Souvenirs (Montpetit) tome I/05

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L’Arbre (Ip. 65-95).


PARIS


Paris ! Je le traverse pour gagner l’hôtel et je reconnais ses rues, ses boulevards dont je n’avais suivi le tracé que sur des plans, ses monuments que je n’avais jamais vus, sauf sur des illustrations.

Le premier soir, je risque une timide sortie qui me conduit vers les lumières de la place Saint-Germain-des-Prés et la terrasse du Café des Deux Magots, déjà cher aux Canadiens. J’en aperçois trois ou quatre qui sirotent quelque chose, et je m’arrête devant eux, sans dire un mot. C’étaient des amis de Montréal. Comme ils ignoraient mon arrivée en France, et même mon départ du pays, ce furent des exclamations. Tout de suite on m’interroge, on me conseille, on me blague. J’entre ainsi à Paris par le Canada.

Dès l’hôtel, nous nous heurtons à des habitudes qui nous étonnent. Nous cherchons en vain le savon ; le manque d’eau courante, fréquent encore à cette époque dans Paris, nous impose ses servitudes ; nous hésitons un peu à nous blottir sous la masse effrayante des édredons. Des riens, on le voit, des choses idiotes, mais qui déroutent et provoquent en nous d’amusantes réactions.

Il y a la langue aussi, et l’accent. On nous comprend fort bien, les mots que nous employons sont tous des mots français, mais ils ne sont pas toujours justes dans le temps — je veux dire qu’ils sont parfois un peu vieillis ou déviés ; — et lorsque nous demandons des broquettes, par exemple, ou que nous parlons de la nécessité de peinturer, nos interlocuteurs ouvrent des yeux qui nous forcent à trouver au plus vite le synonyme qui convient.

Nous voilà plongés dans un milieu exclusivement français ; nous sommes en France et non plus loin de France, nous vivons la vie que nous avons connue à travers les livres, nous lisons la revue et le journal le jour où ils paraissent et non plus vieux de dix ou quinze jours ; tout cela est grisant et fort beau, mais tout cela nous oblige aussi à un effort pour ne pas paraître trop étrangers et nous assimiler le plus vite possible au monde nouveau.

Nous songeons d’abord à quitter l’hôtel où nous sommes descendus et à nous installer, puisque nous avons devant nous plus d’une année de séjour en France, deux au moins, peut-être trois.

Nous nous mettons donc à la recherche d’un appartement, aidés par les camarades qui battent avec nous le pavé. Cela prête à de joyeuses poursuites et à d’interminables calculs sur la valeur comparée du franc et de notre monnaie. Deux mille cinq cents francs, cela fait combien de dollars, pensons-nous en montant les étages. Il s’agit du franc solide, celui d’avant-guerre — cinq francs quinze pour un dollar. Il nous arrivait de renoncer pour avoir constaté, au cours de l’ascension, que vraiment c’était trop cher. Les escaliers, eux, ne comptaient pas et nos vingt ans eussent volontiers logé sous les toits.

Ce fut tout le contraire que la chance nous réserva : un rez-de-chaussée, dans l’immeuble que venait de quitter le docteur Bruneau, 16 rue Cassette, où nous accueillit le même concierge, un homme tout rond, condescendant, et habitué aux coutumes canadiennes. Nous craignions bien un peu l’humidité, mais nous étions tout de suite rendus : la porte à gauche, et nous disposions d’un petit royaume assez agréable composé de trois pièces et d’une cuisinette, que nous avions meublées modestement, mais de neuf, en pitchpin.

Nous avions ajouté aux meubles quelques fauteuils et une salamandre, car le foyer dont était pourvue chaque pièce et où nous faisions couver des œufs rougis, n’était guère suffisant. Quand il faisait trop froid, nous nous chauffions un peu par devant, puis un peu par derrière. Malgré la salamandre, nous rêvions de retrouver le chauffage central.

Nous choisissons nos fournisseurs, ce qui est important. On ne fait guère de provisions, faute de glacière. On achète trois œufs, un quart de livre de gruyère ou de beurre, et deux petits pots de crème. On s’y fait, et c’est délicieux. Du point de vue économique, le nombre des marchands, et qui subsistent et prospèrent malgré les grands magasins, est étonnant.

