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Souvenirs (Roustam)/Chapitre III

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Texte établi par Paul CottinLibrairie Paul Ollendorff (p. 105-159).
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iii


Le manque d’appointements m’oblige à vendre un châle de cachemire. — Colère de l’Empereur à cette nouvelle : il me fait donner un traitement, puis le brevet de porte-arquebuse. — Berthier refuse de me rendre mon sabre ; l’Empereur me donne un des siens. — Il m’invite à envoyer mon portrait à ma mère, et promet de la faire venir à Paris. — Mes campagnes. — L’Empereur consent à mon mariage. — Campagne d’Austerlitz. — Mariage du Vice-Roi d’Italie. — L’Empereur signe à mon contrat et paye les frais de ma noce. — Son couronnement à Milan. — Je réclame l’arriéré de ma solde de Mamelouck et obtiens mon congé de ce corps. — Un cadeau de l’Empereur. — Danger par lui couru à Iéna. — J’apprends à Pultusk que je suis père. — Eylau. — M. de Tournon. — L’Empereur et le maréchal Ney. — Friedland. — Entrevue de Tilsitt. — La reine de Prusse et sa coiffure « à la Roustam ». — Ma présentation au tsar Alexandre. — Fêtes de Tilsitt. — Dresde. — Mon retour à Paris dans la voiture de l’Empereur. — Surprise agréable que ma femme me ménageait.

Depuis trois années que j’étais chez l’Empereur, je n’avais pas été payé. Je n’avais aucun traitement. Je ne demandais rien et on ne me donnait rien non plus. L’Empereur ne savait rien de tout cela. Je n’avais pas même un peu d’argent pour acheter du tabac. J’avais un châle de cachemire. J’ai préféré le vendre que de demander de l’argent à l’Empereur. Cependant, toutes mes connaissances me disaient : « On croit, dans le monde, que l’Empereur vous donne beaucoup d’argent. Il faut en demander ! » Mais j’ai beaucoup connu M. Venard[1], qui était mon protecteur et mon ami, qui me prit en amitié depuis mon arrivée d’Égypte. Il n’a jamais voulu que je demande de l’argent à l’Empereur, en me disant : « Laissez-le faire, l’Empereur vous laissera jamais manquer de rien ; il faut rester comme vous êtes. » Enfin je suivis toujours ses bons conseils, et je m’en suis trouvé toujours bien.

Avec tout ça, je n’avais pas d’argent pour faire quelque petite dépense que j’avais besoin. J’ai donné mon châle à un homme qui venait quelquefois me voir, pour vendre quinze louis, mais le cochon m’a apporté dix louis, en me disant qu’il me remettra cinq autres dans trois jours. Les trois jours passent, un mois passe, pas de réponse ! Je me suis présenté un jour chez lui. Il était déménagé, mais le portier me donna son adresse, qui était à côté du passage Feydeau. Je lui fais écrire plusieurs lettres. Je n’ai jamais eu aucune réponse. Un beau jour, j’ai été moi-même chez lui, que j’ai trouvé. Il me fait très-mauvaise mine, en me disant : « Je n’ai pas d’argent à vous payer : j’ai vendu votre châle quinze louis ; dix pour vous, cinq pour moi ! » Je le menace de le faire mettre en prison. Il me dit : « Je ne vous crains pas ! » Je lui dis : « C’est bon, adieu, nous nous reverrons ! »

Une personne m’a dit qu’il dînait tous les jours à la table d’hôte, à côté de la porte Saint-Martin, et j’avais bien l’adresse. Je me suis présenté, un jour, à deux heures après-midi, pour savoir s’il y était. La bourgeoise, dans son comptoir, me dit : « Vous demandez M. Antoine ?[2] Il est à table. » Je lui dis : « C’est bien, je vous remercie. » Et je me suis retourné au palais des Tuileries. J’ai fait demander l’officier de grenadiers qui était de service, et que je connaissais depuis Grand Caire. Je lui demande deux grenadiers, et les mène à la maison où était à dîner M. Antoine. J’ai dit à la servante : « Dites à M. Antoine qu’il descende. Il y a une personne qui désire lui parler. » Le voilà qui descend. Je le mis entre les mains des grenadiers, pour le faire mettre en prison, mais il a bien vu que j’avais agi sévèrement ; il me demande de le faire conduire chez lui, il me paiera tout de suite. Et je suis allé. Il m’a payé, comme nous étions convenus, et je donne douze francs aux grenadiers, pour boire la bouteille.

Un mois après, l’Empereur est venu à Paris[3] pour passer une grande parade et rester quelques jours à Paris. Comme je couchais toujours à sa porte, il me demanda un jour, à souper à minuit. J’avais son souper toujours à côté de moi ; je le servais dans son lit où il était couché avec l’Impératrice. L’Empereur me dit : « Roustam, es-tu riche ? As-tu de l’argent ? » Je lui dis : « Oui, Sire, tant que j’aurai le bonheur d’être toujours auprès de Votre Majesté, ça sera une grande fortune pour moi. » Il me dit : « Enfin, si je te demande de l’argent, pourras-tu m’en prêter ? » Je lui dis : « Sire, j’ai dans ma poche douze louis. Je vous donnerai tout. — Comment, pas plus que ça ! — Non, Sire. » Et il me dit : « Combien as-tu d’appointements ? — Rien, Sire. Je me plains pas ; je me trouve heureux. — Enfin, combien gagnes-tu avec moi ? » Je ne voulais pas encore lui dire la vérité. Il commença à être très-mécontent contre monsieur Fischer, qui était à la tête de sa Maison. Il me dit encore : « Dis-moi donc combien tu gagnes avec moi ? » Je lui dis : « Rien. J’ai rien demandé, et ils m’ont rien donné. — Comment ! Depuis deux années tu n’as pas d’argent ? » Je lui dis : « Je vous demande pardon, Sire. En revenant d’Égypte, j’avais un châle de cachemire ; je l’ai vendu pour avoir un peu d’argent, pour avoir du tabac et quelques petites dépenses que j’avais besoin de faire. »

Après ça, il se mit en colère tout-à-fait contre monsieur Fischer ; il me dit : « Va chercher Fischer ![4] » Comme je ne pouvais pas quitter la porte de l’Empereur, j’ai envoyé le chercher par un garçon de garde-robe. Quand Fischer m’aperçut, il me dit : « L’Empereur est-il de bonne humeur ? Pourquoi me fait-il demander à l’heure qu’il est ? » Je lui dis : « Je ne sais rien, mais ne craignez rien ; il est de bien bonne humeur. » Et j’annonce monsieur Fischer à l’Empereur, qui le reçut assez mal. Il l’a beaucoup grondé, en lui disant : « Pourquoi Roustam n’est-il pas sur les états de ma Maison ? Je suis entouré de Français qui me servent par intérêt. Voilà un homme qui m’est bien attaché. On ne lui donne pas d’appointements depuis deux années ! » Et il lui dit : « Sire, je ne voulais rien faire sans ordres. » L’Empereur lui dit : « Vous êtes un imbécile ; il fallait m’en prévenir ; j’ai autre chose à penser qu’à ça. Allez sur-le-champ le faire mettre sur les états de mes valets de chambre ! » Mais il n’a rien dit pour l’arriéré de deux années que j’avais rien reçu.

