle monta.

Lorsqu’elle fut rentrée dans sa chambre, Frome se rappela qu’il ne lui avait pas même touché la main.