Sous la neige/8

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Plon-Nourrit et Cie (p. 139-154).


VIII


Quand Ethan était revenu de Worcester à la ferme, sa mère lui avait donné, pour son usage personnel, une petite pièce inhabitée, attenant au « parlour[1] ». Il y avait doué lui-même des rayons pour ses livres, construit la charpente d’un divan, étalé dessus un vieux matelas, disposé ses papiers sur une table de bois blanc et accroché au mur dénudé une gravure d’Abraham Lincoln et un « Calendrier des Poètes ». Avec ces maigres moyens il avait cherché à se constituer un « cabinet de travail », comme celui d’un pasteur de Worcester chez lequel il avait fréquenté, et qui lui avait prêté des livres. C’était dans cette pièce qu’il se réfugiait encore pendant l’été, mais ayant dû donner son poêle pour la chambre de Mattie, lors de l’arrivée de la jeune fille à la ferme, il ne pouvait plus se tenir dans son « cabinet de travail » pendant l’hiver.

Après la scène pénible qui venait d’avoir lieu dans la cuisine, la maison était rentrée dans le calme. Lorsque Ethan monta dans la chambre il entendit, du lit, la respiration régulière de Zeena. Pour cette nuit la discussion était donc terminée… Il redescendit et gagna sa retraite.

Quand sa femme eut quitté la cuisine, Mattie et lui y était demeurés en face l’un de l’autre, sans chercher à se rapprocher. La jeune fille avait achevé de ranger, et lui-même, comme tous les soirs, avait pris sa lanterne pour aller faire au dehors la ronde habituelle. Au retour il avait trouvé la cuisine vide, mais sur la table étaient posées sa pipe et sa blague et, dessous, un bout de papier arraché à un catalogue de grainetier, qui portait ces mots : « Ne vous tourmentez pas, Ethan… »

Pénétrant dans son « cabinet de travail » sombre et glacé, il plaça sa lanterne sur son bureau et, penché vers la lumière, il lut et relut le petit mot de Mattie. C’était la première fois qu’elle lui écrivait et le fait de tenir ce papier entre les mains lui procura une sensation d’intimité nouvelle. En même temps, il songea douloureusement que tel serait désormais leur unique moyen de communiquer, et son angoisse s’en accrut. À la place du sourire de Mattie et du son de sa voix, il n’aurait plus d’elle que des pages inanimées, des paroles écrites…

Un instinct de rébellion grondait sourdement en lui. Il était trop jeune, trop robuste, trop bouillonnant de sève pour assister sans révolte à l’écroulement de ses espérances. Lui faudrait-il user toute sa vie à vivre auprès d’une femme aigrie et maussade ? Il avait eu d’autres aspirations : ces aspirations il avait dû les sacrifier, une à une, à l’étroitesse d’esprit et à l’ignorance de Zeena ; et, en fin de compte, qu’avait-il retiré de ces sacrifices ? Sa femme était cent fois plus maussade et plus acariâtre qu’au temps où il l’avait épousée : la seule joie qu’elle parût ressentir était de le faire souffrir. Tous ses instincts d’être jeune et bien portant se soulevaient contre l’inutilité de ses souffrances…

Il s’enveloppa dans sa vieille pelisse de raton pelée et s’allongea sur le divan. Sous sa joue, il sentit un objet dur et bosselé. C’était un coussin que Zeena avait brodé pour lui au temps de leur fiançailles, le seul travail à l’aiguille qu’il lui eût jamais vu faire. Il le lança sur le plancher et appuya sa tête contre le mur…

Ethan connaissait un jeune homme à peu près de son âge habitant l’autre versant de la montagne, qui s’était évadé d’une vie comme la sienne en emmenant en Californie une jeune fille qu’il aimait. Sa femme avait divorcé ; il avait épousé sa compagne, et il était heureux. L’été précédent, Frome avait rencontré le nouveau ménage à Shadd’s Falls où il se trouvait en visite chez des parents. Une petite fille était née du mariage : elle avait de jolis cheveux blonds et bouclés, et on l’habillait en princesse, avec un médaillon en or autour du cou… La première femme du jeune homme n’avait pas mal réussi non plus. Son mari, en la quittant lui avait laissé la ferme, qu’elle avait bien vendue et le produit tiré de cette vente, joint à sa pension alimentaire, lui avait permis d’ouvrir à Bettsbridge un restaurant qui prospérait.

