Sous la neige/9

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Plon-Nourrit et Cie (p. 155-191).


IX


Daniel Byrne était assis dans son traîneau, devant la porte. Son cheval gris piétinait la neige et secouait sans cesse sa longue tête méchante.

Ethan rentra dans la Cuisine. Il trouva sa femme auprès du poêle. Sa tête était enveloppée d’un châle, et elle lisait un livré intitulé : Les maladies de rein et leur guérison, pour lequel Ethan avait dû payer, quelques jours auparavant, un assez lourd port supplémentaire.

À son entrée, Zeena demeura immobile, les yeux toujours fixés sur son livre. Il attendit un instant, puis il lui demanda :

— Où est Mattie ?

Tout en continuant de lire, elle lui répondit :

— Elle est sans doute en train de descendre sa malle.

Le sang colora le visage de Frome.

— Elle descend sa malle… toute seule ?…

— Jotham Powell est reparti pour le taillis et Daniel Byrne n’ose pas quitter son cheval…

Ethan n’écouta même pas la fin de la phrase. Il grimpa l’escalier d’un trait. La porte de la chambre de Mattie était fermée et il hésita une seconde sur le palier.

— Matt, dit-il à voix basse.

Elle ne répondit pas et il posa la main sur le loquet. Il n’avait pénétré qu’une fois dans la chambre de la jeune fille. C’était au début de l’été, quand il y était entré pour couler du plâtre au bord du toit. Mais il conservait dans sa mémoire le souvenir fidèle de tout ce qu’il y avait vu : le lit étroit avec son couvre-pied rouge et blanc, la jolie pelote sur la commode, et, au mur, une photographie agrandie de Mrs. Silver, dans un cadre de métal argenté, surmonté de monnaies du pape.

Maintenant tout ce qui lui appartenait avait été enlevé de la pièce : elle était aussi nue, aussi peu accueillante que lorsque Zeena y avait introduit la jeune fille le jour de son arrivée. La malle était au milieu du parquet et Mattie était assise dessus, vêtue de sa robe des dimanches. Elle tournait le dos à la porte et cachait sa figure entre ses mains. À travers ses sanglots elle n’avait point entendu l’appel de Frome, et elle n’entendit son pas qu’au moment où il lui posa les mains sur les épaules.

— Oh ! Matt… je vous en supplie… ne pleurez pas ainsi…

Elle sursauta, se dressa, et tourna vers lui son visage baigné de larmes.

— Ethan… je croyais que je ne vous reverrais plus !…

Il la prit dans ses bras, la serra contre lui et d’une main tremblante caressa les cheveux épars sur son front.

— Ne plus me revoir… Que voulez-vous dire ?…

Entre deux sanglots elle reprit :

— Vous aviez prévenu Jotham qu’on ne vous attendît pas pour le dîner, et alors j’ai cru…

Il acheva la phrase avec amertume :

— Vous avez cru que j’avais l’intention de ne pas revenir ?

Sans répondre, elle se pendit à son cou ; il posa les lèvres sur ses cheveux, qui avaient la souplesse et la douceur de certaines mousses sur des pentes tiédies, et qui dégageaient la senteur aromatique de la sciure de bois au soleil.

À travers la porte ils entendirent la voix de Zeena qui criait :

— Daniel Byrne dit que vous ferez bien de vous dépêcher si vous voulez qu’il emporte votre malle.

Ils s’écartèrent l’un de l’autre, le visage navré. Des mots de révolte montèrent aux lèvres de Frome, mais y moururent. Mattie chercha son mouchoir et se sécha les yeux ; puis, se penchant, elle saisit une des poignées de la malle.

Ethan l’écarta aussitôt.

— Laissez cela, Mattie, ordonna-t-il.

Elle répondit :

— Il faut être deux pour pouvoir tourner le coin…

Ethan, sans plus discuter, s’empara de l’autre poignée, et ensemble ils portèrent la malle sur le palier.

— Maintenant, laissez-moi faire, dit-il.

Il chargea le colis sur son épaule, descendit l’escalier et traversa la cuisine. Zeena, toujours assise auprès du poêle, s’était replongée dans la lecture : elle ne leva même pas les yeux quand il passa. Mattie le suivit jusqu’à la porte d’entrée et l’aida à placer la malle à l’arrière du traîneau. Puis, à côté l’un de l’autre, ils demeurèrent sur le seuil à regarder Daniel Byrne s’éloigner au grand trot de son cheval impatient.

Il semblait à Ethan que son cœur était ligoté par des cordes qu’une main invisible resserrait à chaque tic tac de la pendule. Deux fois il ouvrit la bouche pour adresser la parole à Mattie, et deux fois le souffle lui manqua. Enfin, comme elle se retournait pour rentrer, il posa la main sur son bras et la retint.

— Je vous conduirai moi-même, Mattie, dit-il.

Elle murmura à mi-voix :

— Je crois que Zeena préférerait que j’aille avec Jotham.

— Je vous conduirai moi-même, répéta-t-il.

Sans répondre, elle rentra dans la cuisine.

Au repas de midi, Ethan fut incapable de manger. Dès qu’il levait les yeux il voyait devant lui le visage pincé de Zeena et le sourire qui faisait remonter les coins de ses lèvres étroites. Elle mangeait abondamment, déclarant que le temps doux l’avait remontée ; et elle, qui d’habitude n’encourageait guère l’appétit de Jotham Powell, insista pour qu’il reprît des flageolets.

Le repas achevé, Mattie, comme à l’ordinaire, se mit à débarrasser le couvert et à laver la vaisselle. Zeena, après avoir donné au chat sa pâtée, était revenue s’installer auprès du feu. Enfin, Jotham Powell, qui demeurait toujours le dernier à table, quitta lentement sa chaise et se dirigea vers la porte.

Sur le seuil il se retourna et s’adressant à Ethan :

— À quelle heure dois-je venir prendre Mattie ? demanda-t-il.

