Souvenirs (Montpetit) tome II/06

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Chanteclerc (IIp. 106-130).

PROPOS DE GUERRE


Un jour, ce fut la guerre, celle de notre génération.

Des œuvres de secours aux armées et aux familles des soldats canadiens, français et belges s’organisèrent ; le Fonds patriotique, la Croix-Rouge, l’Aide au Drapeau, le Comité franco-belge, l’Aide au Conscrit, d’autres encore. Elles plaçaient les femmes des combattants, leur assuraient ainsi qu’à leurs enfants des versements en argent ou des services médicaux ; veillaient sur les blessés, sur les veuves et les orphelins, sur les malades. Partout régnait le plus pur élan de générosité.

De près ou de loin, je me suis intéressé à toutes ces initiatives. France-Amérique, sous l’impulsion de son président, le sénateur Dandurand, contribua d’ailleurs à la mise en marche de la plupart d’entre elles avant de commencer son travail, car le Comité France-Amérique fit sa part. Un appel à la population et aux pouvoirs publics lui permit d’expédier au Secours national français de l’argent et des camions automobiles.

Sa section l’Aide à la France demanda aux mères canadiennes de vider « les vieilles armoires » à l’intention des familles françaises éprouvées par la guerre ou l’invasion. Les colis de vêtements, de linge, de couvertures, affluèrent de la province de Québec, mais aussi des provinces de l’Est et de l’Ouest. Le triage se faisait à Montréal où les objets étaient réparés au besoin avant d’être expédiés à Paris, au Comité France-Amérique et au Secours national français. Les caisses furent entreposées au Pavillon de Flore qui bientôt devint trop petit pour les contenir toutes.

Et chacun de ces envois parlait, chacun contenait un affectueux salut à la famille française. « C’est un souvenir, faites-en une résurrection », écrivait une mère qui avait sacrifié la layette, les jouets, tout ce qui rappelait le sourire d’un cher disparu.

C’est en faveur de l’Aide à la France que, le 27 février 1917, une soirée eut lieu à la Salle Saint-Sulpice. L’abbé Thellier de Poncheville, prédicateur du carême à Notre-Dame, y assistait. L’auditoire salua en lui le prêtre soldat qui avait manifesté tant d’héroïsme sur les champs de bataille. Mis en confiance par sa présence, j’évoquai, sous le titre La France vivante, l’œuvre de Gabriel Hanotaux. La France vivante, c’est la France d’outre Atlantique, mais c’est aussi la France du Canada.

Peu après, l’Alliance française fêtait le quinzième anniversaire de sa fondation, au Ritz Carlton. Le président de l’Alliance, M. Gonzalve Desaulniers, fit une brillante synthèse de l’esprit et du sentiment français. Pour ma part, je m’attachai à redire les beautés de la civilisation française et les forces de sa résistance : ouvriers goguenards aux muscles solides ; paysans, remparts de la terre, remueurs de sol et semeurs de vie ; bourgeois gardiens de la tradition, bâtisseurs de fortunes, les plus sûrs témoins de l’histoire ; artistes au geste détaché, amoureux des mots et de la beauté, formés au soleil de l’art ; philosophes attardés aux douceurs des bibliothèques et attendris par l’espoir d’une découverte ; boutiquiers à l’âme close sur leur petite patrie, la rue ; gavroches du faubourg, la pointe aux lèvres et, dans les yeux, le rire français : tous, en se serrant, cessaient d’être la foule pour devenir la nation, prendre corps, s’armer, faire le coup de feu.

Tout au début des hostilités, en septembre 1914, une délégation belge visita notre pays. Elle venait nous dire les souffrances de la Belgique, envahie malgré les traités qui garantissaient sa neutralité.

La mission se composait de Son Excellence Henri Carton de Wiart, ministre de la Justice ; de Son Excellence Paul Hymans, ministre d’État et chef du parti libéral ; et d’Émile Vandervelde, chef du parti socialiste. Elle fut accueillie avec enthousiasme. Les étudiants de Laval et de McGill firent fête aux délégués et les escortèrent depuis la gare Windsor jusqu’à l’hôtel.