Cette histoire revint soudain à l’esprit de Frome. Pourquoi, quand Mattie partirait le lendemain, ne l’accompagnerait-il pas, au lieu de la laisser s’en aller toute seule ? Il cacherait sa valise sous le siège du traîneau ; Zeena ne se douterait de rien jusqu’au moment où elle monterait dans la chambre faire son somme quotidien : à ce moment seulement elle trouverait une lettre de son mari sur son lit…

Il était encore à l’âge où l’acte succède aussitôt à la pensée. Il se remit sur pied, ralluma la lanterne et s’assit à son bureau. Il fouilla dans le tiroir, prit une feuille de papier et se mit à écrire :

Zeena, j’ai fait pour vous tout ce que j’ai pu faire et je ne vois pas à quoi cela a servi. Ce n’est sans doute pas de votre faute ; et ce n’est certes pas de la mienne. Peut-être vaut-il mieux nous séparer. Je m’en vais dans l’Ouest tenter la chance. Je vous laisse la ferme et la scierie. Vous pouvez les vendre et garder l’argent.

Sa plume s’arrêta sur ce mot, qui brutalement le ramenait à la réalité impitoyable. S’il donnait la ferme et la scierie à Zeena, que lui resterait-il à lui-même pour se refaire une vie ? Une fois dans l’Ouest il était bien certain de trouver du travail. Seul, il n’eût pas craint de risquer l’aventure. Mais avec Mattie la situation serait autre… Et quel serait, d’autre part, le sort de Zeena ? La maison et la scierie étaient hypothéquées jusqu’à la limite de leur valeur. Dans le cas déjà improbable, où elles trouveraient acquéreur, il était douteux que sa femme retirât de la vente plus d’un millier de dollars. En attendant, comment pourrait-elle exploiter la propriété ? C’était seulement par un labeur incessant et une surveillance personnelle qu’il arrivait, lui, à en tirer un maigre rendement ; et, même en admettant que sa femme fût en meilleure santé qu’elle ne se l’imaginait, jamais elle ne parviendrait à porter seule un pareil fardeau.

Elle pourrait, il est vrai, rentrer dans sa famille : elle verrait alors ce que ses parents étaient prêts à faire pour elle. C’était la solution qu’elle imposait à Mattie ; pourquoi ne pas lui laisser courir le risque elle-même ? Lorsqu’elle aurait découvert où les amoureux s’étaient établis, et qu’elle intenterait une action en divorce, il serait vraisemblablement en mesure de lui servir une pension alimentaire convenable ; tandis que Mattie, chassée seule de la ferme, aurait bien moins de facilité à se tirer d’affaire.

Il avait bouleversé son bureau en cherchant une feuille de papier. Comme il reprenait la plume, il vit au fond du tiroir un vieux numéro du Bettsbridge Eagle. La page des annonces était sous ses yeux, et il y lut : « Excursions dans l’Ouest ; tarifs réduits… »

Il rapprocha la lumière et parcourut la liste des prix. Le journal lui tomba des mains. Il poussa loin de lui la lettre inachevée…

L’instant d’avant, il s’était demandé comment ils vivraient, Mattie et lui, une fois arrivés dans l’Ouest. Et maintenant il se rendait compte qu’il n’avait même pas l’argent du voyage ! Emprunter était hors de question. Six mois auparavant il avait donné sa dernière garantie pour obtenir des fonds nécessaires à la réparation de la scierie, et il savait bien que, sans garantie, il ne trouverait personne dans Starkfield pour lui prêter dix dollars. Les faits inexorables s’abattaient sur lui comme les mains d’un geôlier attachant les menottes à un forçat. Il n’y avait pour lui aucune issue… aucune. Il était prisonnier pour la vie ; et le seul rayon de lumière qui éclairait sa nuit était sur le point de s’évanouir.

