Souvenirs (Roustam)/Chapitre IV

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Texte établi par Paul CottinLibrairie Paul Ollendorff (p. 160-226).
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Corvisart et l’Empereur ; la canne de Jean-Jacques Rousseau. — Bourrienne jugé par Napoléon. — Sa tendresse pour le roi de Rome. — Sa sévérité pour le général Guyot. — Napoléon intime. — Je fais pensionner le piqueur Lavigne. — Le docteur Lanefranque. — Corvisart à Schœnbrunn. — Les pistolets de l’Empereur. — Son voyage à Venise ; passage du Mont-Cenis. — Il décachette les lettres de ma femme : avantage que son indiscrétion me procure. — Les cygnes de la Malmaison. — Je manque me noyer dans l’étang de Saint-Cucufa. — Le jeu de l’Empereur. — Napoléon à Fontainebleau. — Bruits de suicide. — Les diamants de la couronne. — Pourquoi je n’ai pas été à l’île d’Elbe. — Je pars pour Dreux. — Anecdotes : Naissance du Roi de Rome. — L’empereur et mon fils. — Mon service de nuit chez l’Empereur. — Bienveillance de Joséphine à mon égard. — Je lui dois de figurer dans le cortège du Couronnement. — L’Empereur et son bottier. — Campagne de Russie : Smorgoni. — Compranoï. — Vilna. — Kovno. — Varsovie. — Posen. — Mon visage gelé. — Dresde. — Erfurt. — Mayence. — Le factionnaire des Tuileries. — Une consultation du docteur Corvisart.

Monsieur Corvisart[1] assistait, tous les deux ou trois jours, à la toilette de Sa Majesté. Un jour, on annonce M. Corvisart ; il dit qu’il entre : « Vous voilà, grand charlatan ! Avez-vous tué beaucoup de monde, aujourd’hui ? — Pas beaucoup, Sire. »

Sa Majesté : « Corvisart, je ne vivrai pas longtemps ; je me sens plus faible qu’il y a cinq ou six ans ! » Il disait ça en riant, Corvisart dit : « Sire, est-ce que je ne suis pas là pour vous en empêcher ? » Sa Majesté lui tire les oreilles en riant : « Vous croyez ça, Corvisart ? Je vous enterrerai ? » Corvisart dit : « Je crois bien, Sire, moi et bien d’autres ! » Sa Majesté dit, en souriant : « Taisez-vous, charlatan ! Qu’est-ce que vous tenez à la main ? — C’est ma canne, Sire. » Sa Majesté : « C’est bien vilain ! Elle n’est pas jolie ; comment un homme comme vous peut-il porter un vilain bâton comme ça ? » Corvisart dit : « Sire, cette canne-là, elle me coûte fort cher, et je l’ai eue très-bon marché. » Sa Majesté : « Voyons, Corvisart, combien vous a-t-elle coûté ? — Quinze cents francs, Sire ! Ce n’est pas cher, » Sa Majesté dit : « Ah mon Dieu ! Quinze cents francs ! Montrez-le moi, ce vilain bâton-là ! »

Sa Majesté visite la canne en petit détail ; il aperçoit le portrait, en médaille dorée, de Jean-Jacques Rousseau, sur la pomme de la canne : « Dites-moi, Corvisart, c’est la canne de Jean-Jacques ? Où l’avez-vous trouvée ? Sans doute c’est un de vos clients qui vous a fait ce présent-là ? Ma foi, c’est un joli souvenir que vous avez ! » Corvisart dit : « Pardonnez-moi, Sire, elle m’a coûté quinze cents francs ! » Sa Majesté : « Au fait, Corvisart, ce n’est pas payé son prix, car c’était un grand homme, c’est-à-dire un grand charlatan comme Corvisart ! » Corvisart riait en écoutant. Sa Majesté dit : « Au fait, Corvisart, c’était un grand homme en son genre. Il a fait de belles choses. » Après ça, il tire les oreilles de M. Corvisart, en lui disant : « Corvisart, vous voulez singer Jean-Jacques ! »

Après ça, Sa Majesté dit : « Corvisart, y a-t-il beaucoup de malades dans Paris ? » Il répond : « Mais, Sire, pas de trop. » Sa Majesté dit : « Voyons, Corvisart, combien d’argent vous avez gagné, hier, dans la matinée ? — Mais, Sire, je n’ai pas compté ! — Vous avez gagné, au moins, deux cents francs ? — Pas autant, Sire. — Mais, Corvisart, vous ne recevez pas à moins de vingt francs par visite ! » Il dit : « Pardonnez-moi, Sire, je n’ai pas un prix fixe ; je recevais jusqu’à trois francs. » Sa Majesté dit : « À la bonne heure ! Vous êtes humain ! »

Dans ce moment-là, Sa Majesté s’habillait pour aller chasser au tiré, dans la forêt de Saint-Germain, Sa Majesté dit : « Corvisart, aurai-je beau temps pour ma chasse ? » Corvisart dit : Oui, Sire, il fait un temps superbe. — Êtes-vous chasseur, Corvisart ? — Oui, Sire, je chasse quelquefois. » Sa Majesté : « Et puis vous laissez mourir vos malades ! » Sa Majesté : « Où chassez-vous, Corvisart ? — Sire, je chasse à Chatou, chez le duc de Montebello. » Sa Majesté « Corvisart, je veux que vous veniez chasser avec moi ; je veux savoir si vous tirez bien. » Corvisart : « Sire, c’est un grand honneur pour moi. Je n’ai pas mes fusils. » Sa Majesté : « On vous donnera mes fusils… Entends-tu Roustam ? » Corvisart : « Sire, je ne pourrai pas me servir des fusils de Votre Majesté. — Pourquoi ça, charlatan ? — Parce que je suis gaucher. » Sa Majesté : « Ça ne fait rien, je veux que vous veniez, ce serait trop tard pour faire venir vos fusils. » Corvisart monte dans la voiture du Grand Écuyer et partit pour Saint-Germain. C’est la seule fois que M. Corvisart a chassé avec Sa Majesté.

M. Corvisart assistait souvent à la toilette de l’Empereur. Un jour, dans leur conversation, on parlait de M. Bourrienne. L’Empereur disait : « Je parie, Corvisart, que je ferais renfermer Bourrienne, seul, dans le jardin des Tuileries, il trouverait de l’argent[2] ; c’est un homme très-fin ! »

Les appartements des Tuileries, qui étaient occupés par l’Empereur, sa chambre à coucher donnait sur le jardin. Un jour, l’Empereur faisait sa toilette. On annonce le petit Napoléon. Il dit qu’il entre. Il le prend dans ses bras ; il l’embrasse beaucoup. Il était entre les deux fenêtres. Il lui montre le jardin, et l’Empereur lui dit : « À qui ce jardin-là ? » Il lui répond : « À mon oncle ! » Après ça, il lui tire les oreilles en lui disant : « Après moi, ça sera pour toi. J’espère que tu auras un bon héritage ! »

Dans la campagne de Dresde, un jour l’Empereur causait avec M. Maret, pour les affaires du roi de Bavière ; il dit à M. le duc de Bassano : « Quand nous serons à Munich, je ne laisserai pas deux pierres l’une sur l’autre ! »

Le général Giot[3], qui commande une division de cavalerie de la Garde, avec une batterie d’artillerie légère, un jour avant bataille de Montereau, fut surpris par les ennemis et a perdu plusieurs canons. Quelques heures après, l’Empereur a su que la division du général Giot vient de perdre ses canons. Alors l’Empereur fait venir le général Giot auprès de lui, qui était près de la grande route qui conduisait à Montereau. L’Empereur était au milieu de son État-Major, quand il aperçut le général. Il était furieux contre lui, en lui disant : « Monsieur le général, je vous avais confié mon canon, qu’en avez-vous fait ? Faites violer votre femme, je m’en fous, et non pas faire prendre mes canons ! » En jetant son chapeau par terre, au milieu de tout le monde. Le général voulait lui dire que ce n’était pas sa faute, mais l’Empereur lui dit d’un ton très-dur : « Taisez-vous, monsieur, vous êtes un lâche ! »

L’Empereur avait les mains, les pieds très-petits et très-bien faits : je suis sûr que les plus jolies femmes de Paris n’en ont pas comme ceux de l’Empereur. Tout son corps était fait à peindre. Il prenait un bain presque tous les jours. Il changeait souvent deux chemises par jour, il portait, tous les jours, un habit de chasseur de la Garde, quelquefois un habit de grenadier, mais pour les cérémonies, ou quand il passait ses troupes en revue.