Le lendemain soir, la mission rencontra le public montréalais au Monument National. À huit heures, la salle est remplie. Des jeunes filles belges circulent, offrant des insignes et des drapeaux. Sur l’estrade prennent place, aux côtés de nos hôtes, les représentants de nos gouvernements et de la ville de Montréal, le consul de Belgique, les présidents des sociétés belges. L’orchestre joue la Brabançonne, la Marseillaise, God Save the King, l’Hymne russe, et 0 Canada. L’auditoire est debout, vibrant d’émotion.

Au nom du premier ministre du Canada, des chambres de commerce et de la colonie belge, des orateurs souhaitent la bienvenue à la mission.

Carton de Wiart se lève. Je le voyais pour la première fois, lui que je devais rencontrer si souvent dans son pays. Fort grand, la figure ouverte, la bouche volontaire sous une moustache fine, il fut longuement acclamé.

Il souligna la communauté de sentiment qui unit la Belgique et le Canada. « Nous venons d’un petit pays qui tiendrait dans un de vos grands lacs, mais dont la population égale celle du Canada. Et ce petit pays, qui était industrieux comme le vôtre, nous l’avons laissé déchiré, dévasté, imbibé de sang… »

Paul Hymans, très élégant, et que je devais aussi retrouver en Belgique, parla d’abord en anglais puis, sur une moitié de phrase, s’exprima en français aux applaudissements de l’auditoire.

M. Vandervelde, petit, nerveux, socialiste convaincu, s’attaque à la guerre : « Nous ferons la guerre à la guerre, pour la paix. Les Allemands ont tout offert à la Belgique en retour d’une seule chose quelle perdrait : l’honneur. Le gouvernement, à cette heure solennelle, n’a pas trompé la confiance qu’on avait mise en lui. Et l’armée belge a infligé à la puissance militaire la plus formidable du monde un échec que l’avenir montrera irréparable. »

Puis ce fut mon tour. Je devais saluer, au nom de notre population française, l’héroïque Belgique.

J’avais préparé un discours où j’avais mis, avec l’élan de ma jeunesse, toute l’affection que je portais à la Belgique.

Je rappelais la collaboration qu’elle nous avait donnée en nous envoyant ses professeurs, ses ingénieurs, ses industriels, ses artistes, ses paysans et ses ouvriers, en fournissant à notre industrie l’appui de ses capitaux et en nous offrant l’exemple de son énergie.

J’évoquais la résistance belge, jaillie du pays de Maeterlinck qui chanta les abeilles, du pays de Bruges où, sous la douce torpeur des toits crénelés, vit et travaille la dentellière, du pays des clochers et des beffrois où se sont transmis de génération en génération le courage et l’audace des grands bourgeois communiers ; de Gand, ville des fleurs et reine de la terre flamande, de Liège au cœur français, des noires régions de Mons et de Charleroi ; de toute la Belgique, la petite Belgique comme nous disions pour mieux marquer la grandeur de ses destinées. Je résumais son attitude dans un mot pourtant peu orthodoxe mais qui passa la rampe : Non serviam, je ne servirai pas !

Je terminais par un vœu que Madame Vandervelde avait émis déjà : « Plus tard lorsque le sort des armes en aura décidé : lorsque les alliés auront signé ce qu’on appellera le traité de Berlin, pour mieux le clouer dans l’histoire ; lorsque tout sera terminé et que la justice aura vaincu ; lorsque les troupes reviendront vers Paris qui, demain comme hier, apportera à l’héroïsme la consécration de la gloire ; souhaitons voir, précédant les soldats russes, lourds de leurs victoires, précédant les chers fantassins français et canadiens, précédant les soldats anglais impassibles et tenaces, s’avancer au chant de la Brabançonne, où perce un appel de clairon, les glorieux soldats de la Belgique, restés debout dans la lumière d une Europe nouvelle ; de la Belgique, pays du droit vengé, des libertés reconquises, de la parole gardée, fût-ce dans le suprême silence de la mort. »

L’atmosphère, les vibrations d’une salle remuée par la seule évocation du peuple martyr, les couleurs belges que les mains agitaient, tout cela porta beaucoup trop haut un mouvement qui avait surtout pour mérite d’être animé par l’émotion.