Il s’affala lourdement sur le divan. Tous ses membres étaient si lourds qu’il avait l’impression de ne plus jamais pouvoir les remuer. Des larmes lui emplirent la gorge et creusèrent un sillon brûlant jusqu’à ses paupières…

Tandis qu’il demeurait ainsi étendu dans l’obscurité, la fenêtre en face de lui s’éclaira peu à peu, encadrant un coin de ciel d’une clarté laiteuse. Une branche tordue s’y profilait : une branche de ce pommier sous lequel, en rentrant de la scierie, il trouvait parfois Mattie assise pendant les soirs d’été. Lentement, le voile des vapeurs pluvieuses prit feu et se déchira, et l’astre apparut, tout pur, suspendu dans la nuit bleue.

Ethan se dressa sur le coude et regarda le paysage qui blanchissait peu à peu et arrondissait ses contours sous la sculpture de la lune. C’était cette nuit même qu’ils devaient, Mattie et lui, aller au village pour leur partie de luge ; et voilà que devant lui s’allumait la lampe qui les eût éclairés ! Le cœur lourd, il contemplait les pentes lumineuses, les bois sombres auréolés d’argent, les collines nébuleuses se confondant avec le bleu violacé de l’horizon ; et il lui sembla que la nature étalait devant lui toute cette beauté nocturne pour mieux se jouer de son désespoir.

Il s’assoupit… Lorsqu’il se réveilla, le froid de l’aube d’hiver emplissait la chambre. Il était gelé et courbaturé. Il avait faim et en était honteux. Il se frotta les yeux et s’approcha de la fenêtre. Un soleil rouge paraissait à peine au-dessus de la morne étendue de champs gris ; contre son disque en feu les arbres se dessinaient noirs et grêles. « C’est le dernier jour de Mattie », se dit-il… Et il essaya de se représenter ce que serait la maison sans elle.

Tandis qu’il demeurait ainsi, il entendit des pas derrière lui et Mattie entra.

— Oh ! Ethan… c’est ici que vous avez passé la nuit ?

Dans sa pauvre robe étriquée, la tête enveloppée de son écharpe rouge, sous la lumière blafarde qui accusait sa pâleur, elle paraissait si maigre, si grelottante, qu’il ne trouva pas un mot à lui répondre.

— Vous devez être gelé, continua-t-elle, fixant sur lui des yeux las.

Il fit un pas vers elle.

— Comment saviez-vous que j’étais ici ?

— Je vous ai entendu redescendre l’escalier hier soir, et toute la nuit j’ai prêté l’oreille… vous n’êtes pas remonté…

Toute la tendresse de Frome reflua à ses lèvres. Il regarda Mattie et lui dit :

— Je vais venir tout de suite allumer le feu de la cuisine.

Ils allèrent ensemble à la cuisine, et Ethan apporta le petit bois et le charbon ; puis il nettoya le fourneau. Pendant ce temps, Mattie mettait sur la table le pot de lait et les restes froids du pâté.

Lorsque la chaleur commença à monter du poêle et que le premier rayon de soleil s’allongea sur le plancher de la cuisine, les sombres pensées d’Ethan se dissipèrent dans la tiédeur environnante. La vue de Mattie, vaquant à sa besogne comme il la voyait faire tous les matins, l’empêchait de croire qu’elle pût jamais cesser de partager sa vie. Il se disait qu’il avait sans doute exagéré la portée des menaces de Zeena et qu’elle-même, avec le jour, deviendrait plus accessible à la raison.

Se dirigeant vers Mattie, qui était penchée au-dessus du fourneau, il posa la main sur son bras :

— Il ne faut pas vous tourmenter, vous non plus, dit-il, la regardant dans les yeux avec un sourire.

Elle devint toute rouge et murmura :

— Non, Ethan, je ne me tourmenterai pas…

— Les choses s’arrangeront…

Un rapide battement des paupières fut la seule réponse qu’elle lui fit… Il continua :

— Elle n’a rien dit, ce matin ?

— Non… Je ne l’ai pas encore vue…

— Ne faites pas attention à ce qu’elle pourra vous dire.