Toilette qu’il mettait tous les jours, soit à Paris ou en voyage : une paire de chaussettes, bottes de soie, caleçon de toile, gilet de flanelle, chemise de toile de Hollande, culotte de c⁁asimiruisinier blanche, gilet pareil, une cravate de mousseline claire, un col de soie noire. Son habit de chasseur, ou grenadier, comme je l’ai dit. En voyage, il mettait rarement des souliers. Il se mettait toujours en bottes. Quand il habitait ses palais, il était très-souvent en souliers et boucles d’or : il ne mettait ses bottes que pour la chasse.

Lavigne était le plus ancien piqueur de l’Empereur, père de famille de neuf enfants. On l’avait mis à la pension de six cents ; ce n’était pas assez seulement pour avoir du pain pour dix personnes. Comme je connaissais Lavigne (même j’ai tenu un de ses enfants aux fonts de baptême), je lui demandai une pétition pour Sa Majesté, pour faire donner quelques secours par Sa Majesté. Je faisais ça d’après mon cœur, je ne pensais pas que ça aurait causé quelque désagrément à monsieur Caulaincourt, Grand écuyer. J’ai eu la pétition dans notre voyage de Compiègne.

Un matin, à la toilette de Sa Majesté, j’ai remis la pétition à l’Empereur, et je supplie Sa Majesté qu’il fasse quelque chose pour ce pauvre Lavigne. L’Empereur a lu la pétition ; il me dit : « Roustam, va chercher Caulaincourt », qui était dans le salon avec les grands officiers qui attendaient le lever de Sa Majesté. Alors, j’annonce M. Caulaincourt à l’Empereur. Il me dit qu’il entre. Dans ce moment-là Sa Majesté était en mauvaise humeur. Il dit : « Caulaincourt, comment gérez-vous mon écurie ? Comment ! Un homme qui m’a servi dans la campagne d’Italie et d’Égypte, le plus ancien de ma Maison, vous avez eu la grâce de lui faire six cents francs de pension, et vous allez donner, sans doute, sa place à un de vos domestiques ! »

M. Caulaincourt voulait faire quelque observation pour cela, mais l’Empereur lui tourne le dos et il me dit : « Un monsieur bien agité ! Roustam, sais-tu écrire ? » Je lui réponds : « Un peu, Sire. — Eh bien ! écris à Lavigne, aujourd’hui ; dis-lui que je lui fais douze cents livres de pension sur ma cassette, et je lui donne la place de concierge des écuries de Versailles, aux gages de 2,400 francs. »

Depuis cette époque, j’ai reçu une seule visite de Lavigne.

J’ai beaucoup connu, autrefois, M. Bizouard[4], chef de division à la Banque de France. Un jour, j’étais à dîner chez lui avec toute ma famille. Il se trouvait au dîner, avec nous, un nommé Morizot, ancien chirurgien, garde-suisse. Il était sans pension et sans fortune. Il était très-sourd et âgé de 78 ans.

M. Bizouard disait : « Père Morizot, l’Empereur fera quelque chose pour M. Roustam. » Sans charge, ce pauvre homme était si content qu’il pleurait de joie. Alors, j’ai fait faire une pétition par M. Bizouard, sans rien dire à M. Morizot de ce que nous voulions faire pour lui et soulager sa vieillesse. J’ai gardé, plusieurs jours, la demande dans ma poche, sans pouvoir la remettre à l’Empereur, parce que je voulais attendre un jour de bonne humeur, car, quelquefois, personne n’aurait osé lui parler.

Un matin, l’Empereur sortant de son bain, on annonce M. Corvisart. Il dit qu’il entre. En le voyant, il dit, en riant : « Vous voilà, charlatan ! Qu’est-ce qu’on dit, dans Paris ? » Il chantait, en faisant sa toilette.

Je profite de ce moment favorable pour lui demander trois cents livres de pension pour mon protégé. L’Empereur me dit : « Comment, trois cents francs ! Mais une fois donnés, sans doute ? — Non, Sire, par an ; d’ailleurs, ce n’est pas un grand sacrifice : cet homme a soixante-dix-huit ans ! » M. Corvisart, qui était présent, se joignit à moi, et l’Empereur lui demanda : « Est-ce que vous le connaissez ? » Il n’attendit pas sa réponse et lui dit en riant : « Ah ! d’ailleurs, tous les charlatans se connaissent ! » Il employait, quelquefois, cette expression avec lui, pour le taquiner.

Sa Majesté était au quartier général de Schœnbrunn. Monsieur Lanefranque[5], grand médecin de Vienne, venait voir sa Majesté. Il restait, quelquefois, une heure entière auprès de Sa Majesté, quand il était dans son bain et à sa toilette. Sa Majesté l’appréciait beaucoup pour sa réputation et son mérite.

Sa Majesté fit venir M. Corvisart à Schœnbrunn. Cependant, Sa Majesté n’était pas malade. L’hiver comme l’été, Sa Majesté toussait toujours un peu. M. Corvisart, à son arrivée à Schœnbrunn, assistait à la toilette et au coucher de l’Empereur. Il resta trois jours, après lesquels il demanda à l’Empereur de retourner en France : « Comment ! vous voulez partir déjà ? Est-ce que vous vous ennuyez ? — Non, Sire, mais je préférerais être à Paris qu’à Schœnbrunn. — Restez avec moi : je donnerai une grande bataille, et vous verrez ce que c’est qu’une bataille. — Non, non, Sire, je vous remercie, je ne suis pas curieux. — Ah ! vous êtes un badaud ! Vous voulez aller à Paris pour tuer vos pauvres malades en détail ! »

Et M. Corvisart partit le lendemain.


L’Empereur[6] avait confié à ma surveillance toutes les armes de guerre, et j’avais un homme sous mes ordres pour les nettoyer et les mettre en état. Il était de tous les voyages, pour ce singulier service.

On mettait toujours, dans les fontes de la selle de l’Empereur, une paire de pistolets, dans le cas où Sa Majesté voulait tirer, en route, sur des oiseaux, et il était souvent arrivé que les pistolets se dérangeassent par la secousse du cheval, ce qui m’avait causé plus d’une fois du désagrément avec l’Empereur, parce qu’il me rendait responsable de cet inconvénient.

M. Le Page, arquebusier de Sa Majesté, imagina un petit verrou, sur lequel on devait appuyer, avant de s’en servir. Je m’empressai d’en donner connaissance à l’Empereur et de lui expliquer ce mécanisme ingénieux. Il convint, avec moi, que ce moyen paraissait excellent.

Nous étions, à cette époque, à Berlin. Sa Majesté, un matin, monta à cheval après son déjeuner, avec son État-Major, pour aller promener. Nous arrivâmes dans un grande plaine. L’Empereur s’aperçut qu’elle était couverte de corbeaux. Aussitôt il s’élance au grand galop, prend un pistolet et tire sur eux. Mais, ayant négligé d’appuyer sur le bouton, le coup ne partit pas. La colère s’empara de lui : il le jette à terre et vint sur moi, sa cravache levée.