Après ça, on m’a payé 1,200 livres par an, comme tout le monde. Quelques années après, on m’a mis à 2,400 livres. On organisait la Maison de l’Empereur ; on avait pris des Pages. Le contrôleur Fischer me dit : « Roustam, vous ne servirez plus l’Empereur. » Je lui dis : « Pourquoi ça ? Je le sers depuis l’Égypte. Est-ce que l’Empereur est mécontent de moi ? » Il me dit : « Non, on fait comme autrefois : vous donnerez les assiettes propres aux Pages qui les donneront à l’Empereur eux-mêmes, et vous recevrez les sales des mains des Pages. » Je lui répondis : « Non, je ne servirai pas de cette manière-là. Si l’Empereur me dit pourquoi je ne sers pas, alors je lui dirai ma façon de penser. » Je n’ai pas servi depuis cette époque-là, et l’Empereur ne m’en a jamais parlé.

Le prince de Neufchâtel avait présenté à l’Empereur un état pour organiser la chasse à tir, mais il manquait un porte-arquebuse. Le prince propose un homme pour porte-arquebuse, mais l’Empereur n’a pas voulu, en disant au Prince : « Cette place appartient à Roustam. Il a appris son métier chez Boutet, et il chasse toujours avec moi ; même c’est un très honnête homme. Il faut avoir des égards. » Mais je ne savais rien de tout ça. J’ai su ça que quelques jours après.

Il y avait bien longtemps que le prince de Neuchâtel m’avait promis une permission de chasse pour Saint-Germain. Je l’attendais tous les jours pour faire une grande chasse au lapin : un jour, le chasseur du Prince m’apporta une très-grande lettre de la part du Prince. Je pensais que c’était ma permission de chasse. Point du tout, c’était mon brevet de porte-arquebuse[5], que le Prince m’envoyait, avec une lettre de lui très aimable. Cette place de porte-arquebuse montait à 2,400 livres par année. Après ça, je me suis présenté sur-le-champ chez l’Empereur, pour le remercier de toutes les bontés qu’il avait pour moi : « Je ferai mon possible pour mériter les bontés de votre Majesté. »

Il me dit : « Roustam, je t’ai donné un bon sabre en Égypte, je ne le vois pas. Pourquoi tu le portes pas ? » Je lui dis : « Sire, quand nous sommes arrivés à Fréjus, le prince Berthier m’a demandé que je lui prête mon sabre et m’a dit qu’il me le rendrait à mon arrivée à Paris. Mais il ne me l’a pas encore rendu. » Il me dit : « Je ne veux plus de ça. Va le lui demander, de ma part, aujourd’hui. » Et je me suis rendu chez le Prince, et je lui ai demandé mon sabre de la part de l’Empereur. » Il me dit : « Je n’ai pas de sabre à toi. Je ne sais pas ce que tu me demandes. » Et je retourne à la maison. Je dis à l’Empereur ce que m’a dit le Prince. L’Empereur m’envoie une seconde fois. Il me dit : « Berthier veut garder ton sabre. Je ne veux pas ça. Dis-lui bien de ma part qu’il te rende ton sabre. » Et je retourne encore, le même jour. Le Prince me dit : « Comprends-tu le français ? » Je lui dis : « Oui, monseigneur. » Il me dit : « Eh bien j’ai fait un troc avec l’Empereur ; je lui ai donné un de mes sabres pour le tien. » Je lui dis : « Oui, je comprends très-bien, à présent. »

Et je conte tout ça à l’Empereur. Il me dit : « Berthier est un vilain. Ça ne fait rien. Je vais te donner un de mes sabres. » Il fait demander, à monsieur Hébert, son valet de chambre, tous ses sabres, et il m’en a choisi un assez bon, la lame et le fourreau tout en damas. Je l’ai bien remercié, et je l’ai porté tous les jours.

Quelques jours après, nous avons été passer quelques jours à la Malmaison. Un jour, à son coucher, il me dit : « Roustam, as-tu vu le maréchal Bessières ? » Je lui dis : « Non, Sire, je ne l’ai pas vu aujourd’hui. » Et il me dit : « Je lui ai donné quelque chose pour toi. » Le lendemain, le maréchal Bessières m’a remis une inscription de 500 livres de rente en perpétuel, en me disant que c’était de la part de l’Empereur.

Quand nous sommes retournés à Saint-Cloud, l’Empereur était à se promener dans l’Orangerie. Il me dit : « Eh bien, Roustam, as-tu vu Bessières ? » Je lui dis : « Oui, Sire, je vous remercie, il m’a donné un billet de 500 livres de rente. » Il me dit : « Tu ne sais pas les compter. C’est bien plus que ça. » Je dis : « Je vous demande pardon, Sire, je sais bien compter, il n’y a pas plus que 500 livres de rente. » Il me dit : « Ce n’est pas vrai. Va chercher ton billet, que je voie. » Le billet était dans ma chambre. J’ai été le chercher. Il a pris la lecture. Après ça, il me dit : « Tu as raison. » Et il me rend le billet, en me disant : « Je te fais 900 livres de rente : il me paraît que Bessières a gardé 400 livres pour lui. C’est bien mal de sa part ! » Le même jour il a fait venir le maréchal Bessières, l’a beaucoup grondé pour ça. Le maréchal a cru que j’avais parlé pour ça à l’Empereur. Je ne le craignais pas, parce que je n’étais pas fautif. Il me dit un jour, le maréchal : « Je viens de parler à l’Empereur, et tu parleras à présent, si tu veux. » Je lui dis : « Monseigneur, je n’ai jamais parlé à l’Empereur que pour le remercier de toutes les bontés qu’il a eues pour moi ; c’est lui-même qui m’a demandé mon billet. Je vous jure ma parole d’honneur, je n’ai pas ouvert la bouche contre vous. » Trois jours après, l’Empereur me fait donner, par son secrétaire[6], 400 livres de rente. Ça me fait donc les 900 livres de rente.