Ethan se tenait auprès de la fenêtre ; il bourrait machinalement sa pipe tout en regardant Mattie aller et venir. Il répondit :

— Je la conduirai moi-même.

Il vit la rougeur monter aux joues de la jeune fille, tandis que Zeena levait brusquement la tête.

— J’aurai besoin de vous cet après-midi, Ethan, dit-elle. Jotham conduira Mattie à la gare.

Mattie implora Frome du regard, mais il répéta d’un ton bref :

— Je la conduirai moi-même.

Zeena reprit :

— J’ai besoin de vous pour réparer le poêle de la chambre de Mattie, avant que la servante n’arrive. Voici plus d’un mois qu’il ne tire plus.

Ethan repartit sur un ton indigné :

— Ce qui suffisait pour Mattie est bien assez bon pour une servante.

Zeena poursuivit avec la même douceur monotone :

— Elle m’a dit qu’elle avait l’habitude de servir dans des maisons chauffées au calorifère.

— Elle aurait mieux fait d’y rester, lança-t-il.

Et se tournant vers Mattie, il ajouta d’une voix dure :

— Vous vous tiendrez prête pour trois heures. J’ai à faire à Corbury.

Jotham Powell s’était déjà mis en route pour l’écurie. Ethan le suivit. Ses tempes battaient, et il était aveuglé par une rage muette. Il se mit à l’ouvrage, sans savoir quelle force le dirigeait ni comment ses pieds et ses mains exécutaient ses ordres. Ce ne fut qu’au moment où il sortit l’alezan et le fit entrer dans les brancards du traîneau qu’il reprit conscience de ses actes. Tandis qu’il passait la bride par-dessus la tête du cheval et qu’il enroulait les traits autour des brancards, il se souvint de l’après-midi où il avait fait les mêmes préparatifs pour aller au-devant de Mattie, aux Flats, il y avait un peu plus d’un an. Comme aujourd’hui le temps avait été doux, avec un souffle de printemps dans l’air. L’alezan, tournant vers lui le même grand œil cerclé de noir, se frottait le museau de la même façon contre la paume d’Ethan… Un à un les jours qui s’étaient écoulés se dressèrent tous devant lui.

Il jeta la peau d’ours dans le cutter, puis il y grimpa et gagna la maison. Il trouva la cuisine vide ; seuls, le sac de Mattie et son plaid étaient placés auprès de la porte. Il alla jusqu’au pied de l’escalier et prêta l’oreille. Aucun bruit ne venait du premier étage, mais peu de temps après il lui sembla entendre quelqu’un remuer dans son « cabinet de travail ». Il poussa la porte : Mattie, en chapeau et en jaquette, se tenait debout près de la table, lui tournant le dos.

À son approche elle tressaillit et se retourna vivement.

— Est-il temps de partir ? dit-elle.

— Que faites vous ici, Matt ?

Elle le regarda timidement :

— Je jetais un dernier coup d’œil… voilà tout, répondit-elle avec un sourire hésitant.

Ils gagnèrent la cuisine en silence. Ethan prit le sac et le plaid.

— Où est Zeena ? demanda-t-il.

— Elle est montée dans sa chambre tout de suite après le repas. Elle se plaignait encore de ses douleurs, et elle a défendu qu’on la dérangeât.

— Elle ne vous pas dit adieu ?

— Non…

Ethan regarda lentement autour de lui. Il songeait, en frissonnant, que dans quelques heures il rentrerait seul dans cette maison. Puis un sentiment d’irréalité s’empara de lui à nouveau ; et il ne put croire que la jeune fille se trouvait là pour la dernière fois.

— Allons, venez ! dit-il, d’une voix presque enjouée ; et il ouvrit la porte.

Il plaça le sac dans le traîneau et sauta sur la banquette. Mattie s’installa à côté de lui, et il se pencha pour l’envelopper dans la couverture.

— Hop ! en route ! cria-t-il au cheval. Il secoua les guides et le vieil alezan partit d’un pas tranquille.

— Nous avons tout le temps de faire une belle promenade, fit-il ; et cherchant la main de la jeune fille sous la fourrure, il la serra doucement. Le sang lui brûlait le visage, et la tête lui tournait comme si, par un jour de grand froid, il était entré boire un verre au bar de Starkfield.

La barrière franchie, au lieu de gagner le village, il prit à droite dans la direction de Bettsbridge. Mattie demeurait silencieuse et ne manifesta aucune surprise ; mais après un moment elle dit :

— Vous allez faire le tour par Shadow Pond, n’est-ce pas ?

Il se mit à rire et répondit :

— Je savais bien que vous aviez deviné !

Elle se blottit sous la peau d’ours, de telle sorte que, lorsque Ethan, engoncé dans sa pelisse, la regardait de côté, il pouvait tout juste apercevoir le bout de son nez et une boucle brune qui voltigeait. Ils cheminèrent lentement entre les champs qui miroitaient sous le soleil pâle ; puis ils s’engagèrent dans un chemin de traverse bordé de pins et de mélèzes. Au loin, devant eux, s’étendait une ligne de montagnes dont les ondulations blanches, marbrées de futaies brunes, se déroulaient contre le blanc horizon d’hiver. Puis le chemin s’enfonça dans un bois de sapins. Leurs fûts rougissaient à la lueur du soleil couchant, et projetaient sur la neige des ombres d’un bleu transparent.

Sous le toit des arbres, la brise ne se faisait plus sentir. Une tiédeur paisible semblait tomber des branches avec la chute des aiguilles. La neige était si pure que les pattes des écureuils et des oiseaux avaient tracé sur elle des arabesques légères et dentelées. Les pommes de pin bleuissantes, à moitié enfouies dans cette blancheur immaculée, s’en détachaient avec le dur relief d’ornements de bronze.

Ethan conduisait en silence, poussant le cheval vers un endroit où les sapins s’espaçaient ; puis il arrêta le traîneau et fit descendre Mattie.