J’étais au milieu de son État-Major, lorsque, le voyant approcher, je quitte ma place. Je galope pour qu’il ne puisse pas m’atteindre. Comme il ne quittait pas prise, je m’arrête devant lui. Il m’accable de reproches et me dit que je n’avais pas soin de ses pistolets. Je veux m’expliquer, mais il me tourne le dos et va rejoindre son État-Major et leur dit : « Ce coquin de Roustam est cause que je n’ai pas tué un corbeau », tandis que, de mon côté, j’allais ramasser le pistolet que je tirai en l’air pour faire voir que je n’étais pas dans mon tort.

Le Grand Écuyer vient à moi, le visite et voit qu’il était en bon état.

Le général Rapp me rejoint et m’apporte des paroles de consolation. J’étais oppressé. Il me dit : « Ne te chagrine pas, mon cher Roustam, tu sais que l’Empereur est vif, mais il sait t’apprécier. »

Le Lendemain, Sa Majesté me dit : « Eh bien, gros coquin ! Feras-tu attention à mes pistolets ? — Comme à l’ordinaire Sire, je n’ai rien négligé de ce qui concerne mon service. »

Il m’imposa silence, et, pourtant, à l’avenir, il fit usage du petit verrou, par le moyen duquel un pistolet ne ratait jamais.

Le Grand Écuyer, qui paraissait convaincu que je n’étais pas dans mon tort, voulut cependant donner des suites à cette affaire, et me dit qu’il ferait payer une amende à celui qui était chargé du soin des armes. J’ai encore peine à concevoir quel était le motif qui le faisait agir. Était-ce une manière de le tenir en haleine ? Il n’y avait pas de nécessité, puisqu’il remplissait parfaitement son devoir. Aussi lui ai-je dit : « Monsieur le Duc, si vous tenez à ce qu’il paye une amende, c’est moi qui la payerai ! »

Il réprimanda ce malheureux homme, qui vint me trouver pour éclaircir cette affaire, à laquelle il ne comprenait rien.

Je le rassurai en lui disant qu’il soit tranquille, que, s’il y avait des torts, ils seraient de mon côté, puisque je visitais les armes avant que de les donner à l’Empereur. Je retournai chez le duc de Vicence pour lui dire que cette action serait de la plus grande injustice, et l’affaire en resta là.

L’Empereur fit le voyage de Venise. Il emmena peu de monde, la Maison du Vice-Roi, qui était à Milan, étant, pour ainsi dire, la sienne.

Il avait le maréchal Duroc dans sa voiture, qui était attelée de huit chevaux ; nous arrivâmes au pied du Mont-Cenis. Il faisait un temps affreux. L’Empereur voulut monter dans sa voiture, mais, un quart d’heure avant que d’arriver sur le plateau, il vint un ouragan et un vent épouvantables, des tourbillons de neige qui aveuglaient les chevaux. Ils refusèrent de marcher, et il fallut faire halte. Impatient d’être ainsi dans l’inaction, l’Empereur descendit de voiture avec le Maréchal, et les voitures de suite restèrent en arrière.

Nous cheminâmes, tous trois, avec l’intention d’atteindre une petite baraque qui était sur la route, à peu de distance, mais la tourmente s’accrut et l’Empereur fut suffoqué ; il perdait la respiration. Le Maréchal, quoique assez fort, eut de la peine à lutter contre le vent. Je pris l’Empereur dans mes bras, je le portai, pour ainsi dire, non pas comme on porterait un enfant, car ses pieds touchaient la terre, mais je l’aidai de mes forces pour le faire avancer. Nous arrivâmes, non sans peine, à la petite baraque : elle était habitée par un paysan qui vendait de l’eau-de-vie aux passants. L’Empereur entra et s’assit près de la cheminée, où il y avait un modeste feu. Sa Majesté dit : « Eh bien, Duroc ! Il faut convenir que ce pauvre Roustam est bien fort et bien courageux. » Il se retourna vers moi et me dit : « Qu’allons-nous faire, mon gros garçon ? — Nous passerons, Sire, répliquai-je ; le couvent n’est pas bien loin. » Et je m’occupai, de suite, de chercher, dans la maison, ce qui pouvait convenir pour faire une chaise à porteurs de circonstance. Je trouvais, dans un coin, une échelle courbée, dont je m’emparai ; je pris des fagots ; j’en fis des cerceaux que je liai fortement ensemble et à l’échelle, avec de grosses cordes. Je mis son manteau par dessus.

J’établissais mon petit équipage sous ses yeux, cela le faisait rire comme un bienheureux. Il me dit : « Mon gros garçon, nous allons partir. » Je lui fis observer que le régent était resté dans la voiture, et je lui proposai d’aller le chercher : « Tu as raison, me dit-il. » Je partis. Durant ce petit trajet, je vis avec plaisir que le temps commençait à se calmer. J’arrivai à la voiture, je pris le régent et l’apportai à l’Empereur dans sa caisse, laquelle je mis sur l’échelle, et il s’assit dessus.

Je pris deux paysans qui se trouvaient dans la baraque, et je les plaçai, chacun, à un bout de l’échelle, et moi au milieu, qui soutenais le manteau pour qu’il n’entraînât les cerceaux.

Nous arrivâmes, enfin, chez les bons moines, qui reçurent l’Empereur avec toutes les marques du plus grand attachement et de la reconnaissance. Il leur faisait beaucoup de bien.

Nous couchâmes au couvent, et les voitures arrivèrent le lendemain, à dix heures du matin. Je fis la toilette de l’Empereur et, après son déjeuner, il me demanda si je connaissais les deux paysans qui l’avaient porté. Comme ils étaient restés aussi au couvent, je lui dis : « Sire, ils sont en bas. » Et je les fis monter.

L’Empereur était dans sa chambre, avec le Grand Maréchal. Sa Majesté leur demanda leurs noms : « Vous êtes de braves gens, leur dit-il ; Duroc, donnez-leur, à chacun, six cents et trois cents francs de rentes. »

Nous partîmes donc pour Milan. L’Empereur raconta à toute la Cour la manière dont je lui avais fait passer le Mont-Cenis, et voulut bien louer mon attachement à sa personne. Enfin, il paraissait me savoir un gré infini d’une chose qui n’était que naturelle, et que tout le monde, à ma place, et doué de ma force, aurait faite. Il n’est pas de compliments que je n’aie reçus des grands personnages qui l’entouraient.

M. F*, alors son contrôleur, me dit : « L’Empereur paraît tellement satisfait, que je ne doute pas que vous n’ayez la croix, — Si on me la donne, je la recevrai avec plaisir, lui dis-je, mais jamais je ne la demanderai. »

D’ailleurs, je me trouvais récompensé au-delà de la peine que j’avais eue, par le plaisir que j’éprouvais, et je n’aurais pas voulu donner mon voyage, pour bien de l’argent.

Nous partîmes pour Venise, où nous restâmes quelques jours. Nous revînmes à Milan.

En chemin faisant, une estafette rejoignait l’Empereur et approcha de sa voiture pour lui remettre les dépêches de Paris. Un moment après, il baisse la glace de sa voiture, et me remit une lettre de ma femme. Elle était décachetée : « Tiens, Roustam, voilà une lettre de ta femme ! » Je souris de même, en la prenant. Il me dit : « Elle demande des chaînes de Venise. »

Lorsque nous arrivâmes à Milan, en descendant de voiture, l’Empereur me dit : « Si tu ne portes pas de chaînes de Venise, tu seras mal reçu ! — Sire, lui ai-je répondu, j’en achèterai ici. » Le Vice-Roi me dit : « Roustam, c’est moi qui veux te les donner. » Effectivement, le lendemain, Son Altesse me fit demander et me remit un paquet de chaînes de Venise pour ma femme.