Avec tout ce bonheur-là, je n’avais jamais oublié ma pauvre mère et ma sœur. Je leur ai écrit quatorze lettres, par Constantinople et Saint-Pétersbourg, et je n’ai jamais reçu la réponse.

Nous étions, un jour, à la chasse ; l’Empereur me dit : « Roustam, as-tu ton portrait ? » Je lui dis ; « Oui, Sire, je l’ai fait faire par monsieur Isabey, en miniature[7]. » Et il me dit : « Le maréchal Brune va partir, aujourd’hui, pour ambassade, à Constantinople. Il faut envoyer ton portrait à ta mère. » Je n’étais pas content de ça, parce que l’Empereur m’avait promis, plusieurs fois, de faire venir ma mère.

Je dis à l’Empereur : « Sire, votre Majesté veut que j’envoie mon portrait à ma mère ; est-ce que votre Majesté la fera pas venir ? » Il me dit : « L’un n’empêche pas l’autre. Envoie toujours ton portrait et je la ferai venir après. »

Il y avait, à Paris, un marchand arménien qui voulait faire le voyage de Tartarie et de Crimée pour chercher ma mère et ma sœur que j’avais laissées dans ce pays-là, mais il me demandait un passeport signé par l’Empereur et trois mille francs et une voiture. Je me suis vu obligé de m’adresser à l’Empereur pour demander son consentement. Il me dit : « Cet Arménien demande tous ces objets-là pour vendre ses marchandises. Après ça, il viendra te dire qu’il n’a pas trouvé ta mère. Comme il connaît le pays, qu’il fasse le voyage, je ne lui donnerai rien d’avance. À son retour, il t’amènera ta mère. Si elle est morte, il t’apportera un certificat du gouverneur du pays. Après ça, je lui paierai tous les frais de son voyage et dix mille francs d’indemnité. »

Et je lui dis tout ça de la part de l’Empereur. Il n’a pas voulu entreprendre le voyage. Après ça, j’ai écrit encore plusieurs lettres, et je n’ai pu recevoir de leurs nouvelles.

J’ai fait toutes les campagnes avec l’Empereur : la première campagne d’Autriche, la campagne de Prusse et de Pologne, la seconde campagne d’Autriche, et celle d’Espagne, et la campagne de Moscou et de Dresde, et celle de l’intérieur de la France, et deux voyages d’Italie, et celle de Venise, et le voyage de la Hollande, où j’ai gagné la fièvre, et où l’Empereur m’a fait donner une voiture de la Maison pour retourner à Paris.

Sept ans après mon arrivée d’Égypte, je voulais définitivement me marier avec la fille de Douville, qui était fort jolie et appartient à honnête famille, et que je connaissais depuis fort longtemps. Elle avait seize ans, j’allais la voir tous les jours, mais je n’osais pas parler de mariage. Quelques jours avant le premier voyage d’Autriche, j’ai donné un déjeuner à Douville qui était premier valet de chambre de l’Impératrice Joséphine, et à monsieur Le Peltier, que je connaissais beaucoup par Douville, qui était son ami. J’avais donné le déjeuner à ces deux personnes pour demander à Douville sa fille en mariage. Après le déjeuner, j’ai dit à Douville : « Tu as une jolie fille et je suis garçon ; si j’étais assez heureux de réussir, je demanderais en mariage. » Enfin, moi et Peltier, nous lui avons beaucoup parlé pour qu’il me refuse pas. Il m’a répondu : « Je tiens entièrement à la réputation de ma fille. Je ne peux pas dire oui, sans que l’Empereur vous donne son consentement. »

Comme nous partions pour l’Autriche, je lui ai demandé la permission pour écrire à sa fille, pour demander de ses nouvelles, et, à mon retour, je la ferai demander à l’Empereur. Enfin, nous nous sommes embrassés l’un et l’autre. Le même soir, Douville était de service. Je lui dis : « L’Empereur est dans sa chambre. J’ai grande envie de lui demander son agrément, avant mon départ[8]. » Douville me dit : « Oui, je ne demande pas mieux, au moins nous serons tranquilles. » Et je me suis rendu chez l’Empereur.

Il me dit : « Eh bien, Roustam ? Qu’est-ce que tu veux ? Mes armes sont-elles en bon état ? » Je lui dis : « Oui, Sire, mais j’ai une grâce à demander à Votre Majesté. » Il me dit : « Dis-moi ce que c’est. — Votre Majesté connaît le nommé Douville qui est attaché au service de l’Impératrice. Il a une fille fort jolie et jeune. Elle est fille unique. Je demande la permission de me marier. » Il me dit : « A-t-elle beaucoup filone[9] (c’est-à-dire beaucoup d’argent) ? » Je lui dis : « Je ne crois pas, j’ai le bonheur d’appartenir à votre Majesté, il me manquera jamais rien ! » Et il me dit : « Mais nous allons partir dans quelques jours. Tu n’auras pas le temps. » Je lui dis : « Si votre Majesté me dit oui, eh bien, ça sera à notre retour ! » Et il me dit : « Oui, je t’accorde. À mon retour, je te marierai. » J’étais donc content comme un roi ; j’étais tout de suite voir Douville. Je lui ai annoncé l’heureuse nouvelle pour notre bonheur, et il était bien content. Il m’a embrassé bien sincèrement.

Le lendemain, j’ai été faire une visite à sa femme et à sa fille, qui était déjà prévenue. Ils m’ont reçu à merveille et, quelques jours après, je suis parti pour l’armée. Nous avons traversé le royaume de Wurtemberg et Bavière et arrivé à Vienne. Après ça, nous sommes partis pour Austerlitz. C’est là où on a donné la dernière bataille décisive. Trois jours après, l’Empereur Napoléon a eu une entrevue avec l’Empereur d’Autriche. Après, nous sommes partis pour Schœnbrunn, à une lieue de Vienne, un grand palais de l’Empereur d’Autriche.