Chacun a son boucher, son boulanger, son pâtissier, son crémier. On se rencontre dans leur boutique, on y bavarde sous l’œil vif, parfois joli, de la caissière. « Bonjour, Messieurs Dames ». Dans la matinée fraîche, dans l’odeur qui lève de la chaussée humectée, cela fait une habitude heureuse, une distraction quotidienne.

Nous conviions à dîner, les jours d’abondance ou au moment de la Noël et du Jour de l’an que la nostalgie pénètre, fût-ce dans le pays le plus ravissant, les amis du quartier. Nous avons fait de joyeux gueuletons. Je me rappelle une dinde, que ma femme avait soignée, une dinde énorme, dont il nous resta une bonne partie et que nous avons réchauffée de plusieurs manières, sans oublier d’utiliser la carcasse et les abatis pour une soupe grasse.

Une de mes belles-sœurs du Canada, à qui ma femme avait raconté avec orgueil cet exploit culinaire, s’en dit émerveillée et nous demanda ce que nous avions fait des plumes. Les plumes ? Nous les portions à notre chapeau : nous étions à Paris et nous avions vingt ans.

Nous avons vécu là, en étudiants, d’heureuses années, au son de la cloche du Couvent des Carmes dont j’entends encore les heures grêles. Tout à côté, l’Hôtel Jeanne d’Arc accueillait des Canadiens.

La rue Cassette était presque inconnue, même des cochers, ce qui n’est pas peu dire. Bordée d’immeubles silencieux et sévères, elle va de la rue de Rennes à la rue de Vaugirard, en ligne légèrement oblique. C’est là, m’a dit un jour Gaston Deschamps, que se promenaient au grand siècle Monsieur de Fénelon et Madame de Maintenon. Du moins ai-je le souvenir de ce propos, peut-être faux. Par un passage, nous atteignions tout de suite la rue Madame, plus cossue, plus sonore, où logeaient — au cinquième et sans ascenseur — d’aimables compatriotes, sous l’égide inoubliable de Monsieur et de Madame Lacroix.

Le lendemain de mon arrivée je m’étais engagé seul dans les rues, en suivant le plan que je portais dans ma tête. Pour éviter les ennuis auxquels craint d’être en butte l’étranger trop évident, je me donnais des allures de vieux Parisien — sans y arriver, bien entendu. Car il y avait mes souliers, que je ne pouvais pas supprimer, et dont les bouts carrés juraient parmi les chaussures françaises, outrageusement pointues. Un coup d’œil aux pieds classait l’homme.

Un Anglais me repéra de la sorte et m’interpella : « Do you, by any chance, speak English ? » Il cherchait la gare Saint-Lazare. J’offris de l’accompagner, de le guider, moi qui n’y étais jamais allé. J’eus bien, au coin du boulevard des Capucines, un moment d’hésitation, mais rien ne parut et, par la rue Scribe, je conduisis mon protégé à destination en y mettant la désinvolture d’un habitué.

Comment aborder une ville que l’on visite pour la première fois ? En étudier le plan, lire d’avance une description des sites intéressants, c’est se priver de bien des surprises, presque déflorer ses impressions. Il vaut mieux se livrer à la ville et la découvrir, fût-ce sans connaître le nom de ses quartiers ou de ses monuments. J’ai appris Paris, mais j’ai surpris Bruxelles. Entre ces procédés, je choisis définitivement le second. Rome, Londres, Prague, La Haye, Amsterdam, ainsi je vous ai connus. Mais, pour Paris, est-ce possible ? Qui ne le connaît tant soit peu d’avance, par l’art, par la littérature, par le rêve !

Je pénétrerai Paris à la suite de lentes flâneries le long de ses rues. Je m’y perdrai délicieusement. Je le ferai mien morceaux par morceaux, m’engageant sur un boulevard, sur un quai ou dans une rue pour atteindre une des richesses promises à ma promenade silencieuse.