Je recevais toutes les lettres de ma femme par l’estafette. M. de Lavalette[7] avait eu la bonté de m’accorder cette faveur, et l’Empereur n’a jamais paru le désapprouver.

Cette idée de décacheter, parfois, mes lettres, du moins quand les dépêches lui parvenaient en route, m’a bien servi dans une certaine circonstance.

Un colonel de ma connaissance, qui avait été disgracié à tort, m’avait prié de remettre plusieurs pétitions a l’Empereur, étant à Paris. Sa Majesté m’avait toujours promis, mais légèrement : je présume qu’Elle attendait les renseignements du ministre de la Guerre, lorsqu’en Espagne il m’écrivit, dans la lettre de ma femme, et me parla de son affaire. Il me dit que l’issue lui en paraissait longue, qu’il me priait d’en parler à l’Empereur et de prendre un moment de bonne humeur, afin de ne pas la faire rejeter, enfin de ces instants où l’Empereur chantait.

Sa Majesté reçut son estafette dans la nuit, étant au château, près Madrid. Il me dit. « Roustam, fais descendre Méneval[8]. » Lorsqu’il fut arrivé, je me retirai dans le salon où je couchais et, en sortant de la chambre de l’Empereur, M. de Méneval me remit une lettre de ma femme, toute décachetée. Il me dit, le lendemain, à sa toilette : « Roustam, quel est le colonel dont il est question ? » Je lui rappelai, alors, que c’était le même dont je lui avais parlé, plusieurs fois, à Paris, et je le suppliai, de nouveau, de lui faire rendre justice, que j’en répondais et que ce serait un brave de plus. Il voulut bien me promettre de s’en occuper, en arrivant à Paris.

Effectivement, je n’eus la peine que de le rappeler une fois à son souvenir, et, peu de jours après, j’appris par le général Drouot, qui était chargé de ces sortes d’affaires, et à qui j’en avais causé, que le Conseil devait prononcer, le jour même, sur celle-ci.

L’Empereur me dit, le soir : « Tu dois être content ? Voilà ton ami réintégré ! » Je le savais par le général Drouot qui avait bien voulu me le dire, en sortant du Conseil.

Ce fut dans ce voyage où l’Empereur monta, un jour, en calèche pour aller rejoindre le corps d’armée du maréchal Ney.

Sa Majesté avait, dans sa voiture, le prince de Neuchâtel. Je me présentais pour monter devant la voiture, comme de coutume, lorsque l’Empereur me dit : « Roustam, donne ta place à Murat, et toi, monte à cheval. »

Nous avons marché toute la journée et arrivâmes, le soir, fort tard.


Un matin, à la Malmaison, l’Empereur faisait sa toilette, sa fenêtre donnait sur un petit canal, en face du château. Il y avait des cygnes. Sa Majesté me demanda sa carabine. Je la lui apportai. Il tira sur les cygnes. L’Impératrice était dans son boudoir, qui s’habillait. Elle entend le coup, elle accourt en chemise, et entortillée dans un grand schall. Elle saute après l’Empereur, en lui disant : « Bonaparte, ne tire pas après mes cygnes, je t’en prie ! » L’Empereur persistait, en lui disant : « Joséphine, laisse-moi donc. Cela m’amuse. » Alors elle me prend par le bras et me dit : « Roustam, ne donne pas la carabine. » L’Empereur me dit : « Donne-la moi. » L’Impératrice me voit dans l’embarras et me retire la carabine des mains, qu’elle emporte.

L’Empereur riait comme un fou.


Dans le même temps, l’Empereur fut à la chasse au Butard. Ensuite, il se promena dans le bois de Saint-Cucufa, où il y a un étant très profond. Sa Majesté désira se promener sur l’eau et me dit : « Va chercher le canot. » C’était la ville du Hâvre qui lui en avait fait présent. J’entre dans un petit bateau, le batelier me conduit au canot et, avant qu’il en fût assez près, je m’élançai. Le petit bateau chavira, et me voilà dans l’eau. J’allai au fond et je sentis la bourbe. Je donnai un coup de pied qui me fit revenir sur l’eau. L’Empereur me criait : « Roustam, sais-tu nager ? Non, lui disais-je. » Il dit, aussitôt, aux chasseurs qui l’accompagnaient : « Que ceux qui savent nager aillent vite au secours de Roustam ! » Mais, à force de me débattre, j’attrapai le grand bateau et j’y entrai. Je regagnai le bord. Je vis plusieurs chasseurs qui avaient mis l’habit bas, tout disposés à me retirer.

L’Empereur me dit : « Comment ne sais-tu pas nager ? Je veux que tu apprennes. Vas au château te rechanger. »

J’appris donc à nager et, pour mon coup d’essai, je perdis un très-beau bijou en diamant, que m’avait donné l’Impératrice.


À la Cour, on n’avait pas l’habitude d’intéresser le jeu. L’Empereur lui-même ne jouait jamais d’argent. Cependant, après la bataille d’Eylau, étant à Osterode, il jouait le vingt-et-un avec Murat, Berthier, Duroc, Bessières.

J’étais dans le salon à côté. J’entends appeler : « Roustam ! » à plusieurs reprises. J’entre, et l’Empereur prit une poignée d’or et me dit : « Tiens, voilà de mon gain ! » Il y avait six cents francs.

Le lendemain, il m’en donna autant, et, le surlendemain, sept cents francs. Il paraissait enchanté d’avoir gagné. Ce sont les seules fois où je l’aie vu intéresser le jeu, et, une autre fois, à Rambouillet, où il me donna quatre cents francs. Ce fut l’Impératrice qui eut la bonté de venir m’appeler, elle-même, dans la chambre de l’Empereur[9].


Nous étions à Fontainebleau. On parlait du départ de l’Empereur pour l’île d’Elbe. Sa Majesté était fort triste et parlait à peine.

Un jour, on me demande, ainsi qu’à plusieurs autres, et avec les formes d’un chargé d’affaires, si j’étais dans l’intention de suivre l’Empereur. Je ne crus pas devoir répondre à la personne autre chose, si ce n’est que j’en causerais avec l’Empereur. J’avais une condition à y mettre.

On ajouta qu’à l’île d’Elbe, Sa Majesté n’aurait pas besoin de moi comme Mamelouck, qu’alors je ferais le service de l’antichambre. Je répliquai que je ferais le service comme par le passé et que, de même, je n’y reconnaîtrais de maître que l’Empereur, et que je n’y recevrais d’ordres que du Grand Maréchal. Enfin, la discussion devint vive, lorsqu’un grand personnage de la Cour vint s’en mêler, en me disant que j’étais un homme à lui, et que je ne pouvais pas faire autrement. Je lui répondis que je n’étais à personne qu’à moi-même ; que mon attachement à l’Empereur était tout en engagement auprès de Sa Majesté ; que, d’ailleurs, tout ceci me regardait avec Elle, et que je n’avais de compte à rendre à personne sur mes intentions, dans cette circonstance. Jamais je ne fus plus vexé et plus humilié.

Lorsque M. le comte Bertrand me fit venir chez lui et me demanda, avec la bonté et la douceur qui le caractérisent, si je suivais l’Empereur, dans toute autre circonstance où j’aurais eu l’esprit plus libre et plus agité, je lui eusse ouvert mon cœur, mais la nouvelle scène que je venais d’avoir avec les autres m’en avait ôté toute la faculté, et je me contentai de répondre que, sans doute, j’en avais le désir, mais que j’en causerais avec l’Empereur.