Un jour, je suis allé à Vienne de bien bonne heure, avec plusieurs de mes amis, pour déjeuner ; j’ai resté dans la ville jusqu’à trois heures après midi ; j’ai rencontré une personne de la Maison qui passait à cheval ; je lui ai demandé s’il y avait quelque chose de nouveau. Il me dit : « Rien de nouveau depuis ce matin. » Je lui demande ce qu’il y a de nouveau : « Je vous prie de me le dire, car je ne sais rien, parce que je suis ici depuis ce matin. » Il me dit : « La paix est signée depuis ce matin ; il est parti déjà un service pour Munich et l’Empereur part demain au matin. » Enfin j’étais le plus heureux des hommes, pour la tranquillité de tout le monde et pour mon bonheur, car je désirais bien arriver à Paris pour mon mariage, comme l’Empereur m’avait promis.

Nous sommes arrivés à Munich, et l’Impératrice est arrivée quelques jours après, pour rejoindre l’Empereur qui attendait pour le mariage du Vice-Roi, avec la fille du Roi de Bavière. Nous avons eu, tous les jours, grand fête, et la ville illuminée tous les soirs. L’Empereur a fait plusieurs chasses à tir et à courre où j’ai chargé ses fusils. Quelques jours après, nous sommes arrivés à Wurtzbourg où on avait préparé une grande fête pour l’Empereur et l’Impératrice.

L’empereur a chassé aussi une fois, avec le roi de Wurtemberg. À la chasse, l’Empereur a fait présent d’une carabine de grand prix au roi. Comme j’étais porte-arquebuse, j’ai porté la carabine chez le roi.

Quelques jours après, nous sommes arrivés à Paris. L’Empereur m’a promis de me marier, mais le Grand Juge et l’Archevêque de Paris ne voulaient me donner la permission, en me disant que je suis pas catholique romain. Je leur disais : « Je suis géorgien ; les géorgiens sont tous chrétiens. » Il voulait pas entendre les raisons. Je suis obligé de m’adresser encore à l’Empereur, qui m’a donné une lettre pour le Grand Juge et une pour l’Archevêque de Paris.

Après ça, je suis marié un mois après mon retour de voyage. L’Empereur a eu la bonté de signer mon contrat de mariage et payer les frais de ma noce[10].

Dans le premier voyage d’Italie, pour le couronnement de l’Empereur, on voyageait si rapidement que tout le monde était tombé de fatigue et de sommeil.

L’Empereur restait quelques jours au palais de Stupinigi, à une lieue de Turin.

L’Empereur fait plusieurs chasses du cerf. C’est moi qui chargeais toujours sa carabine.

L’Impératrice disait à l’Empereur : « Il faut rester encore ici quelques jours, parce que tout le monde est bien fatigué. » Et l’Empereur disait : « Ça sont des mous : vois Roustam. Il voyage nuit et jour avec moi, il n’est pas fatigué, il a toujours bonne mine ! »

Le lendemain, nous sommes partis pour Alexandrie, et nous avons parcouru à cheval le terrain de Marengo, où on avait donné la grande bataille.

Un jour après, l’Empereur a couché, à Milan, dans son palais qui était préparé pour le recevoir, et nous avons resté à peu près un mois en faisant toujours quelque petit voyage dans le royaume.

Après ça, l’Empereur s’est fait couronner roi d’Italie, et l’Empereur partit pour Fontainebleau, en passant par le Mont-Cenis et Lyon.

Nous sommes arrivés tout seuls. Toutes les voitures et tous les hommes à cheval étaient restés en arrière, et sont arrivés un jour après nous.

Je compte toujours dans les compagnies des Mameloucks qui étaient attachées dans la Garde. Comme j’étais marié, je voulais avoir mon congé absolu, mais je retardais toujours pour toucher ma paye du régiment. Je ne l’avais pas reçue depuis trois années.

J’ai écrit plusieurs fois à monsieur Mérat[11], maréchal des logis des Mameloucks ; je n’ai jamais reçu la réponse. La quatrième que je lui écris, je lui ai marqué que, s’il ne veut pas me payer ce qu’il me devait, je me ferais payer par l’Empereur. Il me paraît qu’il a eu peur, car il a fait voir ma dernière à son colonel.

Il m’a écrit une très-honnête, mais, au bas de la lettre, le colonel avait écrit quelques lignes en me disant : « Un inférieur doit obéir à son supérieur. J’écrirai à l’Empereur. » Je lui ai fait la réponse : « Quand il voudra écrire à l’Empereur, qu’il m’envoie sa lettre ; je la remettrai à l’Empereur, comme je suis auprès de lui, la nuit et le jour. »

Je n’ai pas reçu la réponse.

Quelques jours après, monsieur Mérat, maréchal-des-logis, vient, à Saint-Cloud, chez moi, le matin à neuf heures, en bourgeois. Il était assis à côté de moi ; il commence la conversation en me disant : « J’ai reçu une lettre de vous. Il m’a paru bien dur de la manière qu’elle était écrite. » Je lui dis : « Très-possible ; je suis fâché de cela, vous savez bien que voilà la quatrième lettre que je vous ai écrite. Si vous aviez pris la peine de me faire la réponse à la troisième, vous n’auriez pas trouvé la quatrième aussi dure. J’ai reçu une lettre de vous, il y a quelques jours, où monsieur Delaître[12] me menaçait, en me disant : « Un inférieur doit obéissance à son supérieur ! » Vous croyez donc que je crains ses menaces ? Non ! non ! Il faut pas qu’il mette ça dans sa tête ; j’ai rien à faire avec lui. L’Empereur est mon chef, je n’en connais pas d’autre. Dorénavant, s’il m’écrit des lettres menaçantes, je dirai à l’Empereur ce que je pense de lui et vous, monsieur Mérat. Depuis trois années, je vous ai rien demandé : pourquoi me paieriez-vous pas ma solde de Mamelouck ? »

Il me dit : « Parce que j’ai été nommé officier et j’ai dépensé votre argent pour acheter des chevaux. » Je lui dis : « Ce n’est pas pour me payer, mais ce n’est pas honnête de votre part de n’avoir pas fait la réponse de plusieurs lettres que je vous ai écrites ! »

Ma femme, qui était à côté de moi, voulait changer la conversation, pour que nous ne parlions pas d’affaires aussi disputantes. Je lui dis avec regret qu’il faut pas qu’elle se mêle d’une affaire qu’elle ne connaissait pas, et elle entra dans sa chambre, et je dis à Mérat : « Par quel droit que vous gardez les soldes des Mameloucks depuis si longtemps ? Vous êtes chez moi, à présent, vous ne sortirez de la maison sans me payer ce que vous me devez, sans cela je vous ferai arrêter par la Garde et je parlerai au maréchal Bessières (qui servait auprès de l’Empereur). » Il me dit : « Hé bien, j’ai trois cents francs. Ça vous paye aujourd’hui ; le reste, je vous le payerai quand j’aurai de l’argent. » Je lui dis : « Je ne veux pas ça. Je prendrai les trois cents francs en compte, et vous allez me faire, sur le compte, un billet de votre main, sur le quartier-maître des Chasseurs de la Garde, payable cent francs par mois, à Monsieur ou à Madame Roustam, jusqu’à ce que les payements soient finis. »

Et j’ai reçu le tout, et j’ai demandé au maréchal Bessières mon congé absolu, qu’il m’a donné, et j’ai fait signer par les maréchaux et les généraux de la Garde et les colonels. Ma femme était enchantée que j’aie demandé mon congé, parce que je n’avais plus rien à faire avec le corps des Mameloucks.