Tous deux se mirent à marcher entre les troncs aromatiques. La neige durcie craquait sous leurs pas. Ils atteignirent enfin un étang aux rives escarpées et revêtues d’arbres. Une colline abrupte, dressée contre le soleil couchant, allongeait une ombre conique sur la surface gelée de l’eau : cette ombre avait donné son nom à l’étang. C’était un endroit sauvage et retiré, d’où se dégageait une mélancolie morne semblable à celle qui oppressait le cœur d’Ethan.

Parcourant du regard la rive caillouteuse, il découvrit un tronc d’arbre abattu, à moitié enseveli dans la neige.

— C’est ici que nous étions assis le jour du pique-nique, lui rappela-t-il.

Il s’agissait d’une des rares parties de plaisir auxquelles les deux jeunes gens avaient participé, d’un pique-nique organisé par leur paroisse et qui, durant une longue après-midi d’été, avait rempli d’une animation bruyante le petit bois isolé.

Mattie avait prié Frome de l’accompagner et il avait refusé. Mais, vers le coucher du soleil en descendant de la montagne, où il avait été abattre des arbres, il fut surpris par quelques joyeux lurons de la bande et entraîné jusqu’à l’étang. Il avait retrouvé Mattie, entourée de jeunes gens en gaieté, qui préparait du café sur un feu de bohémien. Sous le large bord de son chapeau de paille sa figure ambrée, aux reflets roses, brillait comme une mûre sauvage. Ethan se souvint de s’être senti tout honteux à l’idée de se présenter devant elle dans ses habits de travail. Puis il se rappela la lueur de joie qui avait illuminé les yeux de Mattie à son approche, et la façon dont elle s’était détachée du groupe pour venir au-devant de lui, une tasse à la main. Ils s’étaient assis tous deux sur le tronc abattu près de l’étang, et elle s’était aperçue qu’elle avait perdu son médaillon en or. À sa prière, tous les jeunes gens s’étaient lancés à la recherche du bijou ; ce fut Ethan qui le découvrit le premier, brillant à travers la mousse épaisse…

C’était tout… Mais toute leur intimité était faite de pareils instants de rapprochement muet, où, étonnés et attendris, ils rencontraient le bonheur comme s’ils eussent surpris un papillon dans les bois dénudés et neigeux.

— C’est ici que j’ai retrouvé votre médaillon, dit Ethan, enfonçant le pied dans une touffe de myrtilles.

— Je n’ai jamais vu un œil comme le vôtre, répondit-elle.

Elle s’assit sur le tronc d’arbre, au soleil ; et Ethan se mit à son côté.

— Vous étiez jolie comme un cœur avec votre chapeau rose, lui dit-il.

Tout heureuse, elle répliqua en riant :

— C’était sans doute le chapeau…

Jamais encore ils n’avaient manifesté aussi ouvertement la sympathie qu’ils ressentaient l’un pour l’autre. Ethan eut un instant l’illusion qu’il était libre et qu’il faisait la cour à la jeune fille qu’il rêvait d’épouser. Il regarda les cheveux de Mattie et éprouva le désir de les caresser de nouveau. Il aurait voulu lui dire qu’ils embaumaient la senteur des bois… mais il ne savait pas exprimer de pareilles choses.

Brusquement, Mattie se leva :

— Il ne faut pas que nous restions ici plus longtemps…

Il continuait de la considérer vaguement, encore à demi perdu dans son rêve.

— Oh ! nous avons bien le temps, répondit-il.

Ils se regardaient tous les deux comme si chacun avait tendu toutes ses forces pour saisir et emporter dans ses yeux l’image de l’autre. Il y avait certains mots qu’Ethan voulait prononcer avant qu’ils ne se séparassent, mais il ne pouvait les lui dire dans cet endroit tout imprégné de leur bonheur passé. Il se détourna, et suivit Mattie en silence jusqu’au traîneau… Comme ils se remettaient en route, le soleil disparut derrière la colline, et les fûts rouges des sapins devinrent gris…

Pour regagner la route de Starkfield, ils suivirent un chemin sinueux à travers champs. Sous le ciel découvert une pâle lumière s’attardait, et le rouge glacé du couchant illuminait encore les hauteurs lointaines. Les bouquets d’arbres épars sur la plaine neigeuse se serraient l’un contre l’autre comme des oiseaux cachant leurs têtes sous leurs plumes ébouriffées. Le ciel, en pâlissant, s’exhaussait, et la terre paraissait plus déserte.

Comme le traîneau débouchait sur la grande route, Ethan parla enfin :

— Matt, qu’avez-vous l’intention de faire ?

Elle hésita un moment, puis elle dit :

— J’essaierai de trouver une place dans un magasin.

— Vous savez bien que c’est impossible. La fatigue et le manque d’air ont déjà failli vous tuer.

— Je suis beaucoup plus forte qu’à mon arrivée ici.

— Et maintenant vous allez gaspiller toute la santé que vous avez regagnée !

À cela il n’y avait rien à répondre, et ils continuèrent leur route sans parler.

À chaque tournant un souvenir embusqué se dressait devant Ethan et Mattie, comme pour leur barrer le chemin : ici ils avaient ri, là, ils s’étaient tus ensemble…

— Parmi les parents de votre père, n’y a-t-il personne qui pourrait vous aider ?

— Aucun à qui je voudrais le demander.

Il baissa la voix pour dire :

— Vous savez que je ferais tout au monde pour vous, si je le pouvais…

— Oui, je le sais…

— Mais je ne puis rien…

Elle se tut, mais il sentit un léger tremblement de l’épaule appuyée contre la sienne.

— Oh ! Matt, si seulement j’avais pu partir avec vous, comme je l’aurais fait !

Brusquement elle se tourna vers lui, et tira de son corsage une feuille de papier.

— Ethan… Voilà ce que j’ai trouvé…, balbutia-t-elle.

Malgré l’obscurité croissante il reconnut la lettre à sa femme, commencée la nuit précédente et qu’il avait oublié de déchirer. À son étonnement se mêla un mouvement de joie sauvage.