Longue tâche, mais si agréable, si riche d’impressions. En la multipliant, j’arriverai à connaître tout Paris, ses magnifiques perspectives, ses églises dont la moindre fait figure de cathédrale, ses rues et ses carrefours, ses toits hérissés de cheminées, ses immeubles droits et sobres, son fleuve bordé de palais, égayé en ce temps-là par les bateaux-mouches, strié de la souple vigueur des ponts, tout ce qui constitue le profil de la ville où, sous les âges confondus, s’ennoblit le sourire des choses. Je prendrai ainsi possession de Paris, de sa lumière et de ses ombres.

Je veux d’abord connaître le Quartier latin, dont j’ai tant rêvé. Je le parcours d’un trait avec avidité. Dieu sait si je le fouillerai puisque j’y vivrai des années !

Les rues de Paris me deviennent vite familières. Je les sillonne interminablement jusqu’à ce que je les connaisse et les aime, des artères somptueuses aux ruelles. Le contact de la population m’étonne sans me surprendre. Je participe à l’universelle nervosité et j’apprends, rabroué, à rendre la pareille.

Je fais des mises en place, après avoir choisi un poste d’observation. Je m’arrête, au milieu d’une course, dans une taverne ou un restaurant, pour me garder dans l’atmosphère, observer les gens, vivre une minute comme si j’étais des leurs, réfléchir sur les intérieurs ou les décors. J’écoute les bruits qui montent, les cris des camelots, l’appel des métiers, la plainte du mendiant, les mots des gamins, l’affairement bonhomme du peuple. Je note les images et les sons de cette vie nouvelle.

Aussi longtemps que je vivrai à Paris, je serai ce badaud qui consacre une bonne part du loisir que lui laissent ses études à flâner, à admirer, à observer la vie et les mœurs.

Je dégage ainsi quelques grands aspects de Paris.

Paris m’apparaît d’abord comme une ville de perspectives.

Les plus belles, les plus impressionnantes, sont sans doute la montée vers l’Étoile par les Champs-Élysées, l’entrée glorieuse par l’avenue du Bois de Boulogne, dénommée aujourd’hui avenue Foch, et la double rangée des quais conduisant au delà de la Cité, que domine l’éperon de Notre-Dame et que bordent de tendres immeubles Louis XIII. Certains jours bénis, le soleil descend derrière l’Arc de Triomphe d’où il embrase la ville d’une lumière d’or.

Perspective, la Seine qui traverse Paris d’une ample courbe. Elle est douce et tranquille, avant de subir la série des ponts aux titres sonores qui la brideront. J’ai passé sur ses bords, aux approches apaisées de la grande ville, des journées inoubliables, abandonné à la douceur de vivre et à la joie de glorieux matins. Impression que j’ai retrouvée chez nous le long de la rivière Chateauguay au moment où, bordée de quais de bois, environnée de douces prairies qu’aucune clôture n’alourdit, elle va rejoindre le Saint-Laurent. Dans Paris même, la Seine presse ses flots vers la mer, joyeuse ou farouche, noblement bordée de quais que limitent des palais anciens, et reflétant les boîtes posées sur les parapets où les bouquinistes étalent des livres morts.

Perspectives, les vastes espaces que limitent les Invalides, le Trocadéro, le Palais Bourbon, la Madeleine.

Perspectives, les boulevards qui sillonnent Paris. On les retrouve, rive droite, rive gauche, bientôt familiers pourvu qu’on s’y attarde. Ils provoquent et accompagnent la rêverie. Rien ne vaut l’enchantement d’une promenade le long de ces lieux variés. Animés par le commerce, ils offrent aux yeux mille choses qui varient selon les centres, de la splendeur des grands boulevards ou de la rue de la Paix jusqu’aux étranges bimbeloteries des quartiers lointains.

Les boulevards marquent Paris de lignes concentriques, le traversent de rayons que suivent ou croisent les longues rues qui montent vers la Butte ou rejoignent l’Observatoire. Chaque boulevard a son caractère que sa fréquentation rend familier. Les uns sont tristes ou mornes, les autres gais et bruyants. Les jours de fête, ils s’engorgent. La foule s’en empare et les promeneurs s’y coudoient. Vers minuit, ils s’éteignent et leur vie, comme un reflet de gaieté, se glisse à travers des rues sombres et douteuses jusqu’aux carrefours illuminés de Montmartre et de Montparnasse. Là s’agite jusqu’au matin ce Paris de la bohème ou de l’étranger qui boit, chante, danse et s’étourdit dans la nuit.