La même année, le dey d’Alger envoya plusieurs chevaux à l’Empereur, avec une paire de pistolets et une canardière toute enrichie de corail taillé, qui était dans la chambre de l’Empereur. Je voulais la remettre avec les autres dans son cabinet, mais monsieur Hébert, son premier valet de chambre, me dit : « Il faut pas entrer dans sa chambre sans prévenir l’Empereur ! »

Le même jour, en conduisant l’Empereur dans son cabinet, il passe dans sa chambre ; je lui dis :

« Sire, si votre Majesté veut, je remettrai les armes qui sont ici dans le cabinet de votre Majesté, avec les autres. » Il me dit : « Voyons, montre-les moi. » Il examine bien le fusil, et il me dit : « Tiens, je te le donne, et les pistolets aussi, car ils sont pareils. Porte ça dans ta chambre. »

Ma femme était grosse de sept mois quand je suis parti pour la campagne de Prusse et de Pologne, qui a duré onze mois.

La première grande bataille a été donnée à Iéna, et toute l’armée prussienne, en quelques jours de temps, était détruite, mais avant la bataille, dans la nuit, l’Empereur voulait lui-même visiter les avant-postes, accompagné de deux maréchaux, le prince Borghèse, le maréchal Duroc, et moi qui le quittais jamais.

L’Empereur a visité l’aile gauche de l’armée, et il voulait passer par le devant des factionnaires pour aller visiter la droite. Un moment, nous étions arrivés tout-à-fait au bout, voilà que l’on fait un feu de file sur l’Empereur. On croyait que nous étions les ennemis. Nous avons tous cerné l’Empereur de tous les côtés, pour que les balles touchent pas à l’Empereur, et nous avons crié : « Cessez le feu, nous sommes Français ! » Enfin, on fait cesser le feu, et nous sommes rentrés dans les rangs, sans avoir aucun danger.

L’Empereur a couché, dans la nuit, sur un plateau. Je lui ai donné un mouchoir pour mettre sur sa tête, et son manteau que j’avais toujours avec moi. J’ai arrangé un lit de paille dans sa baraque, et je l’ai couvert avec son manteau.

Et la bataille était commencée à sept heures du matin. Il faisait un brouillard très épais. On voyait pas clair, mais, vers les dix heures, nous avons eu un temps charmant.

Le jour de la bataille, l’Empereur a couché à Iéna même. Le lendemain, il a fait renvoyer tous les prisonniers chez eux, en leur disant : « Je ne fais pas la guerre contre les Saxons ! » Et les Prussiens renvoyés dans l’intérieur de la France.

Quelques jours après, l’Empereur fait son entrée à Berlin, à la tête de toute sa Garde, et descendu au palais du Roi.

Après, nous sommes partis pour Varsovie, en passant par Posen.

Après avoir resté quelque temps à Varsovie, nous sommes partis pour Pultusk, où on a encore donné une bataille contre les Russes, que nous avons gagnée, et beaucoup de prisonniers et du canon.

Il faisait un temps affreux ; tous les soldats se plaignaient du froid, mais pas autant qu’en Russie. C’est là que j’ai reçu une lettre de ma belle-mère. Elle m’annonçait l’accouchement de ma femme d’un garçon. Je pleurais de joie, j’étais content comme un roi d’avoir un garçon.

Le même jour, j’ai prévenu l’Empereur que ma femme était accouchée d’un garçon. Il me dit : « C’est bien, j’ai un Mamelouck de plus : il te remplacera, je l’espère ! »

Et nous sommes partis pour Eylau, en Prusse, que nous avons eu encore une bataille, et nous avons gagné. Et nous avons pris vingt-cinq pièces de canon, pas beaucoup de prisonniers, mais beaucoup de morts. Les blessés qui se trouvaient sur le champ de bataille étaient cachés par la quantité de neige. On leur voyait que leurs têtes.

J’avais toujours des provisions, les jours de bataille. J’avais avec moi une bouteille d’eau-de-vie : j’ai distribué moi-même aux blessés, pour donner un peu de force dans la neige.

Moi-même, le jour de la bataille d’Eylau, je manquai d’être gelé ; je ne le fus pas, grâce à M. Bongars[13], aide de camp du prince de Neuchâtel. Il y avait plusieurs jours que j’avais dormi. Je tenais mon cheval par la bride, et j’étais caché, la moitié de mon corps dans la neige, et je me suis endormi par le bruit des canons tirés aussi souvent. M. Bongars m’a aperçu. Il vient à moi en me disant : « Malheureux, qu’est-ce que vous faites là ? Vous allez être gelé. Il faut pas dormir ! » Le même instant, l’Empereur monte à cheval. Je me suis trouvé tout-à-fait derrière l’Empereur, et M. Tourneur[14], qui était chambellan de l’Empereur, était à cheval derrière moi. Il n’osait pas trop avancer, parce que les boulets de canon tombaient, à côté de nous, comme de la grêle ; il tourmente exprès son cheval, et il tombe sur la neige, comme s’il était sur un matelas, et il me dit : « Je vous en prie, M. Roustam, je ne peux pas monter à cheval. Je vas retourner au quartier général. Je vous prie de dire à l’Empereur que j’ai reçu une chute de cheval, et je ne peux suivre. »

Tout le monde qui était là riait de bon cœur. L’Empereur ne m’en a pas parlé, je n’ai rien dit non plus.

Et nous sommes partis, quelques jours après la bataille, pour Osterode, pour faire prendre des cantonnements à l’armée.

Nous avons resté à Osterode quelques jours.