J’avais écrit, la veille, à ma femme, et je lui disais que je partirais, peut-être, à l’île d’Elbe sans la voir, et que, dans ce cas, elle recevrait, à mon arrivée dans ce pays, quelque temps après, les instructions nécessaires pour arranger nos affaires et venir me retrouver avec ses enfants, mais que, cependant, je ferais ce qui dépendrait de moi pour aller lui faire mes adieux.

Je me hasardai donc à en demander la permission à l’Empereur, qui me l’accorda, et je partis, un matin. Mais sa tristesse m’ôta le courage de lui parler de moi, et il ne sut rien des désagréments que je venais d’éprouver.

J’arrivai à Paris. Ma femme me dit qu’elle venait de m’écrire et qu’elle m’approuvait beaucoup du parti que j’avais pris de suivre l’Empereur et qu’elle était toute disposée, quoiqu’il lui en coûtât beaucoup de quitter son père et sa mère, à me rejoindre dès que je la demanderais. C’était aussi le contenu de sa lettre, mais elle me conseilla, lorsque je serais de retour à Fontainebleau, de parler avec franchise à l’Empereur. Elle sentait que mon caractère ne supporterait pas davantage d’être commandé par ceux qui s’y disposaient, et que je ne consentirais pas à me laisser humilier par eux. Enfin je lui dis que je ne me sentais pas le courage d’entretenir l’Empereur de ce qui me regardait, que je voulais risquer le voyage de l’île d’Elbe et que, si je m’y trouvais malheureux, je m’arrangerais avec un négociant de ce pays pour m’amener en Italie ; que, de là, je rentrerais en France. Elle combattit mon projet, en me disant qu’ensuite on ne me laisserait pas rentrer.

J’ai toujours eu des intentions si pures, que je ne pouvais pas comprendre qu’on pût me refuser d’habiter le lieu où je me serais présenté.

Enfin, je passai deux jours dans ma famille ; j’y fis mes petites dispositions d’intérêts, et je fis faire une procuration par maître Fouché, mon notaire. Elle portait que j’autorisais ma femme à gérer mes affaires, pendant mon séjour à l’île d’Elbe. Ensuite je partis pour Fontainebleau.

J’arrivai le soir, au grand étonnement de tout le monde, de l’Empereur même à qui on n’avait pas négligé de faire croire que j’étais parti pour ne plus revenir.

Sa Majesté me dit : « Te voilà ? » et ne m’en dit pas davantage.

Je réclamai la lettre de ma femme : personne ne l’avait vue. Mais, ne comptant plus sur mon retour, un de mes camarades me dit qu’on l’avait décachetée et portée au Grand Maréchal. Elle n’était pas, cependant, contre moi, comme je l’ai déjà dit : c’était une réponse à celle où je lui disais que j’avais l’intention d’aller à l’île d’Elbe.

Le bruit courait, au château, que l’Empereur avait voulu se détruire avec du charbon. Je fus attiré et ne dormis pas de la nuit. Comme j’étais frappé de cette idée de destruction, tout me portait ombrage, et j’observais toujours, avec inquiétude, la mine de l’Empereur, lorsque, le matin du lendemain de mon arrivée, il me demanda ses pistolets. Comme j’étais chargé de ses armes, en toute autre circonstance, j’eusse pensé que c’était pour son agrément, mais dans celle-ci, je jugeai à propos de ne pas les lui donner. Je n’osai pas le refuser ouvertement, mais j’alléguai des raisons, et j’allai trouver le prince de Neuchâtel, lui parler de mes craintes, et le prier de m’autoriser à refuser ses pistolets, dans le cas de récidive. Il me dit : « Cela ne me regarde pas », et m’abandonna à moi-même.

Un ami, que j’avais à Fontainebleau et à qui je me gardai bien de parler de tout ceci, me dit que le bruit se répandait que l’Empereur avait voulu se détruire. Je lui dis que je n’en avais pas de connaissance : « Savez-vous, me dit-il, mon cher Roustam, que c’est ce qui pourrait vous arriver de plus fâcheux ? Surtout, si le malheureux événement arrivait la nuit, on n’ôterait pas de la tête du public que vous avez été gagné par les Puissances étrangères, pour commettre ce meurtre. »

Alors je ne tins plus à cette horrible perspective, je perdis la tête et je résolus de fuir. J’écrivis à l’Empereur : je lui disais que j’étais forcé de m’éloigner et que, quand il le jugerait à propos, il me rappellerait.

Je chargeai quelqu’un de lui remettre ma lettre, mais on ne la remit pas[10]. Le style en était peut-être bien ridicule, vu le peu de facilité avec laquelle j’écris le français, et avec la tête désorganisée. Il fallait, sans doute, beaucoup d’indulgence, mais l’Empereur l’aurait interprétée, quelle qu’elle soit.

Je partis de Fontainebleau à une heure. J’arrivai à Paris le soir, au grand étonnement de ma famille. Je restai dans l’attente. Ma femme me dit : « Il faut espérer qu’il n’arrivera point d’événements à l’Empereur ; tiens-toi prêt, dans le cas où Sa Majesté te ferait demander. »

Ce fut à cette époque où il vint deux envoyés de M. le comte d’Artois me demander des renseignements sur les diamants que l’Empereur m’avait envoyé chercher chez M. de la Bouillerie[11].

Comme je n’avais que la vérité à dire, je ne fus pas bien embarrassé, et je répondis à ces messieurs que l’Empereur m’avait effectivement donné ordre d’aller chercher ses diamants ; que je m’étais présenté chez M. de la Bouillerie, muni d’un reçu de l’Empereur ; qu’alors, il me les avait remis et que je les avais apportés à Sa Majesté, dans son cabinet ; qu’il m’avait dit de les poser là et que je n’avais point connaissance de ce qu’il en avait fait.

Enfin, quelques jours s’écoulèrent, et j’appris que l’Empereur était parti de Fontainebleau.

Je pressentis, alors, qu’on n’avait point donné connaissance de ma lettre à Sa Majesté. On me nomma les personnes qui l’avaient accompagnée, et de la part desquelles je n’aurais craint aucun désagrément. Toutes étaient à mon gré. Alors, je résolus d’aller rejoindre l’Empereur à l’embarquement, et ma femme alla, de suite, à la poste aux chevaux, faubourg Saint-Germain, pour se procurer une chaise de poste. Elle rencontra un monsieur de notre connaissance, qui était dans la cour, et il lui dit : « Vous ne parviendrez pas à avoir des chevaux, car on vient de m’en refuser pour aller chercher mon beau-frère, à Fontainebleau. »

Elle ne se décourage pas, et entre au bureau où elle prie et supplie. On lui dit : « Madame, il n’y en a même pas assez pour le service des Souverains. » Elle revint désolée ; moi j’étais au désespoir. Il fallut se résigner et, depuis, j’ai été fondé à croire que, dans le cas où j’aurais eu des chevaux, on ne m’aurait pas donné un passe-port.

Je ne tardai pas à être inquiété. Un chef de la police, que je connaissais, m’engagea à quitter Paris avant l’entrée du Roi, en me disant que ce serait le parti le plus sage ; qu’il fallait mieux s’éloigner et aller passer quelque temps à la campagne, que d’attendre qu’on me renvoyât et qu’on m’exilât.

Tout ceci était nouveau pour moi, je ne pouvais pas concevoir qu’on pût me regarder comme un être dangereux. Mais, enfin, il m’assura qu’on me voyait, à Paris, avec inquiétude et je ne me rendis à ces raisons qu’à la sollicitation de ma famille qui me chérissait, et à qui l’idée de me voir tourmenter causait le plus grand chagrin.