— Matt !…, s’écria-t-il, si ç’avait été possible auriez-vous consenti ?

— Oh ! Ethan, Ethan… à quoi bon en parler ?

D’un mouvement soudain, elle déchira la lettre : les morceaux volèrent sur la neige.

— Dites, Mattie, dites ! Je vous en prie…

Elle demeura un instant sans répondre ; puis, d’une voix si basse qu’il dut pencher la tête pour l’entendre :

— J’y ai pensé parfois dans les nuits d’été, quand le clair de lune remplissait ma chambre et m’empêchait de dormir.

Le cœur d’Ethan tressaillit d’ivresse.

— Vous y songiez déjà, l’été dernier ?

Comme si depuis des mois la date était gravée dans sa mémoire, elle répondit aussitôt :

— La première fois, ce fut à Shadow Pond…

— C’est pour cela que vous m’avez donné ma tasse de café avant les autres ?

— Je ne sais pas… L’ai-je fait ? J’étais navrée lorsque vous avez refusé de m’accompagner au pique-nique : et quand je vous vis arriver je me suis dit : Il a peut-être pris ce chemin pour me retrouver… Et j’en étais tout heureuse…

Ils se turent à nouveau. Ils s’étaient engagés dans le chemin creux qui longeait la scierie d’Ethan. À mesure qu’ils avançaient sous les lourdes branches des sapins du Canada, le crépuscule descendait, tombait sur eux comme un voile noir.

— J’ai pieds et poings liés, Mattie… Je ne peux rien faire, reprit Ethan.

— Vous m’écrirez quelquefois, Ethan…

— À quoi bon écrire ? J’ai besoin, quand j’étends la main, qu’elle vous rencontre. J’ai besoin d’agir pour vous et de vous soigner, j’ai besoin d’être là quand vous êtes malade et que vous vous sentez seule…

— Soyez sûr que je me tirerai d’affaire…

— Vous n’avez pas besoin de moi, vous voulez dire ? Vous vous marierez, sans doute ?

— Oh ! Ethan, s’écria-t-elle.

— Je ne sais pas ce que vous me faites éprouver, Mattie, mais plutôt que de vous voir mariée, j’aimerais mieux vous savoir morte.

— Oh ! je voudrais l’être, je voudrais l’être ! s’écria-t-elle, dans un brusque accès de sanglots.

Il l’entendit pleurer, et sa rage sombre tomba… Il se sentait tout honteux.

— Ne parlons pas ainsi, murmura-t-il.

— Pourquoi pas, puisque c’est la vérité ?… Je n’ai pas cessé une minute d’y penser, toute la journée…

— Taisez-vous, Mattie ! Je vous défends !…

— Il n’y a que vous qui m’ayez témoigné de la bonté…

— Ne dites pas cela quand je ne peux même pas lever un doigt pour vous !

— Oui ; mais cela n’en est pas moins vrai…

Ils étaient arrivés en haut de la School House Hill. Au-dessous d’eux, Starkfield s’étendait dans le crépuscule. Un cutter qui venait du village les croisa avec un joyeux bruit de grelots. Ils se raidirent et regardèrent droit devant eux, la face rigide. Dans la grande rue, les lumières commençaient à briller aux fenêtres. Quelques villageois attardés regagnaient leurs portes. Ethan toucha du fouet l’alezan, qui repartit d’un trot paresseux.

Près de la sortie du village, des cris d’enfants leur arrivèrent, et une bande traînant des luges s’éparpilla sur la place devant l’église.

— J’ai idée que c’est leur dernière glissade pour un jour ou deux… dit Ethan, en regardant le ciel radouci.

Mattie ne répondit pas et il ajouta :

— Nous aussi, la nuit dernière, nous devions aller luger.

Elle se taisait toujours, et poussé par l’obscur désir d’alléger la tristesse de leur dernière heure ensemble, il continua à bavarder.

— C’est tout de même curieux que nous n’ayons descendu la côte qu’une fois depuis que vous êtes chez nous !

Elle répondit :

— Je n’avais guère l’occasion d’aller au village…

— C’est vrai…

Ils avaient atteint le sommet de la route de Corbury. Entre la vague masse blanche de l’église et le noir rideau que formaient les sapins des Varnum, la descente s’étalait au-dessous d’eux sans une luge sur son long parcours. Un élan insensé poussa Ethan à dire :

— Est-ce que cela vous amuserait de descendre la côte maintenant ?

Mattie eut un petit rire forcé.

— Nous n’avons pas le temps !

— Mais si, mais si !… Allons, venez !

Son seul désir était de retarder le plus possible le moment où il faudrait diriger l’alezan vers la gare des Flats.

Mattie balbutia : Mais la servante ? Elle sera à la gare à nous attendre…

— Eh bien ! qu’elle attende !… Si ce n’était pas elle, ce serait vous… Venez donc !…

Il parlait avec un tel accent d’autorité que Mattie en parut subjuguée. Il sauta hors du traîneau, et elle descendit sans résistance, se bornant à dire :

— Mais où trouverons-nous une luge ?

— J’en vois une là-bas, sous les sapins.

L’alezan se tenait paisiblement au bord de la route, inclinant sa vieille tête songeuse. Ethan le recouvrit de la peau d’ours ; puis il saisit la main de Mattie et l’entraîna à sa suite vers la luge.

Elle s’y assit docilement et il prit place derrière elle. Ils étaient si près l’un de l’autre que les cheveux de Mattie lui frôlaient le visage.

— Vous êtes bien, Mattie ? lui cria-t-il, comme s’il y avait entre eux toute la largeur de la route.

Elle se retourna pour lui dire :

— Il fait bien sombre… Êtes-vous sûr d’y voir ?

Il eut un rire dédaigneux.

— Je pourrais descendre cette côte les yeux fermés !

Cette audace sembla lui plaire, et elle rit avec lui.

Néanmoins, il attendit encore un moment, parcourant attentivement des yeux la longue descente, car c’était l’heure la plus trompeuse de la soirée, l’heure où la dernière clarté du ciel se confond avec la nuit naissante pour former une obscurité qui dénature les objets familiers et fausse les distances.