L’Empereur, un soir, a joué aux cartes avec le prince de Neuchâtel, maréchal Duroc et plusieurs autres personnes. Il a gagné un peu d’argent ; il a eu la bonté de me faire demander et m’a remis 500 francs de son gain en me disant : « Tiens, voilà pour toi ! »

Après ça, l’Empereur a pris son quartier général à Finkenstein, que nous avons resté jusqu’au printemps. Dans cet intervalle, j’ai fait plusieurs voyages avec l’Empereur, de Dantzig, Marienverder, Marienbourg.

On parlait beaucoup de la paix. J’étais bien content de cela, pour avoir le bonheur de voir ma femme et mon fils. Près de dix mois que je l’avais vue, mais je recevais leurs nouvelles, presque tous les jours, par les estafettes de l’Empereur, bien exactement ; ça me consolait un peu, car c’était trop de d’être privé ma famille depuis dix mois.

Un jour, vient arriver un aide de camp de maréchal Ney, prévenir l’Empereur que les Russes ont attaqué le corps de maréchal Ney avec quarante mille hommes, et le maréchal a battu en retraite pendant quinze lieues, sans perdre une pièce de canon, ni aucun soldat.

En deux jours de temps, l’Empereur fait réunir son armée et partit lui-même pour commander en chef, comme tous les jours.

L’Empereur part pour le quartier général de maréchal Ney, il était arrivé à onze heures du soir. Il a reçu le maréchal, il lui a dit, en riant : « Comment, monsieur le maréchal Ney, vous avez laissé vous battre par les Russes ? » Le maréchal lui dit : « Sire, je vous jure sur ma parole d’honneur, ce n’est pas ma faute. Ils m’ont attaqué, que je ne m’y attendais pas, même avec grande force, et moi, j’avais, dans ce moment-là, bien peu de monde ! »

Je voyais que les larmes roulaient dans les yeux de maréchal. Il n’était pas trop content d’avoir battu en retraite.

L’Empereur disait au maréchal Ney, en soupant avec : « C’est rien, ça ; nous réparerons cette faute-là ! »

Le lendemain, nous avons commencé, dans tous les points, d’attaquer l’ennemi et poursuivre jusqu’à Friedland, en passant par Eylau, que nous avions donné une grande bataille dans l’hiver.

C’est le prince Murat qui commande toute la cavalerie de l’armée, même il avait le titre de lieutenant de l’Empereur.

En arrivant à Friedland, nous avons trouvé toute l’armée russe en bataille, devant une rivière assez forte.

Le lendemain, l’Empereur fait attaquer par les tirailleurs, et la force de l’armée était cachée dans les bois.

En attendant, pour faire connaître les forces de l’ennemi, et après avoir fait bien engager dans tous les points, on a tiraillé, depuis sept heures du matin, jusqu’à trois heures après midi.

Après que l’Empereur a vu que l’ennemi tenait ferme, il fait engager dans tous les points, comme il désirait. Il fait venir, au même moment, le maréchal Ney, il lui ordonne qu’il prenne cette division et qu’il marche, au pas de charge, sur le pont qui se trouvait derrière la ville, et les deux autres divisions soutiendront par la droite.

Le maréchal dit à l’Empereur : « Oui. Sire, je vais exécuter les ordres de Votre Majesté, et Elle sera satisfaite, je l’espère. »

Il prend sa division et marcha directement sur le pont, en traversant dans la ville. Il a arrivé à son but et fait mettre le feu au pont.

Voilà donc l’armée de l’ennemi coupée en deux. Celle de la droite était presque détruite par le maréchal Ney.

Quand lui était avec une division sur le pont, les deux autres divisions étaient sur la droite. Il fait marcher au pas de charge, en face de la rivière. L’ennemi voulait passer le pont, mais il était déjà coupé. Il voulait, après, passer à la nage. Plus des trois quarts étaient noyés, en laissant, en grande partie, leurs canons et les bagages.

La victoire était tout-à-fait en notre pouvoir. Au même instant, l’Empereur fait venir encore le maréchal Ney, l’embrasse au bras le corps, en lui disant : « C’est bien, monsieur le maréchal ; je suis fort content ; vous nous avez gagné la bataille ! » Le maréchal dit : « Sire, nous sommes Français, nous gagnerons toujours ![15] »

Le soir, l’Empereur a fait établir son quartier général dans la ville de Friedland ; le lendemain, l’Empereur a visité le champ de bataille et partit, le même jour, pour rejoindre le prince Murat, qui était aux avant-postes, à deux lieues de Tilsitt.

L’Empereur a couché aux avant-postes, dans une ferme.

Le lendemain, le prince Murat fait dire à l’Empereur que les ennemis étaient en bataille, au-devant de nous, avec cinq et six mille Kalmoucks et Baskirs, avec leurs flèches. L’Empereur dit : « Ce n’est rien. » Il fait donner ses ordres à une division de cuirassiers qu’il fait mettre leurs manteaux pour cacher leurs cuirasses. Les flèches mordront pas sur la cuirasse. Et il les fait marcher, sur-le-champ, à l’ennemi, commandés par le prince Murat. Il fait charger et fait disperser de tous les côtés, et poursuivre jusqu’à Tilsitt, où nous avons trouvé le pont brûlé par l’ennemi. On chercha à rétablir le pont.

Il vient d’arriver un prince russe auprès de l’Empereur Napoléon pour demander la paix. L’Empereur l’a bien reçu, mais il n’a pas voulu faire les arrangements avec lui, en lui disant : « Je veux faire mes arrangements avec l’empereur de Russie, et non pas avec d’autres. »

Ce prince est parti, le même jour, pour auprès de l’empereur de la Russie, et nous sommes couchés dans le faubourg de Tilsitt.

Le lendemain, on a fait préparer une maison dans la ville, pour l’Empereur.

Les deux armées française et russe étaient séparées par le Niémen. Tout était fort tranquille. L’Empereur fait faire un grand radeau sur le Niémen, embelli par des guirlandes de fleurs, pour recevoir l’Empereur de Russie. Ils se sont rendus, chacun de leur côté, dans le radeau.

Au moment que les Empereurs sont embarqués sur les petits bateaux, pour aller rejoindre l’un l’autre, on a tiré beaucoup de canons en criant, répété plusieurs fois : « Vive l’Empereur Napoléon ! »

Le lendemain, à midi, l’empereur de Russie était arrivé dans la ville. On avait préparé une maison pour lui. L’empereur Napoléon avait envoyé un bon cheval arabe au bord du Niémen, pour que l’empereur de Russie monte, et nous avons tous monté à cheval pour aller au-devant de lui.