Au cours de l’hiver de 1917, la Société Saint-Jean-Baptiste avait organisé au Monument National une réunion publique à l’occasion de l’ouverture de la campagne de souscription au Fonds patriotique et à la Croix-Rouge.

Le Gouverneur du Canada, le duc de Devonshire, occupait un fauteuil sur l’estrade.

Face au duc, une salle emplie à déborder.

M. Victor Morin salua le Gouverneur qui répondit en français. Sir Herbert Ames et le sénateur Raoul Dandurand expliquèrent les raisons de la campagne qui s’ouvrait, la troisième depuis la guerre. Il fallait des sommes considérables pour aider les familles des soldats — près de douze millions de dollars pour 1917 — car le Gouvernement, qui versait une solde aux recrues, ne tenait pas compte des familles nombreuses ni du coût de la vie, variable selon les régions. Dans cette guerre où le Canada était engagé, toutes les classes de la société devaient faire leur part en contribuant aux œuvres de secours.

Je me levai. Je tenais la parole et, avec elle, une chance inespérée : celle de poser, devant le représentant du Roi, nos revendications.

Je trouve dans cette allocution l’expression de nos griefs à l’égard de ceux qui, pour des raisons politiques ou pour d’autres motifs, s’attaquaient à notre province française :

« Excellence, puis-je en le modifiant un peu rappeler ce vers tiré de Cyrano de Bergerac qui fût un pêcheur de lune malheureux et une âme généreuse :

Puisque la compagnie est, je crois, au complet
Veuillez donc la présenter au duc, s’il vous plaît…

« Pour la seconde fois, vos fonctions vous conduisent parmi nous. Hier, vous visitiez l’Université Laval et nos maisons d’enseignement. Aujourd’hui, c’est le cœur de notre race que vous touchez. Notre société nationale vous a accueilli par des paroles où vous avez reconnu une pensée de bienvenue.

« Ce peuple qui vous entoure, on vous a sans doute dit qu’il est fier de ses origines et qu’il y voit un titre de noblesse.

« Nos pères sont venus d’Europe. La nature leur ouvrait ses solitudes. Dans le silence que scrutait le regard émerveillé des découvreurs, s’éleva, au bruit cadencé de la pagaie, la chanson de France dont l’écho s’enrichit. Là commence la prise de possession, notre effort laborieux et tenace. Champlain et ses compagnons, penchés sur les premières semailles, écoutent, le cœur battant, remuer cette chose qu’ils ont créée : la vie. Bientôt, le hameau s’organise au sein de cette pacifique conquête. Bientôt, les blés sont assez lourds pour permettre l’espoir ; la maison est assez nombreuse pour qu’y balbutie l’avenir : près du clocher qui pose ses assises dans le sol, les morts vont dormir par qui le peuple prend naissance dans l’immortalité.

« L’œuvre grandissait, lorsque passèrent des jours mauvais que nous avons pourtant exaltés pour y puiser une raison de vivre. La terre resta la bonne conseillère. Qui déplacerait le poids de cette tradition ? Les rides du sillon sont le signe d’une longue résistance. Le paysan, lent fondateur de peuples, s’appuya sur sa bêche. À la force des armées, à l’assurance des conquêtes, aux conséquences de la défaite, il opposa la paisible durée de son geste. Une heure vint où sa vigueur triompha par sa vérité même. L’âme populaire eut raison des sarcasmes, des haines et des violences. Elle s’exprima à la tribune, où la loi, accordée par l’Angleterre, la convia. Qu’entendit-on alors ? Tout le passé, fait de bure et d étoffe sombre, se réveilla. Il passa dans la voix des orateurs. Au nom du droit que le vainqueur venait d imposer, il clama vers la justice. Sir Louis-Hippolyte Lafontaine, synthèse du mouvement, formula une interprétation si juste de la Constitution anglaise qu’elle devint un principe de la politique coloniale britannique.