— Allons ! cria-t-il.

La luge partit d’un bond, et ils glissèrent à travers le crépuscule à une allure de plus en plus rapide. Devant eux la nuit creusait un gouffre noir, et l’air résonnait à leurs oreilles comme le chant d’un orgue.

Mattie ne bougeait pas, mais lorsqu’ils arrivèrent au tournant de la pente, là où le gros orme avançait son tronc menaçant, Ethan eut l’impression qu’elle se serrait davantage contre lui.

— N’ayez pas peur, Mattie, cria-t-il avec un accent de triomphe, au moment où ils dépassaient le tournant dangereux et prenaient leur élan pour la deuxième pente.

Lorsqu’ils se trouvèrent au bas de la côte, la vitesse du traîneau se ralentit, et il entendit le petit rire joyeux de Mattie.

Ils se mirent à remonter la côte à pied. Ethan, traînant la luge derrière lui, glissa son bras sous celui de Mattie.

— Aviez-vous peur que je vous envoie contre l’orme ? demanda-t-il avec un joyeux rire de gosse.

— Vous savez bien que je n’ai jamais peur avec vous, répondit-elle.

L’étrange exaltation d’Ethan détermina un de ses rares mouvements de fanfaronnade.

— C’est tout de même un endroit dangereux, reprit-il. Le moindre écart et nous étions fichus. Mais heureusement je sais mesurer les distances à une épaisseur de cheveu près. Je l’ai toujours su.

Elle murmura :

— J’ai toujours dit que vous aviez l’œil le plus sûr.

Autour d’eux une tranquillité profonde tombait avec l’obscurité sans étoiles, et ils s’appuyaient silencieusement l’un sur l’autre ; mais à chaque pas de la montée, Ethan se disait : « C’est la dernière fois que nous nous promenons ensemble. »

Lentement ils gravissaient la pente. Quand ils arrivèrent en face de l’église, il inclina la tête vers Mattie et lui demanda :

— Êtes-vous fatiguée ?

Elle répondit, haletante :

— Non, c’était trop beau !

Pressant son bras contre le sien, il la guida vers les sapins de Norvège.

— Je crois que cette luge appartient à Ned Hale. En tout cas, je vais la laisser où je l’ai trouvée.

Il traîna la luge jusqu’à la grille des Varnum et l’appuya contre la palissade. Lorsqu’il se releva, il sentit Mattie tout contre lui dans l’ombre.

— Est-ce ici que Ned et Ruth se sont embrassés ? lui souffla-t-elle, l’entourant de ses bras.

Ses lèvres, cherchant celles d’Ethan, effleurèrent son visage, et il l’étreignit dans un brusque transport.

— Au revoir… au revoir…, balbutia-t-elle, en l’embrassant de nouveau.

— Oh ! Matt ! Je ne puis vous laisser partir !

C’était toujours le même cri qui lui échappait.

Elle se détacha de son étreinte, et il entendit ses sanglots.

— Moi non plus, je ne peux pas partir ! gémit-elle.

— Matt, qu’allons-nous faire, qu’allons-nous faire ?…

Ils se tenaient la main comme des enfants, et le corps fragile de Mattie était secoué de longs frissons désespérés.

Dans le silence nocturne ils entendirent cinq heures sonner à l’horloge de l’église.

— Ethan, il est temps de partir ! s’écria-t-elle.

Il l’attira contre lui.

— Temps de partir ? Vous ne pensez pas que je vais vous laisser partir maintenant ?

— Si je manque mon train, où irai-je ?

— Où irez-vous, si vous le prenez ?

Elle se tut, ses mains inertes et glacées abandonnées dans celles d’Ethan.

— À quoi cela sert-il désormais que l’un de nous aille quelque part sans l’autre ? dit-il.

Elle demeura immobile, comme si elle ne l’avait pas entendu. Brusquement, elle se dégagea et, jetant ses bras autour du cou d’Ethan, pressa une joue mouillée contre son visage.

— Ethan ! Ethan ! il faut que vous me fassiez descendre encore une fois !…

— Descendre… où ?

— Au bas de la côte… tout de suite., reprit-elle. De façon à ce que nous ne la remontions plus jamais…

— Mattie, au nom du ciel !… Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Elle mit ses lèvres tout contre l’oreille du jeune homme.

— Droit sur le gros orme… Vous avez dit que vous le pouviez… Ainsi, nous n’aurons plus à nous séparer jamais…

— Que dites-vous ? Vous êtes folle !

— Je ne suis pas folle, mais je le deviendrai si je dois vous quitter.

— Oh ! Mattie… Mattie… gémit-il.

Elle se cramponna à lui d’une étreinte plus serrée, son visage tout contre le sien.

— Ethan, où irai-je si je vous quitte ?… Je ne sais pas me débrouiller toute seule : c’est vous-même qui le disiez tout à l’heure. Il n’y a que vous qui m’ayez témoigné de la bonté… Et cette étrangère qui va coucher dans mon lit, où je passais toutes mes nuits à guetter l’instant où vous remonteriez…

Les mots qu’elle prononçait semblaient au jeune homme comme des lambeaux de chair arrachés de son propre cœur. Ils évoquèrent en lui la vision abhorrée de la ferme où bientôt il lui faudrait rentrer… de l’escalier qu’il aurait à gravir chaque soir et de la femme qui l’attendait… Et le ravissement de l’aveu de Mattie, le fol étonnement de savoir enfin que tout ce qu’il avait éprouvé, elle aussi l’avait ressenti, lui rendit l’autre vision plus haïssable encore, et plus intolérable la pensée de cette autre existence…

Elle parlait toujours, par petites phrases entrecoupées de sanglots ; mais depuis longtemps il ne l’entendait plus. Elle avait perdu son chapeau, et il lui caressait les cheveux. Il voulait que sa main en gardât un souvenir vivace, qui pût y sommeiller comme une graine en hiver… Une fois encore il rencontra ses lèvres, et il lui sembla qu’ils étaient auprès de l’étang, sous un brûlant soleil d’août. Mais la joue qui effleura la sienne était froide et baignée de larmes : et il crut voir à travers la nuit la route des Flats, et entendre au loin le sifflement du train qui approchait.