Ils se séparèrent, et Ethan se rendit à l’étable. En sortant de la maison il vit Jotham Powell qui montait la colline, dans la brume matinale : sa vue augmenta encore le sentiment de sécurité d’Ethan.

Tandis que les deux hommes nettoyaient les stalles des vaches, Jotham lui dit, en s’appuyant sur sa fourche :

— Daniel Byrne doit aller aux Flats à midi : il pourra emporter la malle de Mattie. Ça nous gênerait plutôt dans le cutter, quand je la conduirai à la gare.

Ethan lui jeta un coup d’œil stupéfait et Jotham continua :

— Mrs. Frome m’a dit que je devais prendre la nouvelle servante à la gare des Flats à cinq heures, et qu’en même temps je pourrais y conduire Mattie, de façon à ce qu’elle puisse attraper le train de six heures pour Stamford.

Le sang d’Ethan bourdonnait dans ses tempes. Il lui fallut un moment pour retrouver la parole ; puis il dit négligemment :

— Il n’est pas encore certain que Mattie parte…

— Ah ! bon, répondit Jotham d’une voix indifférente. Et ils se mirent tous deux à la besogne.

Lorsqu’ils rentrèrent dans la cuisine, les deux femmes s’étaient déjà attablées. Zeena paraissait plus éveillée et plus active que de coutume. Elle but coup sur coup deux tasses de café et donna au chat les miettes du pâté. Puis elle se leva et, allant vers la fenêtre, enleva aux géraniums deux ou trois feuilles jaunies.

— Ceux de tante Martha n’ont pas une feuille morte ; mais voilà, les plantes dépérissent toujours quand on ne les soigne pas, dit-elle sur un ton pensif. Puis elle se retourna vers Jotham et lui demanda :

— À quelle heure Daniel Byrne passera-t-il ?

Le journalier lança un coup d’œil hésitant à Ethan.

— Vers midi.

— Votre malle est trop lourde pour le cutter, continua Zeena en s’adressant à Mattie ; Daniel Byrne la portera aux Flats…

— Je vous remercie, Zeena.

— Il y a plusieurs choses que je voudrais passer en revue avec vous, poursuivit-elle d’une voix impassible. Il manque une serviette de grosse toile, et puis je me demande ce que vous avez pu faire du porte-allumettes, qui se trouvait toujours dans le parlour, derrière le hibou empaillé.

Elle sortit suivie de Mattie, et lorsque les hommes se retrouvèrent seuls, Jotham dit à Frome :

— Vaut mieux laisser venir Daniel…

Ethan termina sa besogne accoutumée à la ferme et aux écuries. Puis il annonça à Jotham :

— Je vais à Starkfield. Dites que l’on ne m’attende pas pour le dîner.

De nouveau, il se sentait pris d’une fièvre de révolte. Ce qui lui avait semblé incroyable à la lumière du jour était cependant en voie de réalisation, et il lui faudrait assister en spectateur impuissant au renvoi de Mattie ! Humilié dans sa fierté d’homme par le rôle qu’il était obligé de tenir, il se demandait avec amertume ce que Mattie pouvait bien penser de lui. Tandis qu’il s’acheminait vers le village, des résolutions contradictoires se débattaient en lui. Il voulait faire quelque chose, mais il ne savait pas encore ce qu’il ferait…

Le brouillard du matin s’était dissipé, et les champs neigeux s’étendaient sous le soleil comme un immense bouclier d’argent. C’était une de ces journées où le scintillement du froid est adouci comme par une vaporeuse buée de printemps. Chaque pas sur cette route évoquait pour Ethan le souvenir de Mattie. À toutes les branches nues se dessinant contre le ciel et au fouillis roussâtre du talus qui bordait le chemin creux, flottaient les souvenirs de leur intimité passée. La roulade d’un oiseau dans un frêne au bord de la route résonna au milieu de l’air calme comme le rire même de la jeune fille : et le cœur d’Ethan se contracta, puis s’élargit à nouveau. Il sentit alors qu’à tout prix il fallait agir.