J’avais eu autrefois en main un plan d’ensemble qui portait en miniature la silhouette des principaux édifices distribués dans l’enceinte que forment les boulevards extérieurs. Je le savais par cœur et, aujourd’hui encore, il se reflète dans mes yeux comme une constellation. Au cours de mes flâneries je repérais tantôt le Louvre, tantôt le Panthéon, l’Opéra, le Sacré-Cœur, le Palais du Luxembourg, l’Obélisque, le Palais de justice et la Sainte-Chapelle, l’Arc de triomphe du Carrousel ; la petite silhouette grandissait dans la réalité et devenait le monument cherché. Cela amoindrissait un peu mes impressions, mais non la joie d’apercevoir les merveilles dont longtemps j’avais rêvé et qui font de Paris une ville de monuments.

Ces monuments, pour la plupart, s’épanouissent à l’aise car Paris est une ville aérée. Pas le vieux Paris, évidemment, où les immeubles se pressent, où les rues étroites et tortueuses s’entremêlent, mais le Paris des jardins, des parcs et des squares. Ces espaces sont heureusement disposés. Le long de la Seine d’abord, à laquelle on revient toujours : Bois de Boulogne, Champs-Élysées, Tuileries et jardins qui entourent les Palais ; et disséminés rive droite ou rive gauche : Buttes-Chaumont, Parc Monceau, Parc de Montsouris, Champ de Mars, Jardin de Cluny, Jardin des plantes. On les recherche, et l’on s’y attarde volontiers à l’ombre des arbres et le long d’allées accueillantes et souvent silencieuses.

Paris est aussi une ville religieuse. On a appelé Montréal « la ville aux cent clochers ». Comment donc appellerait-on Paris ? Tous les styles s’y rencontrent, du roman au gothique flamboyant, de la formule antique aux plans les plus modernes, pas toujours heureux, hardis parfois.

Quel plaisir de l’esprit, quel enrichissement de la connaissance procure une promenade à travers ces styles. Quelle leçon de pierre, depuis les imposantes lourdeurs des commencements jusqu’aux splendides épanouissements des grands siècles ! Je ne savais rien, ou si peu, de ces architectures. J’avais vécu au milieu des pieuses tentatives d’un art encore à ses débuts.

Paris est débordant de vie. Tout y parle, tout y raconte quelque chose. La moindre rue a son charme. Partout, des profils admirables, des silhouettes harmonieuses. Partout, un détail qui retient ; ici une porte cochère, là une enseigne, une fontaine. Tout émeut : une vieille maison, la rue elle-même et les splendides reliques du passé.

Sur cet ensemble étonnant, enrichi par les siècles, chaque jour met un ton nouveau. Le soleil teinte le vieux Paris et le ciel gris estompe merveilleusement la décrépitude des choses anciennes. On s’en rend compte petit à petit, car Paris se révèle à la longue. Déroutant pour celui qui arrive, il captive celui qui sait y demeurer. On décèle vite des coins où l’on aime revenir admirer un spectacle, éprouver une sensation, évoquer un souvenir : voir disparaître le soleil derrière l’Arc de triomphe empourpré, vision dont on ne se lasse pas ; passer le matin, vers onze heures, le long des quais et regarder surgir du brouillard le Dôme des Invalides ; longer les rues étroites du vieux Paris, se croire au moyen âge, plus loin encore, et s’imaginer que l’on va voir paraître sur la porte de sa rôtisserie, rue Saint-Jacques ou rue Quincampoix, quelque maître queux d’autrefois, culotte brune et béret jaune, parmi le décor infini des silhouettes officielles.

Je me revois, au moment où j’écris, flânant le long de l’Avenue de Tokio ou du Cours la Reine, par une splendide matinée de mai, sous de grands arbres épanouis que le soleil inonde. Une immense douceur m’accueille dans l’ombre. Je me laisse pénétrer de la chaleur qui naît. Le Grand Palais et le Palais de la Ville de Paris se devinent à gauche. À droite s’amorce le pont Alexandre III et la trouée des Invalides. Au centre, la Seine s’empresse sous les bateaux-mouches.