Les sapins de Norvège les enveloppaient d’obscurité et de silence, comme si tous deux étaient déjà sous terre, dans leurs cercueils.

« Voilà ce qu’on doit éprouver quand on est mort », songea Ethan ; puis il se dit : « Quand elle sera partie, je n’éprouverai plus jamais rien… »

Tout à coup il entendit hennir le vieil alezan de l’autre côté de la route : « Il doit se demander pourquoi nous ne rentrons pas souper… », pensa Ethan.

— Venez, supplia Mattie, en l’entraînant par la main…

La sombre violence de la jeune fille fit ployer la volonté d’Ethan. Elle lui apparut comme l’instrument même du destin. Il alla prendre la luge et sortit de l’ombre épaisse des sapins. Sur la route, la faible clarté du ciel lui fit cligner des yeux, comme un oiseau de nuit. Devant eux, la pente était déserte. Tout Starkfield soupait, et personne ne traversait la place devant l’église. Le ciel, gonflé de l’humidité qui précède le dégel abaissait ses lourdes nuées comme avant un orage d’été. Frome chercha à sonder l’obscurité, mais ses yeux lui semblèrent moins perçants, moins assurés que de coutume…

Il s’assit sur la luge et aussitôt Mattie vint se placer devant lui. Ses cheveux effleurèrent la bouche d’Ethan. Il étendit ses jambes et enfonça ses talons dans la neige pour maintenir le traîneau en place. Puis il saisit la jeune fille et l’inclina en arrière, sous ses lèvres…

Mais tout d’un coup il se dressa.

— Levez-vous, Mattie, lui ordonna-t-il.

C’était le ton auquel elle obéissait toujours, mais cette fois elle ne bougea pas.

— Non, non, non ! répéta-t-elle avec véhémence.

— Levez-vous !

— Pourquoi ?

— Parce que je veux me mettre en avant.

— Non, non ! Comment pourriez-vous diriger ?

— Je n’ai pas besoin de diriger. Nous suivrons le chemin tracé.

Ils parlaient à voix basse, en murmures étouffés, comme si la nuit les écoutait.

— Levez-vous, levez-vous, insista-t-il.

Mais elle s’obstinait à répéter :

— Pourquoi voulez-vous vous mettre en avant ?

— Parce que… parce que j’ai besoin de sentir vos bras autour de moi, balbutia-t-il.

Sa réponse parut la satisfaire ou peut-être céda-t-elle à l’accent de sa voix. Elle se leva. Frome se pencha, cherchant de sa main l’étroite bande de glace nivelée par la descente d’innombrables traîneaux ; puis, soigneusement, il plaça les patins entre les ornières qui la bordaient. Debout à son côté, Mattie attendait. Il s’accroupit en avant de la luge, les jambes croisées, et Mattie, prenant place vivement derrière lui, l’entoura de ses bras. En sentant sur sa nuque l’haleine de la jeune fille, il frissonna, et se dressa à demi… puis, dans un éclair, il se souvint… Non ! Elle avait raison, tout valait mieux que de se séparer. Il se pencha en arrière et attira les lèvres de Mattie sur les siennes…

Au moment même où ils partaient, le cheval hennit encore une fois. Cet appel familier et triste, et toutes les images confuses qu’il évoquait, remplirent la pensée d’Ethan durant la première partie du trajet. À mi-chemin, la route se creusait, puis il y eut une montée, suivie d’une longue descente vertigineuse. Comme ils prenaient leur élan pour cette deuxième descente, il sembla à Ethan qu’ils volaient véritablement, qu’il volaient très haut dans la nuit nuageuse, avec Starkfield bien loin au-dessous d’eux, perdu dans l’espace comme un point imperceptible. Puis le gros orme suivit, comme s’il les guettait au tournant… Frome marmotta entre ses dents :

— Nous l’atteindrons, je suis sûr que nous l’atteindrons…

Au moment où ils s’approchaient de l’arbre, Mattie resserra ses bras et Ethan eut l’impression que leurs deux sangs se confondaient. Une ou deux fois, la luge broncha quelque peu. Mais il s’inclina de côté de façon à la diriger droit sur l’arbre, et il se répétait sans cesse : « Je suis sûr que nous l’atteindrons. »

Des petites phrases que Mattie avait prononcées lui traversaient l’esprit, et paraissaient flotter dans l’air devant lui…

L’arbre se rapprochait, plus grand et plus menaçant… Comme ils piquaient sur lui, Ethan se dit : « Il nous attend… On dirait qu’il sait… »

Mais tout à coup le visage de sa femme, devenu subitement immense et grimaçant, se dressa entre son but et lui ; il fit un mouvement instinctif pour l’éviter. La luge obéit, mais il la ramena en ligne, la maintint droite et fonça sur la masse noire en saillie. Il eut conscience d’un dernier moment où l’air lui fouettait la figure comme des millions de fils de fer en feu. Puis il n’y eut plus que l’orme…

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Le ciel était toujours obscur, mais en levant les yeux il vit une étoile, une seule. Vaguement il essaya de la reconnaître. Était-ce Sirius… ou bien était-ce… ? L’effort le fatigua à l’excès. Il referma ses paupières pesantes, et songea qu’il serait bien bon de dormir…

Le silence était si profond qu’il entendit le vagissement d’un petit animal quelque part sous la neige. C’était comme la plainte menue et craintive de la souris des champs, et Ethan se demandait distraitement ce que pouvait avoir la petite bête. Puis il comprit qu’elle devait souffrir, d’une souffrance si atroce qu’il lui semblait, mystérieusement, en ressentir la répercussion dans tous ses membres. Ayant vainement essayé de se retourner dans la direction d’où venait le bruit, il allongea le bras sur la neige.