Je sortis donc de Paris avant l’entrée du Roi, et j’allai me réfugier à Dreux, où je passai quatre mois. Ma famille sollicita, deux mois après, le ministre de la police, pour qu’il m’accordai la permission de rentrer, ou, du moins, pour que ma rentrée à Paris eût son agrément. Et, deux mois après, il y consentit.


Quelques jours avant l’accouchement de l’Impératrice, l’Empereur me sonnait plusieurs fois, la nuit, et m’envoyait savoir des nouvelles de Sa Majesté. Je me rendais auprès des femmes qui l’entouraient et je rendais compte à l’Empereur des nouvelles qu’elles me donnaient. Mais, la nuit qui précéda le jour de son accouchement, l’Empereur passa la nuit auprès d’elle, la promenant dans sa chambre par le bras. Elle ressentait de légères douleurs.

Sur les six heures, elles se calmèrent et elle s’endormit. L’Empereur remonta chez lui et me dit : « Roustam, mon bain est-il prêt ? — Oui, Sire, lui répondis-je. » Il s’y mit aussitôt et se fit servir son déjeuner, lorsqu’une demi-heure après, M. Dubois[12] se fit annoncer : « Vous voilà, Dubois ! lui dit l’Empereur. Qu’y a-t-il de nouveau ? Sera-ce pour aujourd’hui ? — Oui, Sire, ce ne sera pas long, mais je désirerais que Votre Majesté ne descendit pas. — Mais pourquoi cela, Dubois ? — Parce que la présence de Votre Majesté me gênerait. — Mais, pas du tout ! Il faut que vous accouchiez l’Impératrice comme si vous accouchiez une paysanne et ne pas vous inquiéter de moi. — Mais, Sire, je préviens Votre Majesté que l’enfant se présente mal. » Alors l’Empereur lui demanda des explications là-dessus : « Eh ! comment allez-vous faire ? — Mais, Sire, je serai obligé de me servir de ferrements. — Ah ! mon Dieu ! dit l’Empereur effrayé, est-ce qu’il y aurait du danger ? — Mais, Sire, il faut ménager l’un ou l’autre. — Eh bien, Dubois, ménagez d’abord la mère. Et descendez de suite, je vous suis. »

M. Dubois descendit par le petit escalier dérobé qui donnait dans la chambre de l’Impératrice.

L’Empereur sortit du bain précipitamment : à deux, nous lui passâmes ses vêtements. Il courut, de suite, à l’appartement de l’Impératrice, et je l’y suivis, impatient aussi de voir ce qui s’y passait.

Il entra dans la chambre de Sa Majesté. Tous les grands officiers de la Couronne y étaient déjà rendus et se répandaient jusque dans le grand salon, dont les portes étaient ouvertes. Cela ressemblait à un jour de fête. Moi, j’étais dans le boudoir qui donnait dans ce salon et dont la porte était ouverte aussi.

Enfin, l’enfant vint au monde et l’Empereur dit à madame de Montesquiou[13] qui le recevait : « Madame de Montesquiou, qui est-ce que c’est ? — Sire, vous le saurez tout à l’heure. » Et l’Empereur le prit dans ses bras avant que d’être arrangé, et le montra à tout le monde.

L’Empereur sortit dans le salon et dit : « Messieurs, dites qu’on tire deux cents coups de canon. »


L’Empereur aimait beaucoup les enfants ; il me demandait souvent des nouvelles de mon fils. Un jour, je le fis descendre avec moi dans la chambre de l’Empereur. Sa Majesté s’y trouvait. Elle lui dit aussitôt : « Eh bien, le voilà, bon sujet ! » Il avait, à cette époque, quatre ans, il tutoyait tout le monde, et pas plus de timidité qu’on n’en a ordinairement à son âge. L’Empereur le fit placer dans l’embrasure de la fenêtre, et l’enfant se mit, aussitôt, à toucher à ses ordres et à le questionner sur cela.

L’Empereur lui dit : « On ne donne ces choses-là qu’à ceux qui sont sages. Es-tu sage, toi ? » Il ouvre aussitôt de grands yeux et lui dit : « Regarde dans mes yeux, plutôt. — J’y vois qu’Achille, est un fier polisson ! »

Choqué malgré moi de ce qu’il tutoyait, je cherchai à lui faire signe, mais l’Empereur, s’en apercevant, lui fit me retourner le dos et l’enfant continua son babil mieux que jamais. L’Empereur lui dit : « Sais-tu prier Dieu ? — Oui, lui dit-il, je le prie tous les jours. » L’Empereur lui dit : « Comment te nommes-tu ? — Je m’appelle Achille Roustam. Et toi ? » Je m’approchai et je lui dis : « C’est l’Empereur ! — Tiens ! c’est toi qui cours la chasse avec papa ? »

Sa Majesté me dit : « Est-ce qu’il ne me connaît pas ? — Sire, il a vu plus souvent Votre Majesté en habit de chasse ; c’est pourquoi il la reconnaît moins, dans celui-ci. »

L’Empereur lui tira les oreilles, lui frotta la tête. L’enfant était enchanté et il semblait qu’il eût toujours beaucoup de choses à lui dire ; mais Sa Majesté lui dit : « Il faut que j’aille déjeuner. Tu viendras me revoir. »


Je couchais dans l’appartement de l’Empereur, dans le salon le plus voisin de sa chambre à coucher. On me dressait, tous les soirs, un lit de sangle. Dans le temps des conspirations, je m’étais imaginé de mettre mon lit en travers de sa porte.

Une nuit, l’Empereur, au lieu de me sonner, vint dans ma chambre et, en ouvrant la porte, se trouva arrêté par mon lit, et se mit à rire beaucoup de ma précaution. Le lendemain, il la raconta à tout le monde et dit : « Si l’on parvient à moi, ce ne sera pas de la faute à Roustam, car il s’est imaginé de barrer ma porte avec son lit ! »

Mais, je le répète, ce n’était que dans les temps des conspirations. Ordinairement, je couchais au milieu du salon, lorsque le Grand Maréchal trouva plus convenable d’y faire une armoire contenant mon lit, qui se tirait en ouvrant les deux battants.

Ce fut à Saint-Cloud qu’elle fut construite et, dans un voyage que nous fîmes, le Grand Maréchal me montra cette nouvelle invention, en m’observant que ce serait plus propre et plus commode. Je me rendis à ces raisons et me couchai dans mon nouveau lit.

Le hasard voulut encore que l’Empereur vint me chercher. Ne voyant point de lit, après avoir fait le tour du salon, il vint à mon armoire. Suffoqué de colère, il me réveilla très-vivement. Je ne savais plus où j’étais, et la première pensée fut qu’un malfaiteur avait pénétré jusqu’à lui, et j’allais sauter en bas du lit pour le saisir, lorsque je reconnus l’Empereur qui m’accabla de reproches, disant : « Est-ce ainsi que tu me gardes ? On m’abandonne ! » Je le suivis dans sa chambre en cherchant à m’expliquer, mais il ne voulut pas m’entendre.

Ce ne fut que le lendemain, lorsqu’en me parlant de cet événement, il se mit à rire en disant qu’il m’avait fait une belle peur : « Il est vrai, Sire, j’en tremble, lorsque j’y pense encore. Je croyais qu’un malfaiteur s’était introduit dans la chambre de Votre Majesté ou qu’il voulait y pénétrer, et j’ai été au moment de vous saisir pour vous défendre. »

Il raconta cette catastrophe à l’Impératrice Joséphine, qui parut me plaindre, en disant : « Ce pauvre Roustam ! Il est si attaché, et, depuis hier, tu lui as causé bien du chagrin ! » Elle avait une si grande tendresse pour l’Empereur qu’elle affectionnait tous ceux qui lui portaient un véritable attachement. Elle en devenait la protectrice. Elle redressait souvent les injustices et adoucissait l’Empereur dont le caractère était assez violent. Je lui dois de n’avoir pas été parfois éloigné de l’Empereur.