De ce milieu attachant jaillit la vie de chaque jour. Indéfinissable, faite de mille riens, de mille habitudes, de mille folies, la vie gaie de Paris peut paraître excessive ou trop civilisée. Au demeurant, elle est menée le plus souvent par des étrangers ou des provinciaux de passage. Le Parisien, le bourgeois parisien surtout, est casanier. Dès dix heures — que dis-je ? — dès neuf heures du soir, les rues se vident et les boulevards seuls restent vivants. Le Parigot qui ne va pas au théâtre ce soir-là, passe une heure ou deux au café du coin, fait une partie avec ses amis, et rentre chez lui de bonne heure.

Ce qu’il y a d’intéressant, et de moins connu encore, c’est le Paris qui étudie, qui travaille. Celui-là, je crois le connaître. Étudiants, professeurs, artistes ou romanciers — en herbe ou arrivés — demeurent assez souvent proche du Quartier Latin où ils ont lutté, souffert et aimé. L’après-midi, les cours se donnent. L’étudiant est plus ou moins empressé, comme partout ailleurs ; les uns écoutent et prennent des notes, les autres flânent et se désintéressent.

Quelles têtes et quels types fréquentaient le Quartier à cette époque ! L’étudiant aux Beaux-Arts, large cravate, cheveux au vent, un éternel cartable sous le bras ; l’étudiant de la Faculté des lettres, barbe en pointe, maigre, la figure fatiguée autant que la serviette qu’il appuie à sa hanche ; l’étudiant en médecine ou en droit, l’allure moins sérieuse et le rire plus facile, s’amusant follement d’un rien, débordant d’esprit et heureux quand, avec des copains, il s’installe autour d’une table de café pour discuter sur les questions du jour en fumant des cigarettes et émettre les plus monstrueux paradoxes.

Le soir, le Quartier bouge. Le boulevard Saint-Michel s’allume. Les brasseries regorgent. C’est l’heure du café, du billard et des femmes. Mimi Pinson a dégénéré un peu. Elle n’est plus selon le cœur de Murger. La bohème s’en est allée ; les arrivistes pullulent. La pâleur est toujours là, mais elle n’a plus la même cause. Comme ailleurs, l’individualisme a tout changé. La vie a tué la bohème, qui se moquait de la vie. Mimi n’a plus toujours l’allure, ni le sourire. Elle est encore gaie, tendre, souvent fidèle, et rosse parfois. Elle a de bons moments, et c’est sur ceux-là qu’on la juge : ils sont ce qui lui reste du passé.

Le printemps nous arrive : les fiacres vont se découvrir et laisser voir enfin ce qu’ils renferment.

Il n’est pas rare, à cette époque particulièrement tentatrice, de voir passer le long des murs, sans gêne aucune, absolument absorbés, deux amants qui s’embrassent et qui s’en fichent. Le sergent de ville, habitué, sourit, et le gamin de Paris ne manque jamais de lancer aux amoureux quelques-uns de ces mots dont il a le secret, et qu’il jette d’un ton traînard et enroué.


Le gamin de Paris, le camelot, l’apache ! Voilà des types, des vrais et qu’on ne rencontre pas souvent ailleurs. Fleurs de pavé comme on les appelle. Les apaches vont lentement, jamais pressés, les deux mains enfouies dans leur vaste pantalon de velours, un bout de cigarette au coin de la lèvre, les cheveux courts, la figure émaciée, une ceinture rouge au ventre, et la casquette sur un bout de l’oreille. Je m’arrête parfois pour les écouter parler : c’est un poëme. J’ai vite recueilli quelques-unes de leurs expressions et imité leur voix éraillée…

Au même étage, les marchands ambulants. Ceux-ci ne sont qu’un cri, du matin au soir. Ils bariolent les échos de leur voix aiguë. Et de quel ton ! Le ton, c’est tout. Ils chantent leur marchandise : V’là l’maquereau frais, v’là l’maquereau ! — en mineur ; À l’anguille de Seine, à l’anguille — sur une note plus gaie ; J’ai d’la carpe encore vivante ; Merlan à frire, à frire ; Marchand d’habits, chiffons ! Du mouron pour les p’tits oiseaux ! Vitrrrier ! Coupeur de chats, tondeur de chiens ! Qui n’a pas sa canne à papa ? Et les noms des journaux à grand tirage, hurlés sur les places, aux carrefours, le long des rues. Tout cela entre par la fenêtre, dès huit heures du matin, avec la voix d’un pauvre gueux qui chante : Grand Dieu, ta chaleur me pénètre ; tandis qu’un autre hurle quelques pas plus loin le Credo du paysan.