Toute la Garde à cheval et à pied était sur les armes, dans une grande rue où étaient logés les deux Empereurs.

L’Empereur de Russie monte à cheval, au bord du Niémen, avec l’Empereur des Français, et l’Empereur de Russie trouva toute la Garde magnifique.

L’Empereur des Français montrait à l’Empereur de Russie : « Voilà mes grenadiers à cheval. Voilà mes chasseurs. Voilà mes dragons », enfin tout.

Quand nous sommes arrivés en face de la maison qui était destinée pour l’Empereur de Russie, l’Empereur des Français lui dit : « Voilà la maison de Votre Majesté. « Mais l’Empereur de Russie lui dit : « Sire, permettez-moi que je parcoure jusqu’au bout de la rue, pour voir toute la Garde, que je trouve superbe ! » Et ils ont été jusqu’au bout de la grand’rue, et sont retournés à la maison qui était préparée pour l’Empereur des Français, et ont dîné ensemble.

Deux jours après, le Roi et la Reine de Prusse sont venus aussi à Tilsitt ; ils étaient logés dans la maison d’un meunier, et venaient tous deux, tous les jours, chez l’Empereur des Français et l’empereur de Russie, pour dîner avec l’empereur Napoléon.

Un jour, à dîner, l’empereur Napoléon disait au roi de Prusse : « N’est-ce pas, monsieur le Roi de Prusse, Votre Majesté n’aime pas la guerre, car Votre Majesté n’est pas heureuse dans la campagne qu’elle vient de faire ? » Le roi de Prusse lui répond : « Oui, Sire, Votre Majesté le sait mieux que moi ! » sa tête toujours baissée.

La reine de Prusse venait, très-souvent, faire des visites à l’empereur Napoléon.

Un jour elle était coiffée à la grecque, l’Empereur lui dit : « Votre Majesté est coiffée à la Turque. ». Elle dit : « Je vous demande pardon, Sire, je suis coiffée à la Roustam ! » En me regardant, moi étant auprès de l’Empereur.

Quand l’Empereur était à Tilsitt, on a présenté la reine de Prusse à l’Empereur, qui l’a reçue dans un petit salon. Sa visite resta une heure. En sortant de chez l’Empereur, elle avait beaucoup pleuré, car son visage était tout mouillé et ses yeux gros. Tout de suite après, on annonce à l’Empereur que le dîner était servi. Alors l’Empereur sortit de son cabinet, il trouve le prince de Neuchâtel dans la salle à manger. Il dit : « Eh bien, Berthier, la belle reine de Prusse pleure joliment ; elle croit que je suis venu jusqu’ici pour ses beaux yeux ! »

Le lendemain, l’Empereur Alexandre, le roi et la reine de Prusse, le grand-duc Constantin sont venus dîner avec l’empereur Napoléon, et moi j’étais à côté de l’Empereur pour le servir. La reine de Prusse et l’empereur Alexandre me regardaient beaucoup. Napoléon dit à Alexandre : « Sire, Roustam était un de vos sujets ! » Il lui répond : « Comment, Sire ? — Oui, parce qu’il est de la Géorgie : comme la Géorgie appartient à Votre Majesté, alors c’est un de vos sujets. » Après ça, Alexandre me regardait en souriant.

Tout le temps que nous sommes restés à Tilsitt, nous étions toujours en fête. L’empereur Napoléon et de Russie ont passé, tous les jours, les corps d’armée français en revue, et toute la Garde, qui était bien nombreuse. Ça montait à peu près à cent quarante mille hommes, tous vieux soldats.

Les deux Empereurs ont donné le bras l’un à l’autre et se sont promenés, tous les soirs, dans les rues, tout seuls.

Quelques jours après, la Garde de l’Empereur a donné un grand dîner champêtre à la Garde de l’Empereur de Russie. On a fait venir, de Varsovie, de Dantzig et Elbing, toutes les provisions nécessaires, surtout beaucoup de vin. Les tables étaient dressées dans toutes les promenades de la ville.

Au moment de dîner, le premier toast a été porté à la santé de l’Empereur de Russie. Au moment du repas, on a tiré au moins six cents coups de canon. Après dîner, toutes les troupes françaises et russes étaient bien en train, les trois quarts ont été saouls, les Français avec un habit russe, les Russes avec un habit ou un bonnet français. Tout le temps après le repas, ils ont dansé alentour de la ville, et sont venus tous, pêle-mêle, passer en face de la fenêtre de l’Empereur des Français. On criait : « Vivent les Empereurs ! »

Un grenadier russe avait un peu trop bu ; il pouvait pas marcher droit ; il tombait en marchant. Un grenadier français le ramassa par le bras, en lui disant : « B…, c…, veux-tu marcher comme nous ! » en lui donnant un coup de pied au derrière. Tout le monde riait comme des bienheureux à entendre la conversation de ces deux grenadiers.

Quelques jours après, l’Empereur s’habillait, le matin. La croix de la Légion n’était pas bien attachée après son habit ; je voulais l’attacher. Il me dit : « Laissez, je fais exprès. »

Après ça, nous montons à cheval pour aller faire une visite à l’Empereur de Russie. En sortant de chez l’Empereur de Russie, il a vu, à la porte, une compagnie de grenadiers en bataille. L’Empereur des Français dit à l’Empereur de Russie : « Sire, je demande l’agrément de Votre Majesté, de présenter ma croix à un de vos premiers grenadiers. » Il lui dit : « Oui Sire, il sera trop heureux. »

On fait avancer le plus vieux. L’Empereur ôte sa croix, qui n’était pas bien attachée, et la donna au grenadier, qui était bien content. Il a baisé la main de l’Empereur et au coin de son habit, et tout le monde répétait : « Vive le grand Napoléon ! » et nous sommes retournés à la maison.

Le lendemain, nous sommes partis pour Dresde, en passant par Posen et Glogau, et nous sommes arrivés à Dresde.

Le roi de Saxe est venu au-devant de l’Empereur pour le recevoir. L’Empereur a resté à Dresde, pendant cinq jours, toujours au milieu des fêtes.