« Dès lors, le peuple reprit son travail. Au sein de la Confédération, il donna le spectacle de la tolérance et de l’honnêteté. Il garda ses traditions et resta fidèle à sa langue, qui est assez pure pour que ceux qui nous viennent de France s’y reconnaissent. Il pensait généreusement.

Si vous voulez comprendre l’idée très haute qu’il se faisait de sa patrie, demandez à un artiste de vous expliquer la vision apaisante et pleine de promesses qu’il a arrêtée dans le bronze. Sur une de nos places s’élève un monument qui est un symbole. Quatre femmes représentent les quatre grandes races — anglaise. écossaise, irlandaise, française — qui dirigent ce pays. La race française est assise : la première elle s’est emparée du sol ; elle est chez elle. La race anglaise tient un emblème où sont harmonieusement rapprochés le lys, la rose, le chardon et la harpe. L’industrie et le commerce, agents de notre prospérité, unissent leurs efforts, confiants dans l’avenir qui est inscrit dans le livre ouvert sur lequel se penche un enfant. Un homme, jeune et fort, proclame la liberté civile dans l’union et délivre la conscience en brisant la chaîne du préjugé. Face à la rue, une femme — la Paix — tenant une branche d’olivier qu’elle élève au-dessus de la foule, laisse sur ses genoux une épée sans attache. Plus haut, le pacifique Edouard VII, revêtu des attributs royaux, étend sur la couronne une main que les nations ont appris à respecter. Cette pensée si juste, ce témoignage si complet, est d’un sculpteur que Sir Arthur Conan Doyle eût voulu voir siéger à l’Académie royale de Londres, et qui porte, lui le pionnier de l’art. le nom que portait le pionnier du sol, d’un sculpteur canadien-français, Philippe Hébert.

« La guerre surprit ce peuple dans son rêve de paix. Depuis plus de deux ans, son angoisse se porte vers les terres lointaines où des armées se heurtent. On a dit qu’il n’avait pas fait son devoir. N’est-ce pas parler trop tôt et risquer de tarir des initiatives d’autant plus admirables que, souvent, elles sont plus dépourvues ? Le paysan, qui représente le nombre, est resté à sa charrue où il poursuit l’œuvre, précieuse au point de vue économique et militaire, de nourrir les forces et de maintenir la vie. Les ouvriers, mobilisés de l’industrie, forgent nuit et jour des armes. Des femmes travaillent, sans cesse, les larmes aux yeux, pour les hôpitaux anglais et français. Un vaste mouvement trop peu connu fut organisé, « l’Aide à la France », qui porta au Secours national français et aux pioupious le souvenir de la nation. Nos gouvernements ont versé des millions aux fonds anglais, canadien, français et belge. Nos soldats sont partis, plus nombreux que l’on ne croit. Malgré une statistique qui n’a rien d’officiel et qui n’enregistre pas la poussée de ceux que l’on a refusés, ils gagnent tout de même des batailles. Sans cesse, des œuvres sollicitent l’appui de l’opinion : ce soir même les organisateurs de la souscription nationale au Fonds patriotique et à la Croix-Rouge nous font, pour la troisième fois, un appel.