Et sur les boulevards, royaume des camelots : « Demandez la chanson du jour : Rentrons Mimi ; Je t’ai aimée ; Elle était souriante ; Quand tu parais ; La petite Bretonne ; Elle est à Saint-Lazarre. » Et jusqu’aux guides secrets pour les étrangers qu’on leur offre avec un air convaincu ou des appels discrets. Verrues jusque dans lesquelles Montaigne aimait Paris.

Les gamins sont impayables et d’un inépuisable esprit. Un petit pâtissier, portant des gâteaux dans une panne sur sa tête, traverse une porte cochère au moment où un corbillard s’y engage. Les chevaux se cabrent, l’enfant recule juste à temps : « Eh ! dis donc, t’as pas assez de besogne ? »

Les cochers de fiacre font ma joie. Qu’il se pende celui qui n’a pas connu le cocher de fiacre, avec son gibus ciré, noir ou blanc, sa houppelande ; celui qui n’a pas assisté à une engueulade de cochers, toujours du haut de leur siège, sans en descendre jamais — à quoi bon ? — et avec une richesse de vocabulaire inimaginable. Le moteur à crottin a disparu depuis longtemps mais le taxi a gardé le verbe avec la tradition.

J’assiste à l’assaut des tramways et des omnibus, mêlé à l’interminable file de ceux qui attendent pour y prendre place, munis d’un numéro d’ordre, et qui manifestent largement leur humeur ou leur gaieté.

J’ai acquis l’âme du quartier. Jour par jour, son image s’imprime en moi par mille traits que le temps n’effacera pas. Quand j’y reviendrai, beaucoup plus tard, je retrouverai mon quartier comme si je ne l’avais pas quitté. Aujourd’hui que je l’évoque de si loin, il revit tout entier : maisons, couleurs, parfums, hommes aussi. Car il bouge très peu, et son mouvement léger ne déplace guère les choses.

Pour moi, le quartier se prolonge jusqu’aux grandes écoles : il est le Quartier latin. Je le parcours chaque jour, dans un sens ou dans l’autre. Le matin, vers la rue Saint-Guillaume, au delà de la Place de la Croix-Rouge ; l’après-midi, vers le boulevard Saint-Michel, pour gagner la Sorbonne ou le Collège de France. Combien de fois je m’attarderai dans le Jardin du Luxembourg pour y surveiller les jeux de mon fils, en faire une salle d’étude en plein air et y préparer mes examens, ou pour y rêver, le plus souvent à l’ombre du Sénat, au bruit de la Fontaine de Médicis ou sous le regard de pierre des Reines de France.

Plus loin, c’est Paris. L’autre, celui des boulevards et des grandes rues, plus bruyant, plus affairé, mais non plus gai que mon, que notre Quartier latin.

Nous fréquentions, au hasard de nos promenades, les cafés de la rive gauche, surtout la Taverne du Panthéon, et ceux de la rive droite : le Café de la Paix, le Café américain, le Café napolitain, ou d’autres, et les tavernes remuantes, qui s’échelonnaient du côté de la rue Montmartre.

C’était un moyen de nous distraire à peu de frais — un ou deux cafés-crème —, de sentir battre un aspect de Paris et, si curieux que cela paraisse, de repasser des notes de cours ou de préparer des examens. Nous y trouvions une douce chaleur, un éclairage agréablement disposé, et le va-et-vient des habitués. Nous distinguions des têtes connues : Tristan Bernard, Georges Courteline et, un soir de première au Vaudeville, la silhouette élancée, le monocle clignotant d’Henri de Régnier.

La soirée se passait à regarder, à causer, à rêver même. Et nous rentrions, à pied souvent, au Quartier.