Cependant, on est parvenu à m’empêcher de monter à la parade : je n’étais là d’aucune utilité, il est vrai. Ce n’était, pour ainsi dire, qu’un service d’honneur, mais enfin, depuis tant d’années je l’accompagnais partout et je tenais à ce qu’on n’empiétât pas sur mes droits, de manière que je me plaignis à l’Empereur de ce qu’on ne voulait pas que je montasse à la parade. Il me dit : « Ne les écoute pas et montes-y toujours. » Il donna l’ordre très-impérativement et on ne lutta pas. À quelque temps de là, on me dit qu’il y avait plusieurs chevaux malades, et, ensuite, on me donna à entendre que j’employais inutilement des chevaux. Je dus céder, ne voulant pas importuner l’Empereur par de nouvelles plaintes ; d’ailleurs je me flattais qu’il se plaindrait de mon absence, mais il ferma les yeux là-dessus, et ne m’en parla pas.


On fit les mêmes tentatives au couronnement, mais vainement.

L’Empereur avait commandé deux beaux habits, qui furent exécutés par deux brodeurs différents, et tous deux plus brillants l’un que l’autre. Un soir, il me fit appeler au salon, au milieu de plusieurs grands personnages et me donna un poignard enrichi de brillants. Tout m’annonçait que je devais être du cortège et j’étais loin de penser qu’on cherchât à s’y opposer. J’étais donc dans une parfaite sécurité, lorsqu’un jour j’allai m’informer à M. de Caulaincourt du cheval qu’il me destinait. Il me dit affirmativement que je ne montais pas ; que, d’ailleurs, j’aille m’en informer au Grand Maître des Cérémonies[14], qui me répondit qu’il n’y avait pas de place et que je m’adresse à l’Empereur ; c’était Sa Majesté qui avait désigné les places.

Je choisis l’heure du dîner pour demander à l’Empereur la permission d’être du cortège. Il me répondit que, sans doute, c’était son intention, et qu’il m’autorisait à aller auprès du Grand Écuyer lui demander un beau cheval, mais il persista à me dire qu’il ne pouvait m’assigner une place. Enfin, je pris le parti d’implorer l’appui de l’Impératrice, craignant de fatiguer l’Empereur. Elle a eu la bonté de me dire qu’elle en parlerait à Sa Majesté et que je me trouve au salon en sortant du dîner. Au moment où l’Empereur prenait son café, je m’y rendis. En m’apercevant, il me dit : « Eh bien ? que veux-tu ? » L’Impératrice prit la parole et lui dit : « Ce pauvre Roustam a bien du chagrin ; on veut l’empêcher de te suivre à Notre-Dame ; lui qui a partagé tes dangers, il est bien juste qu’on lui donne cette récompense ! »

L’Empereur me dit : « As-tu un beau costume ? »

Je lui observai que j’en avais même deux. Il me dit : « Va t’habiller, que je te voie ! » Je me rendis, l’instant d’après, à ses ordres, et brillant comme un soleil. Il trouva, ainsi que l’Impératrice, mon costume superbe et fit appeler M. de Caulaincourt, à qui il donna l’ordre de me donner un cheval et, sur l’objection qu’il lui fit qu’on ne pouvait me désigner une place, parce que, dans les anciens cortèges, il n’y avait point de Mameloucks, l’Empereur lui répondit : «  Il sera partout. » Et j’eus le bonheur, le lendemain, d’accompagner l’Empereur, plus satisfait encore en raison des obstacles qu’on avait élevés.


C’est un garçon de garde-robe qui, pendant trois jours, portait, pour les briser, les souliers et les bottes de l’Empereur. Il s’appelle Joseph.

L’Empereur était à Paris (1811). Le cordonnier s’appelait Jacques. L’Empereur était à sa toilette. Son valet de chambre, son médecin étaient là : « Voyez, Monsieur, prenez ma mesure. — Oui, Monsieur, vous serez content. — Combien me faites-vous payer ces souliers ? — Douze francs, Monsieur, cela n’est pas cher ! — Comment, pas cher ? Très-chers, des petits souliers ! — Aux autres pratiques treize francs, mais pour conserver votre pratique, douze francs. »

Le cordonnier sort, et l’Empereur dit : « Comment s’appelle ce gaillard-là ? C’est un vrai Français. » Les souliers n’allant pas mieux, on eut recours à un garçon de garde-robe qui les brisait.


Smorgoni[15], ville polonaise en réputation pour apprivoiser les ours, dans la retraite de Russie.

Sa Majesté arriva dans cette ville, appuyé sur un grand bâton. Il faisait un froid épouvantable : les chemins étaient tellement couverts de neige et de glace, qu’on ne pouvait pas se servir de voitures.

Une heure après son arrivée, il me dit : « Roustam, dispose tout dans ma voiture. Nous allons partir. Tu demanderas à Méneval de l’argent autant comme il pourra t’en donner. » M. Méneval me donna 60,000 francs en or, que je plaçai dans le nécessaire de Sa Majesté[16]. Je partageai la somme en trois : un tiers dans un compartiment, un autre tiers dans une chocolatière en vermeil, et le reste en rouleaux dans le double fond. Je fermai le nécessaire, dont je gardai la clef, et je le mis dans la voiture. Durant le voyage, ce fut le Grand Écuyer qui paya la dépense des chevaux. Je mis aussi quelques provisions dans la voiture, mais elles ne nous servirent pas, tout était gelé et les flacons brisés.

Lors de notre départ, tout le monde parut inquiet et me demanda ce que venait de me dire l’Empereur.

Enfin, nous partîmes à neuf heures du soir, escortés de trois escadrons de la Garde[17].

L’Empereur avait, dans sa voiture, le Grand Écuyer. Le maréchal Duroc était dans un traîneau, avec Lobau. Moi, devant la voiture avec Wonsowitch, officier polonais, qui servait d’interprète à l’Empereur. Nous arrivâmes fort tard au premier relais[18]. Un tiers de l’escorte était restée en arrière. Je descendis pour un besoin, j’aperçus une lumière dans une cabane, tout près de moi. J’entre pour allumer ma pipe, je vois quelques personnes couchées sur la paille, je reconnais un officier de la gendarmerie de la Garde, qui parut tout étonné de me voir, et me dit : « Par quel hasard ? » Je lui dis que l’Empereur était là : « Quel bonheur, me dit-il, qu’il ne soit pas arrivé plus tôt ! Il y a une heure, que les Cosaques étaient ici. Ils ont fait un hourra sur le village. » Je remontai et nous voilà en route, suivis seulement de quelques Polonais, des débris des trois escadrons. Les chevaux tombaient et, par conséquent, les cavaliers avaient été démontés, et au second relais nous n’en avions plus.

Nous gagnâmes Vilna. L’Empereur en traversa les faubourgs. Il y avait une maison à un quart de lieue de cette ville[19], sur la route de France.

L’Empereur s’y arrêta et demanda le duc de Bassano, qui se trouvait en ville. Il arriva un instant après et resta une grande heure avec l’Empereur, qui mangea un morceau, car on n’avait fait aucun usage des provisions qui étaient dans la voiture. M. Maret fit venir six de ses chevaux et son postillon pour conduire Sa Majesté. Nous arrivâmes à Kovno, au point du jour, dans un hôtel tenu par un Français. On fit un grand feu et un bon déjeuner pour l’Empereur. Nous commencions à respirer, mais nous repartîmes bientôt. Le premier endroit où nous nous arrêtâmes fut un petit bourg où l’Empereur déjeuna et fit sa toilette. Je m’étais précautionné de trois rechanges. Je laissai donc le linge sale à l’auberge et le donnai, ne voulant pas m’en charger, à la maîtresse d’hôtel de l’auberge. Aussitôt, tout le monde s’en partagea les morceaux.