Dans cet intervalle, on avait préparé le service de la Maison pour le départ de l’Empereur pour Paris. Chaque personne avait sa place désignée pour le départ. Pour moi, je voyais aucune place, car j’avais fait toutes les campagnes à cheval auprès de l’Empereur. Je demande, au Grand Écuyer[16] avec quelles personnes je voyage. Il me dit : « L’Empereur veut que tu sois avec lui, et j’irai au-devant de sa voiture. (On avait fait un petit cabriolet exprès pour moi.) Si l’Empereur te donne la permission, j’ai une place pour toi dans une berline. »

Le même jour, je me suis adressé à l’Empereur, en lui demandant comment je voyagerais. Il me dit : « Avec moi, dans le cabriolet de ma voiture. » Je lui dis : « Sire, je suis trop fatigué, j’ai fait toutes les campagnes à cheval ; d’ici à Paris c’est trop loin. Je pourrais jamais résister à la fatigue ! » Il me dit : « Comment veux-tu aller ? Ta place est à côté de moi et me jamais quitter. Eh bien ! quand tu seras bien fatigué, tu prendras une voiture de poste que l’on trouve dans chaque relais. »

Nous sommes partis, sur le lendemain, pour Paris. Je désirais bien arriver pour voir ma femme que j’étais privé de voir depuis onze mois, et mon fils de sept mois.

Nous avons mis cinq jours pour venir de Dresde à Saint-Cloud, la nuit et le jour.

Le cinquième jour, à sept heures du matin, nous traversions dans le bois de Boulogne, l’Empereur me dit : « Regarde donc, Roustam, voilà ta femme ! Comment ! Tu ne vois pas ? » Je voyais bien que l’Empereur me disait ça pour plaisanter. Je regardais de tous les côtés, je ne voyais personne. Je lui dis : « Je vous demande pardon, Sire, ma femme est encore dans son lit, avec son gros fils ! »

On avait fait, à la tête du pont de Saint-Cloud, un arc de triomphe, pour l’arrivée de l’Empereur. Mais, arrivé tout seul, il allait si vite qu’on n’a pas eu le temps d’ôter la barrière. L’Empereur a passé à côté. Enfin, nous sommes arrivés au palais de Saint-Cloud.

Tout le monde dormait encore ; l’Empereur se précipita de sa voiture, et monta les escaliers quatre à quatre, et entra chez l’Impératrice. Et moi, je n’ai pas eu d’autre bonheur que de monter, sur le-champ, chez moi, où j’ai trouvé ma femme dont j’ai reçu les caresses et la tendresse la plus sincère, et dont j’étais privé depuis onze mois.

Le lendemain, je voulais aller voir mon fils, en nourrice au Mesnil, près de Saint-Germain-en-Laye. Ma femme me dit : « Non, mon ami, tu es trop fatigué de ton voyage. Tu iras le voir demain », parce qu’elle voulait me faire une surprise.

Deux jours avant mon arrivée, ma femme a fait venir mon fils, avec sa nourrice, chez un de mes amis, nommé Le Peltier, qui demeurait à la Porte Jaune, près Saint-Cloud.

Le lendemain de mon arrivée, ma femme me dit : « Madame Peltier est malade, nous allons lui faire une visite. » Quand nous sommes arrivés chez elle, elle était bien portante comme nous, et nous avons été nous asseoir à l’ombre des marronniers, et on a fait passer la nourrice et mon fils à côté de moi.

Je regarde ce petit si gentil. Je dis à ma femme : « Ah mon Dieu ! Voilà un bel enfant ! Comme il est joli ! » Je regarde bien sur sa figure, je dis à ma femme : « Je parie que c’est mon fils ! Il a tout à fait ma figure et mes yeux. »

Voilà donc que tout le monde commence à rire, et je prends l’enfant, je le serre contre mon cœur. C’est dans ce moment-là que j’ai vu que ma femme avait préparé une surprise agréable.



  1. Un des chefs de cuisine de l’Empereur.
  2. Ancien grec. (Note du ms.).
  3. Il venait de Saint-Cloud. (Note du ms.).
  4. À minuit. Il logeait au château. (Note du ms.).
  5. J’étais chargé de ses armes de guerre (Note du ms.).
  6. M. Méneval (Note du ms.).
  7. On a dit à tort que le portrait de Roustam se trouvait sur l’aquarelle d’Isabey représentant l’Escalier du Louvre. Le Mamelouk peint n’est pas Roustam.
  8. Saint-Cloud (Note du ms.).
  9. Mot italien signifiant filon, mine, argent.
  10. M. Frédéric Masson nous a communiqué, d’après le manuscrit des comptes de la Petite Cassette, la note de ce que l’Empereur a donné à Roustam, de nivôse an XIII à janvier 1814 :

    An XIII. 1er nivôse. — Acheté pour Roustan 500 francs de rente sur le Grand-Livre : 5,804 francs.

    1806. — 12 février. — Pour le dîner de noces de Roustan : 1,341 francs.

    1810. — 1er février. — Gratification de cent louis (une année de gages) : 2,000 francs.

    — 31 décembre. — À Roustan : 3,000 francs.

    1811. — 25 novembre. — À Roustan, gratification : 4,000 francs.

    1813. — 7 janvier. — À Roustan, mameluck, gratification : 6,000 francs.

    1814. — 2 janvier. — Gratification à Roustan : 6.000 francs.

  11. Pierre Mérat, né à Versailles le 29 juillet 1776, entré au service en 1793. Maréchal des logis chef, puis lieutenant en second, porte-étendard de la compagnie des Mameloucks. Légionnaire.
  12. Le baron Delaître, chef d’escadrons, commandant la compagnie de Mameloucks en 1807.
  13. Joseph-Barthélemy Clair, baron de Bongars (1762-1833), colonel en 1812, était lieutenant de la vénerie en 1805, sous les ordres de Murat, Grand Veneur.
  14. Sans doute possible, il s’agit de M. de Tournon, chambellan et officier d’ordonnance de l’Empereur, membre de la Légion d’honneur le 14 février 1807.
  15. Ce jour, pendant que l’Empereur consultait sa carte avec Mirza, mamelouck de Bessières, je m’éloigne pour manger de l’oseille sauvage, un boulet ricoche et manque me tuer. (Note du ms.).

    On trouvera deux Mirza, dans la liste générale des Mameloucks, publiée dans nos Appendices : l’un, Mirza, dit le grand, était mort depuis 1805, et l’autre, Daniel Mirza, dit le petit, ancien Janissaire, brigadier en 1805, décoré en 1806, maréchal des logis en 1807, était lieutenant depuis 1811. Mais peut-être fût-il officier d’ordonnance de Bessières.

  16. Armand-Augustin-Louis, marquis de Caulaincourt, duc de Vicence (1772-1827), général de division depuis 1805, Grand Écuyer de l’Empereur.