Au début, vivant assez repliés, nous allions peu au spectacle. Nous en avions plusieurs raisons. Les études nous retenaient à la maison et notre état de fortune aussi, les billets de théâtre, à Paris, coûtant cher. Nous fréquentions les théâtres de quartier ou les boîtes des chansonniers. Il nous arrivait de bénéficier de billets de faveur, fort rarement il est vrai.

Nos conditions de vie, modifiées à la suite d’heureuses adaptations de nos revenus, les grands théâtres devinrent abordables. Nous en avons largement profité, prenant plaisir aux réactions de la salle autant qu’aux jeux de la scène, portant un jugement sur les spectacles nouveaux.

Sans entendre toutes les pièces, je suivais de très près le mouvement théâtral auquel je m’étais toujours intéressé. Je complétais ainsi les études sur la littérature sociale que je poursuivais au Collège des Sciences sociales. Je constituais dossiers sur dossiers. Mon regret est de n’avoir pas, par la suite, poussé ces travaux, de ne les avoir même pas utilisés.

Les saisons, à cette époque, étaient brillantes. On applaudissait des artistes de premier plan, de grands artistes qui touchaient à la perfection : Sarah Bernhardt, Bartet, Guitry, Féraudy, Madeleine Lély, Dumesnil, Antoine, Simone, Brasseur, Le Bargy, Réjane, Suzanne Desprez, De Max, Marthe Régnier, les deux Coquelin, Mounet-Sully, Paul Mounet. Et qui interprétaient de grands auteurs dramatiques : de Flers et Caillavet, Bernstein, Capus, Rostand, Hervieu, Richepin, Donnay, Curel, Tristan Bernard, Bourget, Brieux, Lavedan.

Et quels retentissants succès : Le Roi vient de finir sa quatre cent cinquantième aux Variétés, Un Ange de Capus semble tenir fermement l’affiche, La Petite Chocolatière poursuit sa carrière à la Renaissance, Lysistrata, l’impayable bouffonnerie antique de Donnay, et la Veuve Joyeuse retiennent la faveur du public. Enfin, il est question, et depuis quelque temps déjà, de Chanteclerc ! Mais il met du temps à éclore.

Je ne fais que citer quelques noms, quelques titres, parmi tant d’autres et je suis loin de donner une idée de l’éclat qu’avait le théâtre de Paris.

Nous allions peu à l’Opéra, mais davantage à l’Opéra-comique. Et nous recherchions l’opérette pour laquelle, comme tant de bourgeois français, nous avions un penchant. Le café-concert nous attirait, avec sa formule vieillotte et naïve et sa facile gaieté : les chanteurs en vogue, Polin, Dranem, Mayol, Fragson, nous faisaient rire ou nous attendrissaient.

Surtout, nous allions chez les chansonniers, les vrais, ceux qui faisaient leurs chansons, les faisaient même pour nous, devant nous, dans les boîtes, comme on disait, depuis Fursy et son Chat-Noir, où nous savions que ce mandarin parvenu, l’homme aux lèvres épaisses et aux cheveux bleus, Maurice Donnay, avait, un soir d’oubli, commencé sa merveilleuse carrière.

Dans ce milieu presque intime, épris de blague et d’esprit, vibrant au moindre mot, nous cueillions, sur les hauteurs de Montmartre ou à Montparnasse, des fleurs d’un soir, aussitôt fanées, mais d’un parfum subtil ou amer qui nous poursuivait.

Dès mon arrivée, je me dirige vers Saint-Sulpice, vers le Séminaire des Carmes, où le supérieur, M. Guibert, m’aide de ses conseils. Il est d’avis que je m’inscrive à l’École libre des sciences politiques, renommée dans le monde entier ; et il me présente au recteur de l’Institut catholique, Monseigneur Baudrillart qui m’admet à suivre le cours de Doctrines économiques de M. Le Pelletier.

Me voilà orienté ; et sous de tels auspices, je me sens en repos car, délégué par la Province de Québec à Paris au lendemain des lois contre les congrégations, on m’a averti de prendre garde à ma foi. Elle n’a, Dieu merci ! jamais été en péril. Ma formation m’a protégé par l’habitude qu’elle m’avait donnée des disciplines essentielles.