Maintenant le bruit n’était plus qu’un souffle, dont il croyait sentir la chaleur sous sa main, qui était posée sur quelque chose de doux et de soyeux. La pensée de la souffrance de cet animal lui devint intolérable et il fit effort pour se lever, mais il ne put y arriver : un rocher, ou quelque lourde masse, semblait peser sur lui… Il continua cependant à tâtonner de la main gauche, cherchant à s’emparer de la petite bête. Mais subitement il s’aperçut que ce qui avait paru si doux à son toucher était la chevelure de Mattie, et qu’il avait maintenant une main sur son visage.

Il parvint à se mettre à genoux et le poids effroyable se déplaça avec lui. Il promena ses doigts sur la figure de la jeune fille. Il sentit alors que c’était des lèvres de Mattie que s’exhalait cette plainte…

Il pencha sa tête tout contre la sienne ; il mit son oreille près de sa bouche et dans l’obscurité il vit ses yeux s’ouvrir et l’entendit prononcer son nom.

— Oh ! Matt, j’étais si sûr que nous donnerions dans l’orme ! dit-il en gémissant.

Et dans le lointain, là-bas sur la colline, il entendit le hennissement de l’alezan.

Il faut que j’aille lui donner à manger, songea-t-il…

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La voix geignarde cessa lorsque j’entrai dans la cuisine des Frome, et, des deux femmes qui y étaient assises, je ne pus deviner laquelle avait parlé.

L’une d’elles, à ma vue, dressa sa haute taille osseuse. Ce n’était pas pour m’accueillir, car elle ne me lança qu’un rapide regard d’étonnement, mais pour préparer le repas qu’avait retardé l’absence prolongée de Frome. Un peignoir d’indienne fripé pendait de ses épaules ; de rares cheveux gris, tirés en arrière et maintenus par un peigne édenté, découvraient un front étroit et allongé. Ses yeux pâles et opaques ne révélaient rien et ne reflétaient rien, et ses lèvres minces étaient de la même teinte jaunâtre que sa figure.

L’autre femme était plus petite et plus frêle. Elle se tenait toute recroquevillée dans son fauteuil près du poêle. À mon entrée elle tourna vivement la tête de mon côté, mais son corps demeura immobile. Ses cheveux étaient aussi gris que ceux de sa compagne et sa figure aussi exsangue et aussi ridée. Mais sa pâleur avait une nuance d’ambre, et des ombres bistrées creusaient ses tempes et accentuaient la minceur de ses narines. Sous sa robe informe, elle gardait une immobilité flasque, et ses yeux sombres avaient l’éclat maléfique particulier à ceux qui sont atteints d’une maladie de la moelle épinière.

Même pour le pays, la cuisine des Frome était assez misérable d’aspect. La femme assise près du poêle se tenait dans un fauteuil défraîchi qui paraissait avoir été acquis à la vente d’un mobilier plus luxueux ; mais les autres meubles étaient des plus humbles. Trois assiettes de porcelaine grossière et un pot à lait ébréché étaient placés sur une table graisseuse, tailladée de coups de couteau ; contre les murs blanchis à la chaux deux chaises de paille et un buffet de cuisine en bois blanc s’alignaient maigrement.

— Bigre, il fait froid ici !… Le feu doit être éteint, dit Frome en s’excusant.

La grande femme osseuse, qui s’était dirigée vers le buffet, ne fit aucune attention à ces paroles ; mais l’autre, de son fauteuil, repartit d’une voix aiguë et dolente :

— Le feu vient seulement d’être arrangé à la minute… Zeena s’était endormie et elle a dormi si longtemps que j’ai bien failli geler avant de pouvoir la réveiller.

Je me rendis compte alors que c’était elle dont j’avais entendu la voix au moment où nous arrivions. Sa compagne, qui rentrait avec une terrine fêlée contenant les restes d’un mince pie[1] froid, posa sur la table ce plat peu appétissant sans avoir l’air d’entendre l’accusation portée contre elle.

Frome parut hésiter un moment, tandis qu’elle s’avançait ; puis il me regarda et dit :

— Ma femme, Mrs. Frome.

Après un nouveau silence, il se tourna vers la malade blottie dans le fauteuil et ajouta :

— Miss Mattie Silver…

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Mrs. Hale, âme sensible, me voyait déjà égaré sur la route des Flats et enseveli tous la neige. Sa satisfaction fut d’autant plus vive en me retrouvant sain et sauf le lendemain, et je vis que le danger que j’avais couru m’avait fort avancé dans ses bonnes grâces.

Grand fut son étonnement, ainsi que celui de la vieille madame Varnum, quand elles apprirent que le cheval d’Ethan Frome m’avait conduit à la gare de Corbury et m’en avait ramené à travers la plus effroyable trombe de l’hiver. Leur surprise augmenta encore lorsque je leur racontai que Frome m’avait hébergé la nuit précédente.

À travers leurs exclamations, je devinai un secret désir de connaître les impressions que j’avais recueillies sous le toit des Frome, et je compris que le meilleur moyen de forcer leur réserve était de maintenir la mienne. Je me bornai donc à leur dire que j’avais été reçu très aimablement, et que Frome m’avait dressé un lit dans une pièces du rez-de-chaussée, laquelle paraissait avoir servi, autrefois, de bureau ou cabinet de travail.

— Évidemment, reprit Mrs. Hale, il se sera rendu compte que par un temps pareil il ne pouvait faire moins… Mais c’est égal, ça a dû lui coûter ! Vous êtes sans doute le seul étranger qui ait mis les pieds dans cette maison depuis vingt ans. Le pauvre homme est fier, et il ne veut plus y admettre même ses plus vieux amis. Je crois bien que le docteur et moi nous sommes les seuls à y être encore reçus…

— Vous y allez encore, mistress Hale ? risquai-je.