« Nous y répondrons. L’heure presse. La misère n’attend pas, et il ne faut pas que la misère s’ajoute à la séparation. Jusqu’à ce que l’État, par un impôt, répartisse équitablement les charges, nous assumerons la tâche d’adoucir la souffrance et de rassurer l’héroïsme. De chez nous sont partis des Français, appelés par la loi de leur pays. Ils sont allés grossir les rangs de leurs armées qui donnent l’exemple de la résolution, de l’endurance et du courage. À leurs femmes et à leurs enfants, nous devons assurer le repos que tant de vaillance a plus que mérité. D’autres sont partis pour la Belgique dépouillée, qui n’a plus de patrie que dans le cœur de ses fils où elle renaît en une invincible espérance. D’autres sont allés vers l’Italie alliée. D’autres servent l’Angleterre sur le sol de France : ce sont les nôtres, Tommies et Canadiens français. Tous comptent sur nous. L’honneur et la fraternité commandent et, devant ces mots-là, nous n’avons jamais reculé.

« Nous donnerons enfin, et largement, parce que, au-dessus de cette mêlée atroce plane un principe, dans toute sa pureté et sa force irréductible, celui-ci : partout où bat un cœur s’anime le droit d’aimer, partout où vibre une parole s’affirme le droit de penser, partout où un peuple, si petit soit-il, travaille et peine, espère et lutte, persiste le droit à la vie, le droit au respect, le droit à l’immortelle justice. »

Peut-on prévoir les retours d’un auditoire ? Je ne m’attendais pas du tout à ce qui m’arriva. Tout alla bien, au début ; je veux dire que tout se déroula normalement. Je tentais, somme toute, devant le Gouverneur, une synthèse de notre histoire. Lorsque je prononçai, à propos de la race française, ces simples mots : Elle est chez elle, ce fut une explosion. « Les quatre petits mots, très simples, avaient à peine frappé l’air de la salle que l’immense public du Monument National éclatait en applaudissements, écrivait Orner Héroux dans le Devoir ; et ces applaudissements ne voulaient plus finir, ils tournaient à l’ovation. M. Edouard Montpetit venait de recevoir le plus enthousiaste accueil, le plus magnifique remerciement que ses compatriotes lui aient jamais donné. » À la vérité, dans cette extraordinaire aventure, je n’étais pour rien. Je ne comptais pas. Il n’y avait plus, en présence, que le duc et l’auditoire qui réagissait. Cette minute laissait prévoir de notre part des attitudes qui devaient se manifester à propos de la conscription.

Le 11 novembre 1918, j’étais allé subir un traitement chez le docteur Damien Masson à qui, déjà, je devais tant. Il avait son cabinet rue Sainte-Catherine dans un immeuble dont la façade de pierre attenant au long mur de brique de l’Institut Nazareth. En sortant de chez lui, la rue m’apparut pleine d’une foule agitée dont s’élevait un immense cri de délivrance que les cloches de la ville portaient au ciel.

Mais, ce n’était pas tout à fait la fin. La guerre, nous le savons, ne s’achève pas sur une exaltation, si vibrante qu’elle soit. Elle laisse des blessures à panser, des initiatives à poursuivre ; elle impose à l’humanité meurtrie un troublant effort de relevailles.

Peu de jours après l’armistice, j’exposais devant les Chevaliers de Colomb l’œuvre de la Croix-Rouge. L’auditoire était restreint : mais, disaient les journaux de l’époque. « la qualité suppléait au nombre ».

J’expliquai que la Croix-Rouge ne se repose pas dans la paix : quelle la dépasse, continuant, les morts ensevelis, à se porter vers les blessés, les prisonniers, les disparus, plaçant, au delà du carnage, le signe de la Rédemption.

Fondée depuis peu au Canada, que n’avait-elle pas accompli ! Hôpitaux, ambulances, remèdes, approvisionnements, « douceurs », autant d’aspects de sa maternelle activité. Qui n’entendrait pas l’appel de cette Saint-Vincent de Paul des blessés ? Pour maintenir sa tâche d’humanité, il fallait des ressources. On sourit aujourd’hui devant la somme modeste quelle demandait pour répandre tant de consolations : à peine un million et demi.

Le 27 novembre, la Croix-Rouge s’adressait au grand public. La réunion, eut lieu au Monument National sous la présidence de Sir Wilfrid Laurier qui fut longuement acclamé. Lady Laurier avait pris place dans une loge. Le docteur H.-S. Béland, présenté à l’auditoire par Sir Wilfrid, raconta avec émotion et non sans humour ses années de captivité en Belgique occupée. Je retrouvais sa figure, quand elle était au repos, et son bon sourire. La vie nous avait rapprochés, quoique je fusse plus jeune que lui, et, des hommes politiques que j’ai connus, il demeure un de ceux vers qui remonte volontiers mon souvenir.

On m’avait demandé de le remercier. Je saluai d’abord Sir Wilfrid Laurier à qui je décochai une sorte de madrigal : « Chaque peuple a son miracle : la France, le miracle la Marne sinon celui de la guerre, et nous-mêmes, suivant l’expression que le révérend Père M.-A. Lamarche a trouvée bien avant Maurice Barrès, le miracle canadien. Est-ce pour rester fidèle à la tradition que vous avez voulu, Sir Wilfrid, qu’il y eût un miracle de l’homme d’État ? À voir combien peu les années ont pesé sur vous, combien en ne vous prenant rien elles vous ont enrichi ; à vous retrouver si jeune, je suis tenté de répéter l’erreur que faisait M. Borden lors de la session de 1911 et de vous appeler Monsieur le Premier Ministre. »

La suite de l’allocution reprenait l’action des nôtres dans la guerre : sur le champ de bataille, dans le domaine économique, dans la charité.

La lutte a mis aux prises deux civilisations enfantées par de longues traditions : l’une, fondée sur l’idée de puissance, inspiratrice de domination et de conquête ; l’autre, préoccupée depuis toujours d’humanité. Le Canada français n’a même pas eu à choisir ce dernier parti qui est essentiellement le sien. Il a combattu pour la liberté des petits peuples. S’il a accompli quelque chose par ses soldats, ses ressources et ses œuvres ; s’il n’a espéré de cette guerre que la gloire ; s’il a voulu poursuivre ses destinées, qui sont canadiennes et françaises, et enrichir son pays du génie de sa race, qu’on lui accorde au moins ce que Albert-le-Grand, généralissime et roi des Belges, vient de donner à ses sujets, l’égalité du droit et de la justice.

Teint rosé, cheveux blancs, moustache alerte, taille fine, le Général Pau, héros de deux guerres et glorieux blessé, nous rendait visite en 1918, accompagné d’une mission dont faisait partie André Siegfried et qui, venue d’Australie et de Nouvelle-Zélande, retournait en France par le Canada, point d’arrêt du souvenir français.

La mission fut accueillie par l’Université, l’Hôtel de Ville, les Chambres de commerce et le Canadian Club, stations obligatoires de ces pèlerinages à double foyer dont l’objet est de fortifier les attaches intellectuelles et d’orienter les intérêts économiques. Un dîner réunit, dans la grande salle du Ritz Carlton, pavoisée aux couleurs anglaises et françaises, des figures du Tout-Montréal. Un incident égaya la fête. Les garçons de table, le jour même de l’arrivée de la mission, avaient déclaré la grève. Des jeunes filles, qui s’étaient dévouées aux « Abris de Guerre », assurèrent le service, agréables dans leur uniforme qui constellait d’un mouvement bleu et blanc l’ordinaire placidité d’une réunion bourgeoise.

Le dessert amorça l’éloquence. Une toute jeune Alsacienne, Hortense Apy, portant la cocarde tricolore sur sa coiffe noire, remit une gerbe de roses au Général qui, après avoir salué d’un mot aimable les serveuses improvisées, remercia ses hôtes et s’en remit à ses compagnons d’en dire davantage.

Appelé à prendre la parole, j’évoquai la carrière du général et le tableau dont il était, pour nous, soudain détaché. Il avait commandé. Dans l’angoisse des premiers communiqués il avait jeté ces mots que l’avenir a tenus : « Les Français en Alsace ! »

La France avait fait l’union sacrée en lui et par lui. Insoucieuse aux yeux de certaines gens, elle est restée fidèle à elle-même. Sa jeunesse était ardente et prête. Pour elle, le petit-fils de Renan avait écrit la Veillée des Armes où la pensée individualiste acceptait la discipline militaire. La jeune France entrait dans la carrière où les aînés vivaient encore.

Au moment où la guerre éclata, nous cherchions à distinguer les chefs qui avaient déjà connu la mêlée. Nos pensées s’attardaient sur les officiers des conquêtes coloniales et sur les anciens lieutenants de 1870. Pau en était. Il avait refusé le commandement suprême et fait passer en Joffre l’âme de son choix. Délégué de l’armée, il avait appuyé la loi de trois ans. Au seuil de sa retraite, il n’avait pas accepté l’épée d’honneur qu’on lui offrait : n’avait-il pas la sienne et l’affection de ses soldats ?

Il gardait la foi qui est la vie. « Le triomphe est certain, disait-il, mais il faut que l’on sache que la lutte sera rude et difficile. Refusons-nous donc à des joies trop promptes et sachons que la sérénité, l’endurance, le sang-froid dans l’épreuve sont nos plus hautes vertus. Le reste va de soi, c’est-à-dire la fureur au combat, le mépris de la mort. »

Pour combattre, la France s’enveloppa d’un morceau d’horizon.

Derrière le mur des armées, la nation s’organisa à leur exemple. Chacun comprit son devoir et s’y adapta. La victoire pouvait dépendre du plus humble, car la tâche était commune. Le travail obscur n’en fut pas moins admirable. Il fallait des armes, des munitions et des vivres ; des hôpitaux, des usines et des transports. Il fallait la pensée, la science, l’action et jusqu’à l’art. Ce fut un faisceau.

La France a tenu quand la Belgique allumait sur les hauteurs de Liège les feux de sa vigilance. Elle a tenu quand l’Angleterre, gagnée par les ressacs de la mêlée, forgeait ses armes et veillait sur les mers. Elle a tenu jusqu’à ce que les Dominions habitués aux distances les franchissent et jusqu’à ce que l’un d’eux lui ramenât ceux de son sang. Elle a tenu pour que l’Italie joignît à la justice de rester neutre, le geste de ne pas demeurer impassible. Elle a tenu jusqu’au retour de La Fayette, jusqu’au jour où les États-Unis, cessant d’être un pays jeune, lui ouvrirent les ressources de leur énergie. Elle a barré la Marne, dressé Verdun, pavé les plaines du Nord.

L’œuvre de la France se poursuit. Le général Pau ne pouvait pas s’en désintéresser. On le retrouvait, représentant militaire, en Russie, en Roumanie, en Serbie, en Italie, en Suisse. Fortune singulière : blessé et victorieux comme la France, il faisait après elle, la conquête du monde. Un journal de Rome l’avait pressenti : « Les foules, disait-il, avec la rapidité de l’éclair et la violence d’un instinct vraiment sain, ont deviné la France à travers le geste, le sourire et l’émotion du général Pau. »

On avait fait allusion, en France, à ces postes de télégraphie sans fil qui enregistrent la pensée, lorsqu’ils sont accordés. Le général joignait un poste dès longtemps accordé à la civilisation française. Pays français et plus profondément encore qu’il ne paraît : et par des manifestations dont nous-mêmes restons parfois étonnés : par ses attitudes, son esprit, sa langue, ses lois, ses mœurs, et, plus intimement, ses coutumes et son cœur ; et même par ses défauts qui sont, sans doute, ceux de ses qualités, en sorte qu’il est bien humain qu’il les chérisse. Gardons très hautes nos antennes, tournées vers l’infini, dans la quiétude de la vérité. Au-dessus des personnalités. des circonstances immédiates, des nécessités passagères, des querelles, nous nous rencontrerons plus sûrement, nous serons mieux accordés dans le pur domaine de l’idée, réalité affinée ; de l’idée issue des choses et principe des choses, en qui se perpétue le monde que l’épée a défendu.