Soudain il se dit qu’Andrew Hale avait le cœur généreux, et que peut-être il reviendrait sur son refus s’il apprenait que l’état de santé de Zeena forçait les Frome à prendre une servante. Hale, après tout, était assez au courant de la situation d’Ethan pour que celui-ci pût, sans un trop grand sacrifice d’amour-propre, tenter une nouvelle démarche. Et d’ailleurs, dans ce drame passionné qui se jouait en son âme, de tels scrupules ne comptaient plus guère.

Plus il songeait à son projet, plus celui-ci lui semblait réalisable. S’il pouvait parler à Mrs. Hale, il était certain du succès ; et avec cinquante dollars en poche rien ne pourrait plus l’empêcher d’accompagner Mattie…

Pour le moment, l’essentiel était d’atteindre Starkfield avant que Hale ne partît pour son travail. Frome savait que l’entrepreneur devait quitter le village de bonne heure afin d’aller surveiller une construction sur la route de Corbury. Les longues enjambées du jeune homme devinrent plus rapides à mesure que ses pensées s’accéléraient, et, comme il arrivait au pied de la montée de la School House, il vit au loin le traîneau du constructeur. Il hâta le pas, mais en approchant il s’aperçut que le traîneau était conduit par le plus jeune fils de Hale. À son côté se trouvait Mrs. Hale, si emmitouflée qu’elle ressemblait à un gros cocon de chenille auquel on aurait mis des lunettes. Ethan leur fit signe d’arrêter, et Mrs. Hale se pencha vers lui, souriant de toutes ses bonnes rides roses.

— Mr. Hale ? Je crois bien. Vous le trouverez à la maison. Il n’est pas à son travail ce matin… Il s’est réveillé avec un peu de lumbago, et je viens de lui poser un des emplâtres du docteur Kidder, en lui recommandant de ne pas quitter le coin du feu.

Jetant un regard maternel sur Frome, elle se pencha davantage pour ajouter :

— Mr. Hale vient justement de m’apprendre que Zeena a été à Bettsbridge consulter un nouveau médecin. Je suis vraiment désolée qu’elle soit toujours si souffrante. J’espère que le docteur Buck lui fera du bien, Je ne connais personne dans le pays qui ait été plus éprouvé que Zeena. Je dis souvent à mon mari que je ne sais pas ce qu’elle serait devenue si vous n’aviez pas été là. Je le disais déjà autrefois, à propos de votre mère. Vous avez toujours eu la vie bien dure, mon pauvre Ethan…

Elle le salua d’un dernier petit signe de tête amical, tandis que son fils encourageait le cheval de la voix. Ethan demeura au milieu de la route, et regarda le traîneau s’éloigner…

Il y avait longtemps qu’on ne lui avait parlé avec autant de bonté. La plupart des gens étaient indifférents à ses soucis ou enclins à trouver tout naturel qu’un jeune homme de son âge eût porté sans murmurer le fardeau de trois existences avortées. Mais Mrs. Hale lui avait dit : « Vous avez toujours eu la vie bien dure, mon pauvre Ethan… », et il se sentait moins isolé dans son malheur. Puisque les Hale le plaignaient, ils répondraient sûrement à son appel…

Il se remit en marche, mais au bout de quelques mètres le sang lui monta brusquement au visage. Pour la première fois à la clarté des mots qu’il venait d’entendre, il discernait nettement ce qu’il était sur le point de faire. Il était parti de chez lui avec l’intention de profiter de la sympathie des Hale pour leur soutirer, sous un faux prétexte, l’argent qui lui eût permis d’enlever Mattie Silver. C’était là la raison secrète qui l’avait conduit à Starkfield…

Il perçut brusquement l’extrémité à laquelle sa folie l’avait porté ; et aussitôt la folie tomba, et sa vie lui apparut telle qu’elle était réellement. Il était un homme pauvre, le mari d’une femme malade, que son abandon eût laissée seule et sans ressources ; et même s’il avait eu le cœur de l’abandonner, il n’eût pu le faire qu’en abusant deux braves gens qui lui avaient témoigné de la sympathie.

Il rebroussa chemin et reprit lentement la route de la ferme.



  1. Pièce de cérémonie chez les gens de la campagne.