— J’y allais souvent après l’accident, dans les premières années de mon mariage ; mais au bout de quelque temps j’eus l’impression que mes visites les rendaient plus malheureux. Puis les années passèrent, et j’eus moi-même des soucis… Cependant, j’y vais encore à l’approche du nouvel an, et aussi une fois pendant l’été. Mais je tâche autant que possible de choisit un jour où Ethan est absent. C’est déjà assez pénible de voir les deux femmes assises l’une en face de l’autre… mais sa figure à lui, quand il regarde sa maison délabrée, me fend l’âme !… C’est que, voyez-vous, mes souvenirs remontent à l’époque où sa mère vivait encore, avant tous les chagrins…

Pendant ce temps la vieille Mrs. Varnum était allée se coucher. Sa fille et moi, nous restâmes à causer, après le souper, dans l’austère parlour aux chaises de crin noir.

Mrs. Hale me regardait de façon hésitante. Je m’imaginai qu’elle cherchait à deviner ce que j’avais su déchiffrer de cette histoire. Et je crus comprendre que si elle s’était tue si longtemps, c’était peut-être dans l’espoir qu’un jour quelqu’un verrait ce qu’elle, avait été seule à voir. J’attendis que sa confiance en moi se fût affermie, puis je dis :

— En effet, c’est bien pénible de les voir tous les trois ensemble dans cette maison…

Son front bienveillant se rembrunit, et elle fronça les sourcils.

— Cela a toujours été terrible, je me trouvais ici même au moment où on les remonta tous les deux. On coucha Mattie dans la chambre que vous occupez maintenant. Nous étions de grandes amies, elle et moi. Je devais me marier le printemps suivant, et il était convenu qu’elle serait ma demoiselle d’honneur… Quand elle reprit connaissance, je montai près d’elle et passai toute la nuit à son chevet. On lui avait donné des narcotiques, et elle sommeilla jusqu’au matin. Puis, à ce moment, elle revint à elle tout d’un coup, et me fixant de ses grands yeux, elle me dit… Oh ! je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ceci, s’écria Mrs. Hale, s’interrompant brusquement.

Elle enleva ses lunettes, essuya la buée des verres et les plaça sur son nez d’une main mal assurée…

— On sut le lendemain, continua-t-elle, que Zeena Frome avait renvoyé Mattie à l’improviste parce qu’elle avait engagé une servante… Les gens d’ici n’ont jamais bien compris comment il se faisait qu’Ethan et Mattie fussent en luge au moment où ils auraient dû être en route pour la gare des Flats. Moi-même je n’ai jamais su ce que Zeena en pensait : je ne le sais pas aujourd’hui. Personne ne connaît les pensées de Zeena… Quoi qu’il en soit, sitôt qu’elle apprit l’accident, elle accourut auprès de Frome, qu’on avait installé au presbytère. Et dès que les médecins l’autorisèrent à transporter Mattie, Zeena l’envoya chercher et la fit ramener à la ferme.

— Et depuis lors, Mattie Silver y est toujours restée ?

— Elle n’avait nulle part ailleurs où aller, répondit simplement Mrs. Hale.

Mon cœur se serra en pensant aux dures nécessités qui pèsent sur les pauvres.

— Oui, depuis ce jour elle a toujours vécu avec eux, continua Mrs. Hale, et Zeena a fait ce qu’elle a pu pour elle et pour Ethan. Ce fut un vrai miracle, quand on pense combien elle était malade elle-même… mais lorsqu’on eut besoin d’elle, elle parut comme ressuscitée. Non pas qu’elle ait jamais cessé de se droguer ; même, elle a encore, des crises de temps en temps. Cependant elle a trouvé la force de les soigner tous les deux depuis plus de vingt ans, elle qui, avant l’accident, se croyait incapable de se soigner elle-même.

Mrs. Hale s’interrompit un moment… Je restai silencieux, absorbé dans la vision que ces mots évoquaient.

— C’est épouvantable pour tous les trois, murmurai-je.

— Oui, ce n’est pas gai… Ajoutez à cela qu’aucun d’eux n’est facile à vivre. Mattie l’était avant l’accident : je n’ai jamais connu une plus douce nature. Mais elle a trop souffert… C’est ce que je réponds toujours quand on vient me raconter que son caractère s’est aigri. Quant à Zeena, elle a toujours été maniaque ; mais c’est étonnant comme elle supporte la mauvaise humeur de Mattie… Je l’ai vu de mes propres yeux. Cependant les deux femmes se chamaillent parfois, et alors le visage d’Ethan fait pitié. Dans ces moments-là, je crois bien que c’est lui qui souffre le plus… En tout cas, ce n’est pas Zeena ; elle n’en a pas le temps… C’est bien malheureux, termina Mrs. Hale, qu’ils soient tous trois renfermés dans cette cuisine. L’été, quand il fait beau, on roule Mattie dans le parlour, ou bien devant la porte de la maison, et les choses vont un peu mieux… Mais l’hiver, il y a le bois à économiser, car les Frome n’ont pas un centime de trop…

Mrs. Hale poussa un soupir de soulagement : elle semblait heureuse de s’être enfin déchargée de son secret. Je croyais qu’elle ne me dirait plus rien ; mais elle céda tout à coup à un accès de complète franchise.

Enlevant ses lunettes de nouveau, elle se pencha vers moi par-dessus le tapis de table en laine frangée, et poursuivit à mi-voix :

— Il y eut un moment, environ une semaine après l’accident, où l’on crut que Mattie ne vivrait pas. Eh bien ! je prétends, moi, que c’est grand dommage qu’elle ne soit pas morte. Je l’ai dit tout de go, un jour, à notre pasteur, qui en fut scandalisé. Seulement, voyez-vous, il n’était pas là le matin où elle revint à elle pour la première fois… Et je répète que si elle était morte, Ethan, lui, eût pu vivre ; tandis que maintenant je ne vois guère de différence entre les Frome de la ferme, et ceux qui sont couchés dans le cimetière… sauf que ces derniers sont en paix, et qu’il faut bien que leurs femmes se taisent…



  1. Pâté de viande et de raisins secs.