Je rends aussi visite à l’abbé de Foville, rue de Vaugirard, à la Maison Saint-Jean. Je lui dis que je l’ai connu au Collège de Montréal. Il me regarde attentivement ; mais comment se serait-il souvenu du petit bonhomme que j’étais lorsqu’il longeait, déjà courbé, et la tête toute blanche, les corridors du Petit Séminaire ? Pour moi, c’était autre chose : nous avions l’habitude de sa figure austère, ornée de fortes lunettes, et de son trottinement méditatif. Au seul mot : Canada, il s’éveille au souvenir de notre pays qu’il avait quitté à regret.

Je lui explique l’objet de ma visite, mon espoir d’entrer à l’École des Sciences politiques. Je lui ouvre mes pauvres rêves d’étudiant. Il m’encourage d’une parole douce, presque timide, et me remet un mot pour son frère, Alfred de Foville, ancien directeur de la Monnaie et professeur d’Économie politique à l’École de la rue Saint-Guillaume.

Et je regagne le boulevard Saint-Germain pour me rendre à la Librairie Hachette, saluer René Doumic.

J’étais muni d’un mot aimable de son frère, Max Doumic. Quelque chose comme ceci : « M. Montpetit part pour l’Europe et me demande de te le recommander. Voilà qui est fait. » Ce viatique bref, bien dans le caractère de Max Doumic qui, engagé volontaire, devait trouver sur le champ de bataille en 1914 une fin de gloire, m’ouvrit Paris, le Paris des Français, celui qui ne se laisse pas facilement pénétrer et que l’étranger ignore souvent.

Je me présente à M. Doumic comme son ancien élève, non pas de Paris, pour sûr, mais de Montréal. Comme je l’ai dit déjà, j’avais suivi, et avec quelle ferveur, les cinq leçons qu’il avait données, dans la Salle des promotions de l’Université Laval, sur l’Évolution de la Poésie lyrique en France au XIXe siècle. Cinq leçons, ce n’était pas beaucoup, mais cela me faisait une entrée, presque un lien. À la vérité, il y en avait de plus forts et dont je profitais à titre de Canadien : outre son frère, le gendre de M. Doumic, Louis Gillet et Madame Gillet étaient à Montréal où M. Gillet occupait, à l’Université, la chaire de littérature française fondée par Saint-Sulpice.

M. Doumic me reçoit fort aimablement. Pendant qu’il me parle, je retrouve sa tête ascétique, son regard un peu voilé, et j’entends de nouveau sa « voix blanche ». Il connaît, il domine presque, un vaste rayon du domaine de la pensée et des lettres. Parmi les amitiés groupées autour de lui, il a vite fait d’en choisir deux auxquelles, d’un mot, il me confie, Georges Blondel et Anatole Leroy-Beaulieu.

Georges Blondel, Anatole Leroy-Beaulieu, je n’écris pas ces noms aujourd’hui sans une vive émotion. Tous deux nous ont accueillis à leur foyer et nous ont dévoilé l’admirable simplicité de la famille française, la cordialité de son atmosphère, la solidité de ses traditions.

Ils sont au point de départ de cette connaissance, qui s’est faite parfois très intime, où nous avons trouvé tant de joies pures, tant d’affectueuse sympathie.

Quant à Madame Doumic, elle nous porta aussitôt une affection presque maternelle que nous n’oublierons jamais. « On est si gentil pour les miens au Canada, disait-elle en souriant, que je suis trop heureuse de vous en rendre quelque chose. » Elle recevait ma femme, s’intéressait à elle, la conduisait à travers Paris, lui montrait les monuments, les musées.

Surtout, elle nous invitait chez elle le lundi dans la soirée, après les réunions de la Société des Conférences que son mari présidait. Il y avait là des personnalités qu’elle tenait à nous faire connaître. Comme nous étions intimidés, elle nous gardait auprès de son fauteuil et nous présentait d’un mot gentil. Nous avons ainsi rencontré Madame Alphonse Daudet, le prince de Bourbon-Parme, très épris de chasse et rêvant de nos forêts vierges, Mounet-Sully, Robert Maindron, Camille Bellaigue, et Pierre Lasserre qui venait d’écrire son Romantisme français.