Sa Majesté me dit de donner de l’argent à Caulaincourt, et j’allai chercher la chocolatière. Je lui demandai combien il voulait. L’Empereur la prit alors et en versa le contenu dans le chapeau du Grand Écuyer, que je priai de prendre connaissance de la somme. Celui-ci la versa sur une table et la compta.

Nous quittâmes les voitures, que nous laissâmes dans cet endroit, et nous primes des traîneaux.

L’Empereur monta dans un traîneau couvert, avec le Grand Écuyer, le maréchal Duroc dans un autre avec l’officier polonais, et moi dans un troisième avec le général Lefebvre-Desnouettes. Celui de l’Empereur allait beaucoup plus vite, et nous restâmes en arrière d’une demi-journée. Mais l’Empereur, à son arrivée, fit écrire, par le Grand Écuyer au Grand Maréchal, pour que, dès la réception de sa lettre, il fit le nécessaire pour faire rejoindre Roustam le plus tôt possible, ainsi que Wonsowitch.

Le Grand Maréchal nous fit alors donner un traîneau plus léger, mais nous ne pûmes quand même arriver que le lendemain à Varsovie, où nous retrouvâmes Sa Majesté. L’Empereur y déjeuna et reçut les autorités, entre autres l’archevêque de Malines.

Nous partîmes, toujours en traîneau, pour Posen. Nous y descendîmes dans un hôtel où l’Empereur reçut de nouveau les autorités.

M’apercevant, le maire me dit : « M. Roustam, vous avez la figure gelée ! » Je ne m’en étais pas aperçu. De suite, il envoya chercher un flacon de liqueur qu’il me donna, me conseillant de m’en frotter deux ou trois fois par jour, et d’éviter surtout de m’approcher du feu. J’étais effrayé et en fis usage de suite. Ma peau devint jaune comme du safran, quoique l’eau fût très-claire. Quand je parus devant l’Empereur, Sa Majesté s’écria ; « Qu’as-tu donc, Roustam ? Quelle horreur ! » Je lui dis alors que j’avais eu le visage gelé. Il me recommanda également de ne pas approcher du feu, ajoutant que le nez me tomberait.

L’Empereur fit sa toilette et reçut le roi de Saxe, qui lui fit observer qu’il voyagerait plus confortablement dans ses voitures, mais l’Empereur lui répondit que le traîneau lui permettait de voyager beaucoup plus vite. Le roi ajouta : « Ce pauvre Roustam a la figure toute abîmée ! »

Quelques heures après, nous vîmes arriver tous ceux qui étaient restés en arrière, c’est-à-dire le Grand Maréchal, Lefebvre-Desnouettes, l’officier polonais, etc.

Nous partîmes pour Erfürt en passant par Dresde où M. de Saint-Aignan[20] était ambassadeur. L’Empereur lui fit dire de lui envoyer sa voilure à Erfürt, où l’Empereur s’arrêta, fit sa toilette et dîna.

Ensuite, M. de Saint-Aignan vint l’y rejoindre avec sa voiture. L’Empereur y monta avec le Grand Écuyer, et nous partîmes pour Paris.

À Mayence, nous rencontrâmes M. de Montesquiou, officier d’ordonnance de Sa Majesté. L’Empereur lui dit : « Vous voilà, Monstesquiou ! Vous ne vous êtes guère dépêché ! — Pardon, Sire, mais, par ce froid et le manque de chevaux… — Allons, il n’y a pas de mal à cela, nous voyagerons ensemble. »

À notre arrivée à Meaux, la voiture de Sa Majesté cassa. On prit donc le cabriolet du maître de poste, dans lequel l’Empereur monta avec M. de Caulaincourt, et me recommandant de monter dans une autre voiture, avec tous ses papiers.

Arrivés devant la grille des Tuileries, le factionnaire s’opposa à notre entrée et l’Empereur lui dit : « Comment, coquin, tu ne veux pas me laisser rentrer chez moi ? » Il lui tira les oreilles. Enfin, il finit par le reconnaître[21].

Le soir, je déshabillai Sa Majesté. Aucun de ses valets de chambre n’était arrivé ; il me dit alors : « Repose-toi quelques jours, Roustam, et dis à ton beau-père de venir près de moi. »

Le lendemain, en faisant sa toilette, Sa Majesté lui dit : « Roustam doit-être bien fatigué ; il faut qu’il ait une santé de fer ! » Deux jours après, je repris mon service et je descendis, le matin, à sa toilette. Corvisart était présent : mon nez était devenu noir comme du charbon.

L’Empereur dit à M. Corvisart de me visiter le nez et lui demanda s’il n’y avait pas de danger. Après un sérieux examen, Corvisait s’écria : « Non, Sire, puis d’ailleurs, s’il tombe, nous le rattacherons ! »



  1. Après Wagram (Note du ms.).
  2. Il finirait par y trouver une mine. (Note du ms.)
  3. Il s’agit évidemment du général Guyot ; mais l’anecdote est en contradiction avec ses états de services qui sont des plus brillants. Claude-Étienne Guyot (1768-1837) fut créé comte en 1813.
  4. Bizouard, caissier de recettes à la Banque de France.
  5. Le docteur Lanefranque devint médecin par quartier de l’Empereur.
  6. À partir de cet endroit, l’écriture n’est plus de la main de Roustam.
  7. On sait que le comte de Lavalette était directeur général des postes depuis 1802.
  8. Claude-François, baron de Méneval (1778-1850), secrétaire de l’Empereur.
  9. Il était intéressé et trichait : enfin, on disait de lui : « Il jouerait des haricots qu’il tricherait encore ! » (Note du ms.).
  10. Voilà ce que j’ai su depuis (Note du ms.).
  11. Le baron de la Bouillerie, trésorier général de la Couronne.
  12. Le baron Dubois, chirurgien-accoucheur de l’Impératrice.
  13. La comtesse de Montesquiou, gouvernante des Enfants de France.
  14. Le Grand Maître des Cérémonies était le comte Louis-Philippe de Ségur (1753-1830), auteur des célèbres Mémoires, sénateur en 1813.
  15. Deux journées avant Smorgoni-Molodestchno. Adieux de l’Empereur à l’armée. — C’est là que fut rédigé secrètement le 29e et dernier bulletin de la Grande-Armée (Notes du ms.).
  16. M. Frédéric Masson nous communique une rectification de ce passage, d’après le Livret de la petite cassette, tenu par Meneval :

    « 5 décembre, à Smorgoni, à Constant, pour le nécessaire de Sa Majesté, 14.000. »

    Donc, c’est à Constant, et non à Houstam, que l’argent fut remis. Il n’y a pas eu de confusion de noms, car, en suite de la note de Meneval, se trouve l’arrêté de compte authentique, de la main de l’Empereur, daté du 5 décembre et paraphé avec soin.

  17. Des Polonais et ensuite des Napolitains de la Garde Royale (Note du ms.).
  18. À Compranoï, d’autres disent Osmiana (Note du ms.)
  19. Miedniki. Il envoie Maret au-devant de Murat pour lui dire que Vilna était approvisionné. Ici s’arrête la relation de Ségur concernant Napoléon, qu’il fait arriver à Paris sans transition (Note du ms.).
  20. Le baron de Saint-Aignan, écuyer de l’Empereur, ministre plénipotentiaire près les Maisons ducales de Saxe.
  21. Il arriva soudainement à Paris le 19 décembre, deux jours après la publication, à Paris, de son vingt-neuvième bulletin (Note du ms.)