Souvenirs (Richard Wagner)/07

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Traduction par Camille Benoît.
G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 233-246).


UN SOUVENIR DE ROSSINI


Au commencement de l’année 1860, je donnai à Paris, sous forme de concert (et le programme fut répété deux fois), quelques fragments de mes opéras, en grande partie des morceaux purement symphoniques. La plupart des journaux quotidiens furent hostiles à cette tentative, et firent esclandre ; bientôt courut aussi parmi eux un prétendu bon mot de Rossini. Son ami Mercadante aurait pris parti pour ma musique ; là-dessus, à dîner, Rossini l’aurait remis à sa place, en lui servant d’un poisson la sauce seulement, accompagnée de cette observation : l’assaisonnement tout sec convient à qui ne se soucie pas du plat lui-même, comme de la mélodie en musique.

On m’avait fait divers récits peu engageants sur les scabreuses complaisances de Rossini pour la société, fort mêlée, dont son salon était encombré chaque soir ; je ne crus nullement devoir tenir pour fausse cette anecdote, qui, notamment aussi dans les feuilles allemandes, mettait les gens en grande joie. Nulle part il n’en fut fait mention sans qu’on l’accompagnât d’éloges sur la spirituelle malice du maître. Rossini n’en jugea pas moins convenable, ayant appris la chose, d’écrire à un directeur de journal pour protester très expressément contre cette mauvaise blague, comme il disait ; il assurait qu’il ne se croyait pas le droit de porter un jugement sur mon compte, ayant seulement entendu jouer à un orchestre de ville d’eau allemande, par hasard, une marche de ma composition, qui, d’ailleurs, lui avait fait grand plaisir ; il ajoutait qu’il professait trop d’estime à l’égard d’un artiste qui tentait d’agrandir le domaine de son art, pour se permettre des plaisanteries sur son compte.

Sur le désir de Rossini, cette lettre fut publiée dans la feuille en question, mais les autres gazettes se gardèrent bien d’en souffler mot.

Cette manière d’agir de Rossini me décida à lui faire annoncer ma visite ; je reçus un accueil amical ; j’appris encore de vive voix quels regrets, quel chagrin cette invention avait causés au maître. Aussi, dans l’entretien plus développé qui se rattacha à ce préambule, m’efforçai-je d’expliquer à Rossini que cette saillie, même tant que je l’avais crue vraiment de son fait, ne m’avait pas blessé ; qu’en effet, par suite de remarques et de discussions sur certaines expressions isolées de mes écrits esthétiques, expressions tantôt mal comprises, tantôt dénaturées à plaisir, je me trouvais, ni plus ni moins, en situation de devenir, même pour des gens bienveillants à mon égard, le sujet d’une confusion que je n’espérais guère pouvoir mieux dissiper autrement que par d’excellentes exécutions de mes œuvres dramatico-musicales ; qu’avant de réussir à les obtenir quelque part, je me résignais avec patience à mon singulier destin, et que je n’avais nul ressentiment contre qui s’y trouvait impliqué sans qu’il y eût de sa faute. De mes explications, Rossini sembla conclure avec regret que je n’avais pas lieu de garder, des conditions faites aux musiciens en Allemagne, un souvenir satisfait ; en retour, et comme préambule à un court exposé de sa propre carrière d’artiste, il me confia cette opinion, jusqu’alors gardée pour lui, que sa véritable destinée eût pu être remplie, s’il fût né dans mon pays et qu’il y eût été formé. « J’avais de la facilité, déclara-t-il, et peut-être j’aurais pu arriver à quelque chose »[1].

Mais de son temps, continua-t-il, l’Italie n’était déjà plus le pays où un plus sérieux effort, surtout et précisément sur le terrain de la musique d’opéra, aurait pu être provoqué et entretenu ; là, toute aspiration plus élevée est brutalement étouffée, et on n’a pas appris au peuple autre chose que la fainéantise. C’est ainsi que s’est passée sa jeunesse inconsciente, c’est ainsi qu’il a grandi au service de cette tendance, obligé de se pourvoir à droite et à gauche, pour avoir seulement de quoi vivre ; et quand, avec le temps, il fut parvenu à une situation meilleure, il était trop tard ; il lui eût fallu faire un effort accablant pour un âge avancé. Des esprits plus élevés devaient donc le juger avec indulgence ; il ne prétendait pas lui-même figurer au nombre des Héros ; mais la seule chose qui ne pourrait lui être indifférente serait qu’il méritât assez peu d’estime pour être rangé parmi les fades persifleurs d’aspirations sérieuses. De là aussi sa protestation.

Par ces paroles, aussi bien que par la façon enjouée, mais bienveillante et sérieuse, dont il s’était exprimé, Rossini fit sur moi l’impression du premier homme vraiment grand et digne de vénération que j’eusse encore rencontré jusqu’à présent dans le monde artistique.

Si je ne l’ai pas revu depuis cette visite, j’ai cependant conservé d’autres souvenirs sur lui.

Je composai une préface à une traduction en prose française de plusieurs de mes poèmes d’opéra ; j’y donnai un aperçu général des idées développées dans mes divers écrits sur l’art, notamment sur les rapports de la musique à la poésie. Quand il s’agit de juger la moderne musique italienne d’opéra, je fus surtout guidé dans mes raisonnements par les confidences et les déclarations si caractéristiques, et fondées sur une expérience tout à fait personnelle, que me fit Rossini dans l’entretien cité plus haut. Ce fut justement cette partie de mon argumentation qui, mise en évidence, fut le prétexte d’une agitation prolongée, et alimentée jusqu’aujourd’hui dans la presse musicale de Paris. J’appris que le vieux maître était assiégé sans relâche, dans sa propre maison, par des rapports et des représentations au sujet de mes prétendues attaques dirigées contre lui ; la suite montra qu’en dépit de désirs manifestes, on ne put le décider à se prononcer contre moi. S’est-il cru atteint par les calomnies qu’on lui rapportait journellement sur mon compte ? C’est ce que je n’ai jamais pu tirer au clair. Des amis me pressèrent d’aller trouver Rossini, pour lui fournir des renseignements exacts au sujet de cette agitation. Je déclarai ne vouloir rien faire qui pût entretenir de nouveaux malentendus : que si Rossini, livré à son propre jugement, ne voyait pas clair en cette affaire, ce n’était pas moi qui pourrais, d’après le mien, lui donner des éclaircissements. Après la catastrophe qui atteignit mon Tannhæuser, quand il fut représenté à Paris au printemps de 1861, Liszt[2], arrivé à Paris peu après, et dont les relations avec Rossini étaient fréquentes et amicales, renouvela auprès de moi les mêmes instances : en rendant visite à ce vieillard, qui, malgré toutes les obsessions hostiles à ma personne, n’en avait pas moins tenu bon, avec une amitié dont la constance ne s’était jamais démentie, je dissiperais les derniers nuages qui pouvaient encore subsister entre nous. À ce moment encore, je sentis qu’il n’était nullement à propos de vouloir aplanir, par des démonstrations extérieures, des difficultés qui tenaient à des causes plus profondes, et je gardais quelque répugnance à donner lieu, dans ce cas comme dans l’autre, à de fausses interprétations. Après le départ de Liszt, Rossini m’envoya de Passy, par l’intermédiaire d’un de ses intimes, les partitions de mon ami qui était restées chez lui, et me fit dire à cette occasion qu’il me les aurait volontiers apportées lui-même, si le mauvais état de sa santé ne l’enchaînait pas à la maison en ce moment. Même alors, je persistai dans mes résolutions antérieures. Je quittai Paris sans avoir cherché à revoir Rossini, et je pris ainsi sur moi de supporter mes propres reproches, au sujet de ma conduite, d’une appréciation délicate, à l’égard de cet homme que j’honorais si sincèrement.

Plus tard, j’appris par hasard qu’une feuille musicale allemande (Signale für Musik, Signaux pour la musique) avait donné, à la même époque, le compte rendu d’une dernière visite que j’aurais jugé bon de rendre à Rossini, après la chute de mon Tannhæuser, dans le sens d’un tardif mea culpa[3]. Dans ce récit, on gratifiait aussi le vieux maître d’une piquante repartie ; sur mon assurance que je n’avais pas du tout l’intention de renverser toutes les grandeurs du passé, Rossini aurait répondu mot pour mot, avec son sourire : « Oui, cher Monsieur Wagner, si tant est que vous puissiez le faire ! »

À vrai dire, je n’avais pas grande chance de voir démentir cette nouvelle anecdote par Rossini lui-même ; car, après expérience faite, on avait certainement pris soin que les historiettes du même acabit qui couraient à son compte ne vinssent plus à sa connaissance ; pas plus qu’avant, pourtant, je ne me crus mis en demeure d’aller jusqu’à entrer en lice en faveur du diffamé, lequel, âmes yeux, était évidemment Rossini. Mais voici que depuis la mort récente du maître, il se manifeste de toutes parts des dispositions à publier sur lui des esquisses biographiques, et je m’aperçois avec peine que ce faisant, on cède surtout à la démangeaison de se ménager d’heureux effets, en rapportant des historiettes de toute provenance, contre lesquelles le défunt ne peut plus protester ; je ne pense donc pas qu’actuellement je puisse mieux marquer mon respect sincère pour le feu maître, sinon en faisant part de mon expérience personnelle au sujet du degré de créance mérité par les anecdotes qu’on lui prête, et en contribuant à la juste appréciation historique de ces récits.

Rossini, qui depuis longtemps n’appartenait plus qu’à la vie privée, et qui semble s’y être comporté à tous égards, avec l’insouciante indulgence du sceptique enjoué, ne peut certes pas être transmis à l’histoire en plus fausse posture que marqué au sceau d’un héros de l’art, d’une part, et ravalé, de l’autre, au rôle frivole de plaisantin. Ce serait également une grosse faute de chercher pour Rossini une place intermédiaire entre ces deux extrémités, à la façon de la critique actuelle soi-disant impartiale. En revanche, Rossini ne sera jugé à sa juste mesure que lorsqu’on aura tenté, d’une façon intelligente, une histoire de la civilisation de notre siècle depuis son commencement jusqu’à nos jours ; dans ce travail, au lieu de céder à la tendance en vogue, qui attribue à la civilisation de ce siècle le caractère tout à fait exclusif d’un progrès universellement florissant, on devrait, enfin, simplement ne pas perdre de vue la réelle décadence d’une civilisation antérieure, délicate d’esprit ; si ce caractère de notre temps était exactement marqué, nul doute que la vraie place qui revient à, Rossini et qu’il y doit occuper ne lui fût assignée avec la même exactitude. Et cette place ne serait nullement méprisable ; en efîet, dans la même proportion où Palestrina, Bach, Mozart, appartinrent à leur temps, Rossini appartient au sien : si l’époque où vécurent ces maîtres fut une époque d’efforts pleins d’espoir, et, dans sa pleine originalité, une époque de renouvellement, peut-être faudrait-il juger l’époque de Rossini d’après les propres dires du maître, ces dires dont il accordait la faveur, par réciprocité de confiance, à ceux qu’il croyait sérieux et sincères, mais qu’il rétractait, selon toute apparence, dès qu’il se sentait épié par les mauvais plaisants et les pique-assiettes de son entourage. Alors, mais seulement alors, Rossini serait apprécié à sa juste valeur, et jugé selon son mérite propre ; ce qui manquait à ce mérite en parfaite noblesse ne serait positivement mis sur le compte, ni de ses talents, ni de sa conscience artistique, mais serait imputé sans restriction à son public et au milieu où il vécut, deux causes qui, précisément, lui rendirent difficile de s’élever au-dessus de son temps, et par là de participer à la grandeur des véritables héros de l’art.

Jusqu’à ce qu’un historien autorisé se rencontre pour cette tâche, il n’en serait pas moins bon de prêter quelque attention aux documents qui contribuent à rectifier tant de facéties, jetées aujourd’hui — de la boue en guise de fleurs — dans la tombe ouverte du maître défunt.



  1. La phrase en italique est citée en français dans le texte.
  2. En passant, et pour plus ample rectification d’inventions toutes récentes mises sur le compte de Rossini, mentionnons ce trait, qui m’a été rapporté par Liszt, il y a déjà nombre d’années. Un jour, ayant montré au maître une de ses premières compositions de jeunesse, fortement excentrique, il en reçut ce plaisant éloge : « Le chaos vous a encore mieux réussi qu’au maître Haydn. » Aussi, est-ce l’indice de sentiments peu respectueux, mais en tout cas la preuve d’un goût fort grossier, que d’avoir gâté cette plaisanterie vraiment spirituelle, comme cela vient de se faire à cette place, en prêtant à Rossini la platitude suivante : « Le chaos d’Haydn me plaît plus » ; sans compter l’irrévérence de rééditer ce mot rebattu et pesant : « L’autre me plaît davantage (*) », pour le mettre sur le dos de l’illustre maître. Quant au fait d’avoir transporté cette anecdote de la première jeunesse de Liszt, à l’extrême époque de l’abbé Liszt, il rentre en fin de compte dans la catégorie de ces légèretés qui en prennent si fort à leur aise avec la mémoire de Rossini, et qui, si on les laissait passer sans rectification, pourraient facilement laisser croire que le digne maître, à qui Liszt avait voué une amitié constante et un respect sincère, avait à se reprocher une très grave duplicité.

    (*) En français.

  3. Il y a dans le texte : pater